Forza Flandria , le fantôme aux 100 visages

N°22 / Printemps 2023
Journaliste François Brabant

1991 : Verhofstadt contre la « maladie belge »

C’est « la première tentative sérieuse » de constituer un rassemblement de type Forza Flandria, à en croire Eric Van de Casteele, professeur à la haute-école Artevelde (Gand) et auteur d’une biographie d’Hugo Schiltz à paraître. Les trac-tations s’étalent sur plusieurs mois. À la manœuvre : Guy Verhofstadt, jeune et fringant président du PVV, le parti libéral néerlandophone. Dans l’opposition, il se profile comme un Flamand intraitable et dénonce dans son Burgermanifest (Manifeste citoyen) la « maladie belge ». « Son plan, détaille Eric Van de Casteele, c’était d’amalgamer au PVV les franges droites du CVP, de la Volksunie et éventuellement certains élus Vlaams Blok jugés compatibles, comme Gerolf Annemans. Le but était de briser le leadership du CVP. »

Un certain Paul Belien, journaliste à la Gazet van Antwerpen, chroniqueur de Nucleus et mari d’Alexandra Colen, future députée Vlaams Blok, joue en coulisses un rôle actif3. Le 20 février 1991, il reçoit la visite du professeur gantois Boudewijn Bouckaert, conseiller politique de Verhofstadt. Celui-ci met Belien au parfum de l’opération d’élargissement que mitonne son patron, et lui dit être à la recherche de catholiques conservateurs prêts à se joindre à l’aventure. Cinq mois plus tard, Paul Belien signe un article provocateur dans Nucleus. Extrait : « Les conservateurs en Flandre sont divisés entre le CVP, le PVV, la Volksunie et le Vlaams Blok. On trouve dans chacune de ces formations des personnes qui se sentiraient parfaitement à l’aise au sein de la CDU allemande ou des Tories britanniques. Bien que les conservateurs soient majoritaires en Flandre, ils ne sont jamais en mesure de traduire politiquement leur suprématie. » Pour que celle-ci advienne, il faudrait « une sorte de CDU flamande », estime Paul Belien.

Verhofstadt lui-même a confié à Paul Belien et quelques proches ce qu’il avait en tête : « un parti captant 30 à 35 % des voix, en phase avec le volksaard4, défenseur du libre marché et capable de faire contrepoids à Spitaels5». Paul Belien est si interloqué qu’il le mentionne dans son carnet : « Ça fait deux fois que j’entends Verhofstadt parler de volksaard. » Phraséologie aux accents nationalistes… Belien consigne au jour le jour l’évolution des tractations. « Verhofstadt m’a demandé si Gerolf Annemans ne serait pas disposé à s’ajouter à la liste des transfuges possibles », écrit-il dans ses notes. La requête surprend à un moment où le cordon sanitaire existe déjà. En 1989, les représentants des quatre principaux partis flamands (CVP, PVV, Agalev, Volksunie) ont en effet signé un engagement à ne jamais s’allier avec l’extrême droite.

Sur la suggestion de Verhofstadt, un groupe de réflexion est formé sous la présidence de Lode Claes. Il s’installe dans la bibliothèque de la Fondation universitaire, rue d’Egmont à Bruxelles, le 1er octobre 1991. D’où son nom : le 1-Oktobergroep. Lode Claes en théorise le socle comme un triangle : « Nous défendons le libre marché sur un plan socio-économique ; les valeurs occidentales sur un plan philosophique ; l’intérêt flamand sur un plan communautaire. »

Personnage au parcours tortueux que ce Lode Claes. Condamné en 1944 à quinze ans de prison pour faits de collaboration pendant la guerre, il a notamment travaillé en cheville avec Hendrik Borginon, l’un des leaders du VNV. Après le recouvrement de ses droits politiques, Lode Claes devient sénateur Volksunie. En désaccord avec Hugo Schiltz, il quitte le parti et fonde le Vlaamse Volkspartij (VVP). Celui-ci se présente aux élections de 1978 en cartel avec le Vlaamse Nationale Partij (VNP), une autre dissidence de la Volksunie. VVP et VNP fusionnent sous une bannière nouvelle : le Vlaams Blok. Non élu en 1978, Lode Claes devient directeur de l’hebdo-madaire Trends, un magistère d’influence.

« Lode Claes évoluait dans le même monde qu’Hugo Schiltz, la couche supérieure de la population anversoise, très cultivée, situe Rik Van Cauwelaert. Après la guerre, il a travaillé pour la banque Lambert. La direction le prend à bord pour les contacts qu’il a dans le monde entrepreneurial flamand. C’est notamment grâce à Lode Claes que les De Nolf ont pu construire la firme Roularta, éditrice de Knack et de Trends, grâce à des emprunts via la banque Lambert. Lode Claes est resté un ami de la famille De Nolf jusqu’à la fin de ses jours. Et ce qu’il a fait pour Roularta, il l’a fait aussi pour un tas d’autres petites entreprises flamandes. Parallèlement, il demeurait un sympathisant des idées d’ordre nouveau… En matière d’économie, c’était un libéral comme Verhofstadt. C’est assez logique que ce dernier ait pensé à lui au moment d’étendre le PVV. »

Guy Verhofstadt, qui a d’abord avancé en solo, finit par aviser de ses démarches le bureau du PVV, qu’il réunit dans un restaurant de Woluwe-Saint-Lambert. Il distribue aux convives un document confidentiel, où les stratégies d’élargissement sont classées en trois volets : socialistes, nationalistes flamands et catholiques conservateurs. « Certains membres du bureau de parti sont horrifiés lorsqu’ils voient figurer dans le document le nom de Gerolf Annemans, député du Vlaams Blok », révéleront plus tard Olivier Mouton et Boudewijn Vanpeteghem, auteurs de Numero uno, une biographie de Verhofstadt parue en 2003.

Les tentatives d’approche du PVV vis-à-vis de la Volksunie patinent. Dès le 28 mars 1991, des délégations des deux partis se sont réunies au restaurant De Bouverie à Gavere. Premier round sans lendemain. Les nationalistes flamands ne sont pas prêts à se dissoudre dans un conglomérat mal défini. Le traumatisme du « dimanche noir » change la donne. Aux élections du 24 novembre 1991, la Volksunie passe sous les 10 %, devancée par les frères ennemis du Vlaams Blok. Jaak Gabriëls, président du parti nationaliste, est sous le choc. Le 3 janvier 1992, il rencontre Verhofstadt et se dit prêt à bouger. Quand l’objet du rendez-vous est dévoilé, la Volksunie s’entredéchire. Constatant qu’il n’est pas suivi, Jaak Gabriëls quitte la présidence. En août 1992, il rejoint le PVV, emmenant avec lui d’autres personnalités nationalistes, comme André Geens et Bart Somers, et un peu plus tard Jef Valkeniers et Hugo Coveliers.

Le grand show s’étale du 12 au 15 novembre 1992 à Anvers. Lors de ce congrès fondateur, le sigle PVV est abandonné pour laisser place au VLD, dont les initiales signifient « flamand, libéral et démocrate ». Mais le bagout de Verhofstadt masque mal un échec : hormis quelques transfuges isolés, il n’a réussi à rallier ni la Volksunie, ni la frange droite du CVP. Quant à Lode Claes, il choisit finalement de ne pas adhérer au VLD. Peut-être pour ne pas y retrouver ces nationalistes modérés, type Gabriëls, à qui il a tourné le dos en quittant la Volksunie pour le Vlaams Blok en 1978… S’il reste au balcon, Lode Claes n’en soutient pas moins l’opération. Et dans le magazine Trends, dont il préside toujours le comité de rédaction, l’éditorial salue « une époque nouvelle qui commence », pas moins.

Pour le reste, plus de trente ans après les faits, il reste difficile de savoir ce qui s’est tramé en coulisses. « Le gros poisson que Verhofstadt voulait, c’était Hugo Schiltz, relate Rik Van Cauwelaert. Il savait que si Schiltz venait, le reste allait suivre. Hugo Schiltz lui-même a hésité. Je me souviens qu’au congrès fondateur du VLD, la rumeur courait : Schiltz va venir… Schiltz n’est pas venu. » Les raisons de cette absence ? « Schiltz ne voulait pas quitter son parti et il voyait qu’une grande partie de ses troupes n’étaient pas disposées à s’arrimer au VLD, avance Eric Van de Casteele. Il envisageait éventuellement d’intégrer la Volksunie dans un ensemble plus large, mais à condition que ce soit une collaboration entre partis et non une collection d’individus. »

Quant à Gerolf Annemans, après avoir été journaliste (notamment pour Trends) et chef de groupe du Vlaams Blok à la Chambre, il poursuit aujourd’hui sa carrière au Parlement européen, tout comme Verhofstadt. « À l’époque, comme beaucoup de nationalistes, je me retrouvais assez bien dans son analyse, commente-t-il. Un jour, il m’a téléphoné, mais pour moi, sa proposition était inconcevable. Je venais d’engranger une victoire éclatante avec le Vlaams Blok en 1991, je n’avais aucune raison de changer de crémerie. »

Notes de bas de page

1. À la suite de sa défaite électorale en 1936, l’Union catholique belge se scinde en deux sections, qui fonctionnent chacune comme un parti indépendant : le KVV en Flandre et le Parti catholique social en Wallonie. Après 1945, ces partis laisseront place à une organisation de nouveau unitaire, le Christelijke Volkspartij-Parti social-chrétien (CVP-PSC).

2. Frans Van Cauwelaert : bourgmestre d’Anvers de 1921 à 1932. Au sein du CVP, il incarne une aile flamingante mais opposée à tout rapprochement avec l’extrême droite. Il est le grand-oncle de Rik Van Cauwelaert.

3. Cet épisode sera relaté en détail en 2019 par un article de Knack, qui a eu accès à la correspondance et aux archives personnelles de Paul Belien, exhumées par Carl Devos, professeur de sciences politiques à l’université de Gand, dans le cadre de ses recherches.

4. Volksaard : l’identité, le caractère du peuple.

5. Guy Spitaels : président du Parti socialiste de 1981 à 1992, ministre-président wallon de 1992 à 1994.

 

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