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Est-ce que ce monde est sérieux ?

La menace de l'effondrement
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Au commencement, les annonceurs de l’effondrement de notre civilisation se comptaient sur les doigts d’une main. De tsunamis en feux de forêts, de krachs boursiers en pandémies, leur cri d‘alarme trouve toujours plus d’écho. Et leurs rangs s’élargissent. « Wilfried » a rencontré deux éminents collapsologues, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. En chemin, nous avons également croisé Philippe Lamberts, député européen, Jacques Crahay, chef d’entreprise, Michèle Gilkinet, objectrice de croissance, Renaud Duterme, professeur de géographie. Ça fait beaucoup de monde, mais l’ultimatum est le même : bon, là, il est vraiment temps de changer de modèle.

C’est un repor­tage qui res­semble à une esca­pade flu­viale. Une occa­sion man­quée de blot­tir son ana­to­mie au fond d’un vieux kayak humide. On se serait bien vu, pagaie à la main, glis­ser tran­quille­ment sur la Dyle. Remonter l’Escaut à la seule force des bras. Zigzaguer, hilare, sur le canal Bruxelles-Charleroi. Flirter avec le Samson. Taquiner la Semois. Allez savoir pour­quoi : le voyage qui va suivre est peu­plé de cours d’eau. Ceux-là mêmes dont le niveau tient les obser­va­teurs en alerte en cette période de séche­resse accrue. Comme un rap­pel per­ma­nent au sujet qui nous occupe. 

Des menaces pèsent sur notre monde. On sait, depuis plus d’un demi-siècle, le cli­mat bru­ta­le­ment déré­glé par les acti­vi­tés humaines. En Flandre, au vu des prin­temps arides à répé­ti­tion, le risque de rup­ture d’approvisionnement en eau secoue le monde poli­tique. On sait, tout aus­si bien, la bio­di­ver­si­té déci­mée ces der­nières décen­nies par l’action humaine. Rien qu’à l’échelle wal­lonne, un rap­port régio­nal publié en 2017 éta­lait des chiffres char­gés d’une grande tris­tesse : sont mena­cés d’extinction plus de 50 % des popu­la­tions d’oiseaux nicheurs, 27,4 % des mam­mi­fères, 57,1 % des rep­tiles, 36,6 % des pois­sons, 35,7 % des libel­lules et 31,9 % des plantes supé­rieures. On sait qu’à la moi­tié de ce siècle, les filets de pêche extir­pe­ront des océans plus de plas­tique que de pois­son. On sait les phé­no­mènes de migra­tion mas­sive qui se pro­filent. Cent qua­rante mil­lions de réfu­giés cli­ma­tiques, d’ici 2050, selon la Banque mon­diale. On sait, encore plus depuis 2008, notre sys­tème ban­caire et finan­cier expo­sé au risque per­ma­nent de la faillite glo­bale. On sait notre dépen­dance aux éner­gies fos­siles. On sait la géo­po­li­tique bru­tale induite par le pétrole. On sait à quel point, depuis la fin des Trente Glorieuses, nos res­pon­sables poli­tiques peinent à résor­ber la dette publique. On sait les sévères coupes bud­gé­taires qui en découlent dans les ser­vices col­lec­tifs. On sait le mécon­ten­te­ment des tra­vailleuses et tra­vailleurs de la san­té, de l’agriculture, de l’enseignement, de l’Horeca, du trans­port, de la culture…

Pablo Servigne ne s’en cache pas : il aime le confi­ne­ment. Le tableau pour­rait être idyl­lique s’il n’y avait autant de souffrance.

Et pour­tant. Qui aurait pu pré­dire, au milieu de l’hiver, qu’une grippe un peu plus féroce que les autres bou­le­ver­se­rait à ce point le quo­ti­dien de notre pla­nète ? Populations cloî­trées, ser­vices hos­pi­ta­liers sur les rotules, éco­no­mie atro­phiée, appro­vi­sion­ne­ment réduit, diri­geants mal­me­nés… Cette crise, per­sonne ne l’a vue débou­ler. Pas même ceux qui, depuis plu­sieurs années, pré­disent un effon­dre­ment à venir de notre civi­li­sa­tion indus­trielle. Elle n’en apporte pas moins d’eau à leur mou­lin : un choc en entraîne d’autres, le sys­tème panique. Ils sont col­lap­so­logues, poli­ti­cien, ensei­gnant, acti­viste, chef d’entreprise. Ils nous livrent leurs réflexions sur l’avenir. Sous leurs pieds, le sol tressaille.

I. Détour par la montagne drômoise

« Le confi­ne­ment, c’est la grande vic­toire du monde vir­tuel. Il fait beau dehors, il n’y a pas d’avion, les oiseaux s’en donnent à cœur joie, le pota­ger attend, et je reste cloî­tré comme un con dans l’électronique, à tapo­ter sur un cla­vier, à cares­ser un touch­pad. » À la lec­ture de la lettre — publiée sur le site inter­net du maga­zine Iggdrasil — qu’il a rédi­gée, le 5 mai der­nier, à l’intention d’un ami gene­vois, on sent bien Pablo Servigne en proie aux nom­breux para­doxes impo­sés par notre époque. D’un côté, il y a cet agen­da dépouillé par l’intrusion mus­clée du Covid-19 dans le quo­ti­dien. Cette oppor­tu­ni­té géniale d’enlacer la sobrié­té, de vivre de lec­tures et d’escapades pédestres, d’abandonner le sort de la jour­née aux seuls aléas météo­ro­lo­giques. La moyenne mon­tagne de la Drôme, où Pablo Servigne vit depuis plu­sieurs années, s’y prête assez bien. De l’autre côté, il y a ce sata­né télé­phone, cette fou­tue connexion inter­net, tel­le­ment acca­pa­rants lorsqu’ils rap­portent à domi­cile les impé­ra­tifs inhé­rents à une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle dense. On s’en vou­drait presque d’imposer au Français une énième vidéoconférence.

©Vanessa Chambard

Ingénieur agro­nome de for­ma­tion, diplô­mé de l’université de Gembloux, doc­teur en sciences de l’université de Bruxelles, Pablo Servigne est un « col­lap­so­logue ». Ce terme, il l’a inven­té en 2015 avec notre com­pa­triote Raphaël Stevens, expert en rési­lience des sys­tèmes socio-éco­lo­giques. Ensemble, ils ont rédi­gé Comment tout peut s’effondrer (édi­tions du Seuil). À tra­vers un exer­cice d’analyse inter­dis­ci­pli­naire, les deux auteurs énu­mèrent de nom­breuses limites (épui­se­ment des res­sources dis­po­nibles en matière d’énergies fos­siles, de mine­rais, d’eau, de bois, d’alimentation…) et fron­tières (seuils de désta­bi­li­sa­tion durable du cli­mat, éco­sys­tèmes…) impo­sées à notre civi­li­sa­tion « ther­mo-indus­trielle ». En fran­chis­sant pro­gres­si­ve­ment ces limites et fron­tières, nous nous expo­sons à des chocs dif­fi­ci­le­ment absor­bables. La rai­son : une inter­con­nexion exces­sive entre les dif­fé­rentes socié­tés pla­né­taires, fruit d’une course incon­trô­lée à la mon­dia­li­sa­tion, qui ôte aux col­lec­ti­vi­tés toute leur auto­no­mie. En décou­le­rait, on ne sait vrai­ment pré­dire quand, un effon­dre­ment pla­né­taire carac­té­ri­sé par l’incapacité des pou­voirs publics à assu­rer nos besoins de bases, par une démo­gra­phie en chute libre, des guerres, des pan­dé­mies, des famines… 

Dès l’amorce de notre ren­contre vir­tuelle, Pablo Servigne rap­pelle que la ques­tion d’un effon­dre­ment à venir est loin d’être neuve. Au milieu des années 1970, on la retrouve notam­ment dans les milieux sur­vi­va­listes, éco­lo­gistes radi­caux et scien­ti­fiques. « Le grand public n’avait pas accès à ce champ de réflexion. Les sur­vi­va­listes, assi­mi­lés à une mou­vance d’extrême droite, fai­saient office de repous­soirs. Les acti­vistes d’extrême gauche effrayaient, on ne les écou­tait pas. Et les scien­ti­fiques écri­vaient en anglais dans des revues payantes, c’était incom­pré­hen­sible. » Pour extraire ces infor­ma­tions des cercles d’initiés, Raphaël Stevens et Pablo Servigne com­pilent les don­nées, les actua­lisent, les mettent en mots. Plus encore : ils se livrent sur leurs propres affects. « En par­lant de nous, on a per­mis aux lec­teurs de s’identifier, d’intégrer et de digé­rer ce dis­cours froid et objec­tif. » Cette der­nière décen­nie, colo­rant la pro­phé­tie de faits obser­vables, la sur­ve­nance de plu­sieurs chocs a boos­té la conscien­ti­sa­tion d’un public tou­jours plus large. En France, dans un cli­mat de cani­cule, la démis­sion en août 2018 de Nicolas Hulot de son poste de ministre de l’Écologie a encore accé­lé­ré le pro­ces­sus. « Même notre Superman éco­lo n’y par­ve­nait pas. Après ça, des mou­ve­ments popu­laires sont nés : les gilets jaunes, Extinction Rebellion… Depuis, tout le monde parle de fin du monde. »

La crise du coro­na­vi­rus, alors même qu’il la connais­sait en théo­rie, Pablo Servigne ne l’a pas vue débou­ler. Au début, comme tout le monde, il y croyait à moi­tié. La déci­sion d’un confi­ne­ment natio­nal, inédite dans l’histoire de France, a chan­gé la donne. Au hameau, l’entraide devient immé­dia­te­ment la norme. « On a créé un réseau Covid dans la val­lée, un groupe WhatsApp avec les voi­sins, on pre­nait soin les uns des autres. On se levait le matin en se deman­dant : qui a besoin d’un coup de main ? » Pablo Servigne ne s’en cache pas : il aime le confi­ne­ment. Le tableau pour­rait être idyl­lique s’il n’y avait autant de souf­france. « On voit bien le résul­tat des poli­tiques néo­li­bé­rales qui ont, année après année, fra­gi­li­sé les ser­vices de san­té, accru la misère sociale. » En cela, la crise per­met d’illustrer la grande vul­né­ra­bi­li­té de notre sys­tème. Est-on, pour autant, confron­tés à l’amorce d’un effon­dre­ment géné­ra­li­sé ? Pablo Servigne n’en sait rien, laisse le soin aux archéo­logues du futur de le déter­mi­ner. Le cher­cheur in-Terre-dépen­dant nous gra­ti­fie tou­te­fois d’une ana­lyse : « Si l’on observe l’état actuel de la finance mon­diale, tous ces emplois per­dus, tout ce mécon­ten­te­ment social, cette dépen­dance aux impor­ta­tions d’énergie, cette com­pé­ti­tion tou­jours plus grande entre les États… On se dit que la crise a clai­re­ment aug­men­té le risque d’un effet domi­no dévas­ta­teur. » Pablo Servigne nous laisse. Les enfants viennent de ren­trer. Dans le nou­veau monde, le dîner en famille est sacré.

II. Le patron en mutation

Tournai, un dimanche de mai. La Grand-Place laisse une lourde impres­sion de fin de siècle : quelques âmes errantes, la ronde silen­cieuse d’un com­bi poli­cier, les tres­saille­ments d’une ban­de­role, sus­pen­due à une façade, sur laquelle on peut lire « Tous unis contre le virus ». Les cyclistes en tran­sit se contentent d’un rapide cli­ché pour mieux reprendre leur che­min sur le bord de l’Escaut. Le fleuve, vaste nœud d’accès por­tuaire en Europe, les mène­ra jusqu’à la fron­tière lin­guis­tique où, dans un va-et-vient amou­reux d’une dizaine de kilo­mètres, ils oscil­le­ront entre sud et nord du pays. « Pas op, heren ! » s’époumone un sprin­teur à hau­teur de l’usine Cosucra de Warcoing, der­nier vil­lage fran­co­phone avant l’entrée en terres fla­mandes. Il évite de jus­tesse Jacques Crahay, CEO de cette entre­prise spé­cia­li­sée dans la trans­for­ma­tion de pois et de chi­co­rée en pro­téines végé­tales. La soixan­taine, le regard doux, Jacques Crahay a l’allure d’un patron « comme tout le monde », le phra­sé affable et posé d’un homme mesu­ré. À l’intérieur, pour­tant, l’esprit bout. « Il y a un autre monde qui est en train de ger­mer, une autre civi­li­sa­tion, un autre para­digme. Pour le moment, c’est tota­le­ment indis­cer­nable. Mais ça grouille de partout. »

Depuis quelques années, l’ingénieur civil de for­ma­tion repense sub­stan­tiel­le­ment son entre­prise, héri­tage fami­lial qui emploie, aujourd’hui, plus de 250 tra­vailleurs. Dans une sphère basée sur la concen­tra­tion du pou­voir déci­sion­nel, Jacques Crahay a opté pour un mode de gou­ver­nance par­ta­gée, la socio­cra­tie, où les prises de déci­sion s’opèrent col­lec­ti­ve­ment. Conscient de la néces­si­té d’en finir avec les éner­gies fos­siles, le chef d’entreprise retourne la pro­blé­ma­tique « consom­mer moins, consom­mer autre­ment » dans tous les sens. « Cela com­mence à m’obséder », recon­naît-il fébri­le­ment. En 2018, Jacques Crahay était dési­gné pré­sident de l’Union wal­lonne des entre­prises. Lors de son dis­cours inau­gu­ral, il décoche, à une assem­blée gar­nie d’entrepreneurs et de man­da­taires poli­tiques, un upper­cut tota­le­ment inat­ten­du dans un monde encore bien impré­gné par l’idéologie libé­rale. Son leit­mo­tiv : l’urgence. Le patron des patrons y va à coups de « nou­veau monde », de res­sources fos­siles épui­sées, de bio­di­ver­si­té lami­née, de cli­mat déré­glé. Il n’hésite pas à se réfé­rer aux modèles d’économie cir­cu­laire, à invo­quer le « rap­port Meadows » de 1972 sur les limites de la crois­sance, à van­ter les mérites du bio­mi­mé­tisme du cher­cheur belge Gauthier Chapelle. Comme un petit par­fum d’effondrement. Les réac­tions outrées ne tardent pas à se mani­fes­ter. On invite Jacques Crahay à se reti­rer. Deux ans plus tard, il occupe tou­jours son poste : « J’ai accep­té de par­tir à l’unique condi­tion que ce soient mes détrac­teurs qui annoncent mon départ. De crainte de faire des vagues, ils se sont fina­le­ment rétractés. »

« Il y a un autre monde qui est en train de ger­mer. Pour le moment, c’est tota­le­ment indis­cer­nable. Mais ça grouille de par­tout. » — Jacques Crahay, pré­sident de l’Union wal­lonne des entreprises

Alors que nous flâ­nons, en plein cagnard, le long du fleuve qui borde ses ins­tal­la­tions, Jacques Crahay pré­fère ôter sa cas­quette de patron des patrons. Aujourd’hui, c’est le chef d’entreprise dési­reux de sus­ci­ter la réflexion autour d’un nou­veau pro­jet de socié­té qui s’exprime. Il répète notre ques­tion : « Comment j’en suis arri­vé là ? On vit. Tout à coup, on se rend compte qu’on approche de la soixan­taine. On se dit : qu’est-ce que je peux encore faire pour être utile à ce monde ? » Au début des années 2010, alors qu’il en avait per­du l’habitude, Jacques Crahay se remet à la lec­ture. Lors de ses longs tra­jets quo­ti­diens en voi­ture, il englou­tit les pod­casts. De Yuval Noah Harari, auteur du très connu Sapiens : Une brève his­toire de l’humanité, il passe au Collapse de Jared Diamond, s’essayant, dans la fou­lée, aux pen­sées anti­li­bé­rales des éco­no­mistes Gaël Giraud et Alain Greanjean, du phi­lo­sophe Dominique Bourg… Les tra­vaux de Pablo Servigne n’échappent pas à cet appé­tit vorace retrou­vé. « Très vite, on se dit : ça, c’est en train de dépla­cer ma façon de pen­ser. Pablo Servigne explique les choses de manière directe et claire. Après, je crains que ça coupe toute action de s’entendre dire : tout est foutu. »

Pour Jacques Crahay, il importe de se retrous­ser rapi­de­ment les manches, tout en accep­tant de renon­cer à cer­tains dogmes actuels. La course effré­née à la crois­sance n’y échappe pas. « Presque tout le monde est conscient qu’on ne retrou­ve­ra jamais les niveaux de crois­sance atteints par le pas­sé. Dans mes contacts, je le sens bien. Tout le monde dit : ça sent le rous­si. » Lorsqu’on lui objecte qu’en ce temps de crise, la notion émaille tou­jours le dis­cours de bien des poli­tiques, Jacques Crahay sou­rit. « Ils doivent bien répondre quelque chose. S’ils disent qu’ils sont per­dus, ils se prennent des baffes et tout le monde sort dans la rue. »

Jacques Crahay com­prend bien que la crise impose de résoudre des pro­blèmes tan­gibles de liqui­di­té, de sol­va­bi­li­té, d’emploi. Sauf qu’à gar­der en per­ma­nence le nez dans le gui­don du Covid-19, on en oublie de cher­cher à com­prendre ses effets externes : la bio­di­ver­si­té, le cli­mat, l’énergie, l’agriculture… « On court après l’évènement. Je n’arrive abso­lu­ment pas à détour­ner plus de 10 % des cer­veaux vers une véri­table réflexion axée sur l’après. Si on ne réflé­chit pas, l’après sera assez sem­blable à l’avant. Et ce n’est pas souhaitable. » 

Nous nous quit­tons à hau­teur de la mai­son d’enfance de Jacques Crahay, aux abords du « site chi­co­rée » du groupe Cosucra. Vaste demeure à l’allure de petit châ­teau. Cet « après » qu’il évoque, l’homme le voit comme une évo­lu­tion inévi­table vers la sobrié­té. « Ma géné­ra­tion et celle qui lui a pré­cé­dé ont vécu leur vie entière dans l’illusion que tout était pos­sible, que le pro­grès nous mène­rait au para­dis ter­restre. Aujourd’hui, on doit s’éduquer à vivre dans la sobrié­té. Pour les per­sonnes nées dans les années 1950, c’est incon­ce­vable. » Le patron des patrons grimpe dans sa voi­ture pour rejoindre Rebecq, sa com­mune du Brabant wal­lon. On l’attend pour une esca­pade cycliste. Aux vastes bor­dures de l’Escaut, il pré­fé­re­ra les méandres de la Senne. On ne mélange pas le bou­lot et le vélo. 

III. L’enseignant libertaire

Renaud Duterme balaye son jar­din du regard. Au fond du car­ré d’herbe, la Semois s’enfuit tran­quille­ment. Malgré la séche­resse, le niveau d’eau de la rivière résiste. Alors que l’Ourthe, sa consœur arden­naise, a momen­ta­né­ment dépo­sé les armes, la Semois fait tou­jours la joie des kaya­kistes. Privé par le virus de ses élèves et de ses entraî­ne­ments de krav-maga, le jeune prof de géo­gra­phie pro­fite des attraits de la Gaume pour ava­ler les kilo­mètres à la force des mol­lets, assu­rer quelques sui­vis de cours en ligne, bou­qui­ner. Écologiste liber­taire, membre actif du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illé­gi­times), il est aus­si l’auteur de l’essai De quoi l’effondrement est-il le nom ? (édi­tions Utopia).

L’enseignant pré­cise d’emblée : s’il trouve de nom­breuses qua­li­tés aux tra­vaux de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, il ne se consi­dère pas comme un col­lap­so­logue. Son livre, il l’a d’ailleurs écrit en réac­tion au best-sel­ler de Jared Diamond, Collapse, auquel il reproche de cibler l’humanité dans son ensemble comme res­pon­sable des effon­dre­ments en cours et à venir. Pour Renaud Duterme, cette pos­ture fait l’impasse sur la res­pon­sa­bi­li­té du modèle éco­no­mique et social domi­nant. Dans les cercles de la gauche radi­cale, une cri­tique récur­rente est adres­sée aux col­lap­so­logues : ils occultent trop la ques­tion sociale. Pour l’enseignant, les crises suc­ces­sives se nour­rissent des inéga­li­tés en même temps qu’elles les ampli­fient. Pour illus­trer son pro­pos, Renaud Duterme prend l’exemple de la ques­tion éco­lo­gique : la dégra­da­tion pro­gres­sive de notre pla­nète est avant tout le fait des plus riches, à l’image des 500 mil­lions de per­sonnes les plus aisées res­pon­sables de la moi­tié des émis­sions mon­diales de gaz à effet de serre. Se réfé­rant à la stra­té­gie du choc théo­ri­sée par la jour­na­liste cana­dienne Naomi Klein — lors de désastres, les chantres du capi­ta­lisme peuvent pro­fi­ter du désar­roi de la popu­la­tion pour impo­ser des mesures impo­pu­laires, des réformes éco­no­miques ultra­li­bé­rales —, Renaud Duterme rap­pelle que la Grèce, État lar­ge­ment défaillant, proche d’une situa­tion d’effondrement, vit s’imposer de nom­breuses mesures de des­truc­tion de l’État social, de pri­va­ti­sa­tion mas­sive, de libre-échange, sous cou­vert d’impératifs éco­no­miques liés à la dette.

Dans son der­nier ouvrage, Petit manuel pour une géo­gra­phie de com­bat, l’enseignant décrit les logiques spa­tiales qui gou­vernent le sys­tème capi­ta­liste mon­dia­li­sé. Elles illus­trent l’impasse dans laquelle nous engouffrent ce modèle et l’indéfectible lien qu’il entre­tient avec les inéga­li­tés sociales. Pour le géo­graphe, le cas chi­nois est révé­la­teur. Après avoir bâti sa pros­pé­ri­té sur une main‑d’œuvre à bas coût sus­cep­tible d’attirer de nom­breuses entre­prises, le pays souffre désor­mais d’un pro­blème de sur­stock l’obligeant à trou­ver de nou­veaux moyens d’écouler les mar­chan­dises. « Les auto­ri­tés chi­noises sont en train d’augmenter le niveau des salaires pour que les per­sonnes puissent consom­mer plus. Du coup, ils perdent de leur com­pé­ti­ti­vi­té, ce qui pousse des entre­prises à délo­ca­li­ser vers les pays voi­sins, notam­ment au Vietnam, pour la filière élec­tro­nique. La course en avant conti­nue. Sauf qu’à un moment, on se frotte aux limites phy­siques de la planète. »

Renaud Duterme ne croit pas à la fin immi­nente du capi­ta­lisme. Et « ren­ver­ser le sys­tème », il ne voit pas trop ce que ça veut dire, en pra­tique. On peut tou­te­fois l’affaiblir pro­gres­si­ve­ment. En pri­vi­lé­giant la poli­tique sani­taire, la ges­tion de la crise du Covid a fait excep­tion à la supré­ma­tie éta­blie des seuls enjeux éco­no­miques. Pour le géo­graphe, il faut per­sé­vé­rer dans ce sens. Se foca­li­ser sur des reven­di­ca­tions com­munes sus­cep­tibles de fédé­rer un maxi­mum de per­sonnes : un redé­ve­lop­pe­ment des ser­vices publics, une agri­cul­ture de proxi­mi­té, la fin des trai­tés de libre-échange, l’abolition des dettes illé­gi­times, la réduc­tion du temps de tra­vail… « Cela per­met­trait, de façon prag­ma­tique, de fis­su­rer le sys­tème en lui ôtant tou­jours un peu plus de sa logique marchande. »

IV. L’emmerdeuse de service 

Petite leçon de cohé­rence entre les actes et la pen­sée. Si Michèle Gilkinet décrit, au télé­phone, chaque car­re­four, chaque rond-point nous ache­mi­nant jusqu’à sa mai­son dans le Brabant wal­lon, c’est pour mieux nous éman­ci­per de ces « sophis­ti­ca­tions tech­no­lo­giques qui nous arrachent, tous les jours, un peu plus d’autonomie ».

Michèle Gilkinet nous sert un verre de son kéfir mai­son. Un litre d’eau, huit mor­ceaux de sucre, un demi-citron bio, deux abri­cots et les grains de kéfir. Quand les abri­cots remontent, c’est prêt.

Si la retrai­tée applau­dit, sur fond d’acclamations sar­cas­tiques, le sur­vol de son jar­din par un héli­co­ptère de plai­sance, c’est que, tout de même, ces bruyants pol­lueurs du dimanche ne lui avaient pas man­qué durant la phase de confi­ne­ment. Aussi semble-t-il évident qu’en 2003, déçue par un par­ti érein­té par l’exercice du pou­voir, l’ex-députée fédé­rale, fer­vente pro­mo­trice d’une éco­lo­gie poli­tique radi­cale, ait quit­té Ecolo. « J’en ai eu ras-le-bol. Ça ne ser­vait à rien de conti­nuer dans un mou­ve­ment qui n’était pas capable de faire son auto­cri­tique alors qu’on était en plein chan­ge­ment de société. »

Michèle Gilkinet, 68 ans, tante du dépu­té Ecolo Georges Gilkinet, se sou­vient du moment où le franc est tom­bé. « C’était en 2002, lors d’une ren­contre, en France, avec des éco­lo­gistes “Fundis”. Je dis­cu­tais, avec une femme de mon âge, des nom­breuses impasses socié­tales de notre siècle. » Chez les verts, recy­clant une ter­mi­no­lo­gie bien connue des Grünen alle­mands du début des années 1990, le clan des « Realos », les réa­listes, s’opposait à celui des « Fundis », les fon­da­men­ta­listes de l’écologie poli­tique. Côté « Fundis », un mau­vais pres­sen­ti­ment n’avait ces­sé de croître, ces années-là. « Nous res­sen­tions, dans nos tripes, les chocs en train de par­cou­rir la socié­té. C’est la pre­mière fois que j’ai mis le mot effon­dre­ment sur la situation. » 

L’ancienne dépu­tée nous sert un verre de son kéfir mai­son. Un litre d’eau, huit mor­ceaux de sucre, un demi-citron bio, deux abri­cots et les grains de kéfir. Quand les abri­cots remontent, c’est prêt. « Attention, ça peut être légè­re­ment alcoo­li­sé. » Le jar­din de la mili­tante sur­plombe une val­lée peu­plée d’éoliennes. Pas de cours d’eau visible, mais, dans les sous-sols, une nappe phréa­tique d’envergure. « Elle per­met d’approvisionner en eau une par­tie du Brabant wal­lon et de Bruxelles. » Il a fal­lu quelque temps à Michèle Gilkinet pour assi­mi­ler sa conscien­ti­sa­tion nou­velle. Vivre avec l’idée d’un monde qui se dis­loque peut confi­ner à la folie. « On en arrive à se deman­der si on n’est pas un peu cin­glée. On devient l’emmerdeuse de ser­vice, celle qui ne rela­ti­vise plus rien. » Michèle Gilkinet a des res­sources. Et des amis qui se frottent aux mêmes états d’âme. Avec une poi­gnée de « Fundis » dis­si­dents, dont Paul Lannoye, emblé­ma­tique membre fon­da­teur d’Ecolo, pro­gres­si­ve­ment mar­gi­na­li­sé dans son propre clan pour ses posi­tions tran­chées, elle crée le Grappe, Groupe de réflexion et d’action pour une poli­tique éco­lo­gique. On y dis­cute hété­ro­no­mie, dérives tech­no­philes, après-crois­sance… En 2009, la bande enfante le MPOC, Mouvement poli­tique des objec­teurs de crois­sance. On milite pour un nou­veau pacte axé sur la relo­ca­li­sa­tion, le par­tage du tra­vail, la mon­naie locale… Des idées qui vont four­miller de plus en plus dans la socié­té civile. À tel point que le mou­ve­ment s’est deman­dé s’il avait encore un rôle à jouer. « On a déci­dé de sou­te­nir les nou­veaux grands ral­lie­ments tout en jouant les vieux sages, les vieux emmer­deurs, qui veillent à ce que la réflexion ne déserte pas le navire. » La démarche de l’an­cienne dépu­tée ne suc­combe pas à l’angélisme pour autant. Des jours sombres se pro­filent cer­tai­ne­ment. Mais elle se retrousse les manches, pro­digue du soin à ceux qui l’entourent. Les jolies ren­contres qu’occasionne son com­bat adou­cissent le quo­ti­dien. Au réveil, quand elle se regarde dans la glace, Michèle Gilkinet découvre une femme à la quié­tude retrouvée.

V. Déshabiller le roi

« Les plus riches trou­ve­ront des manières de se “bun­ké­ri­ser”. Même s’il fait 50 °C sur la pla­nète. On aura, sous bulle, de petits para­dis ter­restres. Et les mil­liards d’êtres humains deve­nus inutiles ? Qu’ils crèvent ! » Il dis­perse, d’un geste de main, la petite assem­blée qui tour­billonne autour de lui. « Vous voyez qu’il y a des insectes, ici ?

— Et même une tortue.

— Oui, elle se balade… » 

Nous sommes à Anderlecht, à quelques rues du canal Charleroi-Bruxelles. Initiée sous le régime hol­lan­dais, la créa­tion de ce cours d’eau arti­fi­ciel, inau­gu­ré en 1832, avait pré­ci­pi­té l’essor indus­triel, démo­gra­phique et urbain de la capi­tale. Philippe Lamberts s’est ins­tal­lé à sa table de jar­din. Contrairement à Michèle Gilkinet, le man­da­taire Ecolo, radi­cal réfor­miste, conti­nue à mener bataille dans les ins­ti­tu­tions poli­tiques. Le par­le­ment euro­péen, en l’occurrence. « On peut opter pour un modèle révo­lu­tion­naire, faire séces­sion de la socié­té. Mais cette voie porte en elle le déchaî­ne­ment de la vio­lence. Les déten­teurs du droit légi­time de tuer sont, aujourd’hui, très bien équi­pés. Pas sûr qu’on puisse gagner comme ça. » Du coup, Philippe Lamberts s’accroche, garde à l’esprit la maxime de l’ancien Premier ministre Paul Vanden Boeynants (« quand tous les dégoû­tés seront par­tis, il ne res­te­ra plus que les dégoû­tants ») et adopte ce qu’il appelle la stra­té­gie de la tenaille : pen­dant que cer­tains pro­mo­teurs de la tran­si­tion éco­lo­gique et soli­daire œuvrent sur le ter­rain, d’autres bataillent dans les ins­ti­tu­tions. « C’est l’articulation qui fait l’outil. Plus nous serons nom­breux dans la socié­té et dans les appa­reils de pou­voir, meilleur sera notre bras de levier. C’est pour ça qu’il faut gagner la bataille des idées. »

Catholique pra­ti­quant, Philippe Lamberts a lu l’évangéliste Jean. L’apocalypse, il connaît. Il nous des­sine l’issue pro­bable, « hor­rible », de la pan­dé­mie : res­tric­tion des liber­tés publiques, explo­sion des inéga­li­tés sociales, socié­té de sur­veillance géné­ra­li­sée… L’amorce d’un effon­dre­ment ? « Si les réformes à venir aug­mentent les inéga­li­tés, on risque fort la révo­lu­tion. Et là, en effet, des ser­vices fon­da­men­taux peuvent venir à man­quer. Ici, je tourne le robi­net, j’ai tou­jours de l’eau. J’allume l’interrupteur, j’ai tou­jours de l’électricité. Tout ça peut s’arrêter. Le sys­tème ali­men­taire, aus­si, peut capoter. » 

Pour Philippe Lamberts, on note un évident four­voie­ment dans la logique néo­li­bé­rale : pen­ser que l’être humain puisse s’affranchir des lois de la nature, voire de sa propre fini­tude. « Vivre com­mence par accep­ter les limites au sein des­quelles la vie s’inscrit. Des psy­cho­logues ont écrit que la consom­ma­tion com­pul­sive ou la recherche per­ma­nente de pro­fit étaient une forme de néga­tion de la mort. » Pour ne pas avoir à gérer les contra­dic­tions du sys­tème qu’ils pro­meuvent, les par­ti­sans du néo­li­bé­ra­lisme s’en remet­traient à des actes de foi : confiance aveugle dans l’innovation tech­no­lo­gique, dans les ver­tus de la logique de mar­ché, dans l’objectivité du para­mètre de la crois­sance… L’eurodéputé se redresse sur sa chaise : « L’offre et la demande, quel bull­shit ! Comment peut-on ensei­gner ça à l’université ? Pendant des siècles, les reli­gions ont four­ni aux diri­geants la jus­ti­fi­ca­tion morale de leur pou­voir. Aujourd’hui, ce sont les éco­no­mistes clas­siques qui leur donnent l’onction. Et si l’on subit des crises, ce n’est pas parce que le sys­tème est mau­vais. C’est parce qu’on ne l’a pas appli­qué à fond. » 

« Quand on veut assas­si­ner une idéo­lo­gie, il faut la ridi­cu­li­ser. Je pense qu’il faut mon­trer que le roi est nu. Il est à poil ! Il n’est pas beau à regar­der. Il a l’air con ! La pan­dé­mie nous donne cette occa­sion. » — Philippe Lamberts, dépu­té européen

Philippe Lamberts table sur les réflexions occa­sion­nées par la pan­dé­mie pour décons­truire ces croyances qu’il consi­dère comme aus­si risibles que mor­ti­fères. Que le sérieux change de camp. « Quand on veut assas­si­ner une idéo­lo­gie, il faut la ridi­cu­li­ser. Il faut qu’on en rie. Que lorsque le com­mis­saire euro­péen au Commerce, Phil Hogan, annonce qu’il faut signer encore plus de trai­tés de libre-échange, les gens éclatent de rire. Le ridi­cule tue les idées. Je pense qu’il faut mon­trer que le roi est nu. Il est à poil ! Il n’est pas beau à regar­der. Il a l’air con ! La pan­dé­mie nous donne cette occasion. »

VI. Derrière l’arbre, la forêt

Avant de sor­tir, Gauthier Chapelle enfile une paire de jumelles autour du cou. C’est que le vivant grouille, dans les forêts de Gesves. Le rapide déclin des bio­topes n’ôte rien à l’émerveillement qu’ils sus­citent chez le quin­qua­gé­naire. Ingénieur agro­nome, doc­teur en bio­lo­gie, Gauthier Chapelle appar­tient au cercle des col­lap­so­logues pur jus. Au détour d’un sen­tier, on revient sur le reproche sou­vent for­mu­lé à leur inten­tion : ne pas suf­fi­sam­ment dénon­cer le sys­tème capi­ta­liste et les inéga­li­tés sociales. « C’est vrai que nous n’avons pas encore explo­ré cet aspect en détail, concède-t-il. Ce n’est pas pour autant que nous le jugeons insi­gni­fiant. Je suis d’accord avec l’idée sui­vante : tant que nous ne nous serons pas atta­qués aux ques­tions d’inégalités, nous ne résou­drons rien. » 

Gauthier Chapelle pro­pose de ne pas limi­ter notre réflexion aux seuls torts du sys­tème éco­no­mique et social en vigueur. Il dénonce, plus fon­da­men­ta­le­ment, une culture pétrie par les rap­ports de domi­na­tion. « Pour moi, le package qui nous a menés à la situa­tion qu’on connaît inclut le patriar­cat, la hié­rar­chie pyra­mi­dale et la sépa­ra­tion nature-culture. » Dans leur livre Une autre fin du monde est pos­sible (édi­tions du Seuil, 2018), Gauthier Chapelle, Raphaël Stevens et Pablo Servigne reviennent sur la notion cen­trale de dis­tinc­tion entre la nature et la culture, dua­lisme ancré dans la socié­té occi­den­tale depuis les Lumières. « Cette vision est bar­bare, car elle conver­tit les sujets, le vivant non humain, en objets. On peut faire ce qu’on veut avec des objets : les acca­pa­rer, les vendre, les exploi­ter, les mas­sa­crer. On s’en fiche. Il n’y a pas de place pour l’empathie. On en arrive à des absur­di­tés comme croire que notre éco­no­mie est décon­nec­tée de la biosphère. »

L’ingénieur agro­nome s’arrête. S’agenouille. Observe le maigre filet d’un ruis­seau. « Ça va. Ça coule encore. Mais le niveau est excep­tion­nel­le­ment bas pour la sai­son… » On réoriente la dis­cus­sion sur l’éventualité d’un effon­dre­ment en cours. « Je ne dis pas que c’est trop tard pour l’humanité, même si une exter­mi­na­tion totale de notre espèce n’est pas à exclure. Je dis qu’il est trop tard pour une tran­si­tion douce. La bru­ta­li­té des tran­si­tions à venir, c’est ça qui nous inquiète. » Raison pour laquelle Gauthier Chapelle cible son dis­cours sur le déve­lop­pe­ment de l’entraide, méca­nisme omni­pré­sent dans la nature et mal­me­né par une culture qui désap­prend. « On a un cer­veau câblé pour l’entraide. En situa­tion de crise, on l’a vu avec le Covid, ce réflexe revient au galop. On est des êtres hyper sociaux. En fait, on est bons pour ça. » Est-ce à dire qu’il suf­fi­rait d’une « bonne crise » pour que ces méca­nismes d’entraide s’amorcent de façon pérenne ? De toute évi­dence, non. L’entraide doit se réap­prendre, se pra­ti­quer dès aujourd’hui, entre amis, entre voi­sins, entre membres d’une même com­mu­nau­té. « En déve­lop­pant un cli­mat de confiance, de sécu­ri­té, d’équité, l’entraide pour­ra s’installer dura­ble­ment. Ça, c’est tout l’inverse de ce que pro­pose le sys­tème pyramidal. »

Épilogue

On quitte Gauthier Chapelle à hau­teur du Samson. On en pro­fite pour visi­ter les envi­rons. La petite rivière condru­zienne, affluent pen­tu de la Meuse, tra­verse les terres d’une ancienne abbaye cis­ter­cienne. Des vastes bâti­ments d’époque, pour cer­tains éle­vés dès le XIIIe siècle, sac­ca­gés lors de la Révolution fran­çaise, il ne reste que le por­tail. Autour, de nou­velles pierres se sont empi­lées pour façon­ner les murs d’un gîte. On déplie la chaise de cam­ping. On décap­sule une Blanche de Namur. On essaye de se remé­mo­rer les étapes du cycle de l’eau. Par asso­cia­tion d’idées, on repense à une phrase pro­non­cée par Pablo Servigne : « Dans la nature, les éco­sys­tèmes fonc­tionnent par cycles : crois­sance, sta­bi­li­sa­tion, effon­dre­ment, réor­ga­ni­sa­tion. C’est tou­jours comme ça dans la forêt. L’effondrement fait par­tie du cycle. » Refuser d’envisager le risque d’un effon­dre­ment socié­tal nous semble, tout à coup, outra­geu­se­ment pré­ten­tieux. Comme un pied de nez mal­adroit aux Matamuas de l’île de Pâques, aux Anasazis d’Amérique du Nord, aux Vikings du Groenland, aux Incas de la cor­dillère des Andes. Civilisations pros­pères depuis long­temps disparues.