Le traçage du coronavirus provoque un énorme malaise, mais d’où provient-il ? On remonte les fils, et ils conduisent tous à la même pelote : un certain Frank Robben. Le serviteur de l’État en charge de la circulation des données privées de santé et de sécurité sociale de tous les citoyens belges. Un génie de l’informatique présenté comme totalitaire, anti-francophone, plus puissant que les ministres, titulaire d’un mandat illégal et sujet à quantité de conflits d’intérêts. Incontournable dans le dispositif du « contact tracing », il a mis en place un système digne d’un État policier, d’après les témoignages recueillis. La Belgique est prête pour ressembler à la Chine.
La vie de Frank Robben se déroule dans un bureau de 30 m2. Une table de réunion, des chaises recouvertes d’un tissu en coton rouge, une horloge déréglée, des murs sans décoration; on dit qu’il dissimule aussi un lit de fortune, et qu’il s’est déjà fait surprendre en peignoir juste avant la première réunion du jour. L’horizon de Frank Robben est borné par le quai de Willebroeck, où la tour UP-site s’est adjugé le paysage du nord de Bruxelles, le bassin Vergote qui est comme le bourrelet du canal, les industries mortes sur l’autre rive et, au-delà de l’avenue du Port, les grutiers à la manœuvre dans la zone de Tour et Taxis.
Les journées de Frank Robben commencent et s’achèvent à 5 heures du matin. Le site web de Frank Robben est en anglais, son C.V. disponible en quatre langues déploie un éventail d’acronymes, BCSS, CVP, APD, CSI, Smals, e-Health: autant d’entités qui portent sa marque, beaucoup diront sa poigne.
Les repas de Frank Robben se prennent rarement au restaurant, de préférence en réunion ou devant l’ordinateur; des sandwichs mous satisfont son appétit.
La garde-robe de Frank Robben est légère comme une plume: quatre ou cinq chemises, la moitié à manches courtes, un marcel par-dessous. Le salaire de Frank Robben, en revanche, est l’un des plus gras dans la fonction publique, à peine inférieur à celui du CEO de Proximus ou du gouverneur de la Banque nationale. Mais l’argent n’intéresse guère Frank Robben, même pour qui assure la gestion de près d’un demi-milliard d’euros publics par an. Tous ceux qui le connaissent, amis ou ennemis, s’entendent sur ce point.
Non, ce qui anime Frank Robben, c’est le pouvoir. Être le potentat ombrageux d’un royaume, celui des données privées des citoyens belges en matière de sécurité sociale et de santé publique; impénétrable coffre à renseignements. Au fil des ans, Frank Robben est devenu l’agent de circulation de presque tous les fichiers de l’État. Le coronavirus vient de lui donner l’occasion d’accroître encore son assise dans des proportions considérables. Muriel Gerkens, députée fédérale Ecolo de 1999 à 2018, parle de « l’accomplissement final du système de Robben », comme on parlerait du système de Bismarck.
L’accomplissement de son système signerait-il aussi son implosion, à l’image de ces astéroïdes qui, au bout d’une longue course, se désagrègent au moment d’entrer dans l’atmosphère ? La grande manœuvre date de fin avril. À l’invitation du gouvernement, Frank Robben rédige un projet d’arrêté royal très controversé, visant à encadrer le traçage manuel et numérique des malades du Covid-19. Non seulement il le rédige, mais, depuis lors, il en assure la mise en application et sert de fournisseur technique du dispositif — tant pis si les associations des droits de l’homme crient au loup, eu égard au cadre légal nébuleux et intrusif approuvé par le parlement, moins d’une semaine après sa conception. Frank Robben n’a pas le luxe de s’attarder à ces chipotages de juriste. Le pays est encore souffrant, il doit le guérir au plus vite. Quitte à être à la fois législateur, bénéficiaire de la législation et même juge de cette législation, en sa qualité de sociétaire de l’Autorité de la protection des données (APD), organe de contrôle officiel pour tout ce qui a rapport aux données en Belgique. « Par petites touches, nous avons abouti à un régime où toutes les informations privées des citoyens abreuvent un grand marché dans lequel les institutions publiques peuvent se servir tranquillement », alerte la juriste Alexandra Jaspar, directrice du Centre de connaissances de l’APD — dont l’objectif est de baliser l’État, l’empêcher de s’octroyer des droits qui bafouent les règles en la matière. « Frank Robben impose sa volonté par l’intimidation, se rend hégémonique, multiplie les conflits d’intérêts et détricote complètement la protection des données, s’inquiète un expert de première main. On se moque de la Chine ou de la Corée du Nord, on pense que la cyberstasi ne pourra jamais faire la loi en Belgique, mais Frank Robben, avec la complicité ou l’indolence des autorités, est en train de poser les fondations d’un État policier. C’est juste que chez nous, ça se fait sous le radar. »
Avec ce que Frank Robben a créé au cours de sa carrière, l’État est en mesure d’instaurer une surveillance massive, systématique et organisée de tous les citoyens belges, à travers leurs données les plus intimes.
Chercheur en maladies infectieuses et désormais ancien coordinateur du comité interfédéral pour le suivi des contacts Covid-19, Emmanuel André était à ce titre, dès le 29 avril, en relation fréquente avec Frank Robben. Le personnage l’a sidéré. « Sur une activité aussi sensible, l’exécutif a envoyé un gestionnaire certes très opérant mais surtout totalitaire, extrêmement puissant, capable à lui seul de faire tomber un gouvernement. Frank Robben est au cœur d’une situation de monopole sur le marché des données de santé publique et de sécurité sociale. À partir du moment où il occupe à la fois les cénacles du pouvoir et du contre-pouvoir, nous sommes tous pris dans sa toile. »
Longtemps apeurées, de nombreuses voix sortent du silence, estimant que le geste mégalomane de trop a été commis, que notre démocratie est en péril. « Avec ce que Frank Robben a créé au cours de sa carrière, l’État est en mesure d’instaurer une surveillance massive, systématique et organisée de tous les citoyens belges, à travers leurs données les plus intimes, synthétise Charlotte Dereppe, directrice du service de première ligne de l’APD. Le traçage tel qu’il a lieu depuis le 4 mai, c’est la cerise sur le gâteau. Et c’est inscrit dans la loi. »
Comme Rome, le royaume de Frank Robben ne s’est pas construit en un jour. Il aura fallu trente-trois ans pour que tous les chemins, souvent cryptiques et tortueux, mènent au quai de Willebroeck. Comment, dans un État de droit bétonné par un réseau d’associations, de ligues indépendantes et de forces d’opposition, un seul individu a-t-il pu s’arroger la destinée de notre démocratie numérique ? L’itinéraire intrigue.
Diplômé en droit et en informatique en 1984, année-titre du roman d’anticipation de George Orwell, le jeune étudiant de la KUL réalise son mémoire sur la réorganisation informatique de la sécurité sociale. Il est ensuite engagé comme conseiller au cabinet de Jean-Luc Dehaene, alors ministre des Affaires sociales et des Réformes institutionnelles. Son autre mentor s’appelle Luc Van den Bossche, le futur père de Copernic, la réforme des administrations belges. Un démocrate-chrétien et un socialiste pour couver ce petit génie qui, sous des dehors inoffensifs, détient les clés du monde de demain. « Frank Robben a été forgé dans un alliage flamand surpuissant. Capable de briser toute velléité francophone de résistance », notera Le Vif/L’Express en 2013. Alors qu’Internet n’a pas commencé à irriguer les foyers du pays, il devient l’emblème des « Toshiba boys » de Jean-Luc Dehaene, ces conseillers ministériels occupés à informatiser la Belgique avec leur ordinateur de la marque japonaise sous le bras, quand les autres partis fonctionnent encore à la calculette.
En 1987, l’État belge offre à Frank Robben de transformer son mémoire d’étudiant en une structure applicable à la vraie vie. Ce sera la Banque carrefour de la sécurité sociale (BCSS), dont il est fait administrateur-délégué à l’âge de 29 ans ; le plus jeune patron d’une administration de l’histoire du pays. L’outil est salué par tous et propulse la fonction publique belge à la pointe de l’informatique. Les pays étrangers convoitent le modèle.
« L’idée de Frank Robben était remarquable, souligne Élise Degrave, chercheuse et chargée de cours sur l’e-gouvernement aux facultés de droit de l’Université de Namur. Il voulait organiser l’administration en réseaux, par type de matière, plutôt que d’avoir des silos sans connexion entre eux. Avec, au milieu, une plateforme d’échanges des informations, la BCSS. » La banque carrefour est une sorte de douane par laquelle transitent des blocs d’informations relatives aux citoyens pour effectuer des recherches, détecter des fraudes, orienter des politiques ciblées ou encore, et surtout, faciliter les communications. Devant Wilfried, Frank Robben prend l’exemple d’une personne handicapée qui devait autrefois distribuer quinze documents papier dans quinze bureaux différents pour avoir accès à ses allocations. « Est-ce que ça avait un sens ? Non, il fallait automatiser les procédures. »
Le patron de la BCSS vivait cet embrouillamini administratif sous son propre toit. L’une de ses deux filles souffre d’un handicap physique des suites d’une hémorragie cérébrale survenue à l’âge de trois mois. Un drame qui, à en croire certains proches, l’a très tôt guidé dans son action en faveur de la santé et la sécurité sociale.
Le geek en chef de l’État belge a érigé une première merveille. Il faut poursuivre le travail de roi bâtisseur. En 2004, le gouvernement propulse Frank Robben patron de la Smals, la boîte informatique de l’administration belge. C’est elle qui fournit des logiciels et des outils high-tech aux organismes du secteur social et des soins de santé. Une vieille dame créée en 1939, étrangement organisée en association et qui affiche à ce jour un bilan de santé fantastique : 1 900 collaborateurs en 2018 pour un chiffre d’affaires de 321 millions d’euros (135 en 2007). Frank Robben a dépoussiéré une entité que l’on disait moyenâgeuse. C’est désormais une créature vorace, présentée comme un État dans l’État. Ni administration publique ni organisme privé, sa nature « constitue depuis longtemps un paradoxe et un objet d’étonnement », comme le disait déjà Philippe Busquin, ministre PS des Affaires sociales, en 1989. Protégée par son statut d’association, la Smals ne doit pas s’encombrer des contraintes légales qui alourdissent d’ordinaire le business de l’appareil d’État. Pas de marché public, pas de TVA, pas de procédure de recrutement des fonctionnaires par le Selor ; Frank Robben a les coudées franches. Parmi les bénéficiaires de la Smals figure, sans surprise, la BCSS. Le patron est client du patron. « Dès que l’État crée une database dans laquelle ses services pourront puiser, qui palpe ? La Smals, fait observer une spécialiste du secteur. Frank Robben a donc intérêt à multiplier tous ces flux et ces encaissements de données. »
Frank Robben étend encore son influence sans avoir à rédiger la moindre lettre de motivation. Son C.V. magnétise les offres d’emploi qui entrent dans son champ. En 2007, c’est à nouveau le gouvernement fédéral qui le sollicite, et non lui qui postule. La mission : dupliquer le modèle de la BCSS pour le secteur de la santé. Ainsi naît e-Health, plateforme électronique amenée à faciliter les échanges de données médicales entre tous les acteurs des soins de santé. Les démarches administratives sont automatisées, les médecins gagnent un temps pas croyable et l’État économise un milliard d’euros par an, d’après Frank Robben — qui devient patron d’e-Health à titre bénévole. « C’est son bébé, que seul lui connaît et maîtrise, explique Muriel Gerkens, réputée pour avoir souvent prononcé son nom au parlement. Il reflète l’omnipotence du CD&V dans ce domaine. C’est Frank Robben qui est venu présenter le projet devant l’hémicycle, pas la ministre de la Santé Laurette Onkelinx (qui n’a pas souhaité donner suite à notre demande d’interview, ndlr). Elle n’est jamais intervenue. Nous, les parlementaires, si on posait des questions, on passait pour des cons. Désormais, lorsque quelqu’un vient avec un problème de genou, il suffit de croiser quelques données pour savoir qu’il est aussi diabétique et homosexuel. Tout s’agglutine dans le même entonnoir. C’est comme ça qu’on contrôle le comportement des gens et qu’on peut virer du système ceux qui ne font pas le nécessaire pour être en bonne santé. » Après l’émerveillement des débuts, médecins et collaborateurs se retournent peu à peu contre le créateur d’e-Health.
Frank Robben nourrit un profond mépris pour les francophones. Il ne leur donne pas les infos nécessaires à l’informatisation des soins de santé, il les prive de certains logiciels pour qu’ils accusent du retard. Lui et son parti, le CD&V, préparent depuis un moment la scission de la sécurité sociale.
Le mécontentement arrive à ébullition en 2015, lorsque le Journal du médecin publie un dossier accablant, nourri de nombreux témoignages, à propos de la gestion de la plateforme par Frank Robben. Management égocentré, monopole sur les décisions, opacité générale, harcèlement, intimidation, condescendance : la charge est violente, conforme à l’archétype du chef enivré de pouvoir. Outil « formidable » mis au point de façon « magistrale » par Frank Robben, reconnaît-on dans le Journal du médecin, e-Health encaisse pourtant des départs de collaborateurs en cascade, terrassés par leur boss. Suivant les échos reçus, c’est surtout au sud du pays qu’on boit la tasse. « Frank Robben nourrit un profond mépris pour les francophones, assure Muriel Gerkens. Il ne leur donne pas les infos nécessaires à l’informatisation des soins de santé, il les prive de certains logiciels pour qu’ils accusent du retard. Lui et son parti, le CD&V, préparent depuis un moment la scission de la sécurité sociale. » Dans son bureau où siègent indistinctement la BCSS, e-Health et la Smals, Frank Robben s’esclaffe lorsqu’on lui demande s’il n’est pas coupable de réflexes communautaires. « Moi, alors que je suis en train de vous parler en français ? Non, que ça vienne de Flandre, de Bruxelles ou de Wallonie, ça m’est complètement égal. Quant à la scission des soins de santé, je ne suis ni pour ni contre : je souhaite juste qu’on opte pour le modèle le plus efficace. Aujourd’hui, nous avons neuf ministres de la Santé, c’est ridicule. » La vérité, comme souvent, flotterait en zone mixte : « Il sait comment instrumentaliser les deux camps pour les opposer et en tirer ce qu’il veut, tranche Jean-Jacques Quisquater, le plus éminent cryptographe de Belgique. Et ce, à un niveau exceptionnel. »
En 2018, les rouages du système Robben grippent sous l’effet de l’instauration du RGPD, le Règlement général pour la protection des données ; une norme européenne supérieure à la loi belge. Deux pièces de la mécanique sont ainsi menacées d’obsolescence. La première, c’est la présence du multi-patron dans les comités sectoriels, discrètes chambres de pouvoir qui doivent valider les transferts de données sensibles d’un organisme public à l’autre. Suivant le RGPD, ces comités n’ont plus lieu d’être. Une fenêtre d’influence se ferme : selon de nombreuses sources, Frank pipait les dés de ces comités, à tel point qu’on les surnommait les « comités Robben ». « J’ai assisté à plusieurs réunions d’un comité sectoriel et je me suis vite rendu compte de ce que c’était, se souvient Yves Poullet, ancien recteur de l’Université de Namur et professeur émérite en droit des nouvelles technologies. Les projets d’avis étaient rédigés par Frank Robben ; il n’était pas question d’y toucher, sinon il explosait en direct. C’est une personne extrêmement assertive capable de vous écraser si vous le contredisez. Je me suis très souvent opposé à lui, de sorte qu’après mon départ définitif, il a dit : “Je n’ai plus d’adversaire, dorénavant”. »
Mais qui s’appelle Robben ne ploie pas dès la première rafale de vent. En dépit de l’avis défavorable du Conseil d’État et de la Commission européenne, le patron de la Smals remue ciel et terre pour monter un mystérieux Comité de sécurité de l’information (CSI). Le RGPD et la Constitution belge sont maltraités en trois semaines, soit l’intervalle nécessaire entre le dépôt du projet de loi et son passage à la Chambre, le 19 juillet 2018. Un dernier jour de vote avant les vacances, où les parlementaires, qui se figurent déjà sur les routes d’Espagne ou d’Italie, doivent résorber un carambolage de nouvelles lois.
Après des travaux préparatoires d’une pauvreté extrême, le CSI est adopté sans réel débat. « Cet organe non identifié est contraire à la Constitution belge, qui n’attribue qu’aux gouvernements et aux parlements le pouvoir de fixer des normes, s’indigne un avocat spécialisé depuis 1990 dans la protection des données. Le citoyen n’a même pas droit au recours, à la différence des autres types de lois. En outre, personne n’a la compétence pour contrôler les délibérations du CSI, qui n’est politiquement responsable de rien. Dans ce nouveau comité, les dirigeants font ce qu’ils veulent. »
Frank Robben balaie ces reproches d’un long soupir pendant qu’on les soumet à son examen ; façon de signifier qu’il les connaît sur le bout des doigts. « Si vous ne regardez que le versant juridique des choses, ça va être difficile… »
Il est donc parvenu à esquiver le premier obstacle placé sur son chemin par le RGPD. Reste le second : la Commission vie privée, où il exerce mandat, doit être transformée en Autorité de la protection des données (l’APD, déjà évoquée). Frank Robben voudrait postuler comme membre externe dans la nouvelle coquille de ce lieu de contre-pouvoir. Il conserverait ainsi le strapontin de juge et partie dont il profitait déjà à la commission. « Quand un dossier concernait sa matière, il ne sortait jamais, se remémore une mandataire de la commission. Il ne respectait aucun contrat éthique. » Frank Robben nous assure cependant qu’il s’est toujours retiré des discussions chaque fois qu’un potentiel conflit d’intérêts se présentait. « Non, la plupart du temps, il restait, dément également Stefan Verschuere, ancien vice-président de la commission. Et il pesait de tout son poids dans les discussions préalables qui se tenaient entre deux portes. »
Autre « Toshiba boy », Jo Baret, ancien chef de cabinet du ministre de la Justice Melchior Wathelet Sr., considère la discussion sous un autre angle : la valeur de l’expertise.
« Dans cette commission, il faut des gens de terrain, pas seulement des académiciens qui vont rendre des avis impossibles à appliquer, fait-il remarquer. Frank Robben est sans doute le seul à maîtriser à la fois les concepts informatiques et juridiques. » Parmi les six critères retenus pour être admis à l’APD, la loi du 3 décembre 2017 interdit aux candidats l’exercice d’un mandat public. Pour éviter, précisément, les conflits d’intérêts. C’est par ailleurs une autre exigence du RGPD.
Qu’importe, Frank Robben postule. À la Chambre, sous la présidence du nationaliste flamand Siegfried Bracke, il est élu de justesse, au même titre que trois autres candidats déjà titulaires d’une fonction publique. Le mandat de Frank Robben à l’APD est donc illégal. Puisque nul n’ignore la loi, et surtout pas lui, Frank Robben est au courant. « Je ne suis pas le seul, hein. Au parlement, nous avons discuté ouvertement de cette question. Certains donnent une interprétation très stricte de l’expression “mandat public”. Pour moi, là n’est pas l’essentiel. Ceux qui n’ont toujours pas compris que mes deux clearing houses, la BCSS et e-Health, augmentent la protection des données et non l’inverse, ceux-là sont à côté de la plaque. »
Informés du problème avant le vote, certains ministres ont volontairement flouté le concept de « mandat public », pourtant clarifié et fossilisé par une loi en 2014. Aux yeux des juristes interrogés, cette désignation constitue une incroyable aberration.Le loup n’a donc pas libéré la bergerie. Une bergerie au demeurant semblable à un « nid de guêpes », selon l’une de ses occupantes. « Je venais du privé, je suis arrivée ici pour améliorer le service public, j’avais de grandes idées, et sur quoi je suis tombée ? Un organisme de gangsters où règnent les petits arrangements entre barons. » D’après les témoignages qui nous sont parvenus, Frank Robben est « tout le temps dans les conversations ». Il noie ses collaborateurs dans des mails kilométriques expédiés au milieu de la nuit, les embrouille avec des raisonnements alambiqués au bout desquels ses interlocuteurs, essorés, rendent les armes. Les reproches qui lui étaient déjà formulés chez e-Health ressurgissent. « Il simplifie tout pour vous montrer que vous avez tort, ou alors il complique tellement les choses que vous n’y comprenez plus rien, rapporte une commissaire de l’APD. En réunion, si vous ne l’intéressez pas ou que vous le contrariez, il regarde son téléphone pendant que vous parlez et vous interrompt sans excuses. »
À la demande de Philippe De Backer, ministre Open VLD de la Protection des données, le projet d’arrêté royal encadrant le traçage du coronavirus atterrit à l’APD le 23 avril 2020. Il a été rédigé par Frank Robben en sa qualité de stratège de guerre au sein de la task force gouvernementale Data Against Corona — autre étonnante superposition de casquettes. Le texte déclenche un vif émoi chez les juristes de l’organisme. Ils disposent d’un délai historiquement serré pour rendre un avis en urgence sur ce projet écrit par celui qui est d’abord l’un de leurs. « Cet arrêté royal catastrophique pourrait ne pas être le fruit d’une maladresse, soupçonne Alexandra Jaspar. C’est un texte brouillon, fourre-tout, qui laisse quantité de portes ouvertes dans un couloir où transitent des données extrêmement sensibles. » Que prévoit-il ? La mise en place d’un traçage manuel et numérique de patients atteints du Covid-19 ou suspectés de l’être, via des centres d’appels qui alimenteront une base de données centrale gérée par l’institut de santé publique Sciensano. Dans un second temps, les proches en relation récente avec ces patients seront également contactés. Sciensano détiendra donc, potentiellement, des informations à caractère médical et social concernant des centaines de milliers de citoyens belges.
« Pourquoi les renseignements récoltés auprès des malades et de leurs proches seront-ils enregistrés dans une gigantesque base de données conservée par Sciensano, au lieu d’être gérés par les call centers ? » s’interroge Alexandra Jaspar. « C’est aberrant, aberrant ! tonne Hugues Bersini, directeur du laboratoire d’intelligence artificielle de l’ULB. Au moment où tous les pays du monde se démènent pour élaborer une application de traçage la plus transparente possible, la Belgique improvise une database obscure, en restant secrète sur les protocoles. Autour de moi, les experts sont atterrés. » Quant à savoir qui sera autorisé à puiser dans la base de données de Sciensano, et sous quel prétexte, l’arrêté royal précise que ce sera au CSI de désigner les heureux élus. Cette immense prérogative est donc transférée à un ovni juridique capable de formuler des normes sans contrôle ni droit au recours. « On jette des tonnes de données “et on verra après, ça servira sûrement pour autre chose”, reprend Alexandra Jaspar. C’est une violation du RGPD, qui exige de préciser la finalité de la création d’une telle base de données et d’en justifier la proportionnalité. »
Il s’agit là d’un autre tort désastreux, aux yeux des défenseurs de la vie privée : le texte prévoit de récolter des informations qui ne seraient pas nécessaires en regard de l’objectif poursuivi (le traçage du coronavirus). Notamment, le numéro d’identification national, le numéro Inami des médecins, le « diagnostic présumé en l’absence de test » pour les patients suspectés d’être infectés par le coronavirus… À quoi serviront ces données? s’inquiète encore l’APD. À contrôler les médecins ? À favoriser les personnes immunisées pour le recrutement de certains emplois ?
À refuser le remboursement de soins médicaux aux personnes qui n’ont pas suivi les recommandations ? À moduler le coût des assurances en fonction du bulletin de santé de chaque contractant ? Sans apparaître nulle part, Frank Robben est partout. Derrière la rédaction de l’arrêté royal. Derrière l’infrastructure nécessaire aux centres d’appels, fournie par la Smals. Derrière le transit des données, avec e-Health et la BCSS. Derrière les accréditations d’accès à la big size database de Sciensano, octroyées par le CSI. Derrière l’application pour smartphone — si elle voit le jour —, via la task force. « Je trouve des traces de lui partout, c’est incroyable, s’épouvante Jean-Jacques Quisquater. Je ne connais pas les limites de son réseau. »
Qu’importent les sirènes d’alarme, le texte est approuvé le 4 mai. Il n’est même pas contraint de passer par le Conseil d’État : le gouvernement Wilmès dispose des pouvoirs spéciaux. Lorsqu’on évoque devant lui l’avis négatif rendu par l’APD, Frank Robben escamote. « Ça, je ne sais pas. J’ai quitté la salle quand on a traité ce truc, pour éviter le conflit d’intérêts » (à bonne source, on informe toutefois Wilfried qu’il a été récusé). Encore une fois, ce n’est pas lui qui s’est manifesté, c’est le gouvernement, réuni en kern, qui lui a demandé un petit service. « J’ai reçu cette mission un mercredi soir, j’ai passé la nuit à coder un site web et le lendemain matin, il était déjà opérationnel. Tous les scripts se trouvent dessus, la réglementation, l’arrêté royal : il faut que ce traçage soit transparent. »
Pour la première fois, l’invincibilité de Frank Robben semble menacée. Les attaques ruissellent, à courant faible d’abord, comme un torrent ensuite. Le 11 mai, c’est au tour de la Ligue des droits humains de s’insurger, pour les mêmes raisons que l’APD. « C’est un simulacre de démocratie, sanctionne Olivia Venet, présidente de la LDH. Des choses effrayantes sont en train de se jouer. Pourquoi les élus ne font-ils rien ? Je ne comprends pas. Dans un système sain, les mandats devraient être confiés à des personnes différentes, mais Frank Robben est partout. Moi, si on m’appelle parce que j’ai été en contact avec un malade, je ne donne pas d’infos, car je ne fais pas confiance. Avec le traçage, les dirigeants de notre pays disposent d’un outil hallucinant, HALLUCINANT, de contrôle sur les citoyens. »
Dans la foulée, le personnel soignant fait part de ses tourments. Les médecins craignent d’être forcés à rompre le serment d’Hippocrate et à violer le secret médical chaque fois qu’ils devront communiquer des renseignements sur leurs patients. La future application pour smartphone, dont l’objectif est de seconder les centres d’appels dans le traçage des contacts d’un malade, ne rassure pas davantage, même si son usage se ferait sur une base volontaire. La hantise d’un flicage en temps réel durcit le jugement. « Le smartphone, c’est un outil qui nous suit partout, rappelle notre avocat. On n’est plus très loin de la puce qu’on vous greffe sous la peau. Ça va finir par arriver. » Une carte blanche exhortant le législateur à modifier d’urgence l’arrêté royal est signée par trois cents personnalités de tous bords, magistrats, médecins, politologues, biologistes, cinéastes — dont François Damiens ou les frères Dardenne. « J’ai discuté pendant deux heures avec la Ligue des droits humains et Amnesty international, se défend Frank Robben. Je suis prêt à accepter quatre des cinq points demandés par les signataires de la carte blanche. Mais pas le cinquième, celui qui exige la suppression du numéro de registre national parmi les informations recueillies auprès des gens que nous appelons. Ça, je n’arrive pas à leur expliquer pourquoi ils ont tort. »
Le numéro de registre national belge est un énorme catalogue d’informations. Aucun autre État européen n’a opté pour un identifiant unique renvoyant vers tous les paramètres de votre statut social et fiscal — profession, état civil, composition de ménage… « En Belgique, nous avons tous les atouts d’un État très fort, soutient le professeur Yves Poullet. D’autres pays nous envient. » Les Constitutions portugaise et allemande vont jusqu’à interdire l’existence d’un tel numéro. En France, sous le régime de Vichy, l’identifiant était utilisé pour différencier les juifs des non-juifs et mener à bien les déportations ; il en résulte un traumatisme qui rend le débat extrêmement fébrile.
« En demandant cet identifiant au citoyen, on ne peut pas croire que la seule finalité du gouvernement belge, c’est la lutte contre le coronavirus », en déduit la chercheuse namuroise Élise Degrave. Pour Frank Robben, l’accès au numéro de registre national n’est pourtant pas négociable. « Vous avez quarante Pierre Dupont en Belgique, comment être sûr qu’on parle de la même personne ? demande-t-il. De toute façon, ce numéro national se trouve sur le cadre de vélo d’un tas de gens… Non, ce qui importe, c’est d’éviter le couplage de données, et là, nous avons mis en place les balises nécessaires. »
Certains ministres m’ont dit : si tu n’as pas Frank Robben avec toi, tout devient impossible.
Il était prévu que l’arrêté royal arrive à échéance le 4 juin et soit remplacé par une loi. Cette dernière, toujours à l’étude, présente un contenu fort semblable au texte initial, ce qui ne manque pas d’électriser le débat. À la Chambre, les députés ont reconnu que le projet de loi méritait d’être « amélioré sur plusieurs points ». La Conseil d’État l’a entre-temps qualifié d’illégal. L’arrêté royal est prolongé jusqu’au 30 juin, faute d’accord. Dépourvu de descendance, le texte à trous de Frank Robben court toujours et les données récoltées par les centres d’appels s’accumulent dans la base de Sciensano, quoiqu’en sous-régime et de façon désordonnée.
Les partis politiques ne savent plus quoi faire de l’ancien « Toshiba boy », surtout qu’ils sont dix à avoir ratifié l’arrêté royal. « Quand tu es au cabinet de la ministre De Block, tu y es pour cinq ans, tu n’as pas le temps de régler le problème Robben, a fortiori en pleine pandémie », relève un observateur. D’autant qu’il a servi l’État comme nul autre. D’autant qu’il détient le seul jeu de clés de sa forteresse. D’autant qu’il est en mesure de gratiner les projets de loi quand il est à l’APD, de l’autre côté de la rive. « Certains ministres m’ont dit : si tu n’as pas Frank Robben avec toi, tout devient impossible », confie Emmanuel André. Pourtant, selon plusieurs techniciens interrogés, les logiciels de Frank Robben seraient devenus boiteux et déliquescents, avec les années. « Le problème, c’est que le créateur sclérose ses créations, constate Stefan Verschuere. Il ne veut pas les mettre à jour, parce qu’il craint d’être ainsi forcé à garantir un plus haut degré de transparence. »
Frank Robben est un personnage hybride. Un homme attaché à l’État, aimable avec les journalistes et les ministres, impitoyable avec ses collaborateurs. « Un tyran », selon Emmanuel André. Un patron d’un genre peu commun, dont il est difficile de comprendre après quoi il court, de 5 heures du matin à 5 heures du matin, quai de Willebroeck ; sauf les vendredis et samedis soir, où il participe à des quiz interactifs près de chez lui, du côté de Louvain ou dans le Pajottenland.
Est-ce l’argent ? Non, il s’en moque, on le sait, d’autant qu’il n’a pas l’occasion de le dépenser. Le pouvoir ? Oui, assurément, et de façon maladive, mais cela suffit-il à résoudre la question du sens de sa propre existence ? Il doit y avoir autre chose. La protection de la vie privée, plus simplement ? Les experts en doutent. « Quiconque ne veut pas être tout à fait transparent avec le citoyen, n’est pas tout à fait attaché à la protection des données », règle Élise Degrave.
Alors c’est quoi, la batterie d’alimentation de cette force suprême qui le guide ? Peut-être la conviction intime de répandre le bien partout où il passe, jusqu’à ne plus pouvoir détecter le mal. On lui a demandé de simplifier le quotidien des administrations belges, il s’est magistralement exécuté. On lui a confié une mission complexe et vitale — étouffer un éventuel rebond de l’épidémie —, il l’a acceptée avec dévouement.
C’est quoi, le problème ? « Ce n’est pas quelqu’un de malfaisant, décortique une collaboratrice, qui le côtoie depuis dix ans. Mais il se prend pour Dieu, au sens mystique du terme, avec la certitude qu’il est le plus apte à améliorer la société. » Un despote éclairé d’une lumière si violente qu’elle l’aveuglerait. Viendra le jour où le démiurge à six têtes du royaume des big data devra être remplacé ; seule l’architecture qu’il a dessinée lui survivra. Son pouvoir sera-t-il saucissonné entre plusieurs héritiers démocrates, ou le jouet finira-t-il dans les pognes d’un dirigeant moins bien intentionné que Frank Robben ?
En Flandre, les prochaines élections pourraient catapulter le Vlaams Belang loin devant les autres partis. Il n’est pas impensable, suivant ce scénario funeste, de voir un élu d’extrême droite prendre les rênes du système construit par Frank Robben. C’est un cauchemar qui tenaille la plupart des témoins interrogés. « Frank Robben croit à la fonction publique plutôt qu’à la privatisation de la santé, analyse Muriel Gerkens. Sauf que c’est une vision du service public à la mode coréenne, avec Frank Robben à la place de Kim Jong-un. Quand ça passera entre d’autres mains, soit on gardera cet attachement au service public, soit on confiera les outils à des firmes privées, soit nous assisterons au couronnement d’un autre Kim Jong-un, bien plus extrémiste, mû par d’autres desseins. »
Août 2015. Quelques mois après la sortie de son roman Soumission, Michel Houellebecq, réputé pour ses fictions qui anticipent fortuitement la réalité, fait son apparition dans l’émission On n’est pas couché sur France 2. L’écrivain et chroniqueur Yann Moix l’interroge : « Vous dites, “il y a quelque chose d’effrayant aujourd’hui, parce que tout le monde surveille tout le monde”. On retourne donc à 1984. Vous ne pensez pas que finalement, le rêve des dictatures — tout savoir sur tout le monde — a été obtenu très paradoxalement par les démocraties, où grâce aux réseaux sociaux, chacun se livre à tous, pieds et poings liés ? Par les démocraties, on serait arrivé au rêve de la Stasi et de toutes les dictatures staliniennes ? » Réponse du romancier français, les yeux mi-clos : « On s’en rapproche nettement, oui. »
Cinq ans plus tard, la distance s’est encore rétrécie. La prophétie de George Orwell, comme un pronostic inscrit dans les astres, semble peu à peu se réaliser sous une forme allégée, moins oppressante. « Il est difficile, pour nous, d’imaginer que notre pays puisse basculer vers un régime qui ne serait peut-être pas totalitaire, mais en tout cas nettement moins démocratique », explique l’avocat bruxellois Thierry Léonard, un autre spécialiste en matière de protection des données. « C’est comme la guerre pour tous ceux qui sont nés après 1945 en Europe : ça n’existe pas. »
La loi belge ne l’oublie pas, la possibilité d’une guerre. Elle prévoit qu’en cas de conflit armé ou d’occupation par l’ennemi, le registre national devra être immédiatement détruit. Le roi nommera un technicien chargé d’anéantir les fichiers de la nation, comme une femelle mange ses petits sous la menace d’un prédateur. Préventivement, un arrêté royal a déjà désigné l’identité du fossoyeur d’État.
Il s’agit de Frank Robben.