Coucke d’Ardenne

lundi 28 août, 2023

Dans la présumée plus petite ville du monde, mais surtout la plus touristique de Wallonie, un riche investisseur achète presque tout ce qui se vend : maisons, fermes, bois, champs, campings, golfs, parcs de loisirs… Le milliardaire flamand Marc Coucke a transformé Durbuy en un micro-laboratoire d’économie politique, où flotte cette question : jusqu’à quel point un homme peut-il privatiser une ville ? « Wilfried » a voyagé en trois temps au bord de l’Ourthe, entre les vieilles pierres et les Lamborghini, à la recherche de « l’âme » de Durbuy.

Tant que Durbuy n’abritera pas d’héliport ou de petit aérodrome pour jets privés, il faudra l’atteindre par la route, et donc se heurter net à son caractère irréel, cratère immédiatement magnétique, apparition à la fois anachronique et très contemporaine, un petit amas de pierres calcaires à l’aspect médiéval, rien qui ne ressemble à ce qui a été vu en chemin, depuis que j’ai quitté le train à Namur pour approcher à vélo l’autoproclamée plus petite ville du monde. Rien, car il n’y eut que des routes de campagne belles et banales, des zonings commerciaux, des villages calmes, et puis soudain, au creux d’un encaissement, cette poche touristique homogène, vieille et rajeunie, clinquante et dissimulée, ce joyau pittoresque que se disputent en bonne entente le bourgmestre et son collège, d’une part, et d’autre part un homme très riche venu de Gand — l’antipode esthétique et géologique de Durbuy, aux confins du pays , un homme qui habite un château à Merelbeke après avoir bâti sa fortune sur la vente de produits pharmaceutiques, et qui s’appelle Marc Coucke.

À Durbuy, je n’ai pas cherché Marc Coucke. Il n’était sans doute pas là, pour commencer, et puis ça ne m’intéressait pas de le rencontrer, enfin j’ai fait mine que ça ne m’intéressait pas, je me suis persuadé qu’il devait rester à l’écart de mon reportage. Il avait déjà copieusement parlé à la presse ; les journalistes, comme tous les gens normaux, sont fascinés par la richesse, encore plus quand elle est le fruit d’un seul homme qui s’est retroussé les manches. Un temps, je me suis imaginé circuler dans les rues de Durbuy avec une photo du milliardaire, alpaguant les passants : « Vous n’auriez pas vu Marc ? Un type trapu avec le maintien d’un joueur de babyfoot… » Mais à quoi bon ? Il aurait dit ce qu’il répète depuis qu’il a repris le parc de loisirs Durbuy Adventure, en 2016, zakouski du festin qui allait suivre : qu’il avait une vision et qu’il l’exécuterait, celle d’une ville attractive et huppée, durable et authentique, en harmonie avec la politique menée par les pouvoirs publics. Un mode de communication consensuel à la tonalité parfois paternaliste ; certains y voient le discours d’un entrepreneur flamand un peu messianique et vaguement philanthrope, d’autres d’un petit colonisateur affamé.

De Coucke, je garderai donc l’image de cette silhouette croisée deux ans plus tôt aux abords de Durbuy. Il marchait seul sur la ligne blanche séparant la route du bas-côté herbeux, vagabond aux poches profondes. J’étais à vélo, encore une fois, et je l’aperçus de dos dans son emblématique veston à carreaux gris. « Hé, Marc, salut ! » m’écriai-je dans un élan de familiarité peut-être dû à la dopamine. Je me retournai ; il me salua de la main sans même me regarder, réflexe pavlovien du Bekende Vlaming.

Il me fallait maintenant voir le reste, tout le reste, c’est-à-dire les habitants de Durbuy et leur vieille ville, même si la localité comprend onze autres entités qui composent l’un des territoires communaux les plus étendus du pays. Les écouter décrire un paysage déjà passablement remodelé depuis le déversement d’une petite partie du compte en banque du milliardaire sur leur cité. Les interroger sur ce que ça raconte de l’histoire de Durbuy, de notre société, de la relation entre le capitalisme et l’État, de notre rapport à la nature, de notre besoin d’identité, de notre manie de nous raccrocher à des racines qui sont souvent des fictions, et enfin ce que ça raconte de « l’âme de Durbuy », qu’on dit menacée depuis l’arrivée de Coucke — pour autant qu’une ville possède une âme. 

Comme un bon touriste bien flemmard, j’ai fait appel à un tour-opérateur. Enfin non, à trois tour-opérateurs, par excès de zèle, pour être certain de ne pas passer à côté de mon sujet. Et, avec la dégaine d’un citadin en route vers une terre reculée, je suis parti.

Tour-opérateur no 1 : l’auberge des Dix Clés

Comment j’ai erré deux jours durant dans le vieux Durbuy, et ce que j’ai vu

Tour-opérateur, c’est évidemment un abus de langage pour les besoins narratifs de ce récit. J’ai logé une nuit à l’auberge des Dix Clés et puis c’est tout. Je n’ai même pas entamé un semblant de conversation avec la tenancière, une Flamande joviale aimantée par son téléphone, qui m’a expédié les consignes d’usage en un temps record : petite clé pour la grande porte, grande clé pour la petite porte, ontbijt de 8 à 11 heures, paiement à la sortie. Comme j’avais réservé ma chambre par téléphone pour contourner la commission de Booking.com, et que la patronne ne tenait pas spécialement à faire connaissance avec ma carte d’identité, je songeai combien il aurait été facile, après l’omelette et le café-filtre, de déguerpir sans payer.

Une façon de découvrir un pays, c’est de goûter à sa gastronomie, alors je me rendis au fritkot de la rue Jean de Bohème, du nom du comte du Luxembourg qui donna à Durbuy le statut administratif de ville, en 1331 (je l’apprendrais plus tard, pauvre ignorant que j’étais). La vendeuse n’acceptait que l’argent liquide ; je me proposai pour me rendre immédiatement au distributeur le plus proche. « Non, non, mangez vos frites à votre aise », me pria-t-elle. Je les mangeai, et puis une chose en entraînant une autre, j’oubliai le distributeur et pénétrai au Sanglier des Ardennes, l’hôtel-restaurant iconique de Durbuy, racheté par Coucke, en 2017, aux Caerdinael, l’une des grandes familles historiques du coin. Poignées en bronze, vasques en marbre, fumoir chic, pyramides de bouteilles de vin… Je m’installai en terrasse, en surplomb de l’Ourthe qui dégorgeait encore les excès de pluie du printemps, et commandai un café. Le serveur était svelte et élégant, mon apparition sembla tromper son ennui. Je lui demandai ce que ça faisait, de bosser au Sanglier des Ardennes. « Oh, c’est très bien payé… fit-il. M. Coucke vient parfois dire bonjour, il prend toujours un Coca Zéro à la bouteille. » Deux femmes d’une cinquantaine d’années prirent place à la table voisine et optèrent nonchalamment, en néerlandais, pour du Veuve Clicquot. Au moment de régler ma note, je réalisai que j’avais en fait oublié mon portefeuille, laissé à l’auberge. Je promis au serveur de revenir aussitôt.

De retour dans ma chambre, j’étais déjà criblé de dettes : le gîte, le cornet de frites, le café… J’en conçus une forme de bien-être un peu idiot, mais tout à fait assumé. En 2023, dans la seule ville de Wallonie reliée à la 5G — 100 MHz de spectre dans la bande 3,5 GHz, le fruit d’une étroite collaboration entre Coucke, Proximus et le bourgmestre, au mépris de la population qui ne fut jamais concertée sur cette technologie controversée — et au cœur du périmètre d’activités d’un milliardaire subjugué par le métavers et les cryptomonnaies, il était possible, au moins pour un instant, de s’affranchir des nouvelles technologies et de l’argent virtuel. C’était la manifestation d’une nostalgie jamais verbalisée, l’attachement à des choses humaines comme la confiance, la parole, la matérialité des transactions. Je mitonnai le scénario d’un petit roman rural : un type débarque de la grande ville, se loge et se nourrit sur la promesse de payer plus tard ses créanciers, s’enlise dans une sorte de pyramide de Ponzi orale et finit par être chassé par les villageois, qui le poursuivent la fourche entre les dents.

Bon, mon article.

 

Dans cette petite ville, il n’est pas une seule habitation sans son rez commercial. Épicerie fine, bureau d’architectes, galerie d’art, resto étoilé… Durbuy, un écrin naturel, ou alors un temple de la consommation où il fait bon appartenir, ou se donner l’illusion éphémère d’appartenir, à une communauté de goûts et de revenus. Une camionnette Hello Fresh roule à toute berzingue sur les pavés de la rue principale, qui enjambe un ancien méandre de l’Ourthe, aujourd’hui tapissé par une œuvre urbaine minérale, et sur les rives duquel se toisent le Sanglier des Ardennes, fief de Coucke, et le château de plaisance du comte d’Ursel, forteresse néogothique de l’une des plus vieilles familles de Durbuy. Un petit train touristique stationne à l’ombre des marronniers centenaires. Des affiches annoncent la tenue d’un tour automobile organisé par le Zoute Grand Prix, et déjà grognent dans les ruelles médiévales de Durbuy les moteurs des Bentley et des Lamborghini Huracan en provenance de Knokke, et déjà s’affairent des pilotes vêtus d’une doudoune sans manches, une valise à roulettes au bout du bras, au pied de l’hôtel du Sanglier où ils passeront la nuit. Durbuy authentique, comme le promettait l’homme d’affaires de Merelbeke. « Ça y est, les potes de Coucke débarquent avec leurs grosses bagnoles… » ricane un client au comptoir d’un commerce proche.

Je dis « un commerce », car le tenancier du commerce en question, qui n’aura pas de mots assez durs envers Coucke, me saura gré de protéger son identité. Des fois que le milliardaire, avec son maintien de joueur de babyfoot, se transformerait en demi de mêlée et viendrait lui péter les roubignoles. « Un jour, il a dit : on va faire de Durbuy le Knokke des Ardennes ! Vous imaginez ? Et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? On va ramasser les balles de mini-golf ? » La déclaration de Coucke semblerait extraite d’une petite légende urbaine, mais une coupure du journal L’Écho, datée de 2017, le confirme : dès ses premiers achats, il avait l’intention de donner à Durbuy des allures de Courchevel l’hiver et de Knokke l’été, parce qu’à Knokke, « les gens s’ennuient ». Il y eut les douze camions qui transférèrent 250 m3 de faux billets de banque de la Flandre vers la Wallonie, coup médiatique piloté par Bart De Wever en 2005 pour symboliser ce que le sud coûte chaque année au nord du pays ; désormais les capitaux flamands coulissent de façon réelle vers l’Ardenne, à débit croissant et pour le plus grand plaisir des bailleurs de fonds.

« On bloque une ville pendant trois mois parce qu’un illuminé veut construire un tunnel sous une voirie de l’État. Vous en connaissez beaucoup, vous, des cas comme ça ? » Le commerçant anonyme fait référence à la passerelle souterraine qui relie le restaurant et l’hôtel du Sanglier, de part et d’autre de la rue du Comte d’Ursel. « Coucke n’est jamais venu voir les commerçants touchés par les travaux, pas un mot d’excuse, aucune considération pour les plus petits que lui. » Le commerçant a inventé une espèce marine pour désigner l’homme d’affaires de Gand : « Un requin avec une tête de dauphin. »

Sa famille vit à Durbuy du commerce de biens et de services depuis un demi-siècle, alors la plus petite ville du monde, il la connaît bien. C’est une voix qui compte, et une voix amère, un caisson qui agrège les préoccupations courantes de sa clientèle, des gens de petites et moyennes fortunes. « Tous les établissements augmentent leur prix sous l’impulsion de Coucke. On me demande souvent, d’un air dépité : où est-ce que je peux encore manger à bon prix ? » Les habitants « historiques » du grand Durbuy, c’est-à-dire des quarante-quatre hameaux et villages de la commune — ou quarante-deux, les versions divergent — ne viennent plus dans la vieille ville, d’après le commerçant, car ils s’y sentent étrangers, gênés par le style premium de Coucke, l’entre-soi bling-bling qu’induit son tourisme. L’ambiance d’autrefois, familiale et solidaire, aurait disparu, et plus généralement l’âme de Durbuy, sans que l’on discerne encore la nature profonde de cette âme. « Et l’hiver, ici, c’est un trou noir… » souffle le commerçant.

Passage d’un silence, absence de matières. « Et toi, papa, t’en penses quoi, de Marc Coucke ? » hurle-t-il soudain en direction de l’arrière-boutique. « Viens prendre un petit verre de rouge et raconte-nous… » Le temps que le daron se traîne jusqu’à nous, le fiston, dont le chiffre d’affaires ne se porte pas plus mal qu’avant, glisse encore, comme pour se repentir de sa sévérité : « Enfin bon, si Coucke avait décidé d’investir à La Roche plutôt qu’ici, on aurait tiré une drôle de gueule… »

 

Il fut un temps où des images de Durbuy habillaient les panneaux publicitaires dans les rues de Tokyo, et où les Japonais, dans leur avion vers l’Europe, recevaient un fascicule dédié à la plus petite ville du monde. Ils imitaient dévotement le fils de leur empereur, qui avait visité Durbuy en 1999 pour honorer le jumelage de la commune avec celle d’Hanyu. À peine arrivés en province de Luxembourg, ils se ruaient à la confiturerie Saint-Amour et demandaient avec empressement à Philippe Bartholomé, le gérant de la boutique, des yellow flowers, en fait de la gelée de pissenlits. Je lui en achète un pot, et puisqu’il tient depuis des décennies sa boutique à l’angle d’une micro-place croquignolette (aurait écrit le Routard), je lui demande si sa ville change. « Quand Coucke est arrivé, Durbuy était déjà un produit presque fini, nuance-t-il aussitôt. Ce n’est qu’un diamant qu’il a poli. On voyait autrefois des nuées de motards faire halte au Sanglier, et déjà les habitants disaient, en maudissant ces oiseaux de passage bruyants et grossiers, qu’on ne reconnaissait plus l’âme de Durbuy… » 

Lesté de ma gelée de pissenlits, je récupère mon vélo dans le garage de l’auberge des Dix Clés. La patronne me salue aimablement ; je remarque au même moment que mon pneu arrière est plat. Je m’agenouille de l’autre côté de la route, devant la grande maison du notaire qui fut bourgmestre de Durbuy à la fin du siècle dernier, et j’entreprends de remplacer ma chambre à air. Ainsi s’achève mon premier séjour dans cette petite trouée de la Calestienne, à me râper les genoux sur un bout de trottoir. 

Tour-opérateur no 2 : le restaurant L’Incontournable

Comment j’ai rencontré le bourgmestre, la cheffe de l’opposition et le comte d’Ursel (et comment j’ai fini la soirée)

Au début tout allait convenablement, ça buvait du cappuccino avec le bourgmestre à la terrasse du Sanglier des Ardennes, lieu élu sur la proposition du maïeur, qui par ce choix se dévoilait peut-être. C’est un homme aux cheveux gris, chemise et pull à col en V, avec une tête de vétérinaire, et justement, il est vétérinaire. Maïeur et véto, ça vous donne, à 61 ans, 110 heures de travail par semaine, le téléphone qui sonne en continu, la montre qu’on regarde aussi souvent qu’un coucou sur le point d’annoncer la fin du monde, et un ventre qui fait mal, le seul point faible de Philippe Bontemps, d’après Philippe Bontemps lui-même. « Par le travail, comme beaucoup d’autres, je cherche une échappatoire. Je suis un grand mélancolique… Bucheronner, c’est un moyen d’oublier les aléas de la vie. » Le bourgmestre marque un temps d’arrêt, comme pour trouver les justes mots dans cette conversation qui rompt avec la litanie effrénée des vêlages d’urgence et des maladies de chien, des trottoirs dépavés et des logements insalubres. La mélancolie vient de la mort, celle de son père, soufflé très jeune, puis peu après celle de son frère aîné, un gaillard qui circulait toujours à vélo et venait de reprendre la ferme familiale, cent trente bovins. « Je dois à ma mère une reconnaissance éternelle. Élever seule six enfants… » Bontemps admire sa mère comme Coucke son père ; et comme le bourgmestre, l’homme d’affaires de Merelbeke a connu la tragédie avec la mort de son premier bébé à peine né ; et comme l’ancien pharmacien, le vétérinaire n’a qu’une valeur cardinale, le travail. « Nous, à l’âge de 7 ans, soit on était à l’école, soit on bossait à la ferme », résume Bontemps, exprimant dans la dualité de son enfance la philosophie d’une vie entière.

C’est le troisième mandat de Bontemps, le deuxième depuis l’avènement de Coucke dans la ville. Il interprète cette venue providentielle comme la réalisation d’une prophétie formulée par un écrivain du XIXe siècle dont il a oublié le nom : « Si j’avais de l’argent, je l’investirais à Durbuy et j’en ferais une petite Suisse. » Le bourgmestre possède dans son catalogue d’autres marqueurs historiques liés à la ville, et c’est bien normal pour le descendant d’une lignée familiale dont l’implantation sur ce territoire remonte au moins à l’an 1505. Certains servent à donner un peu de consistance à « l’âme de Durbuy », comme le souvenir du Café des Hollandais, un établissement du début du XXe siècle qui attestait, déjà à l’époque, de la présence soutenue de la langue de Mark Rutte. 

« Avant, quand le touriste pensait à notre région, il se figurait la vieille ferme ardennaise, rappelle Bontemps. Il était temps de moderniser les intérieurs en conservant la pierre du pays, et Coucke s’en charge magnifiquement. Durbuy avait besoin d’un relooking et même d’un certain luxe, sans ostentation. » Tant pis pour les classes moyennes qui ne suivront pas à la hausse des prix, celle du couvert mais aussi du mètre carré, + 12 % entre 2021 et 2022, et même + 39 % dans les deux communes voisines, toutes proches, Hotton et Érezée. « Des dizaines de fois, des habitants sont venus me dire qu’ils voulaient revendre leur maison ou leur commerce à M. Coucke, ils me demandaient de jouer les entremetteurs immobiliers. Certains ont anticipé leur retraite. Mais Coucke ne peut pas tout racheter, et il ne va pas le faire. Ce n’est pas un empereur. Il ne vient pas en terrain conquis. Il n’y a qu’un bourgmestre, et c’est moi. » Bontemps en veut pour preuve les projets que le milliardaire a soumis à son opinion. Une piste de ski alpin indoor à Adventure Valley : c’est non. Un roller coaster sur les hauteurs du hameau de Rome : pareil. Et paf, dans la couque à Marc ! « C’est sûrement un homme d’affaires redoutable, mais il n’impose jamais ses vues. Dès qu’il a une idée, il m’appelle… Pour le reste, je dois dire que les dossiers qu’il remet, conçus par une armée de juristes et d’architectes, sont impeccables. » 

La population soutient son bourgmestre, et donc Coucke, d’après Bontemps qui se fie au baromètre des scrutins : quinze sièges sur vingt-et-un pour sa liste aux précédentes élections, un de plus qu’en 2012. Et des finances qui, malgré les 650 km de routes à entretenir et le peu de rentes forestières, demeurent dans le vert, « une question d’honneur » pour le maïeur. La locomotive de son bilan comptable, c’est évidemment le tourisme : quinze mille visiteurs par jour en moyenne, deux millions par an, douze mille habitants l’hiver contre trente mille l’été. Ceux qui traversent les quatre saisons dans la vieille ville ne sont que trois cents, mais, hum hum, ça n’en fait pas pour autant la plus petite du monde. D’après le livre des records, ce privilège revient à Hum, en Croatie, dix-sept habitants.

 

Tout allait convenablement, donc, jusqu’à ce rencart à la Brasserie Ardennaise, un établissement en dehors du giron de Coucke. C’est Laurence le Bussy, ancienne échevine, conseillère communale PS et cheffe de l’opposition à Durbuy, qui a suggéré l’adresse. Elle vient avec son compagnon, Stéphane Counerotte, professeur en pharmacie à l’université de Liège et président de l’Union socialiste communale de Durbuy. « Bon, on boit quoi ? » Je sens qu’ils ont envie de rigoler un peu, alors je réponds : « Une bière, on va pas chipoter… »

La conversation coule vite sur Coucke. « Ce qu’il fait est très beau, très propre, et en plus il engage du personnel local, mais c’est un tourisme pour des gens comme lui », regrette Laurence le Bussy. « En fait, il importe la jet-set flamande en Ardenne. » Elle examine le pétillement de sa Durboyse, on dirait qu’elle cherche le début de l’histoire. « Quand il est arrivé ici, il a dit qu’il allait “relever le niveau de la ville”. Fameuse indélicatesse à l’égard des commerçants, qui se sont regardés : quoi, on est tous des crabes, c’est ça ? » J’entreprends de pimenter l’échange en évoquant les « passe-droits » dont jouirait le milliardaire auprès du collège communal, à en croire des rumeurs insistantes. Stéphane Counerotte tressaille légèrement et hoche la tête en signe de dénégation, il ne s’attendait sans doute pas à une telle audace de ma part. « Oui hein Stéphane, quand même un peu… » murmure Laurence. « Disons qu’il y a une priorité de traitement. Mais bon, que voulez-vous ? La commune n’a pas grand-chose à dire, à part pinailler sur les permis d’urbanisme. On est dans l’économie de marché, un acheteur, un revendeur, et voilà. »

Ce couple a l’air de quand même l’aimer un peu, ce Coucke ; ce qui les effraie, c’est plutôt la suite, si sa « folie acheteuse » s’intensifiait, et pire si d’aventure il se lassait de son jouet ou n’en tirait pas les bénéfices escomptés. « Imaginez qu’il revende tout au Qatar, ou qu’il laisse le truc pourrir sur place… » entrevoit Stéphane. On célèbre cette perspective lugubre par une deuxième tournée de Durboyse.

Nous décidons de prolonger la discussion à L’Incontournable, le restaurant tenu par un surnommé Tintin, digne représentant d’une autre famille historique de Durbuy, les Ninane. L’adresse est prise en tenaille entre deux établissements de « l’empire Coucke ». De l’autre côté de la rue, une camionnette blanche s’introduit dans l’allée qui mène au château et s’arrête net. Un homme en sort, front dégarni et doudoune sans manches – pourtant pas le genre à crâner au Zoute Grand Prix. « Mal garé, monsieur le comte, comme d’habitude ! » s’esclaffe un voisin. Laurence invite Jean-Michel d’Ursel, qui vit seul avec sa mère de 90 ans dans cette immense demeure de seigneur déchu, à se joindre à nous. Un autre couple vient grossir nos rangs. On s’attable. « Ah, un des derniers restos de Durbuy où la carte n’est qu’en français ! » dit quelqu’un. « Un des derniers restos qui n’est pas racheté par les Flamands », s’amuse un autre, sans animosité. Le comte paie sa tournée de Marckloff, la bière qu’il fait lui-même brasser ; si elle s’avère mauvaise, il faudra serrer les fesses. « J’ai toujours bon espoir d’installer la brasserie au château, ce serait l’une des seules bières au monde qui pourrait en dire autant », s’émoustille-t-il, et une lueur traverse son regard.

Nous parlons. « À Durbuy, il y a ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas », synthétise le châtelain à mon attention. « Coucke peut, moi je ne peux pas », complète-t-il, au cas où je n’aurais pas relié les éléments à l’endroit. Ensuite, sans doute légitimé par la profondeur généalogique de sa baronnie — quatre siècles de comtes et de ducs d’Ursel le précèdent —, il me dispense un rapide cours sur l’histoire de Durbuy : les Flamands et les Néerlandais qui y viennent depuis cent ans, les Anglais et les Liégeois à partir des années 1960, les Japonais après le passage de leur futur empereur, et maintenant la nouvelle peuplade en plein déploiement, Coucke et ses amis.

Nouvelle livraison de Marckloff. On me conseille vivement de découvrir Jambon d’Ardenne, une comédie potache tournée à Durbuy en 1977, avec Annie Girardot dans le rôle d’une patronne de restaurant qui se frite avec le propriétaire d’un fast-food, avant que le contentieux tourne en baston générale entre commerçants. « Suffit de voir ce film pour comprendre que Durbuy était déjà blindée… » J’ignore si c’est l’effet de la Marckloff et sa robe fauve, mais pendant ce temps, le comte d’Ursel s’est rembruni, et le voilà qui s’en prend à Bruxelles, « une ville écrasée par une chape de plomb », à Durbuy, « où règne une mentalité rurale, sclérosée, avec des habitants qui se sont toujours tiré dans les pattes », et plus généralement à la condition humaine. 

Tintin a beau nous servir un copieux gratin de pâtes pour éponger l’alcool, le tonneau est percé. Ça vire à la joyeuse biture, et d’autres fêtards font leur apparition, tous des durs au mal qui, le lendemain dès l’aube, travailleront dans un laboratoire, un bureau, des cuisines, à l’usine. À un moment je quitte la tablée, j’ai peur de finir en miettes. Je les entends qui disent : « Le Bruxellois, quand il va rentrer chez lui, il va raconter qu’il a passé la soirée avec des Gaulois ! »

Tour-opérateur no 3 : safari dans la Coucke Valley avec le guide écologiste Éric Jurdant

Pourquoi j’ai passé deux heures sur le bord d’une route à regarder des semeurs ensemencer un champ

Cette fois je suis venu en voiture, que j’ai déposée, à la demande d’Éric Jurdant, à l’orée d’une prairie destinée à nourrir les vaches. Il a garé la sienne juste en face, sur un sentier agricole qui débouche sur une chapelle abandonnée et, un peu plus loin, une vaste étendue labourée où s’affairent les ouvriers d’une société privée — un champ brun, dévitalisé, dont les limites se confondent avec la brume de mai, et qui bientôt sera piétiné par des marmailles cherchant leur chemin à travers les allées de miscanthus. « Eh oui, ce sont les prémices du nouveau Labyrinthe de Durbuy racheté par Coucke, commente Jurdant. Les ouvriers ont d’abord aspergé le champ de Round-up — enfin je crois, c’était tout jaune — et maintenant, on dirait qu’ils sèment. » 

Nous sommes à Rome, du nom de l’un des quarante-deux (ou quarante-quatre) hameaux de la commune, jadis un petit pôle industriel composé d’une carrière et d’une briqueterie. Le carrefour entre le sentier agricole, le chemin du Hasard au milieu duquel nous discutons, et la nationale 983 qui longe le parc Adventure Valley, ce carrefour est à la fois le commencement de l’histoire et son épilogue. Le théâtre du premier achat de Coucke à Durbuy et de son dernier à ce jour, le Labyrinthe, qui jusqu’alors faisait le bonheur des enfants à Barvaux, le centre administratif de la commune. « Comme le propriétaire du terrain à Barvaux voulait passer au bio, les patrons du Labyrinthe ont cherché un autre champ, en vain. Alors ils ont revendu leur concept au plus offrant, et dans la région, le plus offrant c’est toujours le même. Encore une parcelle de plus dans son escarcelle ! »

Éric Jurdant, seul conseiller communal Ecolo à Durbuy, juriste de formation et ancien directeur des hébergements touristiques de Wallonie, déploie une carte cousue main. En rose, les possessions de Coucke, « une tache d’huile qui s’étend ». Champs, bois, fermes, demeures historiques, golfs, campings, hôtels, restaurants, centres sportifs et de loisirs : c’est la raison d’être de ses « Couckeville », des visites alternatives qu’il organise deux fois par an, un circuit de la peur où les participants sont amenés à prendre la pleine mesure de « l’empire Coucke », né ici, à Rome, avec l’érection de l’édifice d’Adventure Valley, comme Durbuy est née avec son château fort, vers 889. « L’autre fois, j’ai eu des participants de Han-sur-Lesse. Ils pétochent ! » ricane Jurdant, faisant référence à l’hôtel de quarante-deux chambres que Coucke vient d’acquérir à proximité des grottes de Han, en association avec un autre patron flamand.

« La commune est très béni-oui-oui, c’est terrible… se désole l’écologiste. Le collège est sous influence, il délivre trop facilement les permis, ou alors il ferme les yeux quand c’est imparfait. » Il y a bien le collectif citoyen « SOS Durbuy », dont le but est de réclamer des autorités une politique beaucoup plus vigilante à l’égard de l’investisseur tout-puissant, mais il semble avoir perdu du souffle. « Je ne mène pas un combat anti-Coucke ou anti-Bontemps, poursuit le conseiller communal, comme s’il devinait les critiques qui m’étaient parvenues à son sujet, mais j’essaie de comprendre les choses et d’apporter une autre voix, et aussi un suivi global de la progression de ce roman. »

Le roman dont parle Jurdant n’avait pas trop mal commencé. En 2016, au côté de son futur bras droit Bart Maerten, Coucke rachète le parc de loisirs Durbuy Adventure, qu’il rebaptise Adventure Valley. L’ancien patron, Joseph Charlier, s’en tire avec un pactole inespéré, dont il ne dévoilera jamais le montant. « Joseph, c’était un gars de mon village, on l’appelait Fifi. Un gentil arnaqueur bourré d’idées, un radin qui ne voulait pas investir dans son parc… On payait cher pour faire de l’escalade ou du tir à l’arc, et au prix de sa propre sécurité. Quand il l’a revendu, son domaine se trouvait dans un état honteux. Il habite maintenant Monaco, il revient parfois ici en Ferrari. Un grand bénéficiaire de l’empire Coucke, comme d’autres, de modestes entrepreneurs issus des villages du coin et qui se sont fait un tapis doré. » Le milliardaire de Gand modernise aussitôt le centre de loisirs, le remet aux normes, stoppe les sports moteurs, développe de nouvelles attractions, comme une tyrolienne de 566 m — la plus longue du Benelux. « Je me suis dit, à ce moment : bon, c’est bien, beau et pro. Le problème, c’est ce qui est arrivé après. Ses intentions. Son appétit. Je n’avais pas vu clair dans son jeu. »   

 

Ça fait deux heures que nous parlons, un peu transis à cause de la brume qui ne se lève pas, et que nous risquons notre vie chaque fois qu’une camionnette tractant des rangées de kayaks fonce sur le chemin du Hasard. « Reprenez le volant, on va grimper jusqu’au glamping », engage Jurdant. Nos deux voitures forment un minuscule convoi qui se hisse sur le parking du Green Field, anciennement La Chenaie. « Summer bar, restaurant, glamping », vante un écriteau à l’entrée : l’anglais du blabla marketing désoriente, on pourrait être à Rhodes ou Avoriaz. D’autres nouveaux lieux fabriqués avec le portefeuille de Coucke ont attrapé le nom d’un sponsor, comme le Duvel Dôme, une salle de spectacle en contre-bas du glamping. « Ça, c’est très flamand, il y a là une différence de culture… » analyse le guide. Encore cette fichue âme.

Du reste, il est très joli, ce glamping, avec ses tentes « Dreamlodge » et « Cocoon Deluxe », et aussi très cher pour une nuit sous toile dans un environnement qui n’est pas non plus le désert de Namibie ou les grands lacs scandinaves. Si Coucke fait si bien les choses, pourquoi s’en plaindre ? Voilà un riche homme qui n’investit pas dans le pétrole ou l’aéronautique, mais dans le patrimoine culturel et touristique, belge de surcroît, avec un certain goût des belles choses et la vague ambition de protéger l’environnement. Mon guide se contorsionne un peu, le regard derrière ses lunettes rectangulaires se durcit brièvement. « Bon, déjà, je ne négligerais pas le tort causé à la nature… Le tourisme, presque par essence, est son ennemi. Il est consommateur d’espace. Il imperméabilise les sols. Des pâturages et des bois de résineux ont été rasés pour couler des parkings. Et puis, c’est étrange de laisser libre cours à un tourisme de masse autour d’une réserve naturelle… Mais là n’est pas le plus inquiétant. Non, ce qui me fait vraiment peur, c’est la concentration. Venez, on descend à la vieille ville. »    

 

Je commence à bien connaître cet entrelacs de ruelles médiévales aux maisons basses, les vieux marronniers, le grand pont, le train touristique qui chenille dans le bras mort de l’Ourthe, l’esplanade qui fait face à l’anticlinal, les Tesla qui voisinent avec les vieilles Peugeot, mais il n’est nulle part indiqué ce qui est à Coucke et ce qui ne l’est pas, et c’est bien la mission que s’est donnée Éric Jurdant. « Ce n’est pas toujours simple d’obtenir les informations, et ça va tellement vite que je dois sans cesse mettre à jour ma carte… » Nous sillonnons la vieille ville à pied. À un moment, l’exposé de mon guide devient binaire : « Ça, c’est Coucke… Ça, non… Ça, encore lui… » Pour faire court, me dit-il, le cœur de ville n’est pas en sa possession, mais le pourtour lui appartient. Tiens, voilà le petit train qui passe : à Coucke aussi. « Le patrimoine est aux mains d’un seul homme, qui n’est pas élu et qui n’est pas d’ici, réprouve l’écologiste. Cette position dominante est malsaine, le vieux Durbuy va ressembler à Disneyland. Et le reste… Beaucoup de gens autour ressentent les effets du rouleau compresseur. Dans les autres communes, dès qu’une maison est mise en vente, elle est rachetée à prix d’or et transformée en gîte. La vie rurale traditionnelle est en péril. Heureusement que s’installent de jeunes ménages qui démarrent des maraîchages bio, des chèvreries… Eux, ils sont en quête d’une nouvelle société. Ils n’en ont rien à cirer de ce qu’il se passe dans la vieille ville. » 

Nous déambulons dans un « quartier de résistance », une sorte d’enclave indépendante où se situe l’auberge des Dix Clés — je me remémore avec une nostalgie balbutiante mon premier séjour, le cornet de frites, le pneu crevé. « Ici, par exemple, énonce Jurdant en désignant une petite bâtisse zébrée de poutres en bois, c’est la résidence d’un Anversois qui ne veut pas vendre, et qui de ce fait crée une cassure dans le bloc de propriétés de Coucke. » En face, une librairie-hôtel tenue par la famille Ninane. « Eux, ils ont compris dès le début que Coucke allait vouloir tout racheter. Mais jusqu’à quand résisteront-ils ? »

La question peut paraître excessive, mais elle hante sincèrement les esprits. Jusqu’à quand résisteront-ils, et jusqu’à quel point un homme peut-il s’acheter une ville, quel est le niveau d’emprise maximal qu’un investisseur peut avoir, s’il le veut, sur un territoire, dans une démocratie sociale censée saucissonner le pouvoir ? Coucke à Durbuy, c’est un micro-laboratoire d’économie politique, la réalisation, sous nos yeux, de la privatisation d’une cité et de son destin. « Quand je suis arrivé, le chômage était à 15 %, il est maintenant descendu à 11. Notre ambition, à M. Bontemps et moi-même, c’est de chuter à 7 », avait déclaré Coucke au journal L’Avenir en 2020, créditant sans le vouloir son statut de « deuxième maïeur ».

 

Un safari, ça creuse. On mange des tagliatelles aux scampis lustrés de pesto dans une brasserie du centre, c’est si bon que j’ai du mal à m’interrompre pour continuer à prendre note, et je pressens que mon voyage touche inexorablement à sa fin, je vais bientôt quitter cette petite cavité enchanteresse par le mur de Durbuy, un raidard souvent escaladé par le peloton pro lors du Tour de Belgique, et je rentrerai avec davantage de questions que de réponses, les idées moins claires, ce qui est bon signe. Décidément l’âme d’une ville est un corps nébuleux et flottant, qui prend l’apparence du feu intérieur de chacun, alors voilà tout est mobile comme l’histoire, sauf les pierres calcaires et les grands marronniers, immuables.

 

Welkom in Oignies-en-Thiérache

mercredi 5 juillet, 2023

On l’appelait autrefois « le village des veuves », parce que les ouvriers du schiste y succombaient jeunes à la silicose. Oignies figure aujourd’hui dans le top 15 des communes les plus pauvres de Wallonie. C’est l’une des plus belles aussi. Une clairière au milieu de la grande forêt de Nîmes où, depuis plusieurs années, le tourisme est à la fois une aubaine et une malédiction : projet de « glamping » combattu par les locaux, pelletées de secondes résidences, hôtel du village racheté par la famille du milliardaire Albert Frère, citadins en complet de chasse. Et la vie villageoise, qui résiste vaille que vaille. 

L’entrepreneur bruxellois bataille avec sa clé USB. On a déployé un tas de chaises dans la salle de fêtes, cent cinquante au moins, autant de postérieurs en dépoussièrent les assises, trépignent d’impatience, se tortillent d’agacement. « Vous portez des baskets blanches. À Oignies, on ne porte pas de baskets blanches ! », l’interpelle depuis l’assemblée le responsable du camping du village. Ses voisins de rangée confirment d’un hochement de tête entendu.

L’entrepreneur ne se laisse pas décontenancer, parvient à lancer son PowerPoint et se met à dépeindre devant l’assistance cette nuit australienne mémorable écoulée dans une cabane coquette en haut d’un acacia, ce sentiment de connexion intense avec Gaïa, les réverbérations enchanteresses de la Croix du Sud sur la cime des arbres, ce feu qui crépitait dans un brasero en bronze, les daïquiris hissés à la poulie jusqu’à une couche satinée, bref, un rêve éveillé, une expérience initiatique unique qu’il propose d’importer ici, à Oignies-en-Thiérache, commune de Viroinval, dans l’extrême sud de la province de Namur, dans le bois de Morimont. Il faudra bien sûr couper quelques arbres, mais ce projet de « glamping » — le camping glamour, la nature sans les moustiques, le prix d’un humérus la nuit — c’est une belle opportunité de stimuler l’économie locale et de créer de l’emploi.

De l’emploi ? « On lui a demandé de préciser : il s’agissait vaguement d’un mi-temps de femme de ménage et d’un autre de masseur », se souvient Adrien, vingt et un ans, président du comité des apéros onégiens, présent à la réunion qui s’est tenue l’été 2022 et qui s’est soldée par une volée de bois vert villageoise précipitant l’abandon du projet. « Le gars a compris qu’il signait pour des pneus de voiture plats à chaque réveil, s’il venait s’implanter à Oignies. Sérieusement, ça n’avait aucun sens. Le camping du coin est en difficulté, on a déjà une forte concentration avec le village vacances et le domaine des Nobertins, et il voulait nous refourguer son projet mal foutu qui allait dénaturer la forêt sans rien amener de positif à la collectivité, à peine quelques pièces dans la besace de la commune et des nuits de luxe pour un public privilégié. Deux mi-temps, en quoi ça peut aider à lutter contre la précarité ? »

Viroinval figure parmi les communes les plus pauvres de Wallonie. La douzième, en 2020, au vu du revenu médian par habitant. Sa particularité, qui fait aussi tout un pan de son économie : son cadre naturel, ses forêts dodelinantes, haut lieu des coupes de bois, des locations de chasse, des secondes résidences, de l’affluence touristique. Une réalité qui ne va pas sans certaines contrariétés chez les habitants du coin, confrontés au départ de la jeunesse, à l’arrivée massive des gens des villes, à la hausse du prix de l’immobilier, à une inévitable transfiguration du quotidien rural, en ébullition le week-end, l’été, et proche de la mort cérébrale le reste du temps.

Les villages de la commune prennent le soleil dans le creux de la vallée, le long du Viroin qui s’épanouit dans la Calestienne, un bourrelet de calcaire de cinq kilomètres de large coincé entre la Fagne et l’Ardenne. Oignies-en-Thiérache — comme Le Mesnil, hameau voisin — et ses huit cents habitants font exception à la règle. Le village forme une clairière au milieu de la grande forêt, isolé du monde. Un bus le matin, un autre le soir, les jours d’école ; le reste se fait en voiture ou ne se fait pas. Son territoire borde la frontière française qui pénètre la Belgique en une incise qui remonte jusqu’à Givet. Une terre sainte pour les cyclotouristes et les aficionados de marche nordique. Comme un diazépam pour les naturalistes les plus déprimés du pays. Ici, au détour d’un sentier bordé d’une prairie humide où glandouillent les brebis, les ailes d’un grand corbeau vous volent soudain le soleil, les pitons rocheux bousculent les pins et les feuillus, le silence des hommes restitue sa musicalité à la forêt, et puis tout le monde vous dit bonjour, car on a toujours dit bonjour, à Oignies. La curiosité locale, annoncée à toutes les entrées de la commune, se matérialise dans la cathédrale de Lumière, une œuvre en verre qui célèbre le centre géographique de l’Europe des Quinze, sur la route qui file vers Fumay, fierté d’autant plus rigolote qu’avec l’élargissement progressif de l’Union, ce centre géographique s’est déplacé depuis belle lurette.

Léon à nonante-deux ans, trente-huit ans de vie professionnelle, quarante de pension. Aline a quatre-vingt-neuf ans. Quand l’un entame une phrase, l’autre la prolonge dans un élan quasi télépathique. Vivez soixante-sept ans à deux. Le couple n’est pas à proprement parler onégien : le gentilé local ne se brade pas, on l’envisage quand son nom orne les pierres du cimetière. « Des locaux, il y en a de moins en moins. On ne se connaît plus aujourd’hui. Beaucoup d’étrangers viennent acheter », commence Aline pour qui le qualificatif « étranger » concerne, peu ou prou, tous ceux qui ne viennent pas du village. « On me dit bonjour et je me dis : qui c’est ? », poursuit Léon.

Aline et Léon ont déplié bagages à Oignies en 1969, à une époque où les lieux comptaient encore une dizaine de cafés, un Grand Bazar, pléthore d’échoppes, quand on tapait des belotes en sirotant une goutte chaque jour après le travail, que le vin chaud s’agitait en haut de l’ancienne et minuscule piste de ski, près du camping, et que personne, ici, n’avait jamais entendu un mot de néerlandais.

La maison que le couple habite depuis plus de cinquante ans, en face de l’ancienne gare vicinale, en était d’ailleurs un, de café, alors que l’industrie couvinoise faisait l’essentiel des salaires du village, que Léon prenait ses 90 francs quotidiens à la « poêlerie Efel », le double de ce qu’il était payé à Erquelinnes, quand il avait commencé dans le bois. Est-ce en clin d’œil à ce passé que leur porte d’entrée, jamais fermée à clé, entonne un air étonnant à chaque fois qu’on la pousse ? Que la télé habille perpétuellement l’espace sonore ?

Une certitude : Oignies est un berceau du socialisme régional. Jean-Baptiste Périquet, enfant du village, ouvrier mineur dans les ardoisières de Fumay à la fin du XIXe siècle, fit entrer ses camarades dans la majorité locale dès 1895. Il fut le premier député rouge de Dinant-Philippeville. Dans une région rurale où le Parti catholique puis le PSC n’étaient pas en reste, la cohabitation générait bien des frottements. « Quand on est arrivés à Oignies, les voisines m’avaient prise à part et détaillé chaque habitant du village, remémore Aline. Attention, tous ceux-ci, ce sont des calotins, on ne leur adresse pas la parole. » 

Oignies était alors coupé en deux, comme une allégorie de la pilarisation belge : au nord les calotins, au sud les socialistes, le pont de la ferme du Baty faisait office de nette démarcation. On se toisait du regard, on ne se fréquentait pas. Les deux écoles, catholique et libre, finissaient la journée avec un quart d’heure d’écart pour éviter les échanges de giroflées à cinq feuilles entre les rejetons des uns et des autres. Au moment des élections, on en risquait jusqu’à l’intégrité de ses molaires. Sympathisant socialiste, Léon partait vers Treignes dès l’aurore avec les camarades pour y placarder des affiches du bourgmestre sortant Roger Delizée. « Des calotins nous y attendaient avec des manches de pioche pour nous casser la figure. »

Les temps ont changé. Jean-Marc Delizée, le fils de Roger, lui-même député socialiste depuis trente ans, plusieurs fois bourgmestre de Oignies, vit aujourd’hui dans une bicoque de plain-pied « côté calotins », bien loin de la rue qui porte le nom du paternel. Aline, qui a travaillé trente-cinq ans pour les parents Delizée, repassait encore ses chemises au début de sa vie professionnelle. Un gars sympa, Jean-Marc, qu’on croise de bon matin à la boulangerie Dé-Lys, qui s’est démené pour obtenir le point poste qui manquait tant au village, nous dit l’un, qui pèche par excès de clientélisme et de sympathie pour les chasseurs, nous dit l’autre.

Pendant quatre législatures, socialistes et chrétiens-démocrates ont même fait majorité commune, à Oignies, avant que la liste centriste ne fasse volte-face, aux dernières élections, et s’allie avec les libéraux pour envoyer Jean-Marc et le siens dans l’opposition. Cela s’est joué à un siège. « On a été trahis alors qu’on avait bien travaillé ensemble, notamment pour développer le tourisme dans la commune. Ça a permis de créer de l’emploi dans une région isolée sur le plan géographique et défavorisée sur le plan économique », regrette le député socialiste. Peu après le début de la législature, l’une des conseillères communales a démissionné, sa suppléante a changé de camp. Nouvelle curiosité locale : comme toutes les conditions n’étaient pas réunies pour voter une motion de méfiance, l’opposition communale est aujourd’hui majoritaire, à Oignies.

*

Elle a dans son visage plié ces délicats débris de l’enfance qu’une vie qui tasse le dos ne suffit pas à dissiper. Il a probablement vingt ans de moins qu’elle, il pourrait être son fils, avec son grand K-Way bleu Majorelle aux épaulettes roses, avec son pas un peu trop fatigué pour son âge. Ils descendent la rue Roger Delizée, probablement vers le K d’or, le café en face du camping — ils y vont presque tous les jours, quand ils sortent de l’établissement, ils disent : à demain. Il est au téléphone, explique à Dieu sait qui, certainement un proprio, qu’il sera en préavis à partir de dimanche, qu’il ne faut pas s’inquiéter, que tout va s’arranger pour le loyer. Il raccroche. Il prend son bras à elle. Il dit : « Allez, c’est déjà un problème en moins. » Elle lui répond : « C’est même une bonne nouvelle. »

*

Loïc décapsule une Jupiler sur le rebord du bac qui borde son présentoir. Il rigole : « Quand j’ai ouvert le mois dernier, Eddy, le boucher, m’a averti : il ne peut y avoir qu’un coin dans la rue qui serve l’apéro. Pas de bol, la rue Jean-Baptiste Périquet devient celle de la Cure pile à mon épicerie. » Avant la reprise par Loïc, Chez Jeannine était tenu depuis quarante-deux ans par Jeannine. Il a fallu que la commune négocie avec les propriétaires des lieux, tentés de vendre ou d’en faire des appartements, pour que l’endroit puisse demeurer un commerce.

On boit un café avec Adrien, le président du comité des apéros onégiens, sur un mange-debout de fortune placé dans le fond du magasin. Il explique que chez Eddy, où l’on trouve le meilleur gibier en période de chasse, il arrive, de façon totalement aléatoire, généralement sur le coup de 11 h, que les bouteilles de chablis se joignent aux râbles de lapin et aux culottes de bœuf. On entre chercher de la charcuterie artisanale et on ressort tout guilleret une heure plus tard.

En semaine, Adrien pose des robots-tondeuses près de Givet mais, avec l’Ascension, le week-end commence ce jeudi. Les abords de l’église Saint-Rémy s’animent comme par incantation. Les touristes, les cyclistes, les marcheurs, essentiellement néerlandophones, transitent par le cœur du village. L’un ou l’autre s’aventure à l’intérieur de l’échoppe où plusieurs villageois papotent dans la file : tiens, Cacasse, il ne s’est pas fait opérer, oh, si, ça fait déjà une paire de semaines, figurez-vous que j’ai bu une gourde avec lui hier soir, ah oui ?, oui, il va à la brocante à Olloy aujourd’hui, je pensais qu’il allait à celle de Petigny, excuseert, verkoopt u Vittel bidons ?, purée, il faut que je me mette au néerlandais, quelqu’un parle néerlandais ? je crois qu’elle cherche les bouteilles d’eau, ah, là-bas, mademoiselle, mais je n’ai plus de Vittel, geen Vittel.

On accompagne Adrien pour donner un coup de main à Éric, le mari de Caro qui tient le restaurant Chez Caro, à cinquante mètres de l’épicerie. Le couple produit aussi du fromage de brebis. Tandis qu’on transbahute un gros frigo américain vers la remorque garée en face de l’établissement, et qui servira à rafraîchir les bières locales du festival du Cheval Déchaîné de samedi, à la ferme de la Juissière, Éric, qui est né ici à la fin des années 1960, explique comment il a vu Oignies progressivement gagné par le tourisme et les secondes résidences. « Le covid a accéléré tout ça : les gens devaient rester en Belgique et beaucoup ont découvert Oignies. Quand des Flamands, charmés par notre région, comparent le prix des maisons à chez eux... Ils foncent. » Éric sait qu’il ne prêche pas pour sa chapelle, que le resto et son affaire fromagère peuvent en bénéficier, mais il affirme que cet afflux tue le village. « On devient un village-dortoir : on a 30 % de secondes résidences. Il n’y en avait pratiquement pas quand j’étais gamin. En semaine, ici, tu peux t’asseoir au milieu de la route : tu ne te feras pas écraser. Et puis nos enfants, pour acheter une maison, ils peuvent repasser. » 

Quand on était passé à la maison des jeunes du village, quelques jours plus tôt, où deux ados prenaient le soleil en confessant errer comme des âmes en peine à Oignies, — « il ne se passe rien » — Charline, l’animatrice, nous avait raconté que sa jeune collègue, désireuse d’acheter une maison en vente dans la rue, s’était fait doubler par des Flamands qui avaient follement surenchéri. « Elle a finalement dû aller s’installer du côté de Givet pour trouver quelque chose d’abordable. » Les voisins d’Adrien, partis vivre à Mouscron récemment, ont aussi vendu à des Flamands. « La maison était mise à 150 000 euros. Ils l’ont prise à 200 000 euros sans la visiter. » La fille de Caro et Éric a eu plus de chance : après avoir bien galéré, elle est finalement tombée sur un couple qui refusait de vendre à des « étrangers ». Tant pis pour la bonne affaire, leur ancienne demeure irait à une jeune du coin.

La terrasse de chez Caro se garnit pour le midi. Elle n’ouvre que le week-end et les jours fériés, le reste du temps, ça ne vaut certainement pas la peine. Aline et Jean-Lou sirotent un Campari orange. Originaires de Soignies, ils se sont débarrassés du « s » au moment de leur retraite pour venir habiter leur seconde résidence aux Nobertins, un domaine privé de cent hectares au milieu des bois de Oignies.

L’endroit faisait jadis partie d’une baronnerie locale. En 1964, des investisseurs l’ont racheté et divisé en trois cents parcelles destinées à accueillir de petits chalets de plain-pied. Pour pas très cher, des citadins venus en grande partie de Flandre, mais aussi de Liège ou de Charleroi, purent s’offrir un pied-à-terre forestier au milieu de nulle part. Malgré l’accès ardu à ces chalets et l’absence de la moindre facilité, plusieurs amoureux de la nature, certains précarisés, ont choisi de s’y domicilier. Quelques-uns ont flairé le bon coup, ont fait bâtir pour les louer de luxueux chalets . « On a complètement perdu la philosophie des débuts, le silence, la nature, le respect, regrette Aline. On est confrontés à des vacanciers, pour la plupart néerlandais, qui viennent faire la fête toute la nuit, c’est souvent insupportable. C’est bien simple : tous les week-ends, tous les étés, on doit fuir notre maison pour ne pas devenir fous. »

Pour pénétrer aux Nobertins, il faut sortir du village par la rue Roger Delizée, fendre avec elle la grande forêt sur trois kilomètres, la quitter dans ce tournant abrupt où se délabre, dans une ambiance de fin de siècle, l’ancienne station-service — elle fit récemment le décor d’une scène de la série Les rivières pourpres.

Rien ne ressemble aux Nobertins, ailleurs, en Belgique. Dans un dédale de chemins forestiers qui font des montagnes russes, aux pourcentages à donner des insomnies aux sprinters, où la pluie la plus anodine l’emporte facilement sur la confiance dans les plaquettes de frein, se succèdent toutes sortes de chalets, certains modestes, d’autres carrément délabrés, et puis le « Whisky Lodge », le « Challux Papillon », le chalet « Woodpecker », un cheptel de gîtes qu’on trouve en deux clics sur les sites de location en néerlandais.

Philou nous tend un verre d’eau. « On est sur une petite nappe aquifère d’une qualité exceptionnelle. La colline est truffée d’eau. En deux-trois ans, avec l’afflux de touristes, avec les bains norvégiens, on l’a quasiment vidée. »

Angie et Philou vivent chacun dans leur chalet. Angie a la trentaine, est originaire de Liège, elle était sur la place Saint Lambert le jour des attentats, elle est venue chercher aux Nobertins la quiétude que la ville lui a volée. Avec ses lunettes rondes et son chapeau en feutre jaune, Philou décrit ce paradis pour ornithologues qui l’a convaincu de quitter le Brabant wallon : les volées de pinçons, les grues cendrées, les pics de toutes espèces qui s’abreuvent le long de l’Alyse, au sud du domaine, frontière fluviale avec la France. Où certains ont construit des chalets un peu trop gros, aussi.

« Quand l’ASBL des Amis du Bois des Nobertins a été créée, les statuts, assez stricts, imposaient tout un tas de mesures de conservations, des maisons de 60 m2 maximum, sans étage, pas de clôtures…Mais ça n’a pas été respecté par certains peu tracassés par l’idée de se prendre une éventuelle amende », explique Philou.

Le domaine, dont seule la moitié des trois cents parcelles est aujourd’hui bâtie, n’est régi par aucune règle publique de prescriptions urbanistiques. Depuis que le Conseil d’État a refusé, il y a peu, toute valeur légale au règlement interne, le risque de voir fleurir de gigantesques chalets de plusieurs étages fait frémir bien des habitants.

Un risque d’autant plus important que les dernières années, quelques promoteurs flamands, certains membres du CA du domaine, déjà détenteurs de plusieurs lodges touristiques, ont racheté des passerelles et fait engager des travaux dans les chemins de la copropriété, notamment pour acheminer plus d’eau et la fibre optique. « À un moment où les enjeux sur l’eau sont gigantesques et où on devrait diminuer au maximum notre impact sur la forêt, on prend une curieuse trajectoire, regrette Angie. Et que vous en vouliez ou non, on vous l’impose et on vous fait payer. »

Un jour où elle faisait état de ses inquiétudes à l’un de ces promoteurs, celui-ci lui a répondu : « Tu ne voudrais quand même pas que ça reste une forêt, ici. »

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Les cyclotouristes flamands finissent leur journée à rosir sur la terrasse du K d’Or. À ceux qui lui commandent een portie kaas, la serveuse précise, un peu irritée, qu’elle n’est pas bilingue. Tant pis pour le casse-dalle. Les habitués du village se sont réfugiés à l’intérieur. Lui a déposé son K-Way bleu Majorelle aux épaulettes roses sur le rebord de sa chaise. Il termine sa Jupiler sans alcool. Elle, elle ne boit rien. Il en commande une deuxième. La serveuse profite de cette ouverture inespérée, s’enquiert auprès d’elle : « Toujours rien à boire ? — Toujours rien. » Elle sourit poliment. « Peut-être que ça viendra. »

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Giselle promène son chien sur le trottoir qui monte en rampe, juste devant sa maison, rue Jean-Baptiste Périquet. Elle a vécu presque toute sa vie à Bruxelles, mais son patronyme peuple la moitié du cimetière : Giselle Manise est onégienne. Elle est revenue vivre au village il y a quelques années, quand, sur son lit de mort, son père lui a fait promettre de ne pas abandonner la bâtisse qu’on se transmet dans la famille depuis des temps immémoriaux. Au XVIIe siècle, un ancêtre de Giselle, originaire du village de Manises, en périphérie de Valence, avait été contraint de quitter sa campagne pour grossir les rangs des 17 000 fantassins espagnols envoyés en découdre avec l’armée française lors de la bataille de Rocroi de 1643. Les Français avaient gagné et l’ancêtre était resté. Appuyée à la rambarde qui surplombe l’ancien restaurant Au sanglier des Ardennes, elle jette un œil songeur vers les vestiges de l’établissement : « Vivement que ça rouvre. Ça mettra un peu d’animation dans le village. Je suis une citadine, moi. Qu’est-ce qu’on se fait chier ici. »

Le restaurant, étoilé pendant vingt ans, a mis la clé sur la porte il y a cinq ans avec le départ à la retraite de son chef, Jacky Buchet, aux fourneaux depuis ses quatorze ans. Sur la devanture qui prend la poussière, on a scotché un article de L’Avenir dans lequel le chef confie : « Si le bâtiment reste vide, cela va faire un trou dans le village. Mes parents ont amené beaucoup de touristes, ici, nous avons fait connaître Oignies. Si un jeune veut se lancer, on est prêt à l’aider. Ou si Marc Coucke veut investir... »

L’allusion à Durbuy — où le milliardaire flamand a racheté Le sanglier des Ardennes, hostellerie emblématique du village le plus connu de la vallée de l’Ourthe — prend un tour prophétique lorsqu’on porte le regard vers le permis d’urbanisme, épinglé à côté du vieil article, qui prévoit la transformation et l’extension de l’hôtel-restaurant. Un nom : Cédric Frère. Le petit-fils du milliardaire Albert Frère, décédé en 2018, et qui avait bâti sa fortune dans la sidérurgie wallonne le siècle dernier.

Albert Frère possédait une chasse de 800 hectares à Oignies. Il déroulait régulièrement son rond de serviette au Sanglier pour s’envoyer un gibier en sauce, une truite à l’amande, un coquelet à l’estragon ou une caille aux cerises. Cédric Frère prolonge la tradition familiale : une fois l’extension de l’établissement réalisée — de nombreux villageois craignent qu’elle ne dénature l’aspect du village —, un luxueux hôtel et son restaurant gastronomique accueilleront les chasseurs en provenance de Flandre et de la capitale.

Au village, la chasse est chose commune depuis toujours. Elle est le lieu d’une rencontre entre une société bourgeoise, venue des villes, et les locaux qui arrondissent leur fin de mois en traquant le gibier. Cacasse, rentré entier de la brocante de Petigny, doit son « spot », comme on dit ici, son sobriquet, de l’époque où il allait traquer la bécasse avec le paternel. La chasse, il s’en fichait, mais cent cinquante euros la journée, ce n’est pas rien. « Il n’y a pas d’affrontement de classes, sur la question de la chasse. C’est plutôt un lieu de rapprochement », nous avait expliqué Jean-Marc Delizée, qui profita d’ailleurs de son opposition majoritaire au conseil communal pour bloquer un projet de chasse à licence, plus éthique pour ses promoteurs, qui aurait signé la fin de la pratique de la traque. Le jour des discussions au conseil, des dizaines de chasseurs étaient venus claironner devant la maison communale.

À quelques dizaines de mètres à peine du futur hôtel-restaurant de la famille Frère, Vanessa tient son enfant dans les bras. Elle loue sa petite maison au tarif social, juste-là, et s’occupe seule du petit. Elle dit : « Je ne suis pas veuve, le père est parti. » Au XIXe siècle, on appelait Oignies le village des Veuves. Presque tous les hommes travaillaient dans les ardoisières locales. Ces ouvriers du schiste succombaient, pour la plupart, de la schistose ou de la silicose une fois la quarantaine atteinte. Ils savaient tous le risque qu’ils couraient. Ils y allaient quand même. On dit qu’au temps le plus fort, 80 % des femmes avaient perdu leur mari.

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L’hiver froid et mouillé a mis un siècle à déguerpir. Des rayons de soleil obliques tombent sur les façades de la rue de Revin. Contrairement aux rues de Fumay et de Rocroi, elle ne mène pas à la ville française sinistrée dont elle porte le nom. Les pierres du pays absorbent la chaleur nouvellement venue. Dans la plaine de jeux du camping, ouvert mais vide, des jeunes demandeurs d’asile du centre d’accueil de la Croix-Rouge prennent du bon temps. L’école communale du village aurait sûrement déjà mis la clé sous la porte si les enfants du centre n’y étaient pas scolarisés.

Lui n’a pas fait tomber son K-Way bleu Majorelle aux épaulettes roses. Il lui tient le bras. Il lui tient toujours le bras, quand ils flânent ensemble. Ils remontent la rue. Elle tient dans la main un bouquet de muguets. Il met son nez dessus. Il lui dit : « Ça sent bon. » 

Elle se tourne vers lui. Ses yeux ont la douceur du printemps. Elle précise : « Ça sent mai. »

La vie au-dedans de soi

Wilfried N°14 – Hiver 2020
vendredi 2 avril, 2021

Entre les deux confinements, les troubles dépressifs et anxieux ont augmenté de 15 % et 18 %. Pour les 80 000 autistes identifiés en Belgique, l’absence de repères entame un besoin de sécurité plus grand encore que celui des « neurotypiques ». Qu’en pensent-ils, qu’en disent-ils, de la normalité et des clichés sur leur singularité ? Leurs paroles expriment une hypersensibilité, une disposition pour la vie intérieure qui, dans une société qui révère la vitesse, la réussite et l’hyperactivité sociale, invitent à sortir de l’état d’urgence permanent. Et révèlent un paradoxe de notre temps : la différence est aussi mal comprise qu’elle a la cote.

Les vacances au camping, une tendance post-Covid

Wilfried N°12 – Été 2020
mercredi 1 juillet, 2020

L’herbe faisait un demi-mètre de haut, l’intérieur prenait la poussière. Après deux mois de confinement, les propriétaires de caravane ont été autorisés à quitter la ville pour retrouver leur lopin de terre. On peut à nouveau prendre l’apéro, pêcher à la mouche, lire sur un rocher... Avant l’arrivée massive de touristes cet été ? La crise sanitaire pourrait signer le salut d’un mode de vacances en net recul depuis vingt-cinq ans. Wilfried sort les clapettes, au bord de l’Amblève et dans les bois du Condroz.

Hastière, le royaume des caravanes

Wilfried N° 10 Hiver 2019
mercredi 1 janvier, 2020
C’était le plan pour les vacances, c’est devenu la maison principale. Un quart de la population d’Hastière vit en camping permanent, pour le meilleur et pour le pire. Mais pourquoi là, dans cette petite localité pauvre et rurale, mouillée par la Meuse et effleurée par la France ?

De l’autre côté de la frontière, Marville

Wilfried N° 10 Hiver 2019
mercredi 1 janvier, 2020

Endormi à deux pas de la Belgique, non loin de Virton, le village français de Marville raconte à lui seul sa région. Des terres autrefois glorieuses, aujourd’hui sinistrées. On y tourne encore quelques films, mais le tourisme ne frémit pas pour autant, au contraire de l’extrême droite. Dans ce contexte particulier, la présence du voisin belge est une aubaine. La Belgique, on y travaille, on s’y soigne, on s’y détend, on y festoie. En se perdant à Marville, on se retrouve un peu soi-même. Immersion, ponctuée d’Orval, au pays des laissés-pour-compte.

La Gaume, entre royaume et république

Wilfried N° 10 Hiver 2019
mercredi 1 janvier, 2020

À l’extrême sud de la Belgique, la Gaume entretient avec le pays voisin un lien particulier, entre fantasme rattachiste et affection francophile. Au point que les bourgmestres aiment s’y appeler maires. Et qu’à Virton, sur la façade de l’hôtel de ville, deux drapeaux tricolores flottent côte à côte: l’un belge, l’autre français.

Le circuit franco-belge : lettres de la frontière

Wilfried N° 10 Hiver 2019
mercredi 1 janvier, 2020

C’est un voyage à la lisière et une traversée du temps. Sept étapes. Pendant une semaine, le reporter de Wilfried a longé à vélo la frontière franco-belge. Hébergé chaque soir par des habitants, il raconte ce qui ne se révèle jamais si bien que dans les zones de frottement, de perméabilité. Tout contre ce voisin français si loin, si proche.