Coucke d’Ardenne
Dans la présumée plus petite ville du monde, mais surtout la plus touristique de Wallonie, un riche investisseur achète presque tout ce qui se vend : maisons, fermes, bois, champs, campings, golfs, parcs de loisirs… Le milliardaire flamand Marc Coucke a transformé Durbuy en un micro-laboratoire d’économie politique, où flotte cette question : jusqu’à quel point un homme peut-il privatiser une ville ? « Wilfried » a voyagé en trois temps au bord de l’Ourthe, entre les vieilles pierres et les Lamborghini, à la recherche de « l’âme » de Durbuy.
Tant que Durbuy n’abritera pas d’héliport ou de petit aérodrome pour jets privés, il faudra l’atteindre par la route, et donc se heurter net à son caractère irréel, cratère immédiatement magnétique, apparition à la fois anachronique et très contemporaine, un petit amas de pierres calcaires à l’aspect médiéval, rien qui ne ressemble à ce qui a été vu en chemin, depuis que j’ai quitté le train à Namur pour approcher à vélo l’autoproclamée plus petite ville du monde. Rien, car il n’y eut que des routes de campagne belles et banales, des zonings commerciaux, des villages calmes, et puis soudain, au creux d’un encaissement, cette poche touristique homogène, vieille et rajeunie, clinquante et dissimulée, ce joyau pittoresque que se disputent en bonne entente le bourgmestre et son collège, d’une part, et d’autre part un homme très riche venu de Gand — l’antipode esthétique et géologique de Durbuy, aux confins du pays , un homme qui habite un château à Merelbeke après avoir bâti sa fortune sur la vente de produits pharmaceutiques, et qui s’appelle Marc Coucke.
À Durbuy, je n’ai pas cherché Marc Coucke. Il n’était sans doute pas là, pour commencer, et puis ça ne m’intéressait pas de le rencontrer, enfin j’ai fait mine que ça ne m’intéressait pas, je me suis persuadé qu’il devait rester à l’écart de mon reportage. Il avait déjà copieusement parlé à la presse ; les journalistes, comme tous les gens normaux, sont fascinés par la richesse, encore plus quand elle est le fruit d’un seul homme qui s’est retroussé les manches. Un temps, je me suis imaginé circuler dans les rues de Durbuy avec une photo du milliardaire, alpaguant les passants : « Vous n’auriez pas vu Marc ? Un type trapu avec le maintien d’un joueur de babyfoot… » Mais à quoi bon ? Il aurait dit ce qu’il répète depuis qu’il a repris le parc de loisirs Durbuy Adventure, en 2016, zakouski du festin qui allait suivre : qu’il avait une vision et qu’il l’exécuterait, celle d’une ville attractive et huppée, durable et authentique, en harmonie avec la politique menée par les pouvoirs publics. Un mode de communication consensuel à la tonalité parfois paternaliste ; certains y voient le discours d’un entrepreneur flamand un peu messianique et vaguement philanthrope, d’autres d’un petit colonisateur affamé.
De Coucke, je garderai donc l’image de cette silhouette croisée deux ans plus tôt aux abords de Durbuy. Il marchait seul sur la ligne blanche séparant la route du bas-côté herbeux, vagabond aux poches profondes. J’étais à vélo, encore une fois, et je l’aperçus de dos dans son emblématique veston à carreaux gris. « Hé, Marc, salut ! » m’écriai-je dans un élan de familiarité peut-être dû à la dopamine. Je me retournai ; il me salua de la main sans même me regarder, réflexe pavlovien du Bekende Vlaming.
Il me fallait maintenant voir le reste, tout le reste, c’est-à-dire les habitants de Durbuy et leur vieille ville, même si la localité comprend onze autres entités qui composent l’un des territoires communaux les plus étendus du pays. Les écouter décrire un paysage déjà passablement remodelé depuis le déversement d’une petite partie du compte en banque du milliardaire sur leur cité. Les interroger sur ce que ça raconte de l’histoire de Durbuy, de notre société, de la relation entre le capitalisme et l’État, de notre rapport à la nature, de notre besoin d’identité, de notre manie de nous raccrocher à des racines qui sont souvent des fictions, et enfin ce que ça raconte de « l’âme de Durbuy », qu’on dit menacée depuis l’arrivée de Coucke — pour autant qu’une ville possède une âme.
Comme un bon touriste bien flemmard, j’ai fait appel à un tour-opérateur. Enfin non, à trois tour-opérateurs, par excès de zèle, pour être certain de ne pas passer à côté de mon sujet. Et, avec la dégaine d’un citadin en route vers une terre reculée, je suis parti.
Tour-opérateur no 1 : l’auberge des Dix Clés
Comment j’ai erré deux jours durant dans le vieux Durbuy, et ce que j’ai vu
Tour-opérateur, c’est évidemment un abus de langage pour les besoins narratifs de ce récit. J’ai logé une nuit à l’auberge des Dix Clés et puis c’est tout. Je n’ai même pas entamé un semblant de conversation avec la tenancière, une Flamande joviale aimantée par son téléphone, qui m’a expédié les consignes d’usage en un temps record : petite clé pour la grande porte, grande clé pour la petite porte, ontbijt de 8 à 11 heures, paiement à la sortie. Comme j’avais réservé ma chambre par téléphone pour contourner la commission de Booking.com, et que la patronne ne tenait pas spécialement à faire connaissance avec ma carte d’identité, je songeai combien il aurait été facile, après l’omelette et le café-filtre, de déguerpir sans payer.
Une façon de découvrir un pays, c’est de goûter à sa gastronomie, alors je me rendis au fritkot de la rue Jean de Bohème, du nom du comte du Luxembourg qui donna à Durbuy le statut administratif de ville, en 1331 (je l’apprendrais plus tard, pauvre ignorant que j’étais). La vendeuse n’acceptait que l’argent liquide ; je me proposai pour me rendre immédiatement au distributeur le plus proche. « Non, non, mangez vos frites à votre aise », me pria-t-elle. Je les mangeai, et puis une chose en entraînant une autre, j’oubliai le distributeur et pénétrai au Sanglier des Ardennes, l’hôtel-restaurant iconique de Durbuy, racheté par Coucke, en 2017, aux Caerdinael, l’une des grandes familles historiques du coin. Poignées en bronze, vasques en marbre, fumoir chic, pyramides de bouteilles de vin… Je m’installai en terrasse, en surplomb de l’Ourthe qui dégorgeait encore les excès de pluie du printemps, et commandai un café. Le serveur était svelte et élégant, mon apparition sembla tromper son ennui. Je lui demandai ce que ça faisait, de bosser au Sanglier des Ardennes. « Oh, c’est très bien payé… fit-il. M. Coucke vient parfois dire bonjour, il prend toujours un Coca Zéro à la bouteille. » Deux femmes d’une cinquantaine d’années prirent place à la table voisine et optèrent nonchalamment, en néerlandais, pour du Veuve Clicquot. Au moment de régler ma note, je réalisai que j’avais en fait oublié mon portefeuille, laissé à l’auberge. Je promis au serveur de revenir aussitôt.
De retour dans ma chambre, j’étais déjà criblé de dettes : le gîte, le cornet de frites, le café… J’en conçus une forme de bien-être un peu idiot, mais tout à fait assumé. En 2023, dans la seule ville de Wallonie reliée à la 5G — 100 MHz de spectre dans la bande 3,5 GHz, le fruit d’une étroite collaboration entre Coucke, Proximus et le bourgmestre, au mépris de la population qui ne fut jamais concertée sur cette technologie controversée — et au cœur du périmètre d’activités d’un milliardaire subjugué par le métavers et les cryptomonnaies, il était possible, au moins pour un instant, de s’affranchir des nouvelles technologies et de l’argent virtuel. C’était la manifestation d’une nostalgie jamais verbalisée, l’attachement à des choses humaines comme la confiance, la parole, la matérialité des transactions. Je mitonnai le scénario d’un petit roman rural : un type débarque de la grande ville, se loge et se nourrit sur la promesse de payer plus tard ses créanciers, s’enlise dans une sorte de pyramide de Ponzi orale et finit par être chassé par les villageois, qui le poursuivent la fourche entre les dents.
Bon, mon article.
Dans cette petite ville, il n’est pas une seule habitation sans son rez commercial. Épicerie fine, bureau d’architectes, galerie d’art, resto étoilé… Durbuy, un écrin naturel, ou alors un temple de la consommation où il fait bon appartenir, ou se donner l’illusion éphémère d’appartenir, à une communauté de goûts et de revenus. Une camionnette Hello Fresh roule à toute berzingue sur les pavés de la rue principale, qui enjambe un ancien méandre de l’Ourthe, aujourd’hui tapissé par une œuvre urbaine minérale, et sur les rives duquel se toisent le Sanglier des Ardennes, fief de Coucke, et le château de plaisance du comte d’Ursel, forteresse néogothique de l’une des plus vieilles familles de Durbuy. Un petit train touristique stationne à l’ombre des marronniers centenaires. Des affiches annoncent la tenue d’un tour automobile organisé par le Zoute Grand Prix, et déjà grognent dans les ruelles médiévales de Durbuy les moteurs des Bentley et des Lamborghini Huracan en provenance de Knokke, et déjà s’affairent des pilotes vêtus d’une doudoune sans manches, une valise à roulettes au bout du bras, au pied de l’hôtel du Sanglier où ils passeront la nuit. Durbuy authentique, comme le promettait l’homme d’affaires de Merelbeke. « Ça y est, les potes de Coucke débarquent avec leurs grosses bagnoles… » ricane un client au comptoir d’un commerce proche.
Je dis « un commerce », car le tenancier du commerce en question, qui n’aura pas de mots assez durs envers Coucke, me saura gré de protéger son identité. Des fois que le milliardaire, avec son maintien de joueur de babyfoot, se transformerait en demi de mêlée et viendrait lui péter les roubignoles. « Un jour, il a dit : on va faire de Durbuy le Knokke des Ardennes ! Vous imaginez ? Et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? On va ramasser les balles de mini-golf ? » La déclaration de Coucke semblerait extraite d’une petite légende urbaine, mais une coupure du journal L’Écho, datée de 2017, le confirme : dès ses premiers achats, il avait l’intention de donner à Durbuy des allures de Courchevel l’hiver et de Knokke l’été, parce qu’à Knokke, « les gens s’ennuient ». Il y eut les douze camions qui transférèrent 250 m3 de faux billets de banque de la Flandre vers la Wallonie, coup médiatique piloté par Bart De Wever en 2005 pour symboliser ce que le sud coûte chaque année au nord du pays ; désormais les capitaux flamands coulissent de façon réelle vers l’Ardenne, à débit croissant et pour le plus grand plaisir des bailleurs de fonds.
« On bloque une ville pendant trois mois parce qu’un illuminé veut construire un tunnel sous une voirie de l’État. Vous en connaissez beaucoup, vous, des cas comme ça ? » Le commerçant anonyme fait référence à la passerelle souterraine qui relie le restaurant et l’hôtel du Sanglier, de part et d’autre de la rue du Comte d’Ursel. « Coucke n’est jamais venu voir les commerçants touchés par les travaux, pas un mot d’excuse, aucune considération pour les plus petits que lui. » Le commerçant a inventé une espèce marine pour désigner l’homme d’affaires de Gand : « Un requin avec une tête de dauphin. »
Sa famille vit à Durbuy du commerce de biens et de services depuis un demi-siècle, alors la plus petite ville du monde, il la connaît bien. C’est une voix qui compte, et une voix amère, un caisson qui agrège les préoccupations courantes de sa clientèle, des gens de petites et moyennes fortunes. « Tous les établissements augmentent leur prix sous l’impulsion de Coucke. On me demande souvent, d’un air dépité : où est-ce que je peux encore manger à bon prix ? » Les habitants « historiques » du grand Durbuy, c’est-à-dire des quarante-quatre hameaux et villages de la commune — ou quarante-deux, les versions divergent — ne viennent plus dans la vieille ville, d’après le commerçant, car ils s’y sentent étrangers, gênés par le style premium de Coucke, l’entre-soi bling-bling qu’induit son tourisme. L’ambiance d’autrefois, familiale et solidaire, aurait disparu, et plus généralement l’âme de Durbuy, sans que l’on discerne encore la nature profonde de cette âme. « Et l’hiver, ici, c’est un trou noir… » souffle le commerçant.
Passage d’un silence, absence de matières. « Et toi, papa, t’en penses quoi, de Marc Coucke ? » hurle-t-il soudain en direction de l’arrière-boutique. « Viens prendre un petit verre de rouge et raconte-nous… » Le temps que le daron se traîne jusqu’à nous, le fiston, dont le chiffre d’affaires ne se porte pas plus mal qu’avant, glisse encore, comme pour se repentir de sa sévérité : « Enfin bon, si Coucke avait décidé d’investir à La Roche plutôt qu’ici, on aurait tiré une drôle de gueule… »
Il fut un temps où des images de Durbuy habillaient les panneaux publicitaires dans les rues de Tokyo, et où les Japonais, dans leur avion vers l’Europe, recevaient un fascicule dédié à la plus petite ville du monde. Ils imitaient dévotement le fils de leur empereur, qui avait visité Durbuy en 1999 pour honorer le jumelage de la commune avec celle d’Hanyu. À peine arrivés en province de Luxembourg, ils se ruaient à la confiturerie Saint-Amour et demandaient avec empressement à Philippe Bartholomé, le gérant de la boutique, des yellow flowers, en fait de la gelée de pissenlits. Je lui en achète un pot, et puisqu’il tient depuis des décennies sa boutique à l’angle d’une micro-place croquignolette (aurait écrit le Routard), je lui demande si sa ville change. « Quand Coucke est arrivé, Durbuy était déjà un produit presque fini, nuance-t-il aussitôt. Ce n’est qu’un diamant qu’il a poli. On voyait autrefois des nuées de motards faire halte au Sanglier, et déjà les habitants disaient, en maudissant ces oiseaux de passage bruyants et grossiers, qu’on ne reconnaissait plus l’âme de Durbuy… »
Lesté de ma gelée de pissenlits, je récupère mon vélo dans le garage de l’auberge des Dix Clés. La patronne me salue aimablement ; je remarque au même moment que mon pneu arrière est plat. Je m’agenouille de l’autre côté de la route, devant la grande maison du notaire qui fut bourgmestre de Durbuy à la fin du siècle dernier, et j’entreprends de remplacer ma chambre à air. Ainsi s’achève mon premier séjour dans cette petite trouée de la Calestienne, à me râper les genoux sur un bout de trottoir.
Tour-opérateur no 2 : le restaurant L’Incontournable
Comment j’ai rencontré le bourgmestre, la cheffe de l’opposition et le comte d’Ursel (et comment j’ai fini la soirée)
Au début tout allait convenablement, ça buvait du cappuccino avec le bourgmestre à la terrasse du Sanglier des Ardennes, lieu élu sur la proposition du maïeur, qui par ce choix se dévoilait peut-être. C’est un homme aux cheveux gris, chemise et pull à col en V, avec une tête de vétérinaire, et justement, il est vétérinaire. Maïeur et véto, ça vous donne, à 61 ans, 110 heures de travail par semaine, le téléphone qui sonne en continu, la montre qu’on regarde aussi souvent qu’un coucou sur le point d’annoncer la fin du monde, et un ventre qui fait mal, le seul point faible de Philippe Bontemps, d’après Philippe Bontemps lui-même. « Par le travail, comme beaucoup d’autres, je cherche une échappatoire. Je suis un grand mélancolique… Bucheronner, c’est un moyen d’oublier les aléas de la vie. » Le bourgmestre marque un temps d’arrêt, comme pour trouver les justes mots dans cette conversation qui rompt avec la litanie effrénée des vêlages d’urgence et des maladies de chien, des trottoirs dépavés et des logements insalubres. La mélancolie vient de la mort, celle de son père, soufflé très jeune, puis peu après celle de son frère aîné, un gaillard qui circulait toujours à vélo et venait de reprendre la ferme familiale, cent trente bovins. « Je dois à ma mère une reconnaissance éternelle. Élever seule six enfants… » Bontemps admire sa mère comme Coucke son père ; et comme le bourgmestre, l’homme d’affaires de Merelbeke a connu la tragédie avec la mort de son premier bébé à peine né ; et comme l’ancien pharmacien, le vétérinaire n’a qu’une valeur cardinale, le travail. « Nous, à l’âge de 7 ans, soit on était à l’école, soit on bossait à la ferme », résume Bontemps, exprimant dans la dualité de son enfance la philosophie d’une vie entière.
C’est le troisième mandat de Bontemps, le deuxième depuis l’avènement de Coucke dans la ville. Il interprète cette venue providentielle comme la réalisation d’une prophétie formulée par un écrivain du XIXe siècle dont il a oublié le nom : « Si j’avais de l’argent, je l’investirais à Durbuy et j’en ferais une petite Suisse. » Le bourgmestre possède dans son catalogue d’autres marqueurs historiques liés à la ville, et c’est bien normal pour le descendant d’une lignée familiale dont l’implantation sur ce territoire remonte au moins à l’an 1505. Certains servent à donner un peu de consistance à « l’âme de Durbuy », comme le souvenir du Café des Hollandais, un établissement du début du XXe siècle qui attestait, déjà à l’époque, de la présence soutenue de la langue de Mark Rutte.
« Avant, quand le touriste pensait à notre région, il se figurait la vieille ferme ardennaise, rappelle Bontemps. Il était temps de moderniser les intérieurs en conservant la pierre du pays, et Coucke s’en charge magnifiquement. Durbuy avait besoin d’un relooking et même d’un certain luxe, sans ostentation. » Tant pis pour les classes moyennes qui ne suivront pas à la hausse des prix, celle du couvert mais aussi du mètre carré, + 12 % entre 2021 et 2022, et même + 39 % dans les deux communes voisines, toutes proches, Hotton et Érezée. « Des dizaines de fois, des habitants sont venus me dire qu’ils voulaient revendre leur maison ou leur commerce à M. Coucke, ils me demandaient de jouer les entremetteurs immobiliers. Certains ont anticipé leur retraite. Mais Coucke ne peut pas tout racheter, et il ne va pas le faire. Ce n’est pas un empereur. Il ne vient pas en terrain conquis. Il n’y a qu’un bourgmestre, et c’est moi. » Bontemps en veut pour preuve les projets que le milliardaire a soumis à son opinion. Une piste de ski alpin indoor à Adventure Valley : c’est non. Un roller coaster sur les hauteurs du hameau de Rome : pareil. Et paf, dans la couque à Marc ! « C’est sûrement un homme d’affaires redoutable, mais il n’impose jamais ses vues. Dès qu’il a une idée, il m’appelle… Pour le reste, je dois dire que les dossiers qu’il remet, conçus par une armée de juristes et d’architectes, sont impeccables. »
La population soutient son bourgmestre, et donc Coucke, d’après Bontemps qui se fie au baromètre des scrutins : quinze sièges sur vingt-et-un pour sa liste aux précédentes élections, un de plus qu’en 2012. Et des finances qui, malgré les 650 km de routes à entretenir et le peu de rentes forestières, demeurent dans le vert, « une question d’honneur » pour le maïeur. La locomotive de son bilan comptable, c’est évidemment le tourisme : quinze mille visiteurs par jour en moyenne, deux millions par an, douze mille habitants l’hiver contre trente mille l’été. Ceux qui traversent les quatre saisons dans la vieille ville ne sont que trois cents, mais, hum hum, ça n’en fait pas pour autant la plus petite du monde. D’après le livre des records, ce privilège revient à Hum, en Croatie, dix-sept habitants.
Tout allait convenablement, donc, jusqu’à ce rencart à la Brasserie Ardennaise, un établissement en dehors du giron de Coucke. C’est Laurence le Bussy, ancienne échevine, conseillère communale PS et cheffe de l’opposition à Durbuy, qui a suggéré l’adresse. Elle vient avec son compagnon, Stéphane Counerotte, professeur en pharmacie à l’université de Liège et président de l’Union socialiste communale de Durbuy. « Bon, on boit quoi ? » Je sens qu’ils ont envie de rigoler un peu, alors je réponds : « Une bière, on va pas chipoter… »
La conversation coule vite sur Coucke. « Ce qu’il fait est très beau, très propre, et en plus il engage du personnel local, mais c’est un tourisme pour des gens comme lui », regrette Laurence le Bussy. « En fait, il importe la jet-set flamande en Ardenne. » Elle examine le pétillement de sa Durboyse, on dirait qu’elle cherche le début de l’histoire. « Quand il est arrivé ici, il a dit qu’il allait “relever le niveau de la ville”. Fameuse indélicatesse à l’égard des commerçants, qui se sont regardés : quoi, on est tous des crabes, c’est ça ? » J’entreprends de pimenter l’échange en évoquant les « passe-droits » dont jouirait le milliardaire auprès du collège communal, à en croire des rumeurs insistantes. Stéphane Counerotte tressaille légèrement et hoche la tête en signe de dénégation, il ne s’attendait sans doute pas à une telle audace de ma part. « Oui hein Stéphane, quand même un peu… » murmure Laurence. « Disons qu’il y a une priorité de traitement. Mais bon, que voulez-vous ? La commune n’a pas grand-chose à dire, à part pinailler sur les permis d’urbanisme. On est dans l’économie de marché, un acheteur, un revendeur, et voilà. »
Ce couple a l’air de quand même l’aimer un peu, ce Coucke ; ce qui les effraie, c’est plutôt la suite, si sa « folie acheteuse » s’intensifiait, et pire si d’aventure il se lassait de son jouet ou n’en tirait pas les bénéfices escomptés. « Imaginez qu’il revende tout au Qatar, ou qu’il laisse le truc pourrir sur place… » entrevoit Stéphane. On célèbre cette perspective lugubre par une deuxième tournée de Durboyse.
Nous décidons de prolonger la discussion à L’Incontournable, le restaurant tenu par un surnommé Tintin, digne représentant d’une autre famille historique de Durbuy, les Ninane. L’adresse est prise en tenaille entre deux établissements de « l’empire Coucke ». De l’autre côté de la rue, une camionnette blanche s’introduit dans l’allée qui mène au château et s’arrête net. Un homme en sort, front dégarni et doudoune sans manches – pourtant pas le genre à crâner au Zoute Grand Prix. « Mal garé, monsieur le comte, comme d’habitude ! » s’esclaffe un voisin. Laurence invite Jean-Michel d’Ursel, qui vit seul avec sa mère de 90 ans dans cette immense demeure de seigneur déchu, à se joindre à nous. Un autre couple vient grossir nos rangs. On s’attable. « Ah, un des derniers restos de Durbuy où la carte n’est qu’en français ! » dit quelqu’un. « Un des derniers restos qui n’est pas racheté par les Flamands », s’amuse un autre, sans animosité. Le comte paie sa tournée de Marckloff, la bière qu’il fait lui-même brasser ; si elle s’avère mauvaise, il faudra serrer les fesses. « J’ai toujours bon espoir d’installer la brasserie au château, ce serait l’une des seules bières au monde qui pourrait en dire autant », s’émoustille-t-il, et une lueur traverse son regard.
Nous parlons. « À Durbuy, il y a ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas », synthétise le châtelain à mon attention. « Coucke peut, moi je ne peux pas », complète-t-il, au cas où je n’aurais pas relié les éléments à l’endroit. Ensuite, sans doute légitimé par la profondeur généalogique de sa baronnie — quatre siècles de comtes et de ducs d’Ursel le précèdent —, il me dispense un rapide cours sur l’histoire de Durbuy : les Flamands et les Néerlandais qui y viennent depuis cent ans, les Anglais et les Liégeois à partir des années 1960, les Japonais après le passage de leur futur empereur, et maintenant la nouvelle peuplade en plein déploiement, Coucke et ses amis.
Nouvelle livraison de Marckloff. On me conseille vivement de découvrir Jambon d’Ardenne, une comédie potache tournée à Durbuy en 1977, avec Annie Girardot dans le rôle d’une patronne de restaurant qui se frite avec le propriétaire d’un fast-food, avant que le contentieux tourne en baston générale entre commerçants. « Suffit de voir ce film pour comprendre que Durbuy était déjà blindée… » J’ignore si c’est l’effet de la Marckloff et sa robe fauve, mais pendant ce temps, le comte d’Ursel s’est rembruni, et le voilà qui s’en prend à Bruxelles, « une ville écrasée par une chape de plomb », à Durbuy, « où règne une mentalité rurale, sclérosée, avec des habitants qui se sont toujours tiré dans les pattes », et plus généralement à la condition humaine.
Tintin a beau nous servir un copieux gratin de pâtes pour éponger l’alcool, le tonneau est percé. Ça vire à la joyeuse biture, et d’autres fêtards font leur apparition, tous des durs au mal qui, le lendemain dès l’aube, travailleront dans un laboratoire, un bureau, des cuisines, à l’usine. À un moment je quitte la tablée, j’ai peur de finir en miettes. Je les entends qui disent : « Le Bruxellois, quand il va rentrer chez lui, il va raconter qu’il a passé la soirée avec des Gaulois ! »
Tour-opérateur no 3 : safari dans la Coucke Valley avec le guide écologiste Éric Jurdant
Pourquoi j’ai passé deux heures sur le bord d’une route à regarder des semeurs ensemencer un champ
Cette fois je suis venu en voiture, que j’ai déposée, à la demande d’Éric Jurdant, à l’orée d’une prairie destinée à nourrir les vaches. Il a garé la sienne juste en face, sur un sentier agricole qui débouche sur une chapelle abandonnée et, un peu plus loin, une vaste étendue labourée où s’affairent les ouvriers d’une société privée — un champ brun, dévitalisé, dont les limites se confondent avec la brume de mai, et qui bientôt sera piétiné par des marmailles cherchant leur chemin à travers les allées de miscanthus. « Eh oui, ce sont les prémices du nouveau Labyrinthe de Durbuy racheté par Coucke, commente Jurdant. Les ouvriers ont d’abord aspergé le champ de Round-up — enfin je crois, c’était tout jaune — et maintenant, on dirait qu’ils sèment. »
Nous sommes à Rome, du nom de l’un des quarante-deux (ou quarante-quatre) hameaux de la commune, jadis un petit pôle industriel composé d’une carrière et d’une briqueterie. Le carrefour entre le sentier agricole, le chemin du Hasard au milieu duquel nous discutons, et la nationale 983 qui longe le parc Adventure Valley, ce carrefour est à la fois le commencement de l’histoire et son épilogue. Le théâtre du premier achat de Coucke à Durbuy et de son dernier à ce jour, le Labyrinthe, qui jusqu’alors faisait le bonheur des enfants à Barvaux, le centre administratif de la commune. « Comme le propriétaire du terrain à Barvaux voulait passer au bio, les patrons du Labyrinthe ont cherché un autre champ, en vain. Alors ils ont revendu leur concept au plus offrant, et dans la région, le plus offrant c’est toujours le même. Encore une parcelle de plus dans son escarcelle ! »
Éric Jurdant, seul conseiller communal Ecolo à Durbuy, juriste de formation et ancien directeur des hébergements touristiques de Wallonie, déploie une carte cousue main. En rose, les possessions de Coucke, « une tache d’huile qui s’étend ». Champs, bois, fermes, demeures historiques, golfs, campings, hôtels, restaurants, centres sportifs et de loisirs : c’est la raison d’être de ses « Couckeville », des visites alternatives qu’il organise deux fois par an, un circuit de la peur où les participants sont amenés à prendre la pleine mesure de « l’empire Coucke », né ici, à Rome, avec l’érection de l’édifice d’Adventure Valley, comme Durbuy est née avec son château fort, vers 889. « L’autre fois, j’ai eu des participants de Han-sur-Lesse. Ils pétochent ! » ricane Jurdant, faisant référence à l’hôtel de quarante-deux chambres que Coucke vient d’acquérir à proximité des grottes de Han, en association avec un autre patron flamand.
« La commune est très béni-oui-oui, c’est terrible… se désole l’écologiste. Le collège est sous influence, il délivre trop facilement les permis, ou alors il ferme les yeux quand c’est imparfait. » Il y a bien le collectif citoyen « SOS Durbuy », dont le but est de réclamer des autorités une politique beaucoup plus vigilante à l’égard de l’investisseur tout-puissant, mais il semble avoir perdu du souffle. « Je ne mène pas un combat anti-Coucke ou anti-Bontemps, poursuit le conseiller communal, comme s’il devinait les critiques qui m’étaient parvenues à son sujet, mais j’essaie de comprendre les choses et d’apporter une autre voix, et aussi un suivi global de la progression de ce roman. »
Le roman dont parle Jurdant n’avait pas trop mal commencé. En 2016, au côté de son futur bras droit Bart Maerten, Coucke rachète le parc de loisirs Durbuy Adventure, qu’il rebaptise Adventure Valley. L’ancien patron, Joseph Charlier, s’en tire avec un pactole inespéré, dont il ne dévoilera jamais le montant. « Joseph, c’était un gars de mon village, on l’appelait Fifi. Un gentil arnaqueur bourré d’idées, un radin qui ne voulait pas investir dans son parc… On payait cher pour faire de l’escalade ou du tir à l’arc, et au prix de sa propre sécurité. Quand il l’a revendu, son domaine se trouvait dans un état honteux. Il habite maintenant Monaco, il revient parfois ici en Ferrari. Un grand bénéficiaire de l’empire Coucke, comme d’autres, de modestes entrepreneurs issus des villages du coin et qui se sont fait un tapis doré. » Le milliardaire de Gand modernise aussitôt le centre de loisirs, le remet aux normes, stoppe les sports moteurs, développe de nouvelles attractions, comme une tyrolienne de 566 m — la plus longue du Benelux. « Je me suis dit, à ce moment : bon, c’est bien, beau et pro. Le problème, c’est ce qui est arrivé après. Ses intentions. Son appétit. Je n’avais pas vu clair dans son jeu. »
Ça fait deux heures que nous parlons, un peu transis à cause de la brume qui ne se lève pas, et que nous risquons notre vie chaque fois qu’une camionnette tractant des rangées de kayaks fonce sur le chemin du Hasard. « Reprenez le volant, on va grimper jusqu’au glamping », engage Jurdant. Nos deux voitures forment un minuscule convoi qui se hisse sur le parking du Green Field, anciennement La Chenaie. « Summer bar, restaurant, glamping », vante un écriteau à l’entrée : l’anglais du blabla marketing désoriente, on pourrait être à Rhodes ou Avoriaz. D’autres nouveaux lieux fabriqués avec le portefeuille de Coucke ont attrapé le nom d’un sponsor, comme le Duvel Dôme, une salle de spectacle en contre-bas du glamping. « Ça, c’est très flamand, il y a là une différence de culture… » analyse le guide. Encore cette fichue âme.
Du reste, il est très joli, ce glamping, avec ses tentes « Dreamlodge » et « Cocoon Deluxe », et aussi très cher pour une nuit sous toile dans un environnement qui n’est pas non plus le désert de Namibie ou les grands lacs scandinaves. Si Coucke fait si bien les choses, pourquoi s’en plaindre ? Voilà un riche homme qui n’investit pas dans le pétrole ou l’aéronautique, mais dans le patrimoine culturel et touristique, belge de surcroît, avec un certain goût des belles choses et la vague ambition de protéger l’environnement. Mon guide se contorsionne un peu, le regard derrière ses lunettes rectangulaires se durcit brièvement. « Bon, déjà, je ne négligerais pas le tort causé à la nature… Le tourisme, presque par essence, est son ennemi. Il est consommateur d’espace. Il imperméabilise les sols. Des pâturages et des bois de résineux ont été rasés pour couler des parkings. Et puis, c’est étrange de laisser libre cours à un tourisme de masse autour d’une réserve naturelle… Mais là n’est pas le plus inquiétant. Non, ce qui me fait vraiment peur, c’est la concentration. Venez, on descend à la vieille ville. »
Je commence à bien connaître cet entrelacs de ruelles médiévales aux maisons basses, les vieux marronniers, le grand pont, le train touristique qui chenille dans le bras mort de l’Ourthe, l’esplanade qui fait face à l’anticlinal, les Tesla qui voisinent avec les vieilles Peugeot, mais il n’est nulle part indiqué ce qui est à Coucke et ce qui ne l’est pas, et c’est bien la mission que s’est donnée Éric Jurdant. « Ce n’est pas toujours simple d’obtenir les informations, et ça va tellement vite que je dois sans cesse mettre à jour ma carte… » Nous sillonnons la vieille ville à pied. À un moment, l’exposé de mon guide devient binaire : « Ça, c’est Coucke… Ça, non… Ça, encore lui… » Pour faire court, me dit-il, le cœur de ville n’est pas en sa possession, mais le pourtour lui appartient. Tiens, voilà le petit train qui passe : à Coucke aussi. « Le patrimoine est aux mains d’un seul homme, qui n’est pas élu et qui n’est pas d’ici, réprouve l’écologiste. Cette position dominante est malsaine, le vieux Durbuy va ressembler à Disneyland. Et le reste… Beaucoup de gens autour ressentent les effets du rouleau compresseur. Dans les autres communes, dès qu’une maison est mise en vente, elle est rachetée à prix d’or et transformée en gîte. La vie rurale traditionnelle est en péril. Heureusement que s’installent de jeunes ménages qui démarrent des maraîchages bio, des chèvreries… Eux, ils sont en quête d’une nouvelle société. Ils n’en ont rien à cirer de ce qu’il se passe dans la vieille ville. »
Nous déambulons dans un « quartier de résistance », une sorte d’enclave indépendante où se situe l’auberge des Dix Clés — je me remémore avec une nostalgie balbutiante mon premier séjour, le cornet de frites, le pneu crevé. « Ici, par exemple, énonce Jurdant en désignant une petite bâtisse zébrée de poutres en bois, c’est la résidence d’un Anversois qui ne veut pas vendre, et qui de ce fait crée une cassure dans le bloc de propriétés de Coucke. » En face, une librairie-hôtel tenue par la famille Ninane. « Eux, ils ont compris dès le début que Coucke allait vouloir tout racheter. Mais jusqu’à quand résisteront-ils ? »
La question peut paraître excessive, mais elle hante sincèrement les esprits. Jusqu’à quand résisteront-ils, et jusqu’à quel point un homme peut-il s’acheter une ville, quel est le niveau d’emprise maximal qu’un investisseur peut avoir, s’il le veut, sur un territoire, dans une démocratie sociale censée saucissonner le pouvoir ? Coucke à Durbuy, c’est un micro-laboratoire d’économie politique, la réalisation, sous nos yeux, de la privatisation d’une cité et de son destin. « Quand je suis arrivé, le chômage était à 15 %, il est maintenant descendu à 11. Notre ambition, à M. Bontemps et moi-même, c’est de chuter à 7 », avait déclaré Coucke au journal L’Avenir en 2020, créditant sans le vouloir son statut de « deuxième maïeur ».
Un safari, ça creuse. On mange des tagliatelles aux scampis lustrés de pesto dans une brasserie du centre, c’est si bon que j’ai du mal à m’interrompre pour continuer à prendre note, et je pressens que mon voyage touche inexorablement à sa fin, je vais bientôt quitter cette petite cavité enchanteresse par le mur de Durbuy, un raidard souvent escaladé par le peloton pro lors du Tour de Belgique, et je rentrerai avec davantage de questions que de réponses, les idées moins claires, ce qui est bon signe. Décidément l’âme d’une ville est un corps nébuleux et flottant, qui prend l’apparence du feu intérieur de chacun, alors voilà tout est mobile comme l’histoire, sauf les pierres calcaires et les grands marronniers, immuables.