Forza Flandria , le fantôme aux 100 visages

N°22 / Printemps 2023
Journaliste François Brabant

2024 : La bataille anversoise

Retour, encore et toujours, à Anvers, noeud de toutes les intrigues et de tous les dilemmes nationalistes.

Troisième étage d’un immeuble en bordure de ring. Assis derrière son bureau au bois vénérable, une canette de Coca sur le sous-main en cuir craquelé, Hugo Coveliers n’a guère changé depuis l’époque où Verhofstadt l’avait désigné comme le candidat des libéraux pour le mayorat d’Anvers. Costume et gilet, lunettes rondes, et ce bouc caractéristique qui lui mange tout le menton, et lui donne un air mi-inquiétant mi-comique. Encore un parcours typique : député Volksunie, transfert au VLD, cheville ouvrière du think tank Nova Civitas, fondation du micro-parti Vlott, et un dernier mandat au Sénat au sein du groupe Vlaams Belang. Malgré les zigzags, une cohérence totale : la cause flamande du premier au dernier jour.
Autant dire que Coveliers connaît par cœur la façon de penser nationaliste, dans ses multiples tonalités. Alors il déroule l’équation. « Pourquoi la N-VA ne veut-elle pas s’allier au Belang ? Parce que De Wever veut conquérir le pouvoir fédéral en 2024, pour provoquer une réforme de l’État ou bien engager des réformes économiques. Et ça implique de se rendre acceptable par les francophones. Il sait naturellement que s’il forme un gouvernement flamand avec le Belang, ça le met hors jeu aux yeux du PS. »

Le problème, c’est que 2024 ne s’arrêtera pas en mai. Cinq mois à peine après le scrutin régional et fédéral, suivront en octobre les élec-tions communales. En lice pour un troisième mandat de bourgmestre, Bart De Wever jouera gros. A fortiori si les scores de la N-VA ne sont pas mirobolants en mai. La perte du mayorat d’Anvers prendrait alors des airs de catastrophe. Or, calcule Coveliers, « imaginons que le Belang fasse 25 % en mai, ça veut dire qu’il sera au moins à 30 ou 35 % à Anvers, où ses scores sont toujours supérieurs ». Comment De Wever pourra-t-il justifier à un tiers des électeurs anversois qu’il leur tourne le dos, alors qu’il convoitera leurs voix cinq mois plus tard ? « Posons qu’en mai 2024, on a le Vlaams Belang en tête et la N-VA juste un peu plus petite, qu’à eux deux ils aient une majorité de sièges au parlement flamand, et que Bart choisisse malgré tout de gouverner avec le CD&V ou Vooruit. S’il fait ça, il sera sanctionné au niveau local, et il peut oublier le mayorat à Anvers. C’est un dilemme qui est difficilement soluble. »

L’échappatoire paraît déjà toute tracée. Bart De Wever pourrait garder le plus longtemps possible toutes les options ouvertes, quitte à laisser pourrir les négociations gouvernemen-tales jusqu’à l’automne. Un choix, cependant, devra bien être posé, tôt ou tard. Au risque de déclencher une crise profonde à la N-VA, comme celles qui avaient ébranlé la Volksunie en 1979, 1988 et 2001 ? « La grande victoire de Bart De Wever la décennie passée, c’est qu’il a presque vidé le Vlaams Belang », analyse Olivier Boehme. En 2014, l’extrême droite était redes-cendue à un niveau riquiqui : moins de 6 % des voix. « Naturellement, c’est une victoire à court terme, mais une dette à long terme. Ces électeurs venus du Belang ont des attentes… Cela mène à des tensions internes à la N-VA. Certains pensent que, pour continuer à engranger les victoires, il faut satisfaire ces électeurs dans leurs attentes par rapport à l’immigration. D’autres estiment que non, sous peine de ressembler au Vlaams Belang. » Qu’en pense Bart De Wever lui-même ? « Il est historien. Il sait qu’un accord avec le Belang signifiera la fin de sa crédibilité politique. » Ses dernières déclarations jettent pourtant le trouble. Sciemment ? Dans une interview au Tijd, le président de la N-VA a indiqué qu’une situation de blocage institutionnel était inévitable, et que la Belgique vivrait en 2024 ou 2029 son « moment Weimar », allusion cryptée à la république de Weimar en place en Allemagne de 1918 à 1933, régime instable auquel le coup d’État des nazis mettra fin. « Ce n’est pas seulement une comparaison insensée sur le plan historique… Une telle formule, dans la bouche de Bart De Wever, est performative. Il appelle clairement au chaos en 2024. Pour réaliser le confédéralisme coûte que coûte. On voit une sorte de panique chez lui… Ses expressions étranges trahissent le fait qu’il n’est pas immunisé contre la tentation de l’aventure. Mais je ne suis pas dans sa tête, naturellement. »

Pour s’extirper de sa position délicate, Bart De Wever a répété à plusieurs reprises sa solu-tion : changer de mode de scrutin, en passant du système proportionnel au système majoritaire. Tiens, tiens, une vieille idée. Très à la mode au début des années 1990, quand des éminences grises phosphoraient sur l’émergence d’un grand parti libéral-conservateur flamand. « Bart De Wever a pour modèle la coalition allemande CDU-CSU, remarque Eric Van de Casteele. Et un système majoritaire favoriserait l’émergence d’un grand bloc de ce genre. » Dans ce schéma, les fractions les plus extrémistes du Belang seraient réduites à la marginalité, tandis que les autres devraient bon gré, mal gré rentrer dans le rang. Le CD&V et l’Open VLD, ou du moins leurs ailes droites, n’auraient eux non plus d’autre choix que de se fondre dans le nouvel ensemble, dont Bart De Wever serait bien sûr le leader incontesté.

Éternel réapparition du fantôme. Qui, pour l’heure, ressemble plutôt à une pirouette. Un spielerei, dirait-on outre-Rhin.

Notes de bas de page

1. À la suite de sa défaite électorale en 1936, l’Union catholique belge se scinde en deux sections, qui fonctionnent chacune comme un parti indépendant : le KVV en Flandre et le Parti catholique social en Wallonie. Après 1945, ces partis laisseront place à une organisation de nouveau unitaire, le Christelijke Volkspartij-Parti social-chrétien (CVP-PSC).

2. Frans Van Cauwelaert : bourgmestre d’Anvers de 1921 à 1932. Au sein du CVP, il incarne une aile flamingante mais opposée à tout rapprochement avec l’extrême droite. Il est le grand-oncle de Rik Van Cauwelaert.

3. Cet épisode sera relaté en détail en 2019 par un article de Knack, qui a eu accès à la correspondance et aux archives personnelles de Paul Belien, exhumées par Carl Devos, professeur de sciences politiques à l’université de Gand, dans le cadre de ses recherches.

4. Volksaard : l’identité, le caractère du peuple.

5. Guy Spitaels : président du Parti socialiste de 1981 à 1992, ministre-président wallon de 1992 à 1994.

 

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