C’est l’histoire d’une assemblée que l’on croyait snobée par les puissances étrangères. L’histoire d’un parlement en apparence exemplaire, bardé de pares-feux. Dont les citoyens européens connaissaient à peine l’existence, et qu’ils découvriront avec une fascination dérangée, dans le clair-obscur de leurs passions, car les lecteurs préfèrent toujours les histoires de bandits aux épopées vertueuses. Un matin la police belge réalise une descente, trouve beaucoup d’argent, jette en taule des personnalités de l’hémicycle, et c’est la stupéfaction. Bruxelles révèle son décor de vieil Hollywood, avec des espions et des agents de liaison, des perquisitions fantômes, des liasses dans des sacs en plastique, des amitiés trahies, des histoires d’amour saccagées, des avocats vénères, un juge contesté, sept cents députés écœurés, une démocratie blessée dans sa chair. Voici le roman noir du parlement européen, un récit choral à dix voix où la vérité n’est jamais qu’une affaire de point de vue. La saga d’un scandale de corruption dont les énigmes irrésolues continuent de hanter les lieux, ses passerelles et ses ascenseurs translucides, ses étages ouverts sur des patios et ses écrans de télé qui retransmettent en continu la tribune de l’hémicycle, dans un jeu de reflets à rendre fou.
Rappel des faits : Le 9 décembre 2022, six personnalités liées au parlement européen sont interpellées à Bruxelles dans le cadre d’une vaste enquête pour faits présumés de corruption et de blanchiment d’argent en bande organisée, au profit d’un ou plusieurs États-tiers. Il s’agit d’Eva Kaïlí, vice-présidente du parlement ; Antonio Panzeri, ancien eurodéputé ; et Francesco Giorgi, compagnon de Kaïlí et ancien collaborateur de Panzeri. Les trois autres protagonistes ont été libérés sous condition. Un mois plus tard, les eurodéputés Marc Tarabella et Andrea Cozzolino sont également arrêtés et placés en détention provisoire, l’un à la prison de Saint-Gilles, l’autre assigné à résidence à Naples. D’autres noms sont régulièrement cités dans l’affaire, mais ils n’ont fait, à l’heure de boucler cette édition, l’objet d’aucune arrestation. Seuls Giorgi et Panzeri ont à ce jour reconnu leur culpabilité.
Manon Aubry
Vous faites parfois des choses dans un anonymat presque complet, et puis soudain, parce que le cours de l’histoire vous a donné raison, des dizaines de journalistes vous sautent dessus et vont jusqu’à vous prêter un sixième sens. Le 23 novembre 2022, Manon Aubry place son téléphone à l’horizontale sur son bureau de Strasbourg, positionne bien en vue une tasse « One Love » à droite de l’image, se dresse sur sa chaise, la blouse ouverte, les coudes sur la table, et se lance dans une diatribe de plus de six minutes contre les pourris du système, tous ces eurodéputés qui ne voulaient pas d’une résolution visant à dénoncer, en marge de la Coupe du monde, la violation des droits de l’homme au Qatar. Une phrase est restée : « Je me demande si, autour de la table, on avait des représentants des groupes politiques, ou est-ce qu’on n’avait pas tout simplement l’ambassade du Qatar ? »
À l’époque, l’adresse vidéo fait peu de bruit. Encore le délire d’une agitée de La France insoumise, pensent certains. Seuls la visionnent et la relaient les followers de la jeune députée, coprésidente du groupe de la gauche radicale The Left, le plus petit de l’assemblée. Aubry passe à Strasbourg une semaine de tous les diables. Ça fait un an qu’elle réclame cette résolution, certes non contraignante — c’est l’essence d’une résolution, texte qui résume la position du parlement sur un sujet donné — mais chargée d’une forte symbolique. L’Europe, avec ce qui lui reste de libre expression politique et de dignité, montrerait de la sorte au monde entier sa capacité à défier les lois du foot-business en condamnant un État tiers, responsable — comme l’a révélé une enquête du Guardian — de la mort de milliers d’ouvriers qui ont bâti dans des conditions insoutenables des stades géants au milieu du désert, théâtres éphémères du plus lucratif des divertissements.
Et voici qu’enfin, le lundi, au lendemain de l’ouverture du Mondial, elle obtient à seize voix près, sur 705 députés, un vote favorable au principe d’une résolution. Ce qui ouvre des négociations à huis clos sur le contenu de cette résolution, qui devra ensuite être approuvée dans l’hémicycle le jeudi même. Le combat n’est pas encore gagné.
Et c’est là qu’Aubry, qui croyait avoir tout vu, écarquille les yeux. L’immoralité en open bar. À l’abri des journalistes et des caméras, elle entend des propos impensables, si impensables qu’elle se met à prendre des notes au vol — ce qu’elle ne fait jamais lorsqu’elle négocie.
Un député socialiste lui dit : « Rien ne certifie qu’il y a eu des milliers de morts sur les chantiers, c’est le Guardian qui l’affirme, mais l’enquête a été contestée. » Un autre : « Si on tape sur le Qatar, ils vont nous priver de leur gaz. » Elle n’en revient pas. On lui fait du chantage, vies humaines contre contrats énergétiques. Elle sort de la salle des négociations avec l’intime conviction que certains parlementaires sont seulement là pour défendre les intérêts de Doha. Et c’est à chaud qu’elle enregistre sa vidéo, qui lui vaudra le mois suivant les louanges de l’opinion publique.
Ce qui lui a mis la puce à l’oreille, c’est la posture des socialistes, qui composent la deuxième force politique du parlement. D’habitude, sur la question des droits de l’homme, ils sont plutôt alignés avec les vues du groupe d’Aubry, mais dès qu’il s’agit du Qatar elle a la sensation qu’ils perdent les pédales. Durant cette folle semaine de novembre, ils s’arrangent d’abord pour l’éjecter de la coordination des négociations, ils en prennent ensuite le contrôle, enfin ils formulent une proposition de résolution qui, à ses yeux, ressemble mot pour mot au plaidoyer émirati. Plusieurs députés de gauche vont même confier à Aubry qu’ils ne pigent pas pourquoi certains de leurs collègues se montrent si cléments avec le micro-État gazier. Alors bon, difficile de croire qu’ils ne sont que trois ou quatre à avoir trempé dans l’affaire…
Mais les pommes pourries ne traînent pas que dans le panier socialiste. Qui peut sincèrement penser que le Qatar ne s’est pas intéressé aux autres, à commencer par les conservateurs, le groupe le plus puissant du parlement ? N’importe quel apprenti lobbyiste sait que, pour espérer atteindre sa cible, il faut viser au moins trois groupes politiques, si possible les plus gros. Et puis le diable s’immisce un peu partout, dans les moindres faiblesses de l’être humain, les valises pleines de liasses bien sûr, mais aussi les cadeaux, les escapades à l’autre bout du monde — tenez, prenez par exemple ce député espagnol, José Ramón Bauzá, ancien président du groupe d’amitié informel Qatar-Union européenne (encore un obscur cénacle où toutes les collusions sont permises !), qui a plusieurs fois voyagé gratuitement sur Qatar Airways.
Aubry a mené sa petite enquête : Bauzá votait souvent en faveur de Doha, à rebours des consignes de son propre groupe, Renew Europe… Les outils d’influence pour mettre le Vieux Continent sous ingérence se comptent par dizaines, et les âmes vénales se tapissent partout dans l’hémicycle.
Le temps a passé, rien n’a changé. Quelques jours après l’éclatement du scandale, le parlement a voté une résolution ambitieuse à 541 voix favorables sur 546 voix exprimées. Les députés ont tous juré la main sur le cœur que notre démocratie n’était pas à vendre. Mais dès le retour des négociations à huis clos, c’est l’enterrement de première classe.
Derrière les murs opaques de la conférence des présidents de groupe, Aubry constate que personne ne cherche à profiter du tremblement de terre pour cimenter les règles en matière d’éthique et de transparence. Et alors, quand elle demande, en ouverture de la session plénière, au vu et au su de tous, un vote public sur le sujet, elle l’obtient. Ah, les lâches ! Il faut donc des caméras pour qu’ils se souviennent de leur mission, servir les intérêts du citoyen européen ! Dans les couloirs, on lui dit des trucs lunaires, ses bras lui en tombent. « Manon, tu as raison sur le fond, mais tu sais, on a toujours fait comme ça. » Ou encore : « C’est ton premier mandat, reste tranquille. » Ou encore : « Et quoi, je vais devoir publier l’heure à laquelle je vais pisser, maintenant ? » Et vous allez assumer, vous, lors des élections de 2024, quand les gens nous diront qu’on est juste une grosse bande de corrompus, incapables de la moindre réforme ? Aubry ne peut rester passive, mais dans sa croisade elle se sent bien seule. Elle remarque que les socialistes se satisfont du surplace. Que les écologistes manquent d’entrain. Que les conservateurs fourrent partout des amendements pour jeter l’opprobre sur l’ensemble des ONG, au motif que l’une d’entre elles, d’après l’enquête de la police belge, constituait le noyau du réseau criminel. Et les élus d’extrême droite, l’éthique, ils en font du papier à mâcher !
Voilà comment la démocratie européenne est sabotée, à cause de tous ces députés qui rendent des comptes aux lobbys industriels et aux monarchies pleines de pognon, non à leurs électeurs !
Sur elle, Aubry a appris une chose dans ce scandale : elle avait commencé à s’accoutumer, et peu à peu se conformer, au fonctionnement du parlement. Ses privilèges, ses vieilles méthodes de négociation, son entre-soi narcissique, cette façon décomplexée de décider du sort de dizaines de millions de citoyens dans la plus grande opacité… Si même elle, chantre de la transparence, était en train de s’assoupir, alors comment voulez-vous ?