Ligne 9 : la chronique scolaire de Claire Ninin

N°29 / Hiver 2024
Journaliste Claire Ninin

L’école, cette société dans la société qui raconte si bien notre époque. Pour « Wilfried », Claire Ninin livre un instantané de son quotidien d’enseignante en zone rurale. Dans ce numéro : un trajet en bus, aux petites heures du matin. Les portraits impressionnistes de Baptiste, Ryan, Sevan, Émilie, Thomas et les autres, visages des classes populaires.

Dans une maison de la vallée de la Semois, le réveil de Baptiste sonne à 5 h 30. Pour rejoindre sa classe, le premier bus qui l’amène à sa correspondance passe à 6 h 46. Il bâille, le front soutenu par la vitre sale du bus. De vieux rocks jouent dans ses AirPods, il regarde à travers la buée les champs s’éclairer d’aube, l’éclairage public devenir inutile, la ville apparaître enfin. À cette heure, les ados sont silencieux jusqu’à la banquette du fond. Dans un soupir chaud, le bus se gare devant l’Institut. Baptiste se laisse tomber sur le marchepied du 9 Alle-Gedinne-Beauraing tandis que la sonnerie retentit déjà. Ce soir, ce sera pareil. Il faudra s’engloutir la campagne dans le sens contraire, quitter la petite bourgade, les devantures des bijouteries, ne plus croiser bientôt qu’une ferme isolée. Les soirées des villages sont animées par les manœuvres synchronisées de ces quelques autobus toussotant leurs derniers étudiants fatigués. Il faudra marcher encore, laisser l’arrêt envahi de mauvaises herbes, partager quelques mètres avec le petit chien du voisin. Rentrer, enfin. 18 h 09. Noir complet, cette fois. Souper, se doucher, bâcler ses devoirs, le réveil sonnera demain matin, imperturbable : 5 h 30.

Le matin, Ryan n’a jamais le temps de voir Baptiste, ils ne se croisent pas. Quand Baptiste rejoint son rang après une heure trente à somnoler aux rythmes du moteur et de radio Nostalgie, Ryan se les gèle depuis une heure sous le préau. Les semaines où il vit chez son père, celui-ci le dépose en partant bosser. À cette heure-là, il n’y a encore personne pour taper dans le ballon. Ryan est le premier dans la cour, avant les éducateurs. Il se réchauffe les doigts sous les fesses en attendant Sevan qui dépose son petit frère à la maternelle. C’est lui qui a levé le petit, l’a habillé, lui a donné de quoi déjeuner. Sevan n’a pas fait ses devoirs, il sait qu’il va choper une remarque ce matin. De toute façon, c’est lui qui la signera.

À partir de 8 h, le parking s’anime, les parents déchargent lourds sacs et petits humains, moteurs et esprits pressés s’échauffent, les copains arrivent. Il y a ceux qui se targuent de voyager en voiture, de profiter d’une banquette et d’un horaire personnels. Même s’il n’y a guère de Mercedes, on tient à exhiber ses différences. Dans les bus, la classe populaire s’éveille. Celle dont on voudrait pouvoir dire — dans une tentative de souvenir commun — qu’elle lit l’arrière des boîtes de Kellogg’s le matin, l’esprit encore embrumé. La vérité, c’est qu’elle ne déjeune pas. Les parents sont partis trop tôt éponger un crédit derrière une caisse ou un tablier de boucher, sous une bagnole ou sur un transpalette. Il faut bien les conduire, ces bus. C’est la classe populaire qui zone dans Givet le long des rails qui ne relient toujours pas Dinant, avec la centrale qui crache à l’arrière. Blanche, rurale, vaguement catholique par habitude, laborieuse mais pas toujours, bien sûr, parce que la réalité se moque bien de coller pile poil au récit qu’on veut en faire. Cette classe populaire qui, avant d’être méprisée — pire, oubliée — n’avait jamais trouvé que « populo » était un gros mot.

En conseil de classe, quand un élève qui obtient de belles notes choisit d’aller dans une classe de professionnelle, il y a toujours un professeur de cours généraux pour oser : « C’est dommage ! » et un autre, de cours pratique, pour s’offusquer « Dommage de quoi ? Il aura raté sa vie parce qu’il sera maçon ? » L’un argue la promesse faite de porter chaque élève au sommet de ses capacités, de polir chaque talent : on aurait pu faire de ce môme un petit transfuge de classe, le faire rayonner, écrire un bouquin sur son histoire, qui sait, même en faire un prof ! L’autre réplique que le talent du gamin est dans ses doigts, qu’il faut de bons maçons et que le gosse ne rêve que de ça. Le débat s’arrête souvent là. Ce qui se joue semble au-delà.

Madame Martin est arrivée tôt ce matin, pour faire ses photocopies. Elle croise Émilie qui la salue. Émilie est la seule fille de la classe. Quand son chef d’atelier lui demande : « Pas trop dur ? », elle répond que non. Ce n’est pas vrai mais elle ne sait pas comment se plaindre. Elle commence tout de même à trouver sa place : hier, le caïd de la bande est venu lui poser une question de stabilité. Quand la prof de français a abordé la problématique du point médian qui reparaissait dans le débat, elle a levé les yeux au ciel et c’est tout. Thomas, lui, a réalisé à cette occasion qu’il se trouvait des gens pour vouloir complexifier la ponctuation — étranges petits signes qui lui posaient déjà bien du souci. Des gens qui se chamaillaient sur des virgules pendant que la langue bleue décimait les troupeaux. Mais ce matin, Thomas est d’excellente humeur. Il a eu le temps de faire un vêlage avec son père dès potron-minet et il rejoint la cour de l’école, une tartine dans la main. Vite quelques heures de cours avant de retrouver les vêtements crottés laissés sur le bord de la chaise, l’odeur du fumier imprégnée jusqu’aux chaussettes, les naseaux tièdes et fumants, le froid piquant qui suce les joues.

8 h 25, sonnerie. Ils se regroupent paresseusement. Madame Martin s’approche : « Bonjour jeunes gens ! », première salutation reçue pour certains. Elle les précède dans le couloir, lance un signe qui provoque la chute des capuches. Elle entre en classe la première, en chef d’orchestre, allume la lumière. Sans ordre, tout s’ordonne pourtant : chacun rejoint naturellement sa place, pose son sac, enlève son manteau. Elle attrape sa craie : « Prenez vos journaux de classe. » Ils ajustent leur chaise, rangent leur téléphone, sortent leur trousse : les musiciens s’accordent. Baptiste, Ryan, Sevan, Émilie, Thomas, les autres. La porte de la classe est fermée, ils ont laissé dans le couloir la vie du petit matin. Le temps d’un cours, chacun met de côté les cigarettes de l’arrêt de bus, les estomacs vides, les parents. La prof prend place sur l’estrade. Les élèves, distraits d’abord, se tournent vers elle, convoités par une routine rassurante. Ils ouvrent leur farde, retrouvent les marques de fluo laissées la fois passée, les petits dessins dans les marges. L’intonation familière de leur enseignante achève de les cueillir et les esprits se détournent du quotidien :

— Vous vous souvenez, la semaine dernière, on a commencé à aborder la question des…

Dans les bus, la classe populaire s’éveille. Blanche, rurale, vaguement catholique par habitude, laborieuse mais pas toujours, bien sûr, parce que la réalité se moque bien de coller pile poil au récit qu’on veut en faire.

Ce soir, ce sera pareil. Il faudra s’engloutir la campagne dans le sens contraire, quitter la petite bourgade. Il faudra marcher encore, laisser l’arrêt envahi de mauvaises herbes, partager quelques mètres avec le petit chien du voisin. Rentrer, enfin.

Wilfried N°29 - L'opération Benoît Poelvoorde


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