Entre les deux confinements, les troubles dépressifs et anxieux ont augmenté de 15 % et 18 %. Pour les 80 000 autistes identifiés en Belgique, l’absence de repères entame un besoin de sécurité plus grand encore que celui des « neurotypiques ». Qu’en pensent-ils, qu’en disent-ils, de la normalité et des clichés sur leur singularité ? Leurs paroles expriment une hypersensibilité, une disposition pour la vie intérieure qui, dans une société qui révère la vitesse, la réussite et l’hyperactivité sociale, invitent à sortir de l’état d’urgence permanent. Et révèlent un paradoxe de notre temps : la différence est aussi mal comprise qu’elle a la cote.
[:fr]Pierre a 22 ans, une sono d’enfer et un t-shirt « Frites from Desire ». Cadeau d’un voisin, en clin d’œil à la chanson Freed from Desire de la chanteuse Gala, qui clôt chacun de ses DJ-sets confinés. « Grâce à moi, c’est devenu l’hymne de notre rue. » Pour le jeune Ixellois, le premier confinement a été synonyme d’ouverture. Les applaudissements quotidiens au balcon, de la musique chez les voisins d’en face, et c’est ainsi que germe l’idée d’installer un ampli sur le balcon. Pierre s’improvise DJ à la fenêtre. Le temps est doux, certains viennent de plus loin pour profiter de l’ambiance ; on s’attarde pour discuter. « Il y a beaucoup de jeunes en coloc, des étudiants de l’école voisine, que je n’avais jamais vus. Maintenant on discute. Je fais rarement des rencontres en dehors de mes activités habituelles. Ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais c’est difficile pour moi de prendre des initiatives. La musique m’a permis de me faire de nouveaux amis, et de voir que je ne suis pas seul à vivre cette situation. » Un habitant de la rue a même fait passer le mot à la télé locale, qui s’est fendue d’un reportage. « Passer à la télé, c’était mon rêve. Je suis plutôt doué pour mettre l’ambiance. » Du coup, gonflé à bloc, Pierre a collé une affiche à la fenêtre, en bas : « Suivez les aventures d’un autiste DJ sur les réseaux sociaux », avec dessous l’adresse de sa page Facebook. « Je préfère annoncer la couleur directement au sujet de mon autisme. Les gens sont plus gentils, plus compréhensifs, et tout se passe mieux. »
Voilà déjà de quoi faire mentir l’adage qui voudrait qu’autisme rime forcément avec repli sur soi. Mais, comme toujours dans la vie, « ce n’est pas si simple ». Découvert en 1943, longtemps rangé au rayon des troubles psychiatriques, l’autisme est d’abord assimilé à la schizophrénie, puis considéré par le psychanalyste Bruno Bettelheim comme une maladie mentale qui s’attrape par « le manque d’amour de la mère pour son enfant », et qu’on ne guérit qu’à grands renforts de sédation et de séjours à l’asile psychiatrique. « Heureusement, on n’en est plus là, concède Mikhail Kissine, linguiste et chercheur au sein du groupe belge ACTE (Autisme en contexte). Au fil du temps, la science est passée d’une conception catégorielle, avec plein de cases hermétiques, à une approche en spectre, et donc en nuances. Le groupe des personnes autistes n’est pas homogène, on y trouve une très grande variété de profils. Si on veut résumer avec des mots simples, on peut dire que l’autisme, c’est une manière de percevoir la vie, à travers un filtre différent, une hypersensibilité, sensorielle et émotionnelle, assortie d’une difficulté à hiérarchiser différents types de stimuli, à les trier. »
« Le premier lockdown, je l’ai vécu comme une vraie bouffée d’oxygène. Mon besoin naturel de solitude, d’isolement, de cultiver ma vie intérieure, tout cela devenait enfin légitime. La deuxième vague, c’est beaucoup plus difficile à gérer, car rien n’est clair, on est dans l’incertitude, les règles changent tout le temps. »
Jérémi, 35 ans
« J’ai coutume de dire que mon autisme, ce n’est pas ma carte d’identité mais mon mode d’emploi », résume Jérémi, 35 ans. Il est d’origine corse (ça se voit), Belge d’adoption (ça s’entend), et officiellement autiste, depuis peu. « J’ai été diagnostiqué l’hiver dernier, peu avant le premier confinement. Ce lockdown, je l’ai vécu comme une vraie bouffée d’oxygène. Mon besoin naturel de solitude, d’isolement, de cultiver ma vie intérieure, tout cela devenait enfin légitime. Et je ne culpabilisais plus de ne pas avoir envie de voir du monde, vu que chacun était obligé de rester chez soi. Toutes les interactions quotidiennes superflues mais obligatoires, qui m’épuisent, avaient disparu. » La deuxième vague de confinement rebat une nouvelle fois les cartes, et corse la partie. « On a beau être officiellement plus libres, c’est beaucoup plus difficile à gérer, car rien n’est clair, on est dans l’incertitude, les règles changent tout le temps. »
Ce malaise social n’est pas l’apanage des autistes : d’après un rapport de Sciensano publié en octobre 2020, les troubles dépressifs et anxieux ont augmenté de 15 % et 18 % entre les deux confinements. De plus, près d’un Belge sur trois se sentirait livré à lui-même face à l’absence de perspectives d’avenir. Avec leur sensibilité exacerbée aux heurts sociétaux, les personnes autistes et atypiques pourraient donc jouer un rôle essentiel : celui du canari dans la mine de charbon. « La logique autistique génère un grand besoin de sécurité, de routines qui s’appuient aussi sur le positionnement par rapport au monde extérieur, si anxiogène soit-il, explique Godelieve Baetens, psychiatre au centre hospitalier Jean Titeca à Bruxelles. Quand tous les repères extérieurs disparaissent ou mutent constamment, que les rendez-vous rituels avec le sport, l’école ou le travail ne sont plus accessibles, c’est tout votre univers qui est perturbé. C’est déjà vrai pour le commun des mortels, ça l’est d’autant plus pour les personnes avec autisme. »
En Belgique, on estime le nombre d’autistes identifiés à environ 80 000 personnes, soit 0,7 % de la population. En réalité, c’est sans doute bien plus, indique encore Godelieve Baetens. « La plupart des autistes connus sont identifiés via un double diagnostic, soit une déficience mentale, soit un syndrome d’Asperger, auquel vient se superposer une forme d’autisme. Mais il y a énormément d’invisibles, des personnes à l’intelligence “normale” qui présentent des traits de fonctionnement autistiques et qui se sont si bien adaptées qu’on ne les dépiste pas, ou alors par hasard. »
C’est cependant la petite partie émergée de l’iceberg qui a longtemps excité l’imagination des romanciers et cinéastes, avec, en tête de gondole, le personnage de Raymond « Rain Man » Babbit, campé par Dustin Hoffmann dans le film du même nom, et qui allait graver dans le marbre des clichés hollywoodiens l’image de l’autiste névrosé mais surdoué, doté d’une prodigieuse mémoire photographique. En télévision, on peut encore y ajouter l’insupportable et brillant Sheldon Cooper de la série Big Bang Theory, ou encore Adrian Monk, le superflic Asperger. Docteur en philosophie, auteur de plusieurs livres sur l’autisme et saltimbanque médiatique connu des ondes belges, Josef Schovanec est le premier à s’insurger contre ces étiquettes. Car derrière les accomplissements, les prouesses, il y a une réalité douloureuse faite de harcèlement, de diagnostics erronés, de médications abusives et de beaucoup de travail.
Si Josef Schovanec est devenu militant de la cause autiste, ce n’est pas par goût, dit-il, « mais bien par devoir ». « 80 000 personnes avec autisme en Belgique, cela veut dire que notre pays compte plus d’autistes que de germanophones. Pourtant, c’est une population qui reste sous-représentée dans le débat public. »
Paradoxe de l’époque : la différence est aussi mal comprise qu’elle a la cote. Au XXIe siècle, revendiquer sa singularité est devenu un art consommé ; l’être « atypique » est célébré jusque dans les spots publicitaires des opérateurs de télécommunication. Malgré les lacunes encore à combler, notre rapport à la différence serait en train d’évoluer, affirme Marie Peltier, historienne et spécialiste en récit médiatique. « Les pensées alternatives prospèrent toujours sur des chocs émotionnels, et cette pandémie en est un. Les individus sont en quête de sens et cherchent des sauveurs, des figures héroïques ou antisystème qui apporteraient la solution miracle. Tout cela rend l’opinion publique plus réceptive à tout propos qui sort du rang. Internet a démultiplié les possibilités de socialisation, y compris pour les personnes au fonctionnement atypique, comme les autistes. Certains choisissent alors de se médiatiser, deviennent militants sur des sujets qui leur parlent. Ils partent de leur condition pour essayer de comprendre d’autres problématiques, d’autres points de vue. »
Les neuroatypiques, cheville ouvrière de la pensée divergente ? Cette manne potentielle, quelques visionnaires l’ont flairée de loin. Ancien autiste autoproclamé, Hugo Horiot est comédien, auteur du best-seller Autisme : j’accuse, et un fervent militant de la neurodiversité au travail. « Chez Microsoft, nous raconte-t-il, on mise beaucoup sur l’embauche de talents autistes, à tel point que de nombreux neurotypiques essaient d’exploiter le filon en envoyant des CV falsifiés. Une société qui veut réussir dans l’innovation n’a d’autre choix que de s’intéresser à des profils qui pensent autrement, pour se démarquer. En méprisant certaines compétences et potentiels au nom de la normalité, c’est la société elle-même qui s’handicape. »
Dans le sillage des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les cinq géants du numérique), une petite centaine d’entreprises dans le monde œuvrent pour un marché de la convergence entre l’économie et le sociétal. Parmi ces pionnières, la belge Passwerk, spécialisée dans le développement et le test de logiciels. Aujourd’hui, elle emploie environ 120 consultants, tous autistes. Mais hors de ce cercle privilégié, l’inclusion professionnelle des personnalités atypiques reste laborieuse. Simon Marie est titulaire d’un master en sciences économiques et est capable de travailler près de 14 h par jour sans difficulté. Malgré ses compétences, toutes ses expériences professionnelles se sont soldées par un échec : « J’ai enchaîné plusieurs postes, notamment comme chef de produit dans une société de télécoms. On m’a souvent reproché de faire bande à part le midi. On m’a dit que le plus important, dans une société, c’était le savoir-être, et non le savoir-faire. Un jour, au bureau, ma collègue s’est précipitée vers moi pour me faire la bise, alors que je n’aime pas trop ça. La femme de ménage passait l’aspirateur, ce qui provoquait un bruit effroyable. Et pour couronner le tout, ma cheffe, passablement agacée, a débarqué dans notre petit bureau et s’est mise à hausser le ton. J’ai fini par exploser ! »
Pour éviter ce type d’« explosions », Passwerk a investi dans le coaching. « Chacun de nos consultants est encadré par un job coach, qui fait le lien entre lui et le client chez qui la mission se déroule, explique Dirk Rombout, cofondateur de l’entreprise. On essaie de créer une zone de confort pour limiter sur place les stimuli perturbants. On se bat contre les préjugés, on négocie des adaptations minimes. Mais ça reste du business : on est obligés d’être plus efficaces et moins chers que nos concurrents pour faire passer la pilule. »
« Quand tous les repères extérieurs disparaissent ou mutent constamment, que les rendez-vous rituels avec le sport, l’école ou le travail ne sont plus accessibles, c’est tout votre univers qui est perturbé. C’est déjà vrai pour le commun des mortels, ça l’est d’autant plus pour les personnes avec autisme. »
Godelieve Baetens, psychiatre
Compétitivité contre neurodiversité : le dilemme cornélien, version corporate. Jérémi aussi s’y est cassé les dents. « À 24 ans, j’avais monté ma boîte de consultance juridique, tout en terminant un second cursus en sciences politiques, se souvient-il. Vu mon bagage, j’aurais pu devenir avocat, conférencier, ou même tenter une percée en politique. » Aujourd’hui, Jérémi est fonctionnaire. Un choix « peu ambitieux », de son propre aveu, que le jeune homme a mis longtemps à assumer. « Je suis attaché administratif. Je paie des factures, j’approuve des formulaires et des procédures. C’est monotone, prévisible, et sans doute en deçà de mes capacités. Mais pour vivre sereinement et sans crises, j’ai besoin de routine. Avec le temps, j’ai compris que ce n’était ni un échec ni du gâchis de faire passer mon bien-être avant mon ego. Mais cela reste un choix difficile à expliquer à mes connaissances neurotypiques, qui carburent à la réussite. Briller, être populaire, je m’en fous. Par contre, être loyal et cohérent vis-à-vis de moi-même, avoir du temps et du calme, ça c’est capital. »
Du temps et du calme. Sortir de l’état d’urgence permanent, apprendre à regarder en soi, aiguiser son écoute, et ne préjuger de rien quand on en vient à l’autre : si c’était tout cela, finalement, « faire l’autiste » ? Dans une société qui révère la vitesse, le sens de la fête, la recherche du succès sous toutes ses formes et les plaisirs immédiats, s’autoriser à « faire l’autiste » c’est peut-être un début de clé pour survivre à la confrontation brutale avec soi-même. « Nombre d’atypiques savent depuis longtemps ce que c’est que de vivre dans une bulle, songe Godelieve Baetens. Peut-être peuvent-ils nous montrer qu’une vie intéressante ne passe pas forcément par l’hyperactivité sociale et la consommation instantanée. Comme ces peintures chinoises où la beauté provient moins des personnages que de l’harmonie entre eux et le reste du décor, peut-être serait-il temps de repenser le tableau, pour que chacun y trouve sa place. »
Pendant ce temps-là, à Ixelles, c’est de nouveau vendredi. Pierre alias DJ Peter Harvey s’installe au balcon. Le mois de novembre a eu raison de son t-shirt iconique, troqué contre un anorak douillet, mais le DJ est toujours aussi chaud. « Se rapprocher des gens, sentir le côté humain, même quand la vie n’est pas joyeuse, c’est magnifique. C’est hors du commun. »
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