« L’homme est un mammifère qui se comporte comme les autres, ni mieux ni moins bien »

N°29 / Hiver 2024
Journaliste Quentin Jardon
Photographe Karoly Effenberger

Il a étudié l’histoire médiévale, mais c’est le futur qui le concerne, et même un futur assez lointain, au-delà de 2040 ou 2050. Le temps de commencer à sortir du « fond du trou moral » dans lequel nous nous sommes foutus, à force de détruire notre environnement, de contribuer à la sixième extinction de masse. Et alors, assure Antoine Lebrun, un nouvel horizon s’ouvre, nettement plus enchanteur. C’est le message anti-défaitiste que veut porter urbi et orbi le directeur de la Fondation Pairi Daiza, bras droit du patron du parc animalier Éric Domb, et ancien boss de WWF Belgique. Où il est question de courbes et de tortue géante qui piquent du nez, de mégathérium, de gorille moqueur, et d’un possible « revival » à la sauce climatique de la bataille de Stalingrad.

À Brugelette, si les offres Airbnb pullulent ces dernières années, si le prix des maisons alentour a quadruplé, « c’est pas pour le plaisir de se balader dans les champs de patates », nous dit le chauffeur de taxi. Sa Mercedes classe V noire s’engage sur une large route déserte, paralysée les jours de forte affluence. Le trafic généré par Pairi Daiza est tel que les autorités régionales cherchent depuis un paquet d’années à financer et faire approuver la construction d’une nouvelle voie d’accès vers le parc animalier, à laquelle s’opposent plusieurs collectifs citoyens, épouvantés par « le désastre écologique et social » qu’engendrerait la coulée de bitume, et plus encore épouvantés par l’expansion « incontrôlée » du parc. En attendant le désengorgement, les visiteurs font l’expérimentation de la vie dans un habitacle immobile.

La Mercedes s’engouffre à présent dans le parking. Notre œil est aussitôt attiré par le spectacle qui se joue depuis l’aube à proximité de l’entrée : des ouvriers en gilet jaune et casque blanc s’affairent à bâtir un ensemble d’édifices de la taille d’une cité égyptienne, en fait rien d’autre qu’une nouvelle extension du parc de loisirs le plus fréquenté de Belgique. On demande au chauffeur, avant de le remercier, en quoi consistera cette extension. « Ah ça… C’est un secret bien gardé. »

Pour vous accueillir dans le « Royaume enchanté des animaux », s’ouvre une galerie qui n’a aucune raison de jalouser la Galleria Vittorio Emanuele II de Milan. Elle est ornée de fresques splendides, qui auront nécessité quatorze millions de petits carrés de mosaïques. On entre ici dans un paradis artificiel, un empire zoologique moderne, où l’homme exprime de façon exacerbée sa capacité d’emprise rapide sur le paysage et son désir d’émerveillement devant le « miracle de la vie » dont le parc offre un échantillon hyperconcentré, sept mille animaux des cinq continents réunis dans l’ancien domaine de l’abbaye de Cambron-Casteau, septante-cinq hectares. « Les gens flashent autant pour une chèvre ou un cochon que pour un panda géant, on le constate grâce à notre système d’observations statistiques », nous a assuré Éric Domb, le roi-bâtisseur de Pairi Daiza, patron du parc depuis sa création en 1994, à la question de savoir si cette orgie animalière ne risquait pas de nous défaire de la contemplation de bêtes bestioles indigènes.

Nous sommes venus ici pour rencontrer un autre patron. En avril 2023, Antoine Lebrun quittait la section belge du WWF, dont il était le directeur depuis huit ans, pour prendre la tête de la Fondation Pairi Daiza, une jeune organisation sans but lucratif active dans la protection et la restauration de la nature, le soutien à la connaissance scientifique du monde vivant, le recueil et le soin des animaux en danger. Elle a atteint, fin 2024, d’après des chiffres donnés par Antoine Lebrun, le seuil des quatre mille donateurs parmi les 2,4 millions de visiteurs annuels du parc, pour un budget d’environ 2 millions d’euros (dont 1,3 provient des fonds propres de Pairi Daiza, lequel a encaissé au dernier bilan un chiffre d’affaires record de 117 millions, pour un bénéfice net de 9,5). Le projet le plus emblématique mené par cette équipe d’une demi-douzaine d’employés s’appelle Nassonia : la préservation et le « réensauvagement », en cogestion avec la Région wallonne, de la forêt domaniale de Saint-Michel-Freyr, en province de Luxembourg. La question sylvestre, un champ d’action qui anime vivement Antoine Lebrun. « On a réalisé des estimations avec un bureau d’étude : si les pouvoirs publics décidaient d’en finir avec l’exploitation commerciale des forêts, si la gestion devenait à 100 % axée sur la naturalité, la Région wallonne perdrait 100 euros de revenus par hectare. Sur les 3.000 km² de forêts qu’elle possède, ça fait 30 millions d’euros. Sur un budget annuel de 7 milliards, c’est rien ! C’est rien ! Pour un sujet aussi essentiel… Ce que je veux dire par là, c’est qu’on poursuit parfois une gestion des espaces verts non pas parce qu’il y a là un enjeu financier important, mais par habitude. »

« Un véritable écologiste », nous a dit Éric Domb à propos de son nouveau bras droit. « Un visionnaire, un créatif », nous l’a décrit l’ancienne ministre wallonne de l’Environnement, Céline Tellier (Ecolo), dont Antoine Lebrun fut l’éphémère chef de cabinet durant l’automne 2019. La précédente législature a représenté, pour les opérateurs de terrain, une « période de liesse », nous a-t-on affirmé, un faisceau de conditions favorables pour la protection et la restauration de la nature. Le changement d’exécutif augure un tarissement de la source, d’ordre politique et conjoncturel. « Un gouvernement qui place la nature en dessous de l’agriculture, ce n’est pas une bonne nouvelle, redoute Antoine Lebrun. On perpétue une conception productiviste de la nature, vue comme une pure ressource à exploiter. » Formé à l’histoire médiévale, féru de géopolitique et de sciences du vivant, fasciné depuis l’enfance par l’état de la Terre avant l’arrivée du Sapiens, l’homme de 51 ans, Namurois d’origine, s’est investi d’une mission à caractère presque biblique : injecter dans le débat public un propos anti-défaitiste, un « narratif réenchanteur » à rebours de la parole catastrophiste qui, dit-il, plombe l’ambiance en Occident.

Pendant que nous parlons, que nous gesticulons, que des courbes en croissance et en décroissance s’affichent sur le laptop d’Antoine Lebrun pour exprimer le futur de l’humanité, que des groupes scolaires poussent des cris et mangent des pop-corn, non loin de là une tortue géante demeure parfaitement immobile, l’œil fixe et las ; vers la fin de l’entretien, elle piquera un petit roupillon.

Nous sommes dans une enceinte qui entend élever le vivant au rang de sacré, mais pour y accéder, l’immense majorité des visiteurs viennent en voiture, faute de navettes depuis la gare la plus proche —  avec ce que cela entraîne de nuisances sonores et de pollution de l’air pour la faune et la flore de Brugelette et alentours, toutes ces créatures qui n’ont pas la chance d’être admirées dans leur enclos par des milliers de Sapiens. N’y a-t-il pas, dans le pur symbole, un premier paradoxe ?

Ah oui, absolument. C’est un énorme problème. On y réfléchit… Même si l’ennui majeur, c’est que tout le monde déboule et repart plus ou moins en même temps, avec des pics à trente mille visiteurs par jour l’été, ce qui n’est pas très compatible avec le train, qui lui fonctionne à cadence régulière du matin au soir.

L’autre paradoxe apparent, c’est le fait de la captivité. Pairi Daiza entend célébrer le miracle de la vie et la beauté du règne animal, mais la majorité des spécimens doivent se contenter d’un périmètre infiniment plus petit que leur territoire naturel. C’est peut-être une remarque que l’on a dû vous opposer instinctivement lorsque vous avez annoncé rejoindre un parc animalier, vous qui venez de WWF.

Ce point de vue ne m’intéresse pas, parce qu’il est moral. Ma fille, l’autre jour, a eu cette question à l’école : es-tu pour ou contre l’enfermement des animaux dans un zoo ? Mais qui va répondre pour ? C’est totalement absurde comme façon de présenter les choses. D’abord, tous les animaux qui sont ici ne viennent pas du monde sauvage, sauf les individus orphelins. Ils ont le patrimoine génétique d’un animal sauvage, mais pas le patrimoine culturel. On a d’ailleurs le cas avec un gorille juvénile, c’est très très drôle. Comme il n’a jamais été élevé par d’autres gorilles, il ne comprend pas les codes sociaux de son congénère qui tente de devenir un mâle dominant. Au lieu de lui prêter allégeance, il continue de le taquiner comme si c’était un enfant. Et puis aussi, le monde naturel n’est pas en capacité d’accueillir chaque année 2,4 millions de curieux désireux d’admirer la biodiversité du vivant. 2,4 millions, c’est deux fois Bruxelles, un flux gigantesque quand on sait qu’il ne reste que trois mille tigres dans le monde, pour ne prendre que cet exemple. Les tigres, ils seraient tellement effrayés par cette masse humaine qu’ils finiraient par disparaître.

À supposer que tout le monde ait les moyens de voyager si loin pour voir de leurs yeux les grands mammifères à l’état sauvage.

Bien sûr. Dans ce débat sur les zoos, moi, je préfère me concentrer sur le pouvoir d’action que nous confère le succès de Pairi Daiza. On veut transformer les émotions ressenties par les visiteurs lorsqu’ils se rendent au parc, en une volonté de soutien financier pour participer à la préservation du vivant. Il y a tout un public qui n’est pas dans le rationnel mais l’émotionnel, qui va partir de son amour pour un animal pour l’élargir à l’ensemble d’une même famille ou d’une même espèce, par exemple « j’ai un chat à la maison, je vais donc protéger le tigre ». Si, grâce aux recettes générées par les entrées, on peut soutenir des projets dans le monde réel et contribuer à préparer l’avenir, alors oui, les parcs animaliers, je suis totalement pour.

Contacté en prélude à cet entretien, Éric Domb nous a raconté une expérience traumatisante vécue au début des années 2000, lorsqu’il avait monté, avec son équipe, une exposition sur le massacre en cours de la biodiversité terrestre et maritime dû aux activités humaines. On y entendait des bruits de tronçonneuse scalpant une forêt, des barrissements d’éléphants chassés par des braconniers… Les visiteurs, se sentant culpabilisés, ne voulaient plus revenir.

Il y a une croyance tenace, qui remonte à Rousseau, comme quoi l’homme moderne est mauvais. Qu’il est mauvais parce qu’il est moderne. Quand je suis arrivé au WWF, je me suis intéressé à la relation entre l’homme et la nature à travers les âges — je suis historien de formation, on ne se refait pas. La sous-espèce Sapiens existe depuis 300.000 ans, dont 200.000 en tant que chasseur-cueilleur. Durant cette période déjà, donc avant l’agriculture, l’humain s’accapare tout ce qui est à sa disposition pour vivre. Les fresques de la grotte Chauvet en Ardèche, qui illustrent tous les grands mammifères présents en Europe à cette époque, et qui entre-temps ont disparu, témoignent de cette rapacité destructrice. C’est ce qu’on appelle la disparition de la mégafaune, soit les animaux de plus de 40 kilos qui étaient présents partout sur les continents. Le castor géant du Nebraska, qui faisait trois mètres de long ; l’ours à face courte, qui debout se hissait à trois mètres et demi de haut ; le mégathérium, un paresseux bipède de quatre tonnes et de six mètres… Le Sapiens débarque, et dans les cinq à dix mille ans, ces grands mammifères ne sont plus. Longtemps, on a attribué cette extinction à des changements climatiques. Les dernières études indiquent que le premier facteur, c’était en réalité la chasse excessive. L’Afrique est le seul continent où ces animaux ont continué à vivre. L’hypothèse derrière ça : le Sapiens était tellement évolué quand il s’est aventuré ailleurs que les animaux des autres continents ne sont pas parvenus à s’adapter assez vite, alors qu’en Afrique ils ont eu 230.000 ans pour ajuster leur comportement en fonction des progrès successifs de nos ancêtres. En fait, l’homme est un super-prédateur extrêmement doué, qui voit la planète comme un espace où les êtres vivants sont en compétition. On estime aujourd’hui que 95 % de la zoomasse mondiale (la masse de tous les animaux vivants sur Terre) est monopolisée par les êtres humains —  les vaches et les cochons exploités pour notre usage, par exemple. Il n’y a plus que 5 % qui reste sauvage.

C’est ce qu’on appelle couramment la « sixième extinction de masse ».

En effet. Quand j’étais au WWF, j’ai participé au premier rapport « Planète vivante », une étude que l’organisation publie tous les deux ans en partenariat avec la Société zoologique de Londres. Une sorte de synthèse de la situation, un agrégat de tous les comptages de populations d’animaux dans le monde. Ces comptages sont au nombre de 30.000, on en forme un index appelé « l’indice Planète vivante ». Et cet indice a décliné de deux tiers en cinquante ans. C’est un peu un hasard, mais l’emblématique éléphant est précisément passé d’un million d’individus à 330.000 durant ce laps de temps. En 1800, il y en avait 26 millions. Et ce ne sont pas juste des individus qui disparaissent mais aussi des habitats, or le potentiel de recouvrement de ces habitats est extrêmement lent. Il faut par exemple des milliers d’années pour restaurer une forêt tropicale primaire.

Ce n’est donc pas tout de « réintroduire » une espèce à l’état sauvage, encore faut-il qu’elle trouve un habitat à sa convenance.

Dans certains cas, l’habitat en question peut être rapidement restitué. Un pâturage pour des vaches que l’on veut rendre à l’état sauvage, ça peut aller assez vite, ça dépend du niveau d’appauvrissement du sol.

En dépit de ce tableau peu glorieux, on vous devine en désaccord avec ceux qui en concluent que l’homme moderne, principal responsable de cette sixième extinction de masse, est mauvais.

Notre modernité caractérise l’amplitude de notre pouvoir de nuisance sur notre environnement, mais elle ne caractérise pas la nature humaine. Certains pensent que si on en revenait à une société primitive, tout irait bien. Sauf qu’à l’état primitif, comme je l’ai expliqué, on avait déjà des comportements de super-prédateur. La différence principale, c’est qu’on était très peu nombreux. Je pense que ce narratif prend sa source dans une croyance : si l’on croit que l’homme moderne est mauvais, c’est logique d’en arriver à la conclusion que l’homme moderne va s’autodétruire —  et de développer un récit commun autour de cette extinction. C’est un biais de confirmation. On a décidé à l’avance de l’issue de la discussion. Moi, je n’accepte pas qu’on vende aux jeunes générations une vision de demain moralement jetable. Il y a seulement un domaine, et il est majeur, où c’est vraiment la misère, c’est le climat et la biodiversité. Il y aura des impacts colossaux, c’est certain. On détient cependant des moyens économiques, technologiques, cognitifs, qui doivent nous faire penser qu’on va, tous ensemble, résoudre cet immense problème. Je ne peux pas construire devant mes enfants le récit d’un monde promis à l’effondrement. Je ne peux pas leur laisser penser que la seule solution, c’est de se réfugier dans une ferme du Larzac et attendre que ça passe. Il faut entendre les Saoudiens ou les Indiens… Ce qui m’a frappé, en les écoutant, c’est que leur lecture du monde est à l’opposé de notre narratif catastrophiste.

Comment entrevoient-ils l’avenir ?

Ils ne sont pas du tout focalisés sur les dérèglements climatiques ou la crise de la biodiversité. Ils sont plutôt dans l’enthousiasme. Je pense que cette vision est en partie déterminée par l’âge moyen de la population, qui est beaucoup plus jeune là-bas qu’ici.

Pourtant, en Occident, ce sont surtout les plus jeunes qui souffrent de syndromes comme l’éco-anxiété. Les marches pour le climat et les mouvements activistes sont portés par la nouvelle génération.

Parce que c’est nous, les plus vieux, qui les avons nourris à cette vision d’un monde en déroute. Ce n’est pas la jeunesse qui contrôle le narratif. Ce sont les journalistes, les politiques, les responsables d’ONG… Nos sociétés occidentales sont dominées par l’âge du déclin, et donc on développe une vision décliniste du monde. Quand j’ai vraiment saisi ça, je me suis demandé : sans être complètement naïf, comment construire un récit différent, réenchanteur ? Et je suis parti des courbes.

Réenchanter le monde avec des courbes, c’est audacieux.

C’est ce qu’il y a de plus parlant. Qu’est-ce qu’elles montrent ? Qu’en considérant les trois facteurs principaux qui déterminent l’empreinte écologique —  population, volume, technologie — , en fait on a déjà passé beaucoup de pics. Le sens s’est inversé. Prenons la croissance annuelle de la population. Elle s’effondre. Le pic, on l’a passé dans les années 1960 (2,3 % en 1963, 0,9 % en 2023).

Cela dit, d’après l’ONU, la population mondiale va encore croître jusque 2086, pour dépasser les dix millions d’individus.

Les prévisions de l’ONU sont sans cesse revues à la baisse. Il faut le dire, même si je sais que ça déplaît : du point de vue de l’empreinte carbone, si on est moins nombreux, ça ira mieux. On va m’objecter que tout le monde ou presque continue de manger de la viande, et de plus en plus, que tous ceux qui en ont les moyens continuent de prendre l’avion, et qu’ils sont de plus en plus nombreux —  donc qu’on court quand même à la catastrophe. C’est vrai. Sauf que, pour ne parler que de l’alimentaire, quand on regarde le nombre d’hectares globaux —  pas par personne —  qui sont utilisés à l’échelle mondiale pour l’agriculture, on a passé le pic entre 2017 et 2021. Ça veut dire que les surfaces dont on a besoin pour nourrir tout le monde, directement et indirectement, sont en diminution. Il y a une explication très simple à ça : la productivité. Elle est augmentée d’une part via l’enrichissement des sols par l’usage des engrains —  dont les pesticides et les herbicides, qui constituent évidemment un problème —  et d’autre part la qualité des graines. On l’oublie, mais en Europe, après la Seconde guerre mondiale, on a effectué un énorme travail sur les graines pour améliorer leur résistance aux mauvaises saisons, à certains insectes… En Afrique, comme ce travail n’a pas été appliqué, les agriculteurs perdent parfois 30 à 40 % de leur récolte. Résultat : chez nous, et c’est une analyse qui en dérange beaucoup, le fait qu’on intensifie l’agriculture réduit l’espace au sol utilisé pour se nourrir.

Mais l’agriculture intensive appauvrit aussi les sols, et son rendement risque de diminuer avec les années.

Qu’elle appauvrisse les sols, c’est un fait. Il suffit de faire un carottage dans un champ de betteraves, il n’y a plus de vie dedans. Ou de verser de l’eau dessus : elle ruisselle. Que son rendement risque de diminuer dans le futur et mette en péril notre capacité à produire de la nourriture en quantités suffisantes, c’est une hypothèse. Jusqu’à aujourd’hui, l’industrie est parvenue — malheureusement, si on veut — à augmenter année après année le rendement sur la betterave, avec des méthodes catastrophiques pour la qualité des sols. Encore maintenant, en Belgique, dans un pays qui est déjà très à la pointe, le rendement à l’hectare est en augmentation. C’est incroyable. Donc dire que ça va diminuer, c’est une hypothèse… Je ne suis pas du tout un partisan des pesticides, mais je crois qu’il faut éviter les positions dogmatiques. Ce n’est jamais blanc ou noir. Je n’aime pas quand on présente de façon binaire des problématiques aussi cruciales et complexes, êtes-vous pour ou contre le nucléaire ? Pour ou contre les pesticides ? Je sais que les Néerlandais et les Américains sont favorables à ce qu’on réduise les surfaces agricoles et qu’on intensifie les pratiques — ce qu’on appelle le landsparing – au contraire des Européens du sud, qui préfèrent étendre ces surfaces pour soulager les terres — le landsharing. Ce sont deux philosophies.

Êtes-vous pour ou contre ?

Je crois qu’il faut des deux, probablement du landsharing en Europe parce qu’on a déjà beaucoup exploité et épuisé les sols, tandis que sur un continent comme l’Afrique, il me semble nécessaire d’intensifier. Et intensifier, dans ce cas-ci, ça veut dire remplacer l’agriculture sur brûlis. Au lieu de couper et brûler des hectares de forêt pour y planter des cultures pendant trois ans, il vaut mieux développer des pratiques plus intensives mais moins voraces en espaces naturels. Certaines régions du monde qui ont très peu travaillé sur la qualité des graines ou l’utilisation d’engrais chimiques ont un gigantesque potentiel de croissance de leur rendement. C’est pour ça qu’on prévoit une diminution du nombre total d’hectares utilisés pour la production de nourriture dans le monde.

Mettre fin à l’agriculture sur brûlis, ça veut donc dire aussi freiner la déforestation.

Là aussi, j’ai une courbe. Elle montre qu’on a passé un pic dans les années 1980, 1990. On est toujours en négatif, mais la dynamique s’inverse. (Il fait défiler une présentation powerpoint sur son laptop.) Tenez, encore une courbe à la baisse : les émissions de CO2 par habitant (issues des combustibles fossiles et de l’industrie). Malgré tous les facteurs qui vont dans le mauvais sens, on a passé un pic en 2008. Les émissions mondiales continuent d’augmenter, mais moins vite que la population, et moins vite que le PIB[1].

Comment l’expliquer ?

La première raison, c’est la technologie utilisée pour la production d’énergie, qui émet de moins en moins de CO2. Comme on migre progressivement vers des énergies décarbonées, et que les méthodes de production sont de plus en plus efficaces, on émet de moins en moins.

Dans son dernier livre[2], l’historien de l’énergie Jean-Baptiste Fressoz démontre pourquoi selon lui « la transition énergétique n’aura pas lieu » : parce qu’au lieu de remplacer les anciennes sources d’énergie, les nouvelles viennent s’y accumuler. Qu’en gros, l’humain est toujours plus énergivore, et que chaque nouvelle source est un moyen de continuer à vivre comme avant.

Oui, et on parle beaucoup du renouvelable, alors qu’il ne représente que 5 %, soit peanuts. Mais là où je voulais en venir, c’est que si on prend l’hypothèse d’une diminution inexorable de l’empreinte écologique, ça change complètement la façon dont on doit protéger la nature. Il y a par exemple certaines ONG qui disent : zéro déforestation dans le bassin du Congo. Mais dans les prochaines décennies, il y aura un milliard d’Africains qui vont s’ajouter. De facto, il va falloir déforester pour les nourrir. On est quand même dans une situation d’extrême arrogance, voire une forme de postcolonialisme, quand on va dire aux autres qu’ils ne peuvent pas déforester alors que nous, on a saccagé nos forêts pendant des siècles et qu’on utilise des intrants à outrance. On massacre les sols à grande échelle, et on va dire aux Africains, bon les gars, vous avez la deuxième plus grande forêt du monde, pas touche ! On ne va pas résoudre le problème en se fixant sur un objectif trop proche, par exemple l’horizon 2030. C’est impossible. En revanche, si on se place en 2050-2100, ça ouvre des perspectives tout à fait différentes. Moi, ça ne me dérange pas de regarder aussi loin.

Vous faites en quelque sorte, personnellement, le deuil des vingt ou trente prochaines années.

Je ne vis plus dans l’illusion que la situation va se rétablir dans les vingt prochaines années, non. Au-delà, il y a un réel espoir, et ça change complètement la manière de travailler. Je prends un exemple concret : les coraux. Au WWF, il y avait un responsable océans qui disait : on va perdre 90 %, au pire 95 % des coraux, c’est un fait incontestable. Sachant ça, la stratégie, c’est de se focaliser sur les 5 % restants, notre meilleure chance de préserver les coraux dans le monde, puisque le reste c’est perdu. Avec les forêts, c’est la même chose. Je crois qu’il vaut mieux céder une partie du bassin du Congo au profit de l’agriculture, et préserver des îlots au départ desquels la nature pourra se redéployer une fois que le pic sera passé. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en Europe après le pic de développement des années 1970-1980, principalement dans les pays de l’Est. On a eu des îlots inexploités par l’homme, qui ont permis aux loups, aux lynx et aux ours de survivre. La nature se redéploie. Des zones que les paysans désertent peu à peu, comme le Massif central en France, comme les Balkans aujourd’hui… Ce qu’on voit, vous, moi, en Belgique, c’est le fait qu’on n’arrête pas de construire. Mais si on dézoome, on constate qu’en Europe il y a beaucoup de terres abandonnées. On a donc en certains endroits une artificialisation infinie des sols, et dans d’autres, éloignés de nous, une restitution de terres agricoles à la nature, là où il n’y a personne pour le constater. C’est ce qu’on tente de faire avec la Fondation : favoriser la création de noyaux d’où la nature pourra se redéployer. Mais, si tant est que mon hypothèse soit correcte — l’empreinte commence à diminuer à partir de 2040, 2045 —, ça ne résoudra pas le problème. Parce qu’il y a un autre nœud fondamental qu’on doit défaire : notre relationnel au vivant. Tant qu’on restera dans un état de prédation total… Une chose me frappe toujours quand on observe le comportement alimentaire des mammifères : ce qui conditionne la taille de la population, c’est la quantité de nourriture disponible. Ce qui veut dire que tous les mammifères vont toujours aller jusqu’au bout de la quantité de nourriture disponible.

Sans se préoccuper de la survie de l’espèce qu’ils sont en train de gloutonner.

Exactement. Ça nous ramène au fait que l’homme est un mammifère qui se comporte comme tous les autres, ni mieux ni moins bien.

Sauf qu’à la différence des autres, il a la connaissance pour savoir que son comportement non seulement conduit à la disparition de nombre d’espèces, mais aussi, possiblement, à sa propre perte.

Voilà. On n’est donc pas mauvais par nature ; par nature, on est comme les autres. On serait mauvais si, en dépit de la connaissance et des leviers d’action dont on dispose, on ne bougeait pas.

Et on bouge, d’après vous ?

Pas assez vite. Mais oui, on bouge. Il y a un truc qui me fait penser à tout ça, c’est un livre de Vassili Grossman, Le Destin. Ça parle de la bataille de Stalingrad entre les Russes et les nazis. Comment, sur un champ de bataille, l’équilibre peut basculer, et comment les armées sur le terrain sentent jusque dans leur chair ce moment de bascule. Comment elles comprennent que d’un coup c’est fini. En décembre 1942, les nazis dominent toute l’Europe, l’espoir est réduit à néant. En janvier 1943, ils perdent devant Stalingrad, la bascule s’opère, et l’année suivante c’est le début de la Libération. Je pense que nous, on se situe deux semaines avant le retournement, et c’est peut-être le moment le plus difficile. Mais quand on voit les courbes…

Ce haut plateau sur lequel on se trouve, c’est le point culminant du désenchantement, le fond du trou moral et culturel ?

Exactement. Et donc, on ne peut pas tomber plus bas. En revanche, au niveau des faits, ça va encore se dégrader. Mais moralement, je pense que la volonté de regarder les choses par le haut va finir par s’imposer. Moi, je n’oublie pas que l’année de ma naissance, 1972, c’est aussi celle de la publication du rapport Meadows[1]. Les auteurs disaient en substance : nous entrons dans la décennie de l’action, si on ne bouge pas le petit doigt il sera trop tard. Nous sommes en 2024. On ne peut pas être dans l’urgence pendant cinquante ans. S’il était trop tard en 1972, nous serions tous morts. Le problème que j’ai avec ceux qui, dans le mouvement environnemental, utilisent la situation dramatique pour susciter la peur parmi la population qui ne connaît pas bien le sujet, c’est que cette peur paralyse la discussion. Quand j’en entends certains affirmer que la science nous dit de rester sous une augmentation de 1,5°C, c’est faux, c’est archi-faux. La science nous dit ce qu’il se passe si on dépasse ce seuil, elle ne dit pas ce qu’il faut faire. L’avenir n’est pas de l’ordre de la science. Ce dont on a besoin, c’est d’une mission politique.

Ces derniers mois, et encore davantage depuis le retour annoncé de Trump à la Maison blanche, on sent le vent tourner dans la mauvaise direction. Même les États européens ont tendance à freiner le processus de transition écologique.

Les avancées et les reculs, c’est inhérent à ce type de dynamique, qui renverse tout. Le plus important, c’est que ce soit à l’agenda. Quand je suis sorti des études, au milieu des années nonante, on parlait du marché unique européen, de l’euro ; la pensée libérale dominait. Les sujets environnementaux n’avaient absolument pas droit de cité. Aujourd’hui, malgré quelques pas en arrière, le Green Deal reste la priorité numéro un de la Commission européenne. Et ça, c’est une victoire gigantesque. Dans ma carrière, j’ai passé dix ans aux mutualités socialistes, et j’ai fait le parallèle entre le mouvement ouvrier et le Parti ouvrier belge (POB, lointain ancêtre du PS). Le mouvement ouvrier émerge au XIXe siècle en tant que mouvement, comme son nom l’indique. Il y a des mutuelles ou des caisses d’assurances, des coopératives d’achat, des organes de presse… Ce n’est que plus tard que le mouvement devient un parti politique. Ce long processus se fossilise à terme dans une loi, la loi Leburton. Il faut qu’il se passe la même chose avec la nature et le climat : que ces préoccupations soient incorporées dans un arsenal législatif fort. Les grandes avancées sociales dont on bénéficie aujourd’hui, qui nous semblent faire partie de l’ordre naturel des choses, il a fallu presque un siècle pour qu’elles deviennent intouchables. La situation dans les usines à Alost à la fin du XIXe était dramatique, quand on la regarde avec nos yeux d’aujourd’hui. Sur les questions environnementales, la prise de conscience collective, politique et publique a commencé, disons, avec le Sommet de la Terre à Rio en 1992. Il faudra peut-être attendre 2080 pour que le processus soit achevé. C’est pour moi la seule perspective qui vaille la peine d’être regardée.

« Ma fille, l’autre jour, a eu cette question à l’école : es-tu pour ou contre l’enfermement des animaux dans un zoo ? Mais qui va répondre pour ? C’est totalement absurde comme façon de présenter les choses. »

« Dans les prochaines décennies, il y aura un milliard d’Africains qui vont s’ajouter. De facto, il va falloir déforester dans le bassin du Congo pour les nourrir. On est quand même dans une situation d’extrême arrogance, voire une forme de postcolonialisme, quand on va dire aux autres, après avoir saccagé nos forêts pendant des siècles, bon les gars, vous avez la deuxième plus grande forêt du monde, pas touche ! »

« En 1972, les auteurs du rapport Meadows disaient en substance : nous entrons dans la décennie de l’action, si on ne bouge pas le petit doigt il sera trop tard. Nous sommes en 2024. On ne peut pas être dans l’urgence pendant cinquante ans. S’il était trop tard en 1972, nous serions tous morts. »

 

Notes de bas de page

[1] Et celles des économies dites « avancées » ont diminué de 4,5 % en 2023. Elles sont maintenant inférieures à leur niveau d’il y a cinquante ans, d’après le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie. Forcément, elles ne tiennent pas compte des émissions « délocalisées » dans d’autres pays qui ne font pas partie de ces économies avancées.

[2] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Ecocène (éditions du Seuil), 2024.

[3] Commandé par le Club de Rome, le rapport Meadows est l’une des références des débats et critiques qui portent sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique. Il fut à l’époque écoulé à plusieurs millions d’exemplaires. (Cette note de bas de page ressemble à s’y méprendre à celle publiée en page 47 du n°28 de Wilfried.)

Wilfried N°29 - L'opération Benoît Poelvoorde


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