Dans le port d’Anvers, au coeur du trafic de drogue

N°22 / Printemps 2023
Journaliste Nicolas Lahaut
Journaliste Nicolas Taiana

Certains comparent la déferlante de cocaïne qui frappe Anvers à celle qu’a connue Miami dans les années 1990. Avec ses règlements de compte, ses coups de feu au coin de la rue. Ses repaires interlopes où l’on siffle de la Jupiler comme on sniffe de la coke, pour faire passer le temps. Ses estaminets où l’on conclut des marchés faciles à dix ou quinze mille euros devant un duo de croquettes aux crevettes. Il fallait alors croiser les regards, rencontrer tous les protagonistes du milieu : des dockers aux bourgmestres, des dealers aux douaniers — sans oublier les consommateurs, l’huile qui graisse les rouages. « Wilfried » a embarqué dans une Clio cabossée pour infiltrer les docks, du crépuscule aux aurores, jusque dans les coins les plus sombres de la gigantesque passoire du port d’Anvers, ce royaume de conteneurs où il ne fait jamais vraiment noir.

C’est un pays d’asphalte. Un pays inféodé aux lois de la verticalité. Une guerre de territoire, une conquête des espaces vides. Un pays où les pales d’éoliennes battent la fumée des industries, où les grues glissent comme des automates entre les pylônes, entre les hangars et les buttes d’on ne sait quoi, peut-être des terrils. Où les raffineries semblent lancer des fusées. C’est un pays de billes de chemin de fer et d’échangeurs autoroutiers. Un territoire dans le territoire grand comme le petit Paris. Cent trente-cinq kilomètres carrés d’installations, imagine une seconde l’ampleur du bébé. Les jours de beau temps, la vapeur d’eau y déchire les tentatives de ciels azurins. C’est un pays de camions et de lumières bleutées en rotation. Une procession de plaques lettonnes, néerlandaises, espagnoles, allemandes, polonaises. Une marée de sueur et de vestes orange. Un royaume de labeur qui sent la matière organique en décomposition et la tôle mouillée. C’est un pays d’eau où on ne voit pratiquement jamais l’eau : les piles de conteneurs devancent tous les paysages, les ponts sont des tunnels. Il faut autant de mouettes, en appui sur l’air chargé d’iode, pour rappeler aux étourdis qu’il n’y a pas de rive sans rivière, pas de port sans la mer. Que les bateaux immenses qui surgissent soudain par-delà les toitures ne voguent pas dans les terres. Que l’estuaire de l’Escaut est bien là, juste derrière.

En 2022, au port d’Anvers, les autorités ont saisi cent dix tonnes de cocaïne. De l’avis des experts, ce chiffre gigantesque, en croissance constante, ne représenterait que 10 % de la poudre blanche arrivée par les eaux cette année-là. Le reste filerait directement dans les narines du genre humain.

« Mec, je crois que c’est un péage.
— Ça existe un péage en Belgique ?
— Les fils de personne, 5,60 € pour un tunnel d’un kilomètre. Tu peux attraper ma carte dans la boîte à gants ? »

La Clio noire bosselée des deux journalistes de Wilfried, fabrication 2012, vient de s’extraire du Liefkenshoektunnel qui plonge sous l’Escaut pour atteindre les quais du pays de Waes où atterrit, chaque année, une grande partie de la cocaïne interceptée dans le port — plus de la moitié des soixante-deux tonnes saisies en 2019. Dans les années 1960, les encombrements à répétition nuisaient au développement des installations portuaires et, après deux grosses décennies de négociation et d’expropriation foncière, on avait choisi d’excaver des terres en bordure de la commune de Beveren pour créer de nouveaux bassins, de nouveaux terminaux. Le tunnel sous le fleuve, creusé dans la foulée, est aujourd’hui le seul ouvrage routier payant de Belgique.

Une vibration type du troisième millénaire malmène le tableau de bord. « C’est Meyer qui rappelle. » Paul Meyer, ancien contrebandier, dix ans de geôle infligés par le tribunal correctionnel d’Anvers après qu’il s’est fait coincer à Bangkok en 2007. Néerlandais arrivé en Belgique dans les années 1990, le gaillard a été à la tête d’une organisation criminelle aux ramifications internationales. Pendant six ou sept ans, il a exploité les failles du port d’Anvers pour entasser les liasses. Il avait commencé dans l’introduction clandestine de matériel électronique, d’alcool et de cigarettes avant de basculer dans le trafic de haschich et, rapidement, dans celui d’héroïne et de cocaïne, autrement plus rentable.
Aujourd’hui, l’homme aux lunettes bleutées et au bronzage de vacancier de retour de Thaïlande s’est rangé, explique s’être converti dans la construction, tout ce qu’il y a de plus convenable.

« Bonjour Paul, on travaille sur le trafic de cocaïne au port d’Anvers. On s’est dit que vous pourriez peut-être nous faire visiter un peu les lieux. Nous en montrer les failles.
— Ça peut se faire. Le port d’Anvers, c’est gigantesque et c’est une vraie passoire. Rien à voir avec le port de Rotterdam, où les quais sont complètement clôturés. Même si la sécurité s’est renforcée les dernières années, vous pouvez encore accéder très facilement en voiture à des quais, à des entrepôts, à des conteneurs.
— On a lu qu’à l’époque, vous expliquiez empocher facilement vingt à vingt-cinq millions d’euros par mois avec la cocaïne.
— Pas mal, hein ? Le bon vieux temps. Pas étonnant que ça suscite encore beaucoup de vocations.
— Vous n’avez aucun regret ?
— Si : de ne plus y être. Les belles bagnoles, les filles, les fêtes : vous voulez quoi de plus ? Je vous rappelle dans une heure, je vous dirai où on peut se retrouver demain. »

Paul Meyer ne rappellera pas. La Clio noire arpente les routes du Waaslandhaven Nord, une presqu’île de terminaux bordés d’un côté par l’Escaut, de l’autre par les bassins artificiels préservés des marées et des crues du fleuve. Elle pénètre sans la moindre difficulté dans l’enceinte de la plate-forme logistique de Katoen Natie. Le gigantesque hub d’importation emploie quatre mille paires de bras. La voiture louvoie entre les milliers de containers qui font comme des ruelles. Avec un minimum de maté-riel, n’importe qui pourrait ouvrir un de ces caissons métalliques colorés, charger son coffre, filer en quelques minutes, sans contrôle, vers le ring 2 puis l’E34 à destination de partout.
« Les problèmes, ce n’est pas spécialement ici. Allez plutôt voir deux kilomètres plus loin, du côté des terminaux de MSC ou de DP World. Là, ça ne rigole pas », suggère João*. Depuis la fenêtre de son gros bahut orange, le camionneur originaire du Portugal assure qu’il n’a jamais eu affaire à des types louches chez Katoen Natie.
Au terminal Antwerp Gateway, en grande partie occupée par DP World, filiale du troisième exploitant portuaire mondial, la sécurité est, comme annoncé, d’un autre calibre : impossible d’accéder en voiture sans un contrôle en bonne et due forme. À l’accueil, la présence de journalistes n’éveille pas un enthousiasme exubérant. « Vous avez pris des photos depuis l’extérieur, non ? Effacez-les s’il vous plaît. » Rencontrer des dockers ? Ça va être compliqué, messieurs. Débrouillez-vous avec ce numéro de téléphone qui sonnera dans le vide toute la sainte journée.

Il faut dire que chez DP World, on n’en est pas au premier carton de cocaïne découvert au milieu des caisses de bananes. Cinq tonnes recensées pour ce seul terminal en 2019. Un trafic impossible sans quelques adroits coups de main venus de l’intérieur.

Dockers déchargeant une cargaison dans le port d’Anvers.

Il ne fait jamais vraiment noir dans le port. La nuit, les phares des camions croisent ceux des straddle carriers, ces énormes portiques mobiles servant à déplacer les conteneurs ; les échafaudages et les grues hautes brillent comme autant de guirlandes fauves déroulées le long des quais. Quand le soleil naît, c’est tout un monde de ferraille et de fumée qui s’empourpre à vous en déboîter la mâchoire. Au loin, on peut alors voir les deux tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Doel expirer des cumulus. Dans une station-service en bordure du ring 2, les employés glissent les viennoiseries et la bonne chair industrielle enroulée de pâte feuilletée sur les présentoirs. Une musique d’as-censeur enveloppe la cafétéria où une poignée de dockers en vestes orange floquées « Haven van Antwerpen » s’enfilent, sous les spots lactes-cents, quelques menues canettes de Jupiler. Il est 5 h 30 du matin, c’est la fin du shift nocturne pour les ouvriers du port.
La veille, dans un sourire propre à ceux qui en savent long, un employé de la station-service avait vivement conseillé de passer jeter un œil dans l’établissement à l’ouverture. « Il y a des gars du port qui attendent devant, dès 4 h 30. Beaucoup carburent à la coke pour tenir la nuit, ils viennent tenter de s’assommer ici avant d’aller dormir. Au petit matin, ils peuvent s’enfiler des litres de bière sans s’affaler. » Il avait surtout confirmé une information qui reviendrait régulièrement par la suite : l’endroit est un des quelques lieux privilégiés par les mafias de la drogue anversoise pour approcher et tenter de corrompre les travailleurs du port.
Régulièrement, des hommes — toujours des hommes — débarquent dans des voitures de sport impayables, posent des questions sur les caméras de surveillance, payent un paquet de cigarettes à coup de billets de cent euros sans demander la monnaie. Mieux vaut que tout le monde s’entende bien. « Ils ont besoin de la collaboration des dockers qui travaillent sur les gros terminaux près d’ici. Pour localiser un conteneur, le déplacer, pour faire entrer un complice qui viendra y récupérer la came. L’enjeu, c’est de faire passer la drogue planquée dans des containers sud-américains, par nature susceptibles d’être contrôlés par la douane, vers des containers européens qui sortiront du port sans encombre.
— Vous en savez beaucoup sur la question.
— Disons que j’ai sans doute trop d’amis dans les parages… Soyons francs : c’est le rêve de tous les gamins d’Anvers qui n’ont pas fait d’études, de percer dans le milieu. »

Ce matin, Kurt* et Jan*, un pull à capuche sous la veste de chantier, prennent appui sur un mange-debout. Tous deux travaillent sur le terminal MPET, juste à côté, le principal hotspot des trafiquants, 26,8 tonnes de cocaïne saisies en 2019. Le premier est grutier, vide les bateaux, charge les camions. Le second est contremaître. Les deux dockers confirment avoir déjà été approchés par des intermédiaires des mafias. À Jan, on a juste demandé des noms, un soir où il buvait des pots dans un pub. Des profils de dockers susceptibles de craquer, idéalement aux abois financièrement.
« Le type m’a proposé, de façon totalement décomplexée, dix à quinze mille euros par nom donné qui déboucherait sur une collaboration effective. » Kurt opine : ça lui est arrivé à deux reprises, aussi dans un pub. On lui a fait miroiter jusqu’à cent mille euros pour placer un container à l’endroit indiqué. Vingt mille patates la minute de travail. L’homme qui l’a approché avait un profil on ne peut plus banal. « Il aurait pu aller chercher ses enfants à l’école juste après. Il savait très bien qui j’étais. Ils savent toujours qui on est. J’ai un collègue dont la femme, récemment, était seule, ici, à la pompe à essence. Elle faisait le plein. Une personne s’est arrêtée et lui a dit : Tu es la femme de Machin, tu as autant d’enfants, tu vis à cette adresse. Est-ce que ton homme ne serait pas intéressé à l’idée de se faire un peu de pognon ?
— Vous en connaissez qui ont succombé ?
— Ouais. Ils sont en prison maintenant.
— Des collègues de votre terminal ?
— Plein. Ils se sont fait cueillir au travail. Les dernières années, je les compte par dizaines.
— Ça ne vous a pas tenté ?
— Je n’ai pas fini l’école, mais avec ce job, je suis bien payé. Bien sûr, si je donne un nom, c’est trois mois de salaire d’un coup. Mais si je me fais attraper, je perds tout. Je serais fou d’accepter une telle combine. »

D’autres ne résistent pas. Malgré les campagnes de prévention menées par la Fédération patronale des ports belges ou par les syndicats de dockers. Malgré la prison. Malgré les risques, aussi, qu’une collaboration avec des gangs mafieux fait peser sur ceux qui s’y abandonnent. En 2017, au lendemain d’une saisie d’une tonne de cocaïne au terminal du port, un travailleur de DP World s’était fait canarder dans les rues de Schoten, à dix bornes d’Anvers, s’en était tiré avec une jambe bien meurtrie. Pieter* s’en souvient très bien. Il travaillait déjà là-bas depuis un certain temps. Là, il se fraie un passage parmi les roseaux d’une vaste plaine marécageuse de Kallo, un village aux rues pavées du sud de Beveren pris en étau entre deux étendues portuaires. Il tente des ricochets avec un caillou qui prétend maladroitement au titre de galet. Deux rebonds. Comme le nombre de fois où il a donné, par le passé, sa carte d’accès au terminal à des trafiquants. Cinq mille euros cash à chaque prêt. Il ne s’est jamais fait coincer et jure sur tous les dieux qu’il ne recommencerait plus aujourd’hui.
Un homme l’avait approché sur le parking d’une petite auberge bien connue des dockers, près de Verrebroek, entre le port et l’autoroute. Pieter y mange parfois des croquettes de crevettes en revenant du boulot. « Il était bien renseigné. Il connaissait mon nom. Ma femme venait de perdre son job. C’était compliqué financièrement, avec les deux gamins. Il m’a promis que je ne risquais rien. Si ça s’apprenait, je n’aurais qu’à dire qu’on me l’avait volée. » Quand il a vu des collègues tomber, Pieter s’est promis de ne plus récidiver. Bien sûr, le gars est revenu à la charge plusieurs fois, par la suite. Il y a même eu des menaces. Cinq mille euros, c’est plus souhaitable qu’un fiston en chaise roulante. Il s’apprêtait à flancher à nouveau quand, du jour au lendemain, l’intermédiaire mafieux a disparu des radars.

L’endroit a des allures de contrôle technique isolé en bordure de zoning industriel. Un premier bâtiment austère, deux fois percé de part en part, voie 1, voie 2, où s’aventure de temps à autre un camion au conteneur rempli de caisses de fruits ou de tabac. Un second à l’étage duquel des yeux plissés scrutent chaque détail des cargaisons redessinées, façon portrait-robot au fusain, par le double scanner des services douaniers du port d’Anvers. « Là, on peut voir des traces sombres éventuellement suspectes, derrière la paroi du système de refroidissement du conteneur. C’est peut-être juste de la glace. Ou alors… », sourit Vincent* derrière son ordinateur. « Ce sera à l’équipe de fouille de le déterminer. »

Dans l’immensité du port, trois cent cinquante douaniers — le double, si l’on compte ceux de corvée paperasse — traquent chaque jour les produits de contrebande qui entrent par les eaux dans le pays. On arpente les centaines de quais avec des scanners mobiles montés sur des camions, des backstatters intégrés dans des camionnettes, des chiens renifleurs. On saute dans l’Escaut en homme-grenouille pour inspecter la coque des navires suspects. On passe mille coups de fil aux collègues d’outre-Atlantique pour échanger les infos. Adversaire numéro 1 : la cocaïne. Parfois, elle est juste entassée dans un sac de sport jeté dans la cargaison à l’insu du transporteur. Souvent, elle est mieux cachée. Alors, on sélectionne méthodiquement les containers les plus à risque pour les envoyer ici, au Grensinspectiepost Linkeroever, sur la rive gauche où, après son passage au scanner, le camion ira s’encastrer l’arrière-train dans une des nombreuses portes du hangar de contrôle.

À l’intérieur, Jasper* tend une grande cisaille à l’ouvrier chargé de casser le scellé du conteneur et d’en vider les dizaines de cartons de tabac. « Ça peut prendre jusqu’à une heure pour contrôler une seule cargaison. » Dans le dos du douanier, un étalage de peluches de Mickey, de sacs Pixar, de grandes tablettes Samsung et d’autos miniatures. « C’est notre wall of shame, des produits de contrefaçon qu’on a attrapés les dernières années. »
Jasper est douanier depuis quatre ans. Le plus excitant, le Graal ultime, reste de débusquer les kilos de cocaïne. Un job qu’il abat au flair, tant l’inventivité des narcotrafiquants déjoue les contrôles standard. « Certains vont jusqu’à liquéfier la cocaïne et l’injecter dans le textile des vêtements. » Un jour, son attention avait été attirée par un camion rempli de fruits bizarres en provenance du Brésil. « C’était des chayotes. Personne ne mange ça par ici. En me renseignant sur le Net, je lis que ça doit absolument se manger vert, sinon c’est dégueulasse. Au contrôle, ils étaient tout bruns. Là, les warnings se sont allumés. J’ai fait vider le camion caisse par caisse. Au milieu du stock, on a découvert des cartons de chayotes bien vertes : elles étaient en plastique et débordaient de cocaïne. »

En janvier 2023, à peine refroidi par les menaces d’enlèvement à son encontre, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), annonçait durcir le ton dans la lutte contre les business mafieux. Parmi les mesures déployées, l’embauche d’une centaine de douaniers supplémentaires et l’achat de matériel de scannage flambant neuf.
À la différence de Rotterdam, où l’ensemble du fret maritime s’engouffre dans un lourd entonnoir de formalités qui l’achemine vers un point de contrôle unique, le port d’Anvers est très ouvert. C’est ce qui fait son attractivité pour les entreprises soucieuses de travailler rapidement. Ici, les conteneurs arrivent directement sur les nombreux quais et, seulement s’ils sont sélectionnés par la douane, doivent se balader d’un point à l’autre du port avant le premier contrôle. Dans l’intervalle, les narcotrafiquants trouvent, la plupart du temps, des combines pour vider le chargement de ses éléments litigieux.

Une des raisons pour lesquelles il y a plein de Hollandais, c’est que la corruption fonctionne moins bien au port. Les dockers craquent moins souvent, ils savent qu’ils ont de grands risques de se faire pincer. Alors les mafias néerlandaises, très puissantes, envoient des larbins depuis le pays.

Ou alors ils choisissent de soudoyer directement les agents du port. En janvier dernier, un douanier originaire de Brecht, près de la frontière néerlandaise, a été condamné par le tribunal correctionnel d’Anvers à cinq ans de prison pour avoir collaboré pendant plusieurs années avec les réseaux de la drogue. Opérant sous le nom d’Exodus, le trentenaire était chargé de tracer les conteneurs en passe d’être contrôlés afin que ses collaborateurs puissent prendre leurs dispositions. Il devait aussi approcher d’autres douaniers susceptibles de participer à cette petite entreprise criminelle. L’homme s’est fait coincer en juin 2021, quand la police est parvenue à déchiffrer le service de messagerie chiffrée Sky ECC qu’utilisaient la plupart des narcotrafiquants pour communiquer.

Exodus n’est pas un cas isolé. D’autres douaniers sont tombés. Plusieurs qui travaillaient dans le même bâtiment que Jasper, à vrai dire. Comme Elias*, son mentor, celui qui l’avait formé à son arrivée à la douane, en 2019. « J’avais quelques suspicions à son encontre. C’était un truc directement lié à l’ego, glisse Jasper. Tu sentais qu’il en voulait toujours plus, que malgré son très bon poste, ses belles promotions, il considérait que ce n’était pas suffisant. Il s’est fait attraper, comme deux ou trois autres ici, après le décryptage de Sky ECC. Mais il n’a pas encore été jugé. »
Sur la carte, le port d’Anvers et ses terminaux ressemblent à une méduse aux tentacules déployées vers la mer du Nord. La ville et ses districts, les cinq cent mille personnes qui les habitent, n’en forment que la tête. Il faut se frayer un passage dans le flux de navetteurs qui se croisent, en pagaille, au pied des larges escaliers de la salle des pas perdus pour s’extraire de la gare Centrale, la cathédrale du rail, adroite juxtaposi-tion de pierre, de fer et de verre qui s’immisce tous les jours dans les selfies des touristes. Quelques hectomètres au sud, on atteint la Mediaplein et son building rétrofuturiste, alternance de vagues de béton et de baies vitrées devancées d’un gigantesque pavé numérique sur lequel on lit : DGP Media. Le quotidien Het Laatste Nieuws y a ses quartiers généraux.

Patrick Lefelon

Patrick Lefelon, tignasse grisonnante en bataille, le regard clair, commande un café noir au comptoir de la brasserie-restaurant établie au rez-de-chaussée du bâtiment. Le journaliste criminel est dans le métier depuis trente ans. Il rappelle qu’avant Bart De Wever, le bourgmestre socialiste Patrick Janssens, sommé d’intervenir par les petits commerçants de la Handelstraat, dans le nord de la ville, lassés de retrouver des cartons de coke dans leurs caisses de tomates, avait déployé les grands moyens policiers pour activer la politique de war on drugs qu’intensifie aujourd’hui son successeur.
« Les premières années, on s’en prenait principalement aux dealers de rue, on les arrêtait par dizaines et ça ne changeait rien à la situation. Aujourd’hui, les autorités tentent d’attraper les gros poissons, et il y en a quelques-uns à Anvers. De grands importateurs, je veux dire. Les enquêteurs ne s’ennuient même plus à aller cueillir les intermédiaires qui tentent de soudoyer les dockers dans les pompes à essence et dans les pubs. »
Les derniers temps, chaque semaine, des cars de Néerlandais débarquent au port pour des missions kamikazes sur les docks — sauter une grille, courir vers le conteneur indiqué, s’emparer d’un sac de cocaïne et filer à l’anglaise —, pour balancer des pétards cobras sur les façades des personnes qu’on veut impressionner, pour se cacher dans des conteneurs et assurer, la nuit venue, le transfert d’une cargaison de coke d’un container en provenance d’Amérique latine vers un container européen. « Une des raisons pour lesquelles il y a plein de Hollandais, c’est que la corruption fonctionne moins bien au port. Les dockers craquent moins souvent, ils savent qu’ils ont de grands risques de se faire pincer. Alors les mafias néerlandaises, très puissantes, envoient des larbins depuis le pays. »

Le business tourne mieux que jamais. Malgré l’accroissement de la lutte contre le trafic, la détermination politique, les descentes de police, les saisies record. L’offre n’a jamais été aussi grande, peut-être même trop grande. « Avant l’opération Sky ECC, les dealers revendaient la coke entre vingt-trois mille et vingt-cinq mille euros le kilo. Aujourd’hui, on tourne autour de vingt mille. Un revendeur m’a dit récemment qu’il avait quelques centaines de kilos en stock, mais qu’il se refusait à les vendre pour le moment parce que le prix était trop bas. »

La cocaïne est partout. Les règlements de comptes dans les rues d’Anvers, les actions démonstratives importées des Pays-Bas, fascinent le grand public. Patrick en vient parfois à douter de l’utilité de son travail dans la lutte contre le trafic de drogue. « Souvent, des gars du milieu me font du chantage à l’information, me font miroiter un gros scoop en échange d’un silence sur un autre. Il faut faire gaffe à ne jamais les servir. Les lecteurs, eux, sont surtout friands de sensationnalisme. Ils ont l’impression de suivre une série Netflix. » Cette surexposition du phénomène, pense-t-il, force toutefois l’action poli-tique. Non sans contrarier les groupes mafieux. « Quand tu parles avec des pontes albanais ou serbes, ils te disent que les Marocains sont stupides, qu’ils attirent beaucoup trop l’attention sur des activités qui roulent beaucoup mieux quand on n’en parle pas. »
Patrick se recommande un café. Sa coke à lui. « Quand je vois tout ce que je vois, je suis heureux que mes enfants ne s’intéressent pas à cette merde. » Son fils allait régulièrement chez un garagiste qui ne coûtait trois fois rien et avec lequel ce premier avait sympathisé. Quand il l’a appris, Patrick lui a déconseillé d’y retourner. « Il m’a demandé pourquoi. Je lui ai répondu : tu verras. » Peu après, le gars se faisait coffrer.
Il dépose un saladier en plastique vert sur la table. « Bienvenue au labo, mon gars. Tranquille, tranquille. C’est ici qu’on multiplie les petits pains. » Il déchire une brique en papier floquée d’une grosse moto, déverse un kilo de poudre dans le récipient, s’empare d’un large contenant en plastique blanc sans la moindre annotation, sans doute de la lidocaïne, ou un autre produit de coupe, il préfère ne pas préciser. « Secret du chef. » Il hume l’air ambiant, s’interrompt dans son entreprise, court vers la cuisine, revient les mains enfoncées dans des maniques sur lesquelles repose un plat fumant. « Chicons au gratin. Une recette de Yema. T’as cru qu’on n’était pas intégrés ? »

Yassin* a vingt-trois ans. Son labo, un salon avec un tapis berbère au centre, un poster encadré de Notorious B.I.G. coiffé d’un chapeau blanc, au-dessus du canapé, est situé à l’étage d’une maison cossue de Borgerhout. Il place un second saladier, rouge celui-ci, sur une balance électronique, y déverse deux cent cinquante grammes du contenant en plastique blanc, puis les transvase dans le saladier vert. « Je ne coupe que 20 % du matos. Il y a des collègues qui vont jusqu’à 80 %, mais je préfère fidéliser la clientèle avec de la poudre qui envoie. 
— Tu parles comme un épicier.
— C’est ce que je suis, mon pote. Un épicier avec huit cents clients.
— Un épicier qui risque six ans de cabane.
— Un épicier qui vivra de ses rentes avant ça. »

Ça avait commencé quand il avait seize ans. Il avait la tronche de l’emploi, souvent, on lui demandait s’il en vendait, alors il avait fini par en vendre. Il y avait le cousin d’un pote qui pesait dans le milieu, tout le monde le savait, brillants, les yeux, quand le gars exhibait sa grosse montre Audemars Piguet Royal Oak Offshore, la même que Schwarzenegger dans Terminator III, autant de zéros sur l’étiquette à la bijouterie. Le bonhomme avait fourni à Yassin ses premiers grammes. Au début, il revendait principalement à des copains de l’école, à des gens du quartier. Progressivement, sa liste de clients s’était étoffée et il avait acheté des quantités toujours plus grandes.
Aujourd’hui, Yassin affirme gagner en moyenne vingt mille euros par mois. Net d’impôt. « Je ne vends plus directement, quand un client me commande, j’envoie un coursier que je paye quinze euros la livraison. » Il se saisit d’une cuillère à peser numérique. Pointe du doigt un grand sac rempli de pacsons. « Tu peux m’envoyer le matos ? On va enfourner les petits pains. »

Dans la famille, il est le seul à tremper dans le trafic. Les parents ne savent rien de ses combines. Il leur fait croire qu’il étudie, que sa copine paye le loyer. Si la Yema l’apprenait, elle ne s’en remettrait pas. « Il y a pas mal de gars qui se sont fait attraper ces derniers temps, à Anvers. Moi, je suis hyper prudent. Il y a quelques bonnes astuces pour ne pas se faire remarquer. À commencer par éviter de se fringuer avec plein de marques ou à rouler dans la voiture de Batman. Ça, tu peux l’écrire : tous ceux qui se sont fait choper roulaient dans une voiture de Batman. »

Au million d’euros, Yassin a prévu de se ranger. La retraite dorée est fixée à l’horizon 2025, grand maximum. Il sait qu’il contribue à faire tourner une industrie criminelle, il l’assume. C’est ça où trimer quarante ans pour une pension même pas assurée. De toute manière, tout ça est un grand jeu de dupes. « Tous ceux qui nous traquent tapent, je peux te l’assurer. » Dans sa clientèle, il explique avoir des policiers et des politiciens. « J’ai plein de gens vraiment bien en façade. Des gens qui hurleraient au scandale si on parlait de légalisation. Des faux jetons qui disent vouloir lutter contre le trafic alors qu’ils ont tout intérêt à ce que le système perdure. »

Marij Preneel

Ça sent la tanjia marrakchia fumante et le sabj boulli. Les enfants qui jouent entre les tonnelles ont des têtes de lion. Un guitariste flamenco arménien accorde son instrument et Maria Rec, finaliste de The Voice Ukraine, dessine depuis la scène les sourires sur les visages des locaux. Ce samedi ensoleillé, la Morkensplein de Borgerhout célèbre les langues maternelles de ses habitants. « Il faut des journées comme la Moedertaaldag pour montrer que Borgerhout, c’est un endroit formidable où il fait bon vivre. Où l’on rassemble les gens dans toute leur diversité, que c’est bien plus que le repaire de dealers auquel on le réduit souvent », sourit Ben Van Duppen, échevin PTB du district, engoncé dans son long paletot d’hiver.
C’est une spécificité toute anversoise : en 1983, le territoire de la ville a été étendu à plusieurs communes avoisinantes pour former une métro-pole qui compte aujourd’hui 530 000 habitants, la plus grande commune de Belgique. Depuis 2001, les neuf districts d’Anvers élisent leurs conseillers et échevins aux quelques compétences modestes. Dans une mégacité écrasée par les scores électoraux de la N-VA, le district de Borgerhout fait de la résistance. Ici, la majorité réunit Groen, Vooruit et le PTB.
Marij Preneel connaît bien Bart De Wever. Bien avant de devenir bourgmestre de Borgerhout, l’écologiste était chercheuse en histoire à la KU Leuven durant les mêmes années que l’homme fort de la N-VA. Depuis, les deux élus ne se voient plus souvent. Les regards qu’ils posent sur la gestion du trafic en ville diffèrent. « Ce sont des agents de quartier qu’il nous faut, pas des cow-boys qui débarquent toutes sirènes hurlantes, s’enflamme la bourgmestre. Il faut des assistants sociaux, des maisons de quartier. Tout ça existait beaucoup dans les années 1990. Puis la présence de la Ville dans les rues a disparu. »
Dans le même temps, c’est tout un pan de la société qui semble s’être construit autour de la drogue. La cocaïne, on en consomme et on en vend dans tous les cercles. « Je connais pas mal de gens qui en prennent. Dans les cafés populaires comme dans ceux de hipsters. Je n’ai jamais touché à un gramme de ma vie, mais je peux vous assurer que si je veux en obtenir un, ça ne me prendra pas plus d’une heure. »
Les arrière-grands-parents de Marij tenaient un magasin de café et de cacao, avant la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Borgerhout grouillait de médecins, de notaires, d’avocats. « C’était une commune bourgeoise et de classe moyenne, rembobine-t-elle. En 1944, beaucoup de bâtiments se sont fait raser par les V2 allemands et après la Libération, de nombreux habitants ont quitté leur maison de maître citadines pour aller ailleurs. » Avec la convention belgo-marocaine de 1964 et l’arrivée massive des travailleurs immigrés qui allaient battre le fer à Hoboken et poser les billes de l’Antwerpse premetro, les maisons vides de Borgerhout ont accueilli de nombreux hommes marocains rejoints par leurs familles. Le Vlaams Blok a émergé peu après, se faisant le relais incendiaire des contrariétés de certains habitants flamands. « Ils se sont mis à appeler Borgerhout Borgerokko, ça a créé des conflits très durs. Les communautés se sont refermées sur elles-mêmes. »

Avec l’émergence du trafic de cocaïne en Europe de l’Ouest, quelques familles de Borgerhout originaire du Rif ont rejoint le business. Elles opèrent aujourd’hui depuis l’étranger. « Eux, ce sont de gros bonnets, ce n’est plus le problème de Borgerhout, c’est celui de tout le pays. » Le problème c’est le risque qui pèse sur la jeunesse locale affriolée par le deal et l’aventure criminelle. « Cette jeunesse doit se voir propo-ser une alternative au petit trafic et à la rue. Il y a des problèmes de racisme, il y a des problèmes d’inégalité. » Parfois, des mamans consultent Marij, désemparées, lui confient soupçonner que leur fils est « dedans », qu’elles ne savent pas quoi faire. « Il reste l’une ou l’autre association de volontaires géniale qui travaillent avec les jeunes Borgerhout. Mais c’est insuffisant. La Ville doit débloquer des moyens : on ne peut pas attendre que tout vienne d’initiatives bénévoles. »
Dans le domaine provincial de Rivierenhof, à Deurne, Naïma* regarde les gamins qui tapent le ballon dans l’herbe. Jusqu’ici, mis à part une bonne amie du quartier tout aussi effrayée qu’elle, elle n’a su vers qui se tourner pour se dénouer les entrailles. « Le petit avec son t-shirt de sport bleu, là, il ressemble fort à Malik* quand il avait son âge. C’est un gentil, Malik. Un gentil qui voit des mauvaises personnes. » Malik a dix-neuf ans. Il vend de la cocaïne. Naïma le sait : un jour, elle a fouillé dans la chambre de son fils, découvert en dessous des piles de vêtements de marque impayables une quantité importante de poudre blanche. Elle n’a jamais osé en parler, ni à Malik ni à son mari. « On ne parle pas de ces choses-là. La communication, c’est difficile, à la maison. Si mon mari l’apprenait… Je n’ose même pas y penser. »

Je connais pas mal de gens qui en prennent. Dans les cafés populaires comme dans ceux de hipsters. Je n’ai jamais touché à un gramme de ma vie, mais je peux vous assurer que si je veux en obtenir un, ça ne me prendra pas plus d’une heure.

Quand elle reconstitue les dernières années, Naïma peine à cibler le moment précis où tout a dérapé. À l’adolescence, Malik s’est mis à revenir de plus en plus tard à la maison après l’école, expliquait jouer au foot avec ses copains. Plutôt bon élève jusque-là, ses notes ont peu à peu dégringolé. « Après avoir doublé en secondaire, il s’est mis à sécher régulièrement l’école. C’était très explosif, avec mon mari. Malik s’est complètement refermé. » Les « mauvaises personnes » que côtoie Malik, Naïma voit très bien qui elles sont. Deux d’entre elles ont été condamnées pour trafic de drogue et violence. Ces évènements qu’elle lit dans la presse locale la remplissent d’horreur, blanchissent ses nuits : un jour, Malik pourrait finir dans le journal. Et elle n’aura rien pu faire pour l’en empêcher.

Un faisceau jaune rétro fend la nuit. Brecht, étudiant à l’université, fait chauffer le moteur de sa moto, emprunte une longue avenue bordée d’immeubles et de tilleuls, longe l’Escaut jusqu’au Bonapartedok, le quai le plus méridional d’Anvers, aux abords de la ville, et qui rappelle aux touristes que Napoléon misa son pesant de francs-or sur le développement militaire du port.
Il pénètre dans l’Eilandje, la petite île, ce quartier truffé de lofts, de blocs à appartements flambant neufs, ceinturé par les docks où remuent les bateaux de plaisance, arpente ses rues standardisées, vides, tristes comme la pluie, à peine ravivées par quelques yorkshires anglais promenant leurs propriétaires.
Il poste l’engin aux abords d’un petit parc où discutent deux trentenaires, chemise à carreaux d’hiver élégante pour la première, pull à col roulé pour l’autre. L’échange prend tout au plus cinq secondes, un bonjour courtois, des mains qui se croisent furtivement, des chemins qui se séparent.
Deux grammes de cocaïne écoulés. Bénéfice : quarante euros. Le fournisseur de Brecht lui vend le matériel par bloc de dix grammes, un peu moins cher qu’au prix du marché. Il le coupe au paracétamol pour accroître sa marge et le revend à quelques habitués des bars branchés anversois. À beaucoup d’étudiants, aussi. « Ça me permet de rentrer assez facilement mille euros par mois. C’est mon argent de poche à moi. »
À quelques rues du parc, Raki décapsule des Duvel pour les trois tondus attablés au fond de son établissement, le Petra’s Café, le genre où l’on boit encore deux Jupiler avec un billet de cinq, où la clientèle a le privilège de composer la playlist. « Il y a quelques dockers de l’époque, des clients fidèles, qui viennent me dire bonjour à l’occasion, mais ça n’a plus rien à voir avec ce que ça a été. »
Raki fait de la résistance. Il est le dernier tenancier des nombreux cafés populaires qui peuplaient encore l’Eilandje il y a quelques années, quand cinq mille dockers venaient quotidiennement chercher leur contrat d’un jour au ‘t Kot, le grand hangar juste en face. Souvent, des intermédiaires des narcotrafi-quants y rôdaient aussi. Un phénomène que Raki préfère ne plus évoquer. « On raconte beaucoup de choses, vous savez… » Lui se souvient surtout des fêtes monumentales qui faisaient l’âme de son quartier. Il tend son téléphone, une vidéo, sur laquelle des dizaines de dockers s’agitent au Petra’s sur fond de techno. C’était en 2014.

En 2018, le pragmatisme numérique avait mis un terme à cette tradition portuaire, les dockers avaient reçu un iPad Mini leur permettant de proposer leurs bras en ligne et avaient disparu du jour au lendemain de l’Eilandje. Comme cette partie du port, trop étroite pour les cargos, était tombée en désuétude, on avait construit de grands immeubles à logements à la place des hangars. Les cafés ouvriers avaient fait place à quelques bars branchés. L’immobilier florissant avait offert de belles opportunités aux entrepreneurs criminels soucieux d’injecter leur argent sale dans l’économie légale. Quant aux anciens dockers corruptibles de l’Eilandje, il resterait Facebook pour les approcher.
La voiture de police fédérale s’était arrêtée à notre hauteur. Jim* et Hans * s’étaient poilés.
« Vous avez essayé de contacter le service presse de la police ?
— Ouais. De la police fédérale, de celle d’Anvers, on s’est heurté à des murs.
— Vous voulez savoir quoi ?
— Mille choses. Avoir votre point de vue. Savoir comment le trafic de drogue joue sur la vie de gens, comment vous et vos collègues travaillez.
— Les collègues de la police communale, c’est un trou sans fond dans le budget de l’État. Ils passent leur vie à attraper des pauvres dealers de rue qu’on relâche juste après, ça n’a aucune forme d’utilité.
— Vous bossez sur le trafic de drogue ?
— On enquête, oui. Là, on essaye de faire tomber un gars dont on sait pertinemment bien qu’il est dans de sales histoires. Un tenancier de boîte de nuit, un vrai connard. Le mec s’est payé un mariage l’année dernière, on n’avait jamais vu un truc aussi exubérant à Anvers. Il a plein de sociétés, les montages sont complexes, mais on sait qu’il trempe et on finira par l’avoir. »
La vitre était remontée et la voiture de police avait filé vers d’autres aventures.
Aux petites heures de cette nuit-là, les deux journalistes de Wilfried étaient passés devant le fameux établissement. Son parking était peuplé de voitures de sport façon Gran Turismo et de plaques personnalisées baroques. On était remonté bien plus au nord, par-delà l’Eilandje et le Straatsburgdok, dans un paysage de fin de siècle où la bretelle d’autoroute avoisinante absorbait tous les sons. Ceux des anciens bâtiments du Noxx inclus.

Sueur. Amas de torses dénudés en suspension dans l’air. Trou noir supermassif M87 en lieu et place des pupilles. La moitié de la communauté tourne à l’eau, on a vingt piges, vingt-cinq tout au plus, si on se ponce les neurotransmetteurs à la coke, on modère la boisson, on s’hydrate. Communion collective sur fond de techno-indus sale. C’est vendredi soir, pour la classe moyenne blanche anversoise, 6EJOU perfore les diaphragmes de l’assemblée, 180 bpm de catharsis permanente, une autoroute vibratoire vers le lever du jour. Jusqu’à sa reprise, en 2015, le club s’appelait le Noxx. Gwenette Martha, ancien gros bonnet de la Mocro Maffia, disloqué par quatre-vingt-quatre balles de kalachnikov en 2014 dans la périphérie d’Amsterdam, y avait organisé des soirées, fin des années 2000, après avoir fui les prisons néerlandaises et s’être réfugié à Anvers sous un faux nom.

Personne n’hésite à débourser les cinq euros en vigueur pour s’offrir le bracelet fluo qui libère l’accès aux toilettes des hommes, à ses deux urinoirs métalliques aux allures de mangeoires, longs comme des rames de métro, dont tout le monde se fiche, qui font comme une allée vers les deux sanitaires privatifs devant lesquels une grande file d’impatients s’amasse.
« Mec, tu chies ou quoi ? Komaan ! »
Kikoe* ne s’aventure pas jusque-là pour s’envoyer son rail, un coin du club fait amplement l’affaire. Le gamin a vingt et un ans. Il est éclaté. Il vient de Rotterdam pour vendre sa coke et ses cachetons de MDMA. Il offre le premier demi-gramme pour vingt euros, dans une petite feuille pliée avec une fusée dessus, un space pack tout droit sorti de son slip, prend les numéros des nouveaux clients, jure que son matos est bien moins coupé que celui habituellement vendu à Anvers.
Erin*, elle, a déjà sa dose. Avec ses grosses lunettes de soleil sur le nez, elle sort des toilettes, les traits bloqués sur le mode sourire. Elle tournoie, le poing en l’air, au milieu du peuple électrisé.
« T’inquiète, je parle un peu le français. Ça tourne dans tous les sens l’ami. C’est la liberté. C’est beau. Tu es beau. Ça tourne ! Comment il dit Jacques Brel ? Et ils tournent, et ils dansent comme des soleils… Allez, comment il dit ? Comme des soleils…
— Crachés ?
— C’est ça ! Ça tourne, l’ami. Saute. Bouge. Comme un soleil craché. Demain n’existe pas. Allez, viens : tournons comme des soleils crachés. »

Notes de bas de page

Ce dossier a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en fédération Wallonie-Bruxelles.
Certains noms, marqués d’un astérisque, ont été modifiés.

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