Au commencement, les annonceurs de l’effondrement de notre civilisation se comptaient sur les doigts d’une main. De tsunamis en feux de forêts, de krachs boursiers en pandémies, leur cri d‘alarme trouve toujours plus d’écho. Et leurs rangs s’élargissent. « Wilfried » a rencontré deux éminents collapsologues, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. En chemin, nous avons également croisé Philippe Lamberts, député européen, Jacques Crahay, chef d’entreprise, Michèle Gilkinet, objectrice de croissance, Renaud Duterme, professeur de géographie. Ça fait beaucoup de monde, mais l’ultimatum est le même : bon, là, il est vraiment temps de changer de modèle.
C’est un reportage qui ressemble à une escapade fluviale. Une occasion manquée de blottir son anatomie au fond d’un vieux kayak humide. On se serait bien vu, pagaie à la main, glisser tranquillement sur la Dyle. Remonter l’Escaut à la seule force des bras. Zigzaguer, hilare, sur le canal Bruxelles-Charleroi. Flirter avec le Samson. Taquiner la Semois. Allez savoir pourquoi : le voyage qui va suivre est peuplé de cours d’eau. Ceux-là mêmes dont le niveau tient les observateurs en alerte en cette période de sécheresse accrue. Comme un rappel permanent au sujet qui nous occupe.
Des menaces pèsent sur notre monde. On sait, depuis plus d’un demi-siècle, le climat brutalement déréglé par les activités humaines. En Flandre, au vu des printemps arides à répétition, le risque de rupture d’approvisionnement en eau secoue le monde politique. On sait, tout aussi bien, la biodiversité décimée ces dernières décennies par l’action humaine. Rien qu’à l’échelle wallonne, un rapport régional publié en 2017 étalait des chiffres chargés d’une grande tristesse : sont menacés d’extinction plus de 50 % des populations d’oiseaux nicheurs, 27,4 % des mammifères, 57,1 % des reptiles, 36,6 % des poissons, 35,7 % des libellules et 31,9 % des plantes supérieures. On sait qu’à la moitié de ce siècle, les filets de pêche extirperont des océans plus de plastique que de poisson. On sait les phénomènes de migration massive qui se profilent. Cent quarante millions de réfugiés climatiques, d’ici 2050, selon la Banque mondiale. On sait, encore plus depuis 2008, notre système bancaire et financier exposé au risque permanent de la faillite globale. On sait notre dépendance aux énergies fossiles. On sait la géopolitique brutale induite par le pétrole. On sait à quel point, depuis la fin des Trente Glorieuses, nos responsables politiques peinent à résorber la dette publique. On sait les sévères coupes budgétaires qui en découlent dans les services collectifs. On sait le mécontentement des travailleuses et travailleurs de la santé, de l’agriculture, de l’enseignement, de l’Horeca, du transport, de la culture…
Pablo Servigne ne s’en cache pas : il aime le confinement. Le tableau pourrait être idyllique s’il n’y avait autant de souffrance.
Et pourtant. Qui aurait pu prédire, au milieu de l’hiver, qu’une grippe un peu plus féroce que les autres bouleverserait à ce point le quotidien de notre planète ? Populations cloîtrées, services hospitaliers sur les rotules, économie atrophiée, approvisionnement réduit, dirigeants malmenés… Cette crise, personne ne l’a vue débouler. Pas même ceux qui, depuis plusieurs années, prédisent un effondrement à venir de notre civilisation industrielle. Elle n’en apporte pas moins d’eau à leur moulin : un choc en entraîne d’autres, le système panique. Ils sont collapsologues, politicien, enseignant, activiste, chef d’entreprise. Ils nous livrent leurs réflexions sur l’avenir. Sous leurs pieds, le sol tressaille.
I. Détour par la montagne drômoise
« Le confinement, c’est la grande victoire du monde virtuel. Il fait beau dehors, il n’y a pas d’avion, les oiseaux s’en donnent à cœur joie, le potager attend, et je reste cloîtré comme un con dans l’électronique, à tapoter sur un clavier, à caresser un touchpad. » À la lecture de la lettre — publiée sur le site internet du magazine Iggdrasil — qu’il a rédigée, le 5 mai dernier, à l’intention d’un ami genevois, on sent bien Pablo Servigne en proie aux nombreux paradoxes imposés par notre époque. D’un côté, il y a cet agenda dépouillé par l’intrusion musclée du Covid-19 dans le quotidien. Cette opportunité géniale d’enlacer la sobriété, de vivre de lectures et d’escapades pédestres, d’abandonner le sort de la journée aux seuls aléas météorologiques. La moyenne montagne de la Drôme, où Pablo Servigne vit depuis plusieurs années, s’y prête assez bien. De l’autre côté, il y a ce satané téléphone, cette foutue connexion internet, tellement accaparants lorsqu’ils rapportent à domicile les impératifs inhérents à une activité professionnelle dense. On s’en voudrait presque d’imposer au Français une énième vidéoconférence.
Ingénieur agronome de formation, diplômé de l’université de Gembloux, docteur en sciences de l’université de Bruxelles, Pablo Servigne est un « collapsologue ». Ce terme, il l’a inventé en 2015 avec notre compatriote Raphaël Stevens, expert en résilience des systèmes socio-écologiques. Ensemble, ils ont rédigé Comment tout peut s’effondrer (éditions du Seuil). À travers un exercice d’analyse interdisciplinaire, les deux auteurs énumèrent de nombreuses limites (épuisement des ressources disponibles en matière d’énergies fossiles, de minerais, d’eau, de bois, d’alimentation…) et frontières (seuils de déstabilisation durable du climat, écosystèmes…) imposées à notre civilisation « thermo-industrielle ». En franchissant progressivement ces limites et frontières, nous nous exposons à des chocs difficilement absorbables. La raison : une interconnexion excessive entre les différentes sociétés planétaires, fruit d’une course incontrôlée à la mondialisation, qui ôte aux collectivités toute leur autonomie. En découlerait, on ne sait vraiment prédire quand, un effondrement planétaire caractérisé par l’incapacité des pouvoirs publics à assurer nos besoins de bases, par une démographie en chute libre, des guerres, des pandémies, des famines…
Dès l’amorce de notre rencontre virtuelle, Pablo Servigne rappelle que la question d’un effondrement à venir est loin d’être neuve. Au milieu des années 1970, on la retrouve notamment dans les milieux survivalistes, écologistes radicaux et scientifiques. « Le grand public n’avait pas accès à ce champ de réflexion. Les survivalistes, assimilés à une mouvance d’extrême droite, faisaient office de repoussoirs. Les activistes d’extrême gauche effrayaient, on ne les écoutait pas. Et les scientifiques écrivaient en anglais dans des revues payantes, c’était incompréhensible. » Pour extraire ces informations des cercles d’initiés, Raphaël Stevens et Pablo Servigne compilent les données, les actualisent, les mettent en mots. Plus encore : ils se livrent sur leurs propres affects. « En parlant de nous, on a permis aux lecteurs de s’identifier, d’intégrer et de digérer ce discours froid et objectif. » Cette dernière décennie, colorant la prophétie de faits observables, la survenance de plusieurs chocs a boosté la conscientisation d’un public toujours plus large. En France, dans un climat de canicule, la démission en août 2018 de Nicolas Hulot de son poste de ministre de l’Écologie a encore accéléré le processus. « Même notre Superman écolo n’y parvenait pas. Après ça, des mouvements populaires sont nés : les gilets jaunes, Extinction Rebellion… Depuis, tout le monde parle de fin du monde. »
La crise du coronavirus, alors même qu’il la connaissait en théorie, Pablo Servigne ne l’a pas vue débouler. Au début, comme tout le monde, il y croyait à moitié. La décision d’un confinement national, inédite dans l’histoire de France, a changé la donne. Au hameau, l’entraide devient immédiatement la norme. « On a créé un réseau Covid dans la vallée, un groupe WhatsApp avec les voisins, on prenait soin les uns des autres. On se levait le matin en se demandant : qui a besoin d’un coup de main ? » Pablo Servigne ne s’en cache pas : il aime le confinement. Le tableau pourrait être idyllique s’il n’y avait autant de souffrance. « On voit bien le résultat des politiques néolibérales qui ont, année après année, fragilisé les services de santé, accru la misère sociale. » En cela, la crise permet d’illustrer la grande vulnérabilité de notre système. Est-on, pour autant, confrontés à l’amorce d’un effondrement généralisé ? Pablo Servigne n’en sait rien, laisse le soin aux archéologues du futur de le déterminer. Le chercheur in-Terre-dépendant nous gratifie toutefois d’une analyse : « Si l’on observe l’état actuel de la finance mondiale, tous ces emplois perdus, tout ce mécontentement social, cette dépendance aux importations d’énergie, cette compétition toujours plus grande entre les États… On se dit que la crise a clairement augmenté le risque d’un effet domino dévastateur. » Pablo Servigne nous laisse. Les enfants viennent de rentrer. Dans le nouveau monde, le dîner en famille est sacré.
II. Le patron en mutation
Tournai, un dimanche de mai. La Grand-Place laisse une lourde impression de fin de siècle : quelques âmes errantes, la ronde silencieuse d’un combi policier, les tressaillements d’une banderole, suspendue à une façade, sur laquelle on peut lire « Tous unis contre le virus ». Les cyclistes en transit se contentent d’un rapide cliché pour mieux reprendre leur chemin sur le bord de l’Escaut. Le fleuve, vaste nœud d’accès portuaire en Europe, les mènera jusqu’à la frontière linguistique où, dans un va-et-vient amoureux d’une dizaine de kilomètres, ils oscilleront entre sud et nord du pays. « Pas op, heren ! » s’époumone un sprinteur à hauteur de l’usine Cosucra de Warcoing, dernier village francophone avant l’entrée en terres flamandes. Il évite de justesse Jacques Crahay, CEO de cette entreprise spécialisée dans la transformation de pois et de chicorée en protéines végétales. La soixantaine, le regard doux, Jacques Crahay a l’allure d’un patron « comme tout le monde », le phrasé affable et posé d’un homme mesuré. À l’intérieur, pourtant, l’esprit bout. « Il y a un autre monde qui est en train de germer, une autre civilisation, un autre paradigme. Pour le moment, c’est totalement indiscernable. Mais ça grouille de partout. »
Depuis quelques années, l’ingénieur civil de formation repense substantiellement son entreprise, héritage familial qui emploie, aujourd’hui, plus de 250 travailleurs. Dans une sphère basée sur la concentration du pouvoir décisionnel, Jacques Crahay a opté pour un mode de gouvernance partagée, la sociocratie, où les prises de décision s’opèrent collectivement. Conscient de la nécessité d’en finir avec les énergies fossiles, le chef d’entreprise retourne la problématique « consommer moins, consommer autrement » dans tous les sens. « Cela commence à m’obséder », reconnaît-il fébrilement. En 2018, Jacques Crahay était désigné président de l’Union wallonne des entreprises. Lors de son discours inaugural, il décoche, à une assemblée garnie d’entrepreneurs et de mandataires politiques, un uppercut totalement inattendu dans un monde encore bien imprégné par l’idéologie libérale. Son leitmotiv : l’urgence. Le patron des patrons y va à coups de « nouveau monde », de ressources fossiles épuisées, de biodiversité laminée, de climat déréglé. Il n’hésite pas à se référer aux modèles d’économie circulaire, à invoquer le « rapport Meadows » de 1972 sur les limites de la croissance, à vanter les mérites du biomimétisme du chercheur belge Gauthier Chapelle. Comme un petit parfum d’effondrement. Les réactions outrées ne tardent pas à se manifester. On invite Jacques Crahay à se retirer. Deux ans plus tard, il occupe toujours son poste : « J’ai accepté de partir à l’unique condition que ce soient mes détracteurs qui annoncent mon départ. De crainte de faire des vagues, ils se sont finalement rétractés. »
« Il y a un autre monde qui est en train de germer. Pour le moment, c’est totalement indiscernable. Mais ça grouille de partout. » — Jacques Crahay, président de l’Union wallonne des entreprises
Alors que nous flânons, en plein cagnard, le long du fleuve qui borde ses installations, Jacques Crahay préfère ôter sa casquette de patron des patrons. Aujourd’hui, c’est le chef d’entreprise désireux de susciter la réflexion autour d’un nouveau projet de société qui s’exprime. Il répète notre question : « Comment j’en suis arrivé là ? On vit. Tout à coup, on se rend compte qu’on approche de la soixantaine. On se dit : qu’est-ce que je peux encore faire pour être utile à ce monde ? » Au début des années 2010, alors qu’il en avait perdu l’habitude, Jacques Crahay se remet à la lecture. Lors de ses longs trajets quotidiens en voiture, il engloutit les podcasts. De Yuval Noah Harari, auteur du très connu Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, il passe au Collapse de Jared Diamond, s’essayant, dans la foulée, aux pensées antilibérales des économistes Gaël Giraud et Alain Greanjean, du philosophe Dominique Bourg… Les travaux de Pablo Servigne n’échappent pas à cet appétit vorace retrouvé. « Très vite, on se dit : ça, c’est en train de déplacer ma façon de penser. Pablo Servigne explique les choses de manière directe et claire. Après, je crains que ça coupe toute action de s’entendre dire : tout est foutu. »
Pour Jacques Crahay, il importe de se retrousser rapidement les manches, tout en acceptant de renoncer à certains dogmes actuels. La course effrénée à la croissance n’y échappe pas. « Presque tout le monde est conscient qu’on ne retrouvera jamais les niveaux de croissance atteints par le passé. Dans mes contacts, je le sens bien. Tout le monde dit : ça sent le roussi. » Lorsqu’on lui objecte qu’en ce temps de crise, la notion émaille toujours le discours de bien des politiques, Jacques Crahay sourit. « Ils doivent bien répondre quelque chose. S’ils disent qu’ils sont perdus, ils se prennent des baffes et tout le monde sort dans la rue. »
Jacques Crahay comprend bien que la crise impose de résoudre des problèmes tangibles de liquidité, de solvabilité, d’emploi. Sauf qu’à garder en permanence le nez dans le guidon du Covid-19, on en oublie de chercher à comprendre ses effets externes : la biodiversité, le climat, l’énergie, l’agriculture… « On court après l’évènement. Je n’arrive absolument pas à détourner plus de 10 % des cerveaux vers une véritable réflexion axée sur l’après. Si on ne réfléchit pas, l’après sera assez semblable à l’avant. Et ce n’est pas souhaitable. »
Nous nous quittons à hauteur de la maison d’enfance de Jacques Crahay, aux abords du « site chicorée » du groupe Cosucra. Vaste demeure à l’allure de petit château. Cet « après » qu’il évoque, l’homme le voit comme une évolution inévitable vers la sobriété. « Ma génération et celle qui lui a précédé ont vécu leur vie entière dans l’illusion que tout était possible, que le progrès nous mènerait au paradis terrestre. Aujourd’hui, on doit s’éduquer à vivre dans la sobriété. Pour les personnes nées dans les années 1950, c’est inconcevable. » Le patron des patrons grimpe dans sa voiture pour rejoindre Rebecq, sa commune du Brabant wallon. On l’attend pour une escapade cycliste. Aux vastes bordures de l’Escaut, il préférera les méandres de la Senne. On ne mélange pas le boulot et le vélo.
III. L’enseignant libertaire
Renaud Duterme balaye son jardin du regard. Au fond du carré d’herbe, la Semois s’enfuit tranquillement. Malgré la sécheresse, le niveau d’eau de la rivière résiste. Alors que l’Ourthe, sa consœur ardennaise, a momentanément déposé les armes, la Semois fait toujours la joie des kayakistes. Privé par le virus de ses élèves et de ses entraînements de krav-maga, le jeune prof de géographie profite des attraits de la Gaume pour avaler les kilomètres à la force des mollets, assurer quelques suivis de cours en ligne, bouquiner. Écologiste libertaire, membre actif du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes), il est aussi l’auteur de l’essai De quoi l’effondrement est-il le nom ? (éditions Utopia).
L’enseignant précise d’emblée : s’il trouve de nombreuses qualités aux travaux de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, il ne se considère pas comme un collapsologue. Son livre, il l’a d’ailleurs écrit en réaction au best-seller de Jared Diamond, Collapse, auquel il reproche de cibler l’humanité dans son ensemble comme responsable des effondrements en cours et à venir. Pour Renaud Duterme, cette posture fait l’impasse sur la responsabilité du modèle économique et social dominant. Dans les cercles de la gauche radicale, une critique récurrente est adressée aux collapsologues : ils occultent trop la question sociale. Pour l’enseignant, les crises successives se nourrissent des inégalités en même temps qu’elles les amplifient. Pour illustrer son propos, Renaud Duterme prend l’exemple de la question écologique : la dégradation progressive de notre planète est avant tout le fait des plus riches, à l’image des 500 millions de personnes les plus aisées responsables de la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Se référant à la stratégie du choc théorisée par la journaliste canadienne Naomi Klein — lors de désastres, les chantres du capitalisme peuvent profiter du désarroi de la population pour imposer des mesures impopulaires, des réformes économiques ultralibérales —, Renaud Duterme rappelle que la Grèce, État largement défaillant, proche d’une situation d’effondrement, vit s’imposer de nombreuses mesures de destruction de l’État social, de privatisation massive, de libre-échange, sous couvert d’impératifs économiques liés à la dette.
Dans son dernier ouvrage, Petit manuel pour une géographie de combat, l’enseignant décrit les logiques spatiales qui gouvernent le système capitaliste mondialisé. Elles illustrent l’impasse dans laquelle nous engouffrent ce modèle et l’indéfectible lien qu’il entretient avec les inégalités sociales. Pour le géographe, le cas chinois est révélateur. Après avoir bâti sa prospérité sur une main‑d’œuvre à bas coût susceptible d’attirer de nombreuses entreprises, le pays souffre désormais d’un problème de surstock l’obligeant à trouver de nouveaux moyens d’écouler les marchandises. « Les autorités chinoises sont en train d’augmenter le niveau des salaires pour que les personnes puissent consommer plus. Du coup, ils perdent de leur compétitivité, ce qui pousse des entreprises à délocaliser vers les pays voisins, notamment au Vietnam, pour la filière électronique. La course en avant continue. Sauf qu’à un moment, on se frotte aux limites physiques de la planète. »
Renaud Duterme ne croit pas à la fin imminente du capitalisme. Et « renverser le système », il ne voit pas trop ce que ça veut dire, en pratique. On peut toutefois l’affaiblir progressivement. En privilégiant la politique sanitaire, la gestion de la crise du Covid a fait exception à la suprématie établie des seuls enjeux économiques. Pour le géographe, il faut persévérer dans ce sens. Se focaliser sur des revendications communes susceptibles de fédérer un maximum de personnes : un redéveloppement des services publics, une agriculture de proximité, la fin des traités de libre-échange, l’abolition des dettes illégitimes, la réduction du temps de travail… « Cela permettrait, de façon pragmatique, de fissurer le système en lui ôtant toujours un peu plus de sa logique marchande. »
IV. L’emmerdeuse de service
Petite leçon de cohérence entre les actes et la pensée. Si Michèle Gilkinet décrit, au téléphone, chaque carrefour, chaque rond-point nous acheminant jusqu’à sa maison dans le Brabant wallon, c’est pour mieux nous émanciper de ces « sophistications technologiques qui nous arrachent, tous les jours, un peu plus d’autonomie ».
Michèle Gilkinet nous sert un verre de son kéfir maison. Un litre d’eau, huit morceaux de sucre, un demi-citron bio, deux abricots et les grains de kéfir. Quand les abricots remontent, c’est prêt.
Si la retraitée applaudit, sur fond d’acclamations sarcastiques, le survol de son jardin par un hélicoptère de plaisance, c’est que, tout de même, ces bruyants pollueurs du dimanche ne lui avaient pas manqué durant la phase de confinement. Aussi semble-t-il évident qu’en 2003, déçue par un parti éreinté par l’exercice du pouvoir, l’ex-députée fédérale, fervente promotrice d’une écologie politique radicale, ait quitté Ecolo. « J’en ai eu ras-le-bol. Ça ne servait à rien de continuer dans un mouvement qui n’était pas capable de faire son autocritique alors qu’on était en plein changement de société. »
Michèle Gilkinet, 68 ans, tante du député Ecolo Georges Gilkinet, se souvient du moment où le franc est tombé. « C’était en 2002, lors d’une rencontre, en France, avec des écologistes “Fundis”. Je discutais, avec une femme de mon âge, des nombreuses impasses sociétales de notre siècle. » Chez les verts, recyclant une terminologie bien connue des Grünen allemands du début des années 1990, le clan des « Realos », les réalistes, s’opposait à celui des « Fundis », les fondamentalistes de l’écologie politique. Côté « Fundis », un mauvais pressentiment n’avait cessé de croître, ces années-là. « Nous ressentions, dans nos tripes, les chocs en train de parcourir la société. C’est la première fois que j’ai mis le mot effondrement sur la situation. »
L’ancienne députée nous sert un verre de son kéfir maison. Un litre d’eau, huit morceaux de sucre, un demi-citron bio, deux abricots et les grains de kéfir. Quand les abricots remontent, c’est prêt. « Attention, ça peut être légèrement alcoolisé. » Le jardin de la militante surplombe une vallée peuplée d’éoliennes. Pas de cours d’eau visible, mais, dans les sous-sols, une nappe phréatique d’envergure. « Elle permet d’approvisionner en eau une partie du Brabant wallon et de Bruxelles. » Il a fallu quelque temps à Michèle Gilkinet pour assimiler sa conscientisation nouvelle. Vivre avec l’idée d’un monde qui se disloque peut confiner à la folie. « On en arrive à se demander si on n’est pas un peu cinglée. On devient l’emmerdeuse de service, celle qui ne relativise plus rien. » Michèle Gilkinet a des ressources. Et des amis qui se frottent aux mêmes états d’âme. Avec une poignée de « Fundis » dissidents, dont Paul Lannoye, emblématique membre fondateur d’Ecolo, progressivement marginalisé dans son propre clan pour ses positions tranchées, elle crée le Grappe, Groupe de réflexion et d’action pour une politique écologique. On y discute hétéronomie, dérives technophiles, après-croissance… En 2009, la bande enfante le MPOC, Mouvement politique des objecteurs de croissance. On milite pour un nouveau pacte axé sur la relocalisation, le partage du travail, la monnaie locale… Des idées qui vont fourmiller de plus en plus dans la société civile. À tel point que le mouvement s’est demandé s’il avait encore un rôle à jouer. « On a décidé de soutenir les nouveaux grands ralliements tout en jouant les vieux sages, les vieux emmerdeurs, qui veillent à ce que la réflexion ne déserte pas le navire. » La démarche de l’ancienne députée ne succombe pas à l’angélisme pour autant. Des jours sombres se profilent certainement. Mais elle se retrousse les manches, prodigue du soin à ceux qui l’entourent. Les jolies rencontres qu’occasionne son combat adoucissent le quotidien. Au réveil, quand elle se regarde dans la glace, Michèle Gilkinet découvre une femme à la quiétude retrouvée.
V. Déshabiller le roi
« Les plus riches trouveront des manières de se “bunkériser”. Même s’il fait 50 °C sur la planète. On aura, sous bulle, de petits paradis terrestres. Et les milliards d’êtres humains devenus inutiles ? Qu’ils crèvent ! » Il disperse, d’un geste de main, la petite assemblée qui tourbillonne autour de lui. « Vous voyez qu’il y a des insectes, ici ?
— Et même une tortue.
— Oui, elle se balade… »
Nous sommes à Anderlecht, à quelques rues du canal Charleroi-Bruxelles. Initiée sous le régime hollandais, la création de ce cours d’eau artificiel, inauguré en 1832, avait précipité l’essor industriel, démographique et urbain de la capitale. Philippe Lamberts s’est installé à sa table de jardin. Contrairement à Michèle Gilkinet, le mandataire Ecolo, radical réformiste, continue à mener bataille dans les institutions politiques. Le parlement européen, en l’occurrence. « On peut opter pour un modèle révolutionnaire, faire sécession de la société. Mais cette voie porte en elle le déchaînement de la violence. Les détenteurs du droit légitime de tuer sont, aujourd’hui, très bien équipés. Pas sûr qu’on puisse gagner comme ça. » Du coup, Philippe Lamberts s’accroche, garde à l’esprit la maxime de l’ancien Premier ministre Paul Vanden Boeynants (« quand tous les dégoûtés seront partis, il ne restera plus que les dégoûtants ») et adopte ce qu’il appelle la stratégie de la tenaille : pendant que certains promoteurs de la transition écologique et solidaire œuvrent sur le terrain, d’autres bataillent dans les institutions. « C’est l’articulation qui fait l’outil. Plus nous serons nombreux dans la société et dans les appareils de pouvoir, meilleur sera notre bras de levier. C’est pour ça qu’il faut gagner la bataille des idées. »
Catholique pratiquant, Philippe Lamberts a lu l’évangéliste Jean. L’apocalypse, il connaît. Il nous dessine l’issue probable, « horrible », de la pandémie : restriction des libertés publiques, explosion des inégalités sociales, société de surveillance généralisée… L’amorce d’un effondrement ? « Si les réformes à venir augmentent les inégalités, on risque fort la révolution. Et là, en effet, des services fondamentaux peuvent venir à manquer. Ici, je tourne le robinet, j’ai toujours de l’eau. J’allume l’interrupteur, j’ai toujours de l’électricité. Tout ça peut s’arrêter. Le système alimentaire, aussi, peut capoter. »
Pour Philippe Lamberts, on note un évident fourvoiement dans la logique néolibérale : penser que l’être humain puisse s’affranchir des lois de la nature, voire de sa propre finitude. « Vivre commence par accepter les limites au sein desquelles la vie s’inscrit. Des psychologues ont écrit que la consommation compulsive ou la recherche permanente de profit étaient une forme de négation de la mort. » Pour ne pas avoir à gérer les contradictions du système qu’ils promeuvent, les partisans du néolibéralisme s’en remettraient à des actes de foi : confiance aveugle dans l’innovation technologique, dans les vertus de la logique de marché, dans l’objectivité du paramètre de la croissance… L’eurodéputé se redresse sur sa chaise : « L’offre et la demande, quel bullshit ! Comment peut-on enseigner ça à l’université ? Pendant des siècles, les religions ont fourni aux dirigeants la justification morale de leur pouvoir. Aujourd’hui, ce sont les économistes classiques qui leur donnent l’onction. Et si l’on subit des crises, ce n’est pas parce que le système est mauvais. C’est parce qu’on ne l’a pas appliqué à fond. »
« Quand on veut assassiner une idéologie, il faut la ridiculiser. Je pense qu’il faut montrer que le roi est nu. Il est à poil ! Il n’est pas beau à regarder. Il a l’air con ! La pandémie nous donne cette occasion. » — Philippe Lamberts, député européen
Philippe Lamberts table sur les réflexions occasionnées par la pandémie pour déconstruire ces croyances qu’il considère comme aussi risibles que mortifères. Que le sérieux change de camp. « Quand on veut assassiner une idéologie, il faut la ridiculiser. Il faut qu’on en rie. Que lorsque le commissaire européen au Commerce, Phil Hogan, annonce qu’il faut signer encore plus de traités de libre-échange, les gens éclatent de rire. Le ridicule tue les idées. Je pense qu’il faut montrer que le roi est nu. Il est à poil ! Il n’est pas beau à regarder. Il a l’air con ! La pandémie nous donne cette occasion. »
VI. Derrière l’arbre, la forêt
Avant de sortir, Gauthier Chapelle enfile une paire de jumelles autour du cou. C’est que le vivant grouille, dans les forêts de Gesves. Le rapide déclin des biotopes n’ôte rien à l’émerveillement qu’ils suscitent chez le quinquagénaire. Ingénieur agronome, docteur en biologie, Gauthier Chapelle appartient au cercle des collapsologues pur jus. Au détour d’un sentier, on revient sur le reproche souvent formulé à leur intention : ne pas suffisamment dénoncer le système capitaliste et les inégalités sociales. « C’est vrai que nous n’avons pas encore exploré cet aspect en détail, concède-t-il. Ce n’est pas pour autant que nous le jugeons insignifiant. Je suis d’accord avec l’idée suivante : tant que nous ne nous serons pas attaqués aux questions d’inégalités, nous ne résoudrons rien. »
Gauthier Chapelle propose de ne pas limiter notre réflexion aux seuls torts du système économique et social en vigueur. Il dénonce, plus fondamentalement, une culture pétrie par les rapports de domination. « Pour moi, le package qui nous a menés à la situation qu’on connaît inclut le patriarcat, la hiérarchie pyramidale et la séparation nature-culture. » Dans leur livre Une autre fin du monde est possible (éditions du Seuil, 2018), Gauthier Chapelle, Raphaël Stevens et Pablo Servigne reviennent sur la notion centrale de distinction entre la nature et la culture, dualisme ancré dans la société occidentale depuis les Lumières. « Cette vision est barbare, car elle convertit les sujets, le vivant non humain, en objets. On peut faire ce qu’on veut avec des objets : les accaparer, les vendre, les exploiter, les massacrer. On s’en fiche. Il n’y a pas de place pour l’empathie. On en arrive à des absurdités comme croire que notre économie est déconnectée de la biosphère. »
L’ingénieur agronome s’arrête. S’agenouille. Observe le maigre filet d’un ruisseau. « Ça va. Ça coule encore. Mais le niveau est exceptionnellement bas pour la saison… » On réoriente la discussion sur l’éventualité d’un effondrement en cours. « Je ne dis pas que c’est trop tard pour l’humanité, même si une extermination totale de notre espèce n’est pas à exclure. Je dis qu’il est trop tard pour une transition douce. La brutalité des transitions à venir, c’est ça qui nous inquiète. » Raison pour laquelle Gauthier Chapelle cible son discours sur le développement de l’entraide, mécanisme omniprésent dans la nature et malmené par une culture qui désapprend. « On a un cerveau câblé pour l’entraide. En situation de crise, on l’a vu avec le Covid, ce réflexe revient au galop. On est des êtres hyper sociaux. En fait, on est bons pour ça. » Est-ce à dire qu’il suffirait d’une « bonne crise » pour que ces mécanismes d’entraide s’amorcent de façon pérenne ? De toute évidence, non. L’entraide doit se réapprendre, se pratiquer dès aujourd’hui, entre amis, entre voisins, entre membres d’une même communauté. « En développant un climat de confiance, de sécurité, d’équité, l’entraide pourra s’installer durablement. Ça, c’est tout l’inverse de ce que propose le système pyramidal. »
Épilogue
On quitte Gauthier Chapelle à hauteur du Samson. On en profite pour visiter les environs. La petite rivière condruzienne, affluent pentu de la Meuse, traverse les terres d’une ancienne abbaye cistercienne. Des vastes bâtiments d’époque, pour certains élevés dès le XIIIe siècle, saccagés lors de la Révolution française, il ne reste que le portail. Autour, de nouvelles pierres se sont empilées pour façonner les murs d’un gîte. On déplie la chaise de camping. On décapsule une Blanche de Namur. On essaye de se remémorer les étapes du cycle de l’eau. Par association d’idées, on repense à une phrase prononcée par Pablo Servigne : « Dans la nature, les écosystèmes fonctionnent par cycles : croissance, stabilisation, effondrement, réorganisation. C’est toujours comme ça dans la forêt. L’effondrement fait partie du cycle. » Refuser d’envisager le risque d’un effondrement sociétal nous semble, tout à coup, outrageusement prétentieux. Comme un pied de nez maladroit aux Matamuas de l’île de Pâques, aux Anasazis d’Amérique du Nord, aux Vikings du Groenland, aux Incas de la cordillère des Andes. Civilisations prospères depuis longtemps disparues.