Aux côtés des gardes forestiers de Bièvre

N°23 / Été 2023
Journaliste Nicolas Lahaut

C’est un métier d’arbres en coupe et de réensemencements, de Glock au ceinturon et de passion partagée, d’équilibre délicat, surtout, entre économie et protection du vivant. Un métier où l’on compte en crises plutôt qu’en années. En mai, « Wilfried » a chaussé ses grosses godasses et défié les tiques aux côtés des gardes forestiers de Bièvre. On a parlé gibier dont la population explose explose, grenouilles qui disparaissent, démantèlement d’un réseau de trafic de cannabis et gros monsieur tout nu qui boit un cubi de rouge assis en tailleur sur une souche.

Xavier enfile sa veste tout-temps, tissu vert foncé imperméabilisé et anti-ronces, épaulettes pour le port des insignes de grade — lui porte l’insigne argent —, quatre poches extérieures, deux intérieures, doublure amovible et intercalaire respirant ; fermeture éclair et boutons-pression sur le devant, un cordon de serrage à la taille, un insigne de poitrine. Il enfonce sa casquette sur sa tête. Le pistolet semi-automatique de fonction reste dans son coffre à la maison. Logiquement, il devrait le porter en permanence à la ceinture, mais il n’en raffole pas, c’est lourd, c’est chiant et puis ça biaise le contact avec les gens dans la forêt, ça déséquilibre la relation, ça intimide. Xavier est plutôt du genre diplomate. Un épris de feuillus bien avant d’être flic. Il rigole : « Tu es venu en short au royaume des tiques: la classique du citadin. J’espère que tu as quelqu’un à la maison pour t’inspecter l’entrejambe ce soir. »

Il monte dans un Dacia Duster, le sien, les gardes forestiers de la brigade de Bièvre, commune du sud de la province de Namur, n’ont pas de véhicule de fonction, aucun des trois cent cinquante agents du Département de la nature et des forêts de la Région wallonne, à vrai dire. Les caisses sont vides. Chaque garde utilise sa voiture familiale. Mieux vaut ne pas rouler en C3 si on compte rivaliser avec les ornières. Le Wellinois prend la route de son triage, le territoire dont il a seul la charge, mille cinq cents hectares de résineux en damier, de futées de hêtres et de chênes, de chemins forestiers, de pâtures qui s’étendent du nord de Bièvre jusqu’aux abords de Haut-Fays, un petit bourg sans histoire, si l’on excepte l’ancien « camp Saint-Hubert » bricolé en 1942 à hauteur du chemin de Proigy, six baraquements, un pavillon, où créchaient une cinquantaine de jeunes volontaires qui s’adonnaient à de menus travaux communautaires. Quand les officiers allemands leur avaient cherché des noises, en 1943, ils avaient filé rejoindre le maquis de Graide avoisinant.

Xavier est le seul des six gardes forestiers de sa brigade à ne pas habiter sur son triage. On se fout souvent de sa balle, on l’appelle le citadin, lui qui a grandi à Namur, qui a débarqué en Ardenne à presque la trentaine après une première vie d’acheteur de bois. Il est entré en fonction au temps fort de la peste porcine africaine. « Je compte en crises, c’est plus facile pour me repérer dans le temps que les années. » En septembre 2018, cette maladie virale qui s’attaque aux porcs et aux sangliers avait sauté des centaines de kilomètres depuis l’Europe de l’Est, lobé l’Allemagne et frappé la Gaume sans prévenir. « Certains disent qu’un routier roumain aurait jeté un saucisson contaminé dans un fourré, d’autres que des chasseurs auraient relâché dans la nature des sangliers venus des pays de l’Est. Ce qui est sûr, c’est que l’homme en est la cause. » Rapidement, on avait mis les forêts de l’extrême sud du pays en quarantaine, stoppé toute activité économique et touristique, déroulé 280 km de clôtures. Aux côtés des chasseurs, les gardes forestiers réquisitionnés de partout traquaient les sangliers. Il avait fallu tous les tuer. Des milliers d’hectares de forêt sont restés cadenassés pendant plus de deux ans. Un désastre social et économique. Xavier en a vu, des producteurs en pleurs, alors qu’il quadrillait la région. « Les forestiers de Gaume n’avaient toujours pas le droit d’exploiter les arbres, quand la crise du scolyte était au plus fort. Des milliers d’hectares d’épicéas ont crevé sur pied dans l’impuissance générale. En fait, il n’y a pratiquement plus d’épicéas en Gaume. » Il arrête son Duster à hauteur d’un grand hêtre assailli par les champignons, on dirait qu’un escadron de petites soucoupes volantes s’est encastré dans le tronc. « Celui-ci est mourant. Quand ils ont des champignons, c’est sûr, ils sont cuits. Ça me rend malade de voir ça. » Il le marque au marteau royal. « C’est comme un épicéa scolyté, ça doit être vendu rapidement pour éviter qu’il contamine ceux qui l’entourent. Les acheteurs en feront du papier ou du bois de chauffage. »

Le scolyte : la terreur absolue des forestiers. Un coléoptère de cinq millimètres qui perce l’écorce des arbres et les dévore de l’intérieur. L’insecte décime les épicéas ardennais et gaumais depuis l’été 2018. La faute à une météo toujours plus chaude, toujours plus sèche, qui prive les arbres, assoiffés, de leurs défenses naturelles. Ralentie par les intempéries de juillet 2021, la crise a repris de plus belle en 2022. « Normalement, l’arbre perçoit l’attaque des scolytes et sécrète de la résine pour les neutraliser. Un été chaud, ça passe, mais quand ils se multiplient…, explique Xavier. La forêt telle qu’on la connaît meurt. Elle va changer, c’est inévitable. Il reste à voir comment on va s’adapter. »

On s’aventure dans une clairière où serpente une rivière. Sur le haut d’une butte taillée en escaliers, une stèle rappelle le combat perdu d’avance des maquisards du bois de Graide, en septembre 1944. Trente-sept résistants cernés de toutes parts par mille deux cents soldats de la Kriegsmarine. Les troupes alliées étaient arrivées quelques jours trop tard. La forêt peut se souvenir longtemps des déviances belliqueuses du genre humain. Les arbres, déchiquetés par les balles et éclats d’obus continuent leur croissance, s’épaississent autour des blessures. On appelle ça le bois mitraillé. Il y a souvent eu des accidents dans les scieries, des décennies après les combats, quand les lames destinées au bois rencontraient la mitraille.

Au milieu de la fraîche coupe d’épicéas, un tronc décharné d’une dizaine de mètres, mort, se dresse en solitaire. Xavier explique : « On l’a laissé pour la biodiversité. Les insectes, les petits mammifères, les oiseaux peuvent s’y réfugier. »

La chose semble fonctionner: on lui fait remarquer une queue touffue rayée qui dépasse d’une brèche au sommet de l’arbre. Il saisit dans un sursaut son téléphone, fait vibrer celui de Virginie qui gère le triage voisin:

« J’ai un raton laveur en haut d’un arbre mort.
— Et bien sûr tu n’as pas pris ton arme.
— Tu sais bien je n’aime pas ça.
— Je prends mon calibre 20, j’arrive. »

On prend conscience qu’on vient de mettre le petit mammifère dans un fameux pétrin. La garde forestière jaillit des broussailles un Glock au ceinturon, un fusil à canon lisse de type basculant sur l’épaule. Virginie explique que le raton laveur, originaire d’Amérique du Nord, fait partie des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne. Avec ses petites mains adroites, super mignonnes, il s’empare facilement des œufs de batraciens, des mollusques et même des petits oiseaux pour casser la croûte. Il est aussi bourré de virus. La palme de la connerie revient au genre humain qui l’a introduit dans nos contrées, dans les années 1930, essentiellement pour sa fourrure. Certains trouvèrent assez trendy de les promener en laisse pour impressionner leur quartier. Puis l’animal s’est échappé dans la nature. À vrai dire, presque toutes les espèces qui déséquilibrent la biodiversité wallonne, les bernaches du Canada, les écrevisses rouges, les rats musqués, sont arrivées ici par le fait de l’homme.

On croit un court instant que l’entrée en scène providentielle d’une petite fille au bras de son grand-père suffira à épargner la vie de l’animal. Hors de question de descendre un Meeko devant le public cible de Pocahontas.

Après une brève papote avec les gardes forestiers — « Tiens, qu’est-ce ? — Ça, monsieur, c’est un piège à scolytes, mais c’est surtout utile pour mesurer sa recrudescence, quand le scolyte débarque, rien ne l’arrête tant qu’on en coupe pas les arbres attaqués » —, le duo reprend vite son chemin. Du haut de son arbre, alors qu’il dévoile sa frimousse de bandit, le raton laveur se prend une volée de plombs bien sentie qui ne lui laisse aucune chance.

On espérait de l’action, de la castagne verbale, la foire d’empoigne qu’on nous avait contée, « Machin, t’as déjà la moitié des feuillus de Vresse détaillés en bûches dans ton jardin, tu ne peux pas en laisser pour les autres ? », « Sérieusement, une telle somme pour un bois sur pied dans un terrain en pente, t’as gagné au Subito ou quoi ? »
Rien de tout ça. La vente annuelle de bois de chauffage de la commune de Vresse-sur-Semois se passe dans le calme le plus religieux. Arnaud Allard, le jeune bourgmestre de 32 ans — l’histoire est assez folle : patron de camping, il était cinquième de la liste « Ensemble pour une commune dynamique. » en 2018, quand contre toute attente il a coiffé au poteau sa tête de liste par cinq voix d’écart — annonce le prix de lancement d’un lot, tout le monde lève la main, on surenchérit jusqu’à ce que les reins les plus solides l’emportent. «C’est plus calme qu’à Bièvre, car à Vresse-sur-Semois, les habitants bénéficient encore de l’affouage », précise Aurélien, membre de la brigade de Virginie et Xavier. L’affouage, héritage médiéval, consiste à réserver une partie des bois communaux à l’usage domestique des gens. Chaque citoyen peut réclamer quinze stères de bois de chauffage annuels moyennant une contribution dérisoire. Ça apaise les esprits. Ceux qui ressortent les mains vides de la vente du jour auront au moins ça. Sur son triage, essentiellement fait de bois communaux, Aurélien a déterminé les lots d’arbres qui sont mis aux enchères par la commune, et que les acheteurs viendront couper eux-mêmes après acquisition. Les ventes de bois marchands et de chauffage représentent un apport conséquent au budget des communes. Une grande partie du travail d’Aurélien et de ses collègues va ainsi à la sylviculture: couper des arbres, en replanter, assurer la conservation et la régénération de la forêt, la protection du vivant qui la peuple. Il faut souvent batailler avec les communes toujours promptes à en demander davantage, rappeler à des mandataires élus pour six ans, désireux de financer leurs projets, que la forêt avance à un autre tempo, que ce qu’on coupe aujourd’hui, on ne le coupera pas demain.

On part sillonner le triage d’Aurélien, adossé à la frontière franco-belge. Le natif d’Houdremont, juste à côté, en connaît les moindres recoins. Là, ce gros barrage que ces brigands de castors, opiniâtres, rebâtissent en deux-deux à chaque fois que le propriétaire du terrain inondé le disperse. Là, cette route qui s’affaisse, sous laquelle une smala de blaireaux roupille en attendant d’aller souper dans le champ de maïs avoisinant. Là, le long du ruisseau de Fumal, une mosaïque de milieux humides, des mégaphorbiaies, des groupements fontinaux, des bas-marais acides, des jonçaies, des saussaies, toutes sortes de noms auxquels on ne comprend rien, témoins de notre ignorance et de la richesse des lieux. « Ici, j’ai récemment dû mettre un PV à un agriculteur qui arrachait sa haie, sans autorisation, comme si on était encore dans les années 1980. »

Ce n’est pas l’aspect du métier dont il raffole le plus — pas toujours évident, pour l’ambiance de quartier, de coller une prune à son voisin quand celui-ci pulvérise à moins d’un mètre de la voie publique —, mais les gardes forestiers sont avant tout des officiers de police judiciaire. Il arrive même qu’ils se muent en enquêteurs. Un jour qu’il inspectait son triage, au détour d’un chemin forestier, Aurélien tombe sur un bon gros dépôt clandestin des familles. Une cinquantaine de sacs-poubelles, au moins. Il les éventre, dans l’espoir de trouver un indice sur l’identité du malotru qui souille sa forêt, et découvre des kilos et des kilos de déchets de cannabis. Au milieu des restes de chanvre: un relevé de compte avec une adresse, une maisonnette isolée, à Bohan. Une rapide recherche à la commune lui permet de constater que le propriétaire de la maison est décédé, que faute d’héritier, elle est actuellement à l’abandon. Le garde forestier se met en planque dans un jardin avoisinant, chaise de camping, sandwich, jumelles, mais fait chou blanc. Un collègue repère, quelques semaines plus tard, une voiture garée devant les lieux. Il prend le numéro de plaque. Un gars de Ganshoren. On constate rapidement que la voiture sillonne la Wallonie de long en large. Le dossier est transmis aux collègues de la police judiciaire fédérale.

Peu après, en ouvrant son journal matinal, Aurélien lira: « Plantation de cannabis à Bohan : 814 plants découverts, les investigations pourraient mener au démantèlement d’un réseau. »

Une femme qui martèle dans les bois ardennais. Allons bon. Une Tournaisienne d’origine, qui plus est, la belle affaire. Ils n’étaient pas forcément tendres, les anciens, quand Julie a enfilé pour la première fois son gilet norvégien vert foncé, épaulettes et poche de poitrine avec insigne — argenté, lui aussi. « Puis ils ont vu que je faisais tout aussi bien qu’eux et ça s’est bien passé », sourit-elle. En primaire déjà, dans les petits carnets où l’on s’épanchait sur sa couleur favorite, sur son artiste coup de cœur, elle notait à côté de la mention « métier que je ferai quand je serai grande » : garde forestière. « J’ai fait un saut de deux cents kilomètres il y a presque quinze ans pour venir travailler ici. Même si ça m’affecte de voir la forêt malade, je referais mille fois ce choix. » On arpente une plaine peuplée de jeunes douglas plantés deux jours plus tôt. On a noué de la ficelle de chanvre trempée dans la graisse de mouton pour éloigner les chevreuils tentés d’en faire un encas. On a laissé des bandes herbeuses entre les plantations en espérant que le gibier aille se repaître là. Surtout, on a mixé les douglas avec des épicéas, et on intercalera des mélèzes d’ici un an. « Avant, on n’aurait planté qu’une
seule essence. Comme les sécheresses s’enchaînent, et que les maladies se multiplient, on diversifie les plantations sur une même parcelle pour éviter de tout perdre d’un coup. Le mélange freine la propagation des maladies. Les anciens avaient la belle vie : ils pouvaient planter un épicéa la tête en bas, ça poussait quand même. Pour nous, c’est un combat permanent, et malgré nos efforts, on essuie beaucoup d’échecs. »

Les gardes forestiers savent que la situation ne s’améliorera pas. Ils observent quotidiennement les effets du dérèglement climatique. L’épicéa, roi des forêts wallonnes, est déjà bien mal en point. Il ne résistera pas à la hausse des températures. Certains prédisent sa disparition à l’horizon 2050. Avec les maladies, les mélèzes et les douglas ne tiendront pas beaucoup plus longtemps. Alors on cherche des alternatives, on tâtonne, on fait des essais. Les paramètres à prendre en compte sont nombreux, les incertitudes aussi. On parle du cèdre de l’Atlas, du pin noir de Corse, de celui de Calabre. L’ennui : le marché ne s’est pas encore résolu à opérer sa mue. L’industrie refuse de s’adapter. Et les communes se plient à leurs desiderata. « L’industrie veut de l’épicéa. Donc on plante encore de l’épicéa. Parce que tout le monde est dans l’inconnu. À l’avenir, il va falloir que les communes changent leurs philosophie, acceptent de faire moins d’argent sur la forêt. Aujourd’hui, si on leur dit qu’on va planter des pins, ils nous répondent: mais qu’est-ce qu’on va faire avec ça ? »

Cédric rejoint Julie. Il travaille sur le triage voisin. Vingt-cinq ans qu’il est dans le métier. L’un et l’autre se donnent souvent des coups de main dans leurs tâches respectives. Ils prennent la route vers une toute jeune plantation de chênes sessiles. En chemin, ils s’arrêtent à hauteur d’un débardeur occupé à déplacer des grumes. Souvent l’opération endommage les chemins, au grand dam des vététistes qui s’empêtrent dans des ornières gigantesques. Les gardes forestiers s’assurent que ça n’arrive pas. Un gars baraqué, partageant des traits avec George Brassens, s’extrait de la machine. Cédric semble le reconnaître. « On se connaît nous deux, non ? » Le gars reste silencieux une dizaine de secondes. Lève le menton : « Toi, tu me dois une bière. » Quinze ans plus tôt, quand Cédric travaillait à Bertix, le sosie de Georges lui avait tendu un joli bois de cerf qui faisait la paire avec celui que le garde forestier venait de trouver. Cédric lui avait promis une bière en remerciement et ils ne s’étaient plus jamais croisés.

On arrive sur la plantation de chênes sessiles. Julie et Cédric vérifient que le locataire de la chasse sur laquelle elle se trouve s’est correctement acquitté de son obligation de protéger les plants en les aspergeant d’un répulsif à gibier. « Ça n’a qu’une demi-utilité, regrette Cédric. Dans un mois, il aura plu quelques fois et les chevreuils pourront s’en donner à cœur joie. Et s’il ne pleut pas… Ici, on va demander au chasseur d’ajouter un grillage autour de certains plants, mais c’est impossible de le faire pour chacun d’entre eux. » Julie explique qu’elle avait déjà mis des chênes au même endroit il y a deux ans. La sécheresse et les chevreuils s’étaient chargés du cas d’une bonne moitié d’entre eux.

Les dernières années, la quantité de gibier a complètement explosé en Ardenne. Planter des arbres est devenu un vrai casse-tête. La faute, essentiellement, à la pratique de la chasse, qui s’est muée chez certains en un fameux business. « Au départ, la chasse, c’était pour bouffer et pour réguler le gibier. Mon grand-père, il allait tirer un sanglier pour le bouffer », se souvient Cédric. Aujourd’hui, de nombreux chasseurs d’un jour, venus des quatre coins de la Belgique, et qui tirent pour se divertir, paient des montants considérables aux propriétaires et locataires de grandes chasses pour venir s’adonner à leur hobby. « S’ils voient peu de gibier… ils ne sont pas contents. C’est là qu’interviennent les dérives liées au nourrissage qui accroissent les populations. » En quittant le triage, passe à côté d’une mare aux abords d’une zone marécageuse. Julie la regarde pensivement. « Il y a un déclin terrible des batraciens, ces derniers temps. En quelques années seulement, c’est monstrueux.
— On sait la raison?
— La destruction des milieux, la pollution, les pesticides, les voitures, les ratons laveurs… Je ne pourrais même pas te dire qu’elle cause prédomine tellement il y en a.
— Disons l’homme.
— Disons l’homme. »

On s’est attablés à la petite terrasse improvisée sur un carré d’herbe, de l’autre côté de la rue de Bouillon, Aux bonheurs de Sophie, l’unique café de Bièvre. Xavier, Julie et Cédric on fait sauter l’uniforme : c’est le week-end. L’équipe se fait klaxonner toutes les deux minutes, tantôt par un bûcheron, tantôt par un vendeur de bois. On leur fait remarquer qu’ils semblent être connus de la moitié de la commune. « Et à nous tous, on en connaît l’entièreté sur le bout des doigts, sourit Xavier. La territorialité, c’est le cœur de notre métier. Nos triages, on les gère comme si c’était nos propres bois. Il y a un gros rapport affectif, on en maîtrise chaque recoin. » À tel point qu’il peut arriver que les autorités fassent appel aux gardes forestiers en cas de disparition ou, comme récemment à Viroinval, de traque de fugitifs. La cavale éclair de MarcDutroux, en 1998, avait d’ailleurs été écourtée par la vigilance d’un garde forestier de Chiny. Il y a peu, Cédric explique qu’il a retrouvé un homme pendu à un branche après un signalement de la police. Xavier concède s’être fait à l’idée qu’il allait un jour ou l’autre tomber sur quelque chose de grave. « Avec les suicides en forêt, les vieilles personnes qui se perdent et
qu’on retrouve trop tard… Je n’y couperai pas.
— Bon, sinon, vous n’avez pas quelque chose de plus joyeux à raconter ?
— Souvent, on tombe sur des gens en pleins ébats, rigole Julie. Généralement, quand tu vois une voiture au milieu des bois avec les vitres couvertes de buée…
— Ah, ça c’est drôle.
— Une fois, au détour d’un bois, un collègue est tombé sur un gros monsieur tout nu qui buvait un cubi de vin rouge en tailleur sur une souche, surenchérit Xavier.
— Excellent. Qu’est-ce qu’il a fait ?
— J’ai oublié la fin de l’histoire.
— Ce n’est pas grave : je la raconterai quand même. »

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