« L’agression contre les profs est la pire depuis la guerre »

N°30 / Printemps 2025

Retour aux années 1990 ? Comme il y a trente ans, l’enseignement francophone traverse des turbulences. La contestation grandit. Régis Dohogne fut un acteur majeur des grandes grèves d’alors. Il prédit les pires misères au gouvernement MR-Engagés s’il reste sourd à la colère qui monte. « Ceux qui croient pouvoir gouverner contre les profs se trompent », avertit-il. L’ex-secrétaire général de la CSC-Enseignement se désole d’une société devenue égoïste. Mais la résignation n’est pas son style. L’ancien instituteur d’une cité ouvrière de Flémalle rêve d’enseignants « porteurs de valeurs » et « faiseurs d’opinion ». Pas de doute : à ses yeux, c’est toujours le plus beau métier du monde.

Les terres grasses de la campagne hesbignonne. Village de Branchon, commune d’Éghezée. Une maison un peu à l’écart de la Chaussée romaine. Sur la façade, une plaque couleur cuivre, façon notaire, médecin ou avocat. Gare à l’illusion d’optique. Ici ne vit pas un notable. Plutôt un activiste inlassable, un militant quotidien de l’altruisme. « Écrivain public », annonce la plaque. Le syndicaliste d’hier, l’instituteur d’avant-hier poursuit en bénévole sa mission de toujours : aider ses contemporains à lire, à écrire, à prendre la parole, à formuler leurs aspirations, à maîtriser leur destinée. Chaque jour ou presque, Régis Dohogne file un coup de main à des personnes aux profils variés, voisins étrangers, démunis ou simplement peu à l’aise avec les démarches administratives. Il réserve un billet d’avion pour l’Italie, remplit une fiche pour le contrôle technique, prend un rendez-vous à la banque…

L’ancien leader syndical va sur ses 80 ans. Il ne les fait pas. « Mais il y a plein d’endroits où je le sens », signale-t-il, sans que l’énoncé porte la moindre trace d’autoapitoiement. Il garde la flamme. Scrute les convulsions de l’actualité. Conseille ses successeurs, s’ils sollicitent son expertise. Lit beaucoup, écrit toujours. Depuis son salon, il observe à distance les mouvements du monde. Il s’octroie de brefs moments de pause en guettant les rouges-gorges, les mésanges, les hirondelles, qui selon les saisons se posent au fond du jardin. Une paire de jumelles est toujours posée sur le rebord de la fenêtre.

Le combat social est sa ligne de vie. L’instituteur originaire de la province de Liège est devenu un personnage public en 1986, quand il accède à la fonction de secrétaire général de la CSC-Enseignement. Dans la fonction, il se révèle de ce bois qui fait les grands dirigeants. Pointu sur la technique, habile en négociation, diplomate par intervalles, rugueux le cas échéant. Du sang-froid. Des convictions. De l’empathie. La science du rapport de force. La boussole idéologique solidement réglée. Et la bonne dose d’intuition pour s’adapter aux circonstances. L’époque est celle d’un basculement massif : en 1988, l’État belge transfère aux Communautés la compétence de l’Enseignement, jusque-là géré au niveau national. Les nouvelles règles de financement s’avèrent calamiteuses pour l’enseignement francophone. C’est dans ce contexte que plusieurs mouvements de grève embrasent l’école. Les tensions s’étendront pratiquement sur une décennie, avec deux pics, l’un en 1990, l’autre en 1996.

Fin 1995, sommée d’assainir les finances d’une Communauté française exsangue, Laurette Onkelinx, ministre de l’Enseignement, annonce la suppression de 2800 emplois. Les enseignants devront donner cours devant des classes plus nombreuses. Les écoles de moins de 400 élèves n’ont d’autre choix que fusionner ou disparaître. La réaction des profs est radicale. À partir du mois de février 1996, plusieurs écoles sont à l’arrêt. Le mouvement s’amplifie. Les manifestations se succèdent — certaines mobilisent jusqu’à 40 000 profs. Laurette Onkelinx reste inflexible. « On prend les enfants comme otages », dénonce la socialiste liégeoise. La situation ne se normalise qu’à l’approche des examens. Au final, une mobilisation historique, inédite : de février à mai 1996, la plupart des élèves francophones du secondaire n’ont pas eu cours.

Les grèves de 1996 auront des conséquences en chaîne, dont le panorama politique belge porte toujours la marque. La pression pour refinancer la Communauté française aboutira à la réforme de l’État de 2001, elle-même à l’origine de l’éclatement de la Volksunie, ce qui provoquera par ricochet la création de la N-VA et l’ascension de Bart De Wever. Autre effet d’ampleur : les grèves précipitent le déclin du Parti social-chrétien (PSC), victime d’une défaite cuisante en 1999 et forcé ensuite de muer en CDH, puis en Engagés. Pendant deux décennies, Ecolo deviendra le parti relais « naturel » du monde enseignant, avec de gros transferts de voix à la clé.

Régis Dohogne a été l’acteur d’une bonne partie de cette histoire-là. Il en reste à présent un observateur aiguisé. « Je n’aurais jamais cru que le MR et les Engagés oseraient remettre en cause le statut des enseignants », avoue-t-il. Au printemps dernier, un responsable actuel de la CSC-Enseignement lui avait raconté son entrevue avec des représentants des Engagés. La discussion avait viré à l’aigre. Les centristes ne cachaient pas leur volonté de détricoter le statut des enseignants, acquis de haute lutte à la suite des grèves de 1990. Régis Dohogne, avec le calme de l’expérience, avait rassuré son successeur : « T’inquiète, ils n’oseront pas. » Mais les négociateurs de la nouvelle majorité en Fédération Wallonie-Bruxelles (comme on appelle désormais la Communauté française) ont osé. Cette réforme-là, et d’autres. « Ils osent tout. »

Il en faudrait plus pour abattre Régis Dohogne. Il a retenu de sa carrière que l’histoire sociale est cyclique, et que les défaites d’hier amorcent, parfois, les victoires de demain. On lui signale, au bout d’une demi-heure d’arguments enfilés sans pause, que son café est devenu froid. « Ce n’est pas grave, j’aime bien le café froid aussi. »

À l’origine, pourquoi avez-vous choisi le métier d’instituteur ?

Ce n’était pas du tout une vocation. Je vivais seul avec ma maman, au village de Juslenville, près de Theux. Elle n’avait pas beaucoup de moyens. Mon rêve était de devenir journaliste ou avocat. Mais si je voulais aller à l’unif, maman allait devoir me payer un kot. Ce n’était pas possible. Il y avait une école normale à six kilomètres de chez moi, je pouvais y aller à vélo. J’ai donc choisi ce métier d’instituteur au départ pour des motifs économiques. Je ne l’ai jamais regretté, j’ai trouvé ce métier merveilleux. En fin de compte, j’ai fait tout ce que je voulais dans ma vie. J’ai été instituteur dans ma classe à Flémalle pendant vingt ans. Puis je me suis occupé d’un journal hebdomadaire, L’Éducateur. On tirait quand même à 18 000 exemplaires. J’ai donc fait un peu de journalisme. Et puis j’ai fait beaucoup de droit. Aujourd’hui encore, je fais tout le temps des recherches dans la jurisprudence pour voir ce qui peut aider les collègues, notamment sur les questions relatives au droit de grève, à la législation sur le travail. Une des premières choses que je fais le matin, c’est aller voir sur Internet s’il n’y a rien de nouveau à la Cour européenne de justice, à la Cour de cassation, au Conseil d’État.

Quand vous étiez instituteur à Flémalle, c’était encore la banlieue rouge de Liège. La culture ouvrière était omniprésente. Comment cela se traduisait-il dans votre quotidien ?

Je m’entendais très bien avec le bourgmestre André Cools, qui était aussi le président du Parti socialiste. Et puis il a voulu imposer à ses enseignants communaux de Flémalle la clause de résidence. Tout en étant instituteur, j’étais délégué provincial pour la CSC. Un jour, un instituteur de Flémalle vient me trouver et il me dit : on ne veut pas me nommer parce que je n’habite pas la commune. Je suis allé au Conseil d’État contre la commune de Flémalle, et on a gagné. À l’époque, La Libre Belgique a titré : « Dohogne 1 – Cools 0 ». Cools est entré dans une rage folle. Il m’en a voulu à mort.

La fibre syndicale, elle vous avait été transmise par votre famille ?

Non. Je dirais même que c’est le contraire. Ma famille était catholique, très conservatrice. C’est en opposition à ces valeurs-là que je me suis engagé dans le combat social.

Que faisait votre mère ?

Elle travaillait comme employée dans une petite société, le Foyer chrétien, qui était un genre d’agence matrimoniale. Elle était vraiment très mal payée. Je m’en suis rendu compte quand je suis devenu instituteur en 1965. Mon premier salaire était de 7 200 francs. C’est exactement ce que gagnait ma mère, qui avait plus de 50 ans. Un autre élément a été déterminant dans mon parcours personnel. Soucieuse que je réussisse, ma mère m’a mis à l’école chez les jésuites à Verviers. C’était l’époque du Pacte scolaire. Un matin, le recteur du collège est venu dans notre classe. Il nous a expliqué que dorénavant, les pouvoirs organisateurs de l’enseignement catholique allaient être subventionnés. « Mais ça ne veut pas dire que vos parents ne doivent pas continuer à aider l’école », a-t-il précisé. J’étais en classe avec les enfants de bonne famille, les de Biollay, les Simonis… tous les grands lainiers de Verviers. Puis le recteur a ajouté : « Enfin, ça ne vaut pas pour Régis Dohogne. Comme il a eu une bourse du Fonds des mieux doués, c’est que ses parents n’ont pas les moyens. » Cette remarque a été l’humiliation de ma vie. Et je pense qu’une partie de mon engagement syndical tient à ce moment-là.

En quoi consistait la bourse que vous aviez reçue ?

À la fin de la 6e primaire, on devait passer un examen. Parmi les élèves les mieux classés, un certain quota recevait une bourse de l’État belge, afin de pouvoir continuer les études secondaires. Le montant était important. La première bourse que j’ai reçue correspondait à la moitié du salaire mensuel de ma mère.

Les grèves de 1990 et de 1996 feront de vous un personnage public. Les profs se soulèvent en masse, et l’on découvre qu’au-delà des mesures gouvernementales contestées, le malaise du monde de l’école est immense, profond. Avez-vous l’impression aujourd’hui que l’histoire se répète ?

Elle se répète en étant sensiblement différente. En fait, elle s’aggrave. Je pense que l’agression dont les profs sont victimes aujourd’hui est la pire depuis la guerre, parce qu’ils sont attaqués absolument sur tous les fronts. Ils sont attaqués sur leur rémunération. Ils sont attaqués très lourdement sur leur retraite. J’ai calculé qu’un jeune enseignant qui débute aujourd’hui, en devant travailler jusqu’à 67 ans, aurait une pension nette inférieure de 500 euros à ce qu’il recevrait maintenant. À cela, s’ajoute l’agression sur les statuts. Et là, ça me fait frissonner. Parce que j’ai connu ce qui se passait dans les écoles avant les statuts. Le règne de l’arbitraire, du népotisme, du clientélisme… Aussi bien dans le libre que dans le communal.

On pourrait rétorquer que les temps ont changé et que ce type d’abus ne se reproduirait plus.

Ce serait simplement plus subtil. Il y a 2 400 implantations scolaires en Belgique francophone. Je ne dis pas que toutes les directions sont mauvaises, mais il n’y en aurait même que 10 %, cela signifierait que 12 000 profs sont exposés à des abus. Quand je vois maintenant les trésors d’ingénierie que certains pouvoirs organisateurs déploient pour essayer de contourner le statut, je me dis que le jour où le statut sera aboli, ça va être le festival. Un cas vécu il y a quelques années dans une école communale : il y avait deux enseignantes communales temporaires, mais non prioritaires. Le pouvoir organisateur décide de sélectionner celle qui a le moins d’ancienneté. Évidemment, c’était la nièce d’un échevin. Pur hasard, bien entendu ! On est allés au Conseil d’État et on a gagné, parce qu’heureusement pour nous, dans l’enseignement officiel, la loi oblige l’employeur à comparer les titres et mérites de ses candidats et à motiver la décision qu’il prend. La commune a été condamnée. Mais c’est l’exemple type d’une tentative de contournement de l’esprit de la loi.

Les modalités pratiques doivent encore être précisées, mais d’après vous, quelle est la motivation sous-jacente dans la décision du gouvernement de supprimer le statut des enseignants ?

Je pense qu’elle est d’abord idéologique. Il faut casser la fonction publique, ce que d’aucuns appellent les privilèges, alors que ce n’est jamais que la compensation par rapport à une série de désavantages. C’est vrai qu’il y a un problème pour les profs en début de carrière. On ne peut pas nier que pour eux, c’est extrêmement difficile. Mais ça le sera encore plus s’ils n’ont jamais la perspective d’un emploi stable. Les problèmes qu’ils vivaient pendant les quatre, cinq premières années de leur carrière vont se multiplier. Ces problèmes, ce sont la fragilité, la dépression… Cette réforme est aberrante. Mais certains pensent que la société doit évoluer de manière telle que les êtres humains n’ont pas besoin de protection, de sécurité. Mon opinion est inverse. Je rencontre encore énormément de jeunes enseignants. Ils sont préoccupés par leur nomination. Parce que ça donne de la stabilité, ça permet de construire un avenir. Je suis toutefois favorable à certains changements pour faciliter l’entrée dans la carrière des jeunes profs. On pourrait mettre en œuvre des priorités interréseaux, des priorités inter-PO. Personnellement, je suis favorable à un seul réseau d’enseignement. On gagnerait en efficacité. Le passage d’une école à l’autre serait facilité. Cette segmentation de notre enseignement en silos hermétiques est devenue aberrante.

Fin 1995, Laurette Onkelinx annonce la suppression de 2800 emplois dans l’enseignement. Quand on réécoute ses déclarations d’alors, elle dit très souvent : « Je n’ai pas le choix. » Avec le recul, considérez-vous que c’était exact ?

À partir du moment où on prenait comme principe qu’on ne pouvait pas revoir les règles de financement de la Communauté française, elle était effectivement coincée. Mais je persiste à dire qu’il fallait casser ce modèle qui asphyxiait complètement l’enseignement francophone. Seulement, ça impliquait une révision de la Constitution. Or, à l’époque, tous les responsables politiques francophones étaient tétanisés par cette idée. Tous !

Les francophones redoutaient d’arriver aux négociations en position de demandeurs, de quémander de l’argent aux Flamands, qui le leur ferait payer au prix fort : un cran plus loin dans le démantèlement de l’État fédéral belge, de nouvelles compétences pour une Flandre de plus en plus autonome.

Ces transferts de compétences, les Flamands les ont d’ailleurs obtenus par après, mais c’est une autre histoire… Si on se replace dans la configuration de 1996, Laurette Onkelinx n’avait pas franchement le choix. Nous, dirigeants syndicaux, nous nous sommes alors rendu compte que nous allions dans le mur, qu’il fallait atterrir. Et l’atterrissage, ça a été la DPPR[1]. On a obtenu la possibilité pour les enseignants de partir en préretraite. Tout le monde s’est rué là-dessus. Il y a eu des milliers de départs, ce qui fait qu’on n’a licencié personne de manière sèche. À l’époque, cela permettait de partir à 55 ans avec 75 % du salaire. Aujourd’hui, ce n’est plus forcément à partir de 55 ans, mais on a droit à un mois de DPPR par année prestée. Par exemple, un enseignant avec trente-six ans d’ancienneté peut partir trois ans plus tôt. Ou passer à mi-temps six ans avant sa retraite. Mais ce mécanisme que nous avons conquis est à présent affecté par les décisions fédérales. Comme on retarde l’âge de la retraite à 67 ans, partir trois ans plus tôt, ça veut dire 64 ans, quand bien même on parviendrait à préserver l’intégralité du mécanisme de la DPPR. Et je vois mal une institutrice maternelle à 64 ans avec vingt-cinq mouflets de 3 à 4 ans. C’est impensable. Il est évident que si on porte l’âge de la pension d’un enseignant à 67 ans, le nombre de personnes qui vont être en maladie de longue durée va exploser.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur la personnalité de Laurette Onkelinx ? Bien des années après les grèves de 1996, voir Laurette Onkelinx à la télévision déclenchait encore chez de nombreux enseignants une animosité épidermique.

C’est exact et je considère que c’est injuste. Était-elle parfaite ? Certainement pas. Mais elle n’est pas à l’origine de tous les malheurs qu’on lui attribue. Je sais que quand on lui a proposé d’être ministre de l’Enseignement, on lui a dit : « Voici la feuille de route, et si tu n’es pas d’accord, tu ne seras pas ministre. » Le deal était aussi simple que ça.

Philippe Busquin, alors président du PS, lui avait donné pour ordre de mission de redresser la Communauté française à n’importe quel prix ?

Exactement. Laurette Onkelinx n’a pas été le monstre que certains ont voulu décrire. Je pense au contraire qu’elle a, sous la pression évidemment, essayé de tempérer les choses et de les rendre moins destructrices au niveau humain. C’est comme ça qu’on a obtenu qu’il n’y ait pas de licenciements secs. On a abouti à une situation qui continue de porter des effets positifs trente ans plus tard. Si on n’avait pas eu Laurette Onkelinx et la DPPR à l’époque, tous les enseignants partiraient maintenant à la retraite à 66 ans, et l’année prochaine à 67 ans.

Le fait que le MR et les Engagés aient enclenché de multiples réformes assez radicales, sans manifestement craindre la riposte du mouvement social, n’est-ce pas révélateur de la perte d’influence des organisations syndicales ?

Si. On n’avait pas des rapports simples avec Spitaels[2] et Deprez[3], mais ils nous écoutaient toujours. On a perdu cette considération-là. Mais nous ne l’avions pas non plus, avant les années 1990. Je veux dire : cette considération du pouvoir politique, nous l’avons conquise. Les gens des cabinets ministériels nous téléphonaient de temps en temps pour nous informer : « Voilà, on va faire ça. » On ne se sentait pas du tout écouté ni respecté, en tant qu’organisations syndicales. Au contraire, on avait l’impression que les partis politiques essayaient de toute force de nous saboter.

La grève des profs de 1996 était à l’époque très impopulaire parmi les parents. De nombreux dirigeants syndicaux, tant socialistes que chrétiens, considéraient eux aussi que vous alliez trop loin. Dans l’opinion publique, il y a de surcroît cette idée répandue selon laquelle ce fut « une grève pour rien », car le gouvernement en fin de compte n’a pas reculé, hormis sur la DPPR. Vous vous inscrivez en faux contre cette idée.

On a établi à ce moment-là un rapport de force qui a servi le monde de l’école pendant trente ans. Après les grèves de 1996, on a pu négocier l’égalité barémique pour les enseignants de maternelles et primaires par rapport aux régents. À mes débuts, une institutrice maternelle gagnait 10 % de moins qu’une institutrice primaire, et une institutrice primaire 10 % de moins qu’un régent. Et donc, on a engagé des négociations… Gérard Deprez, alors président du PSC, roulait des mécaniques. Il nous a dit : « Tant que je serai là, ça ne se passera pas. » On était juste avant les élections de mai 1995. J’ai dit à mon comité qu’on devait absolument réagir. Pendant la campagne électorale, partout où Deprez prenait la parole, il y avait 40 ou 50 militants de chez nous pour l’encadrer. J’avais lancé un slogan, imprimé sur des centaines d’affiches : « Voter Deprez, c’est un péché. » Deprez était fou furieux sur moi. Par la suite, j’ai appris que Deprez avait dit que j’étais le premier à lui avoir infligé une défaite. Et je pense qu’effectivement, les gens qui s’imaginent qu’ils vont pouvoir gouverner contre les profs, ils se trompent. Chaque fois qu’il y a eu des élections après des grandes grèves dans l’enseignement, les partis perçus comme les plus antagonistes ont perdu. J’espère qu’il en sera de même cette fois-ci.

Sauf qu’ici, Maxime Prévot et Georges-Louis Bouchez ont cinq ans devant eux. Cinq ans sans élections pour implémenter leurs réformes. Stratégiquement, sans doute était-ce un choix délibéré de leur part de frapper fort d’emblée.

Absolument. Ils ont voulu assommer tout le monde.

Avez-vous senti venir le coup ?

Pas à ce point-là. J’avais bien perçu que l’influence dont nous disposions n’était plus la même qu’auparavant. Mais je n’avais pas imaginé une attaque frontale d’une telle ampleur et tous azimuts. Parce qu’il y a une convergence des agressions, que ce soit du fédéral ou de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il y a vraiment l’unité de pensée, l’unité d’intention et l’unité d’action.

Aujourd’hui comme hier, la FWB se trouve dans une situation budgétaire catastrophique. Sachant que les salaires des profs représentent de loin le plus gros poste de son budget, comment réduire le déficit sans toucher lourdement aux emplois et aux conditions de travail des enseignants ?

La question était posée exactement dans les mêmes termes en 1990 et en 1996. Et c’est grâce au refinancement opéré en 2001 qu’on a pu tenir jusqu’à maintenant. La seule porte de sortie que j’entrevois aujourd’hui, ce serait qu’on parachève 2001. C’est-à-dire revoir la loi spéciale de financement, pour que les montants rétrocédés à la Communauté française par le fédéral soient directement calqués sur l’évolution du PIB.

Cela impliquerait une réforme de l’État. Donc une majorité des deux tiers à la Chambre. Avec à présent la N-VA maîtresse du jeu politique, et le Vlaams Belang en embuscade.

Je suis tout à fait conscient que c’est très, très périlleux.

Bart De Wever y verra l’occasion de donner le coup de grâce à la Belgique, et de réaliser son objectif suprême : le confédéralisme.

Il ne s’en cache même pas. J’ai écouté ses récentes déclarations du côté flamand, qui ne sont pas les mêmes que du côté francophone. Il est certain que faire passer une partie du chômage vers les CPAS, cela correspond à une régionalisation partielle de la Sécurité sociale.

De la sorte, De Wever cherche à mettre la Wallonie à genoux financièrement ?

Bien entendu. C’est très finement joué. On aime ou on n’aime pas Bart De Wever, mais c’est un leader politique très intelligent, il faut le reconnaître.

Si on suit votre raisonnement, l’engrenage est tel que le pays va droit vers le confédéralisme ?

Oui, ça, c’est ma conviction personnelle. Vu les difficultés budgétaires de la Communauté, je suis persuadé que tôt ou tard, les responsables francophones seront forcés de chercher un ballon d’oxygène.

Et donc d’avaler de nouvelles couleuvres face aux partis flamands ?

Oui…

Si la majorité MR-Engagés ose remettre en cause le statut des enseignants, n’est-ce pas parce qu’elle sait qu’elle a le soutien implicite d’une grande partie de la population qui considère que les profs sont des privilégiés ?

Si le métier de prof était assorti de tous les privilèges que l’on décrit, je voudrais savoir pourquoi il y a une telle pénurie. Pourquoi, aujourd’hui, les jeunes ne s’engagent plus dans cette voie-là ? Rien qu’après l’annonce du gouvernement de toucher aux statuts et à la stabilité des carrières, le nombre de candidats a encore diminué cette année à la rentrée. Dans les écoles normales, qui forment au métier d’enseignant, il y a 20 % d’inscrits en moins qu’il y a trois ans. Comment imaginer que demain, en donnant des conditions financières moins intéressantes, en touchant aux pensions et en fragilisant les profs, on va rendre la fonction attractive ? Je pense qu’il y a un paradoxe dans notre société. Moi, j’ai toujours rêvé d’un syndicalisme où quand un groupe obtenait une formule intéressante, tout le monde se réjouissait et se disait : voilà l’objectif à atteindre pour tous. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est l’inverse. Quand quelqu’un parvient à arracher une protection sociale, on dirait que la seule volonté des autres n’est plus d’obtenir cet élément positif, mais de le détricoter. C’est peut-être lié à une forme d’égoïsme dans nos sociétés.

Dans une chronique publiée par « Le Soir » en 2014, le philosophe Vincent de Coorebyter, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), évoquait la dévalorisation du métier d’enseignant. L’école, écrivait-il, « remplit une des missions les plus difficiles, qui exige de grandes qualifications et une motivation constante. Elle doit donc attirer les meilleurs. Mais les meilleurs, aujourd’hui, peuvent choisir de nombreuses carrières offrant des rémunérations, des perspectives de promotion et une considération sociale bien supérieures à ce que procure l’enseignement. » D’où, selon lui, une baisse de niveau général chez les enseignants.

Je partage absolument cet avis-là. La carrière d’enseignant, hélas, n’attire plus les meilleurs.

Vincent de Coorebyter résumait crûment le problème en ces termes : « La pénurie d’enseignants est massive, et cette pénurie s’installe alors même que la compétence des enseignants est en baisse, que le niveau d’exigence à leur égard a diminué, aussi bien dans les écoles normales qui forment les instituteurs et les régents qu’à l’université qui forme les enseignants du secondaire supérieur. » Si les enseignants de demain présentent d’importantes lacunes dans les matières qu’ils s’apprêtent à enseigner, n’est-ce pas préoccupant ?

C’est évident. Et ce constat, je le rejoins entièrement. Mais comment en est-on arrivé à cette situation ? Là, j’ai une opinion. Je me suis amusé à établir l’inventaire des sept réformes importantes que j’ai connues entre le premier jour où je suis entré dans une classe primaire, en 1965, et le moment où je suis parti à la retraite. Toutes ces réformes présentaient des caractéristiques communes. Un : elles n’avaient jamais été expérimentées préalablement. Deux : on ne les a jamais évaluées. Et trois : on les a supprimées immédiatement sans expliquer pourquoi. L’un des exemples les plus frappants, ce fut l’introduction de la méthode de lecture globale. En schématisant, il y a deux grands courants pour apprendre à lire. Avec la méthode globale, on part d’un mot, puis on va essayer d’identifier les éléments qui composent le mot. Avec la méthode analytique, on part d’un son ou d’une syllabe, et à partir de là, on construit le mot. Mais il existe différents supports pour l’analytique. Dans mon école, on utilisait la méthode gestuelle. Chaque son correspondait à un geste qu’on faisait faire aux enfants. Un jour, un inspecteur avait enguirlandé l’institutrice de première année, en prétendant qu’elle était vieux jeu, etc. Or il se trouve qu’il y a dix ans, j’ai été invité à une conférence donnée à l’ULB par un spécialiste des neurosciences. Sa conclusion, au vu des recherches les plus récentes, était que la pire des méthodes d’apprentissage de la lecture en français, c’était la méthode globale. Voilà l’exemple typique d’un dérapage idéologique, comme l’école en Belgique francophone en a hélas subi des dizaines d’autres. On avait estimé une fois pour toutes qu’il fallait utiliser cette méthode-là, et le dogme voulait qu’on l’impose à tout prix. De la même manière, on a voulu nous imposer ce qu’on a appelé les maths modernes. On devait suivre des conférences pédagogiques où un malheureux inspecteur nous expliquait pendant des heures les bienfaits de cette réforme-là. Il nous montrait des cercles, des triangles… On a fait ça pendant deux ans, toutes les écoles ont acheté les manuels, puis hop, disparu ! Aux oubliettes ! Est arrivée ensuite la pédagogie des compétences. Maintenant, on fait marche arrière toute.

L’accumulation de ces réformes pédagogiques n’a-t-elle pas contribué à une certaine droitisation du corps enseignant ? Beaucoup de profs ont associé la gauche en général, et peut-être Ecolo en particulier…

À tous ces dérapages-là, oui. J’en suis absolument certain. Quand je discute avec des profs aujourd’hui, ça revient sans cesse. Et je suis convaincu que ça a pesé dans leur bulletin de vote en juin dernier.

Derrière le choix de nombreux profs de voter pour les Engagés ou le MR en juin dernier, il y avait l’envie de revenir à une conception plus classique de l’enseignement ?

C’est incontestable. L’aversion pour ce que j’appelle les gourous de la pédagogie est telle que des tas d’enseignants sont maintenant opposés au pacte d’excellence. Or il y a des choses vraiment intéressantes dans le pacte. Le problème, encore une fois, c’est qu’on en a fait un outil bureaucratique. Des espèces de missi dominici débarquent dans les écoles en disant : « On a découvert que vous avez des résultats inférieurs de 4 % à telle autre école. » Récemment, un directeur me téléphone pour me partager son expérience : « Régis, tu ne sais pas ce que je viens de voir ? On a eu, en sixième primaire, deux élèves sur vingt qui ont échoué au CEB[5]. J’ai vu débarquer comme la Gestapo dans mon bureau trois personnes qui venaient investiguer sur les raisons de ces échecs. » Évidemment, des comportements comme ceux-là ne facilitent pas l’acceptation du pacte. Se poser des questions, c’est pourtant sain. Comment je me situe par rapport à la moyenne ? D’où viennent mes élèves ? Comment terminent-ils leur parcours ?

Avant le rapprochement entre les enseignants et Ecolo, opéré après les grèves de 1996, il y a eu une longue période pendant laquelle la CSC entretenait des contacts rapprochés avec le PSC. Pour vous, il ne fait aucun doute que les Engagés aujourd’hui sont plus à droite que ne l’étaient le PSC, puis le CDH ?

Ça ne fait pas l’ombre d’un pli. On ne peut pas considérer que Gérard Deprez était un type d’extrême gauche, mais c’était un enfant de chœur à côté de ce qu’on vit maintenant. Le point charnière, pour moi, c’est que les Engagés ont quitté la simple soumission aux impératifs économiques, budgétaires, pour entrer dans le modèle idéologique de la déconstruction du service public, de la fragilisation des travailleurs. Tout ce qui se trouve dans les accords de gouvernement, c’est une régression à ce niveau-là, non seulement pour les enseignants, mais d’une manière générale pour tout ce qui concerne les contrats d’emploi.

Vous ne faites pas de différence entre les Engagés et le MR ?

À la nuance. Prévot, c’est Bouchez en gants de velours, mais il étrangle aussi bien. Nous sommes face à deux partis de droite. Et c’est quoi, être de droite ? C’est nier la solidarité. C’est privilégier les forts, quitte à enfoncer les faibles.

L’époque, depuis les années 1990, a changé. Vous avez évoqué un monde devenu plus égoïste…

On pourrait aussi parler de toutes les thèses complotistes qui ont pignon sur rue… Quand j’étais jeune instituteur, avec mes collègues, on pouvait jouer un rôle d’ascenseur social, on avait cette faculté d’expliquer les choses. J’avais une cinquième primaire à Flémalle, en septembre 1973, lors du renversement de Salvador Allende et l’instauration de la dictature de Pinochet au Chili. Cela nous avait terriblement marqué. J’avais abordé le sujet avec mes élèves en classe. Parce que je croyais que c’était important comme éducation civique. L’institution scolaire ne pouvait pas rester en marge des drames du monde. D’autant plus dans une école comme la mienne, dans la cité des Trixhes, où les trois quarts des enfants étaient des enfants d’ouvriers. Je pense qu’on peut garder cette même ambition aujourd’hui. Il ne faut pas baisser les bras. Rien n’est inéluctable. L’enseignant peut être encore porteur de valeurs. Mais il faut d’abord qu’il les intègre en lui… Il y a deux choses dont je rêve pour un enseignant, c’est qu’il soit porteur de valeurs et que ça fasse de lui un faiseur d’opinion. Si on réussissait ça…

Est-ce bien le rôle d’un enseignant d’être un faiseur d’opinion ?

Oui, parce que l’enseignant est un croisement entre ce que l’on reçoit à l’extérieur et ce que l’on diffuse à l’intérieur d’une école. Le but n’est pas de pratiquer le conditionnement des élèves. Mais l’enseignant peut être un faiseur d’opinion dans la mesure où, s’il prend pleinement conscience des enjeux sociétaux, il est à même, pendant plusieurs années, de les expliquer aux jeunes, de discuter avec eux de nombreux sujets de société. Face notamment aux contenus diffusés sur les réseaux sociaux.

À vous entendre, la tâche des militants syndicaux et des activistes du mouvement social ressemble à ce qu’elle était déjà au début du XXe siècle, quand il s’agissait de lutter pour le suffrage universel, pour la sécurité sociale. Il faut agir au jour le jour, face à des adversaires puissants, sans se résigner.

Les jeux ne sont pas faits d’avance et il faut travailler à la prise de conscience. Prendre conscience, c’est se poser des questions, chercher des réponses. Moi qui occupe telle situation dans la société, qu’aurais-je pu être ? Autant en bien qu’en mal. Quelles auraient pu être mes réactions si j’avais appartenu à un autre groupe ? Aurais-je montré assez d’empathie par rapport aux autres ? N’aurais-je pas pratiqué l’indifférence ? Si j’étais né dans l’une de ces grandes dynasties de Verviers, la famille de Biollay ou la famille Simonis, j’ignore ce que j’aurais été aujourd’hui.

 

« J’ai calculé qu’un jeune enseignant qui débute aujourd’hui, en devant travailler jusqu’à 67 ans, aurait une pension nette inférieure de 500 euros à ce qu’il recevrait maintenant. À cela, s’ajoute l’agression sur les statuts. Et là, ça me fait frissonner. Parce que j’ai connu ce qui se passait dans les écoles avant les statuts. »

« Prévot, c’est Bouchez en gants de velours, mais il étrangle aussi bien. Nous sommes face à deux partis de droite. Et c’est quoi, être de droite ? C’est nier la solidarité. C’est privilégier les forts, quitte à enfoncer les faibles. »

« Les gens qui s’imaginent qu’ils vont pouvoir gouverner contre les profs, ils se trompent. Chaque fois qu’il y a eu des élections après des grandes grèves dans l’enseignement, les partis perçus comme les plus antagonistes ont perdu. J’espère qu’il en sera de même cette fois-ci. »

« Il y a deux choses dont je rêve pour un enseignant, c’est qu’il soit porteur de valeurs et que ça fasse de lui un faiseur d’opinion. »

Notes de bas de page

[1] Disponibilité précédant la pension de retraite.

[2] CGSP : centrale générale des services publics. Regroupe les affiliés et militants syndicaux socialistes du secteur public.

[3] Guy Spitaels, président du Parti socialiste de 1981 à 1992.

[4] Gérard Deprez, président du Parti social-chrétien de 1981 à 1996.

[5] CEB : certificat d’études de base. Examen commun pour tous les élèves de 6e primaire.

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