La plupart n’avaient jamais ouvertement enfreint la loi. Les voilà apprentis militants, formés sur le tas à l’activisme, engagés sous la bannière d’Extinction Rebellion ou de Code Rouge, avec pour mode opératoire la désobéissance civile ou l’action directe. Leurs actions traduisent une forme de désespoir et d’exaspération, témoignent de l’urgence attestée par les rapports d’experts, mais elles se déroulent aussi dans un esprit joyeux et ludique, le soir ou le week-end. « Wilfried » s’est rendu à Liège et Bruxelles, en compagnie d’une poignée d’arracheurs d’affiches publicitaires et de planteurs d’arbres clandestins. Deux excursions sous un ciel d’encre pour sauver le genre humain du grand effondrement annoncé.
C’est une rue banale de Saint-Gilles, dans le sud de Bruxelles. Une artère déserte, un soir terne de novembre. Des voitures garées le long de la chaussée, des immeubles à trois étages, des murs blancs et des briques ocre, des travaux qui entravent le chemin. Derrière une porte entrouverte, emmitouflée dans un pull à capuche, Fiona souhaite la bienvenue d’un sourire franc. Dans le hall, des convives stationnent leur vélo, suspendent leur manteau, ôtent leurs godasses. Il est bientôt vingt-deux heures et, à première vue, le rendez-vous a tout l’air d’une innocente soirée jeux de société entre colocataires.
L’adresse a pourtant été gardée sous silence, puis finalement partagée dans le courant de l’après-midi par l’intermédiaire de Facebook ou de la messagerie Signal. Sur la grande table de la cuisine, une jeune brune munie d’un marqueur rouge gribouille avec énergie quelques slogans chocs au verso d’une série d’affiches publicitaires. « The wrong Amazon is burning », écrit-elle, avant d’examiner des images de flammes sur son téléphone pour mieux les reproduire à la main, et d’ajouter un sous-titre, « Join the Rebellion », coiffé d’un astérisque de la plus haute importance : « But nonviolently ».
À la question de savoir d’où elle vient, la jeune brune répond simplement, en redressant la tête et en écartant les bras : « I am a citizen of the world. » Plusieurs citoyens et citoyennes du monde se rassemblent dans la principale pièce de vie. Ils forment de petits groupes de deux ou trois personnes, échangent en français et en anglais, composent une assemblée d’une trentaine de « rebelles ». Ils sont autant d’hommes que de femmes et leur moyenne d’âge avoisine le quart de siècle. La plupart ne s’étaient encore jamais vus. Comme de coutume dans de tels réseaux militants, ils font usage d’un pseudonyme. Pour respecter la vie privée de chacun, et surtout pour éviter d’être repérés, voire infiltrés par la police.
Car si la mission du soir paraît ludique, elle n’en reste pas moins illégale. Tous s’apprêtent à participer à la troisième édition des « ZAP Games », un jeu subversif proposé par le collectif du même nom et qui consiste à retirer, détourner ou remplacer des publicités placardées dans l’espace public. L’événement, organisé sous forme de compétition par équipe, se déroule lors des deux semaines précédant le Black Friday, la grand-messe du shopping de fin d’année. Dans le milieu, c’est ce qu’on appelle de « l’antipub ». « On peut aussi parler d’artivisme : de l’art et de l’activisme à la fois », précise Gingko, une des militantes à la manœuvre. « C’est quand même plus beau de voir un détournement bien réalisé qu’une pub pour une grosse voiture. Et c’est un joli clin d’œil à tout ce qu’on a pu entendre récemment… »
Quelques jours auparavant, lors de la COP 27 en Égypte, Alexander De Croo avait en effet tenu un discours jugé décevant par les membres de la Coalition climat. Le Premier ministre avait rappelé que « la seule façon d’avancer » n’est pas « de se jeter de la peinture » mais de « se tendre la main », faisant notamment référence aux activistes qui s’en prennent à des œuvres d’art. Devant l’incompréhension suscitée par ses propos, il avait diffusé une lettre ouverte, clamant à nouveau son « opposition à toute forme de vandalisme climatique ».
N’en déplaise au chef du gouvernement, le troisième round des ZAP Games, placé sous le signe de la « sobriété énergétique », a enregistré deux fois plus de participants qu’au cours de la précédente édition. Cette affluence galopante reflète une tendance : de plus en plus de citoyens font le choix de la « désobéissance civile », un terme dont la paternité revient à Henry David Thoreau. Dans son essai éponyme publié en 1849, le philosophe américain développait la doctrine qui l’avait poussé, trois ans plus tôt, à ne pas payer une taxe afin de protester contre l’esclavage et la guerre contre le Mexique. Il s’agit ainsi d’organiser la résistance de manière pacifique, c’est-à-dire de refuser ouvertement de se soumettre à la loi ou à un pouvoir pour mieux « stimuler le débat démocratique », tel que le soulignait Françoise Tulkens fin 2021, au micro de la RTBF. « Une norme va être transgressée pour en réaffirmer les fondements », poursuivait l’ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme. Jamais, dans la lutte climatique, le mode opératoire n’avait été aussi assumé, ni pratiqué. Au point de former une nouvelle vague qui témoigne autant de l’urgence de la situation que d’une forme de détresse.
Debout sur le canapé du salon, Gingko lève la main et mime une sorte de pince, le pouce posé entre le majeur et l’annulaire. Le geste commande le silence. Un auditoire se forme autour d’elle à mesure que la rumeur s’éteint. Le briefing se résume à peu de chose. Chaque groupe est libre de partir dans la direction qu’il souhaite, mais chacun de ses membres est investi d’une mission précise, à tour de rôle : ouvrir le panneau, arracher la publicité, placer la nouvelle affiche ou faire le guet. Il suffit d’un brin de vigilance et de deux petites clés. L’une pour JCDecaux, l’autre pour Clear Channel, les deux principales entreprises qui hébergent des publicités à Bruxelles. « C’est un travail à la chaîne », résume Gingko à l’assemblée. Les pseudos, l’ambiance bon enfant, la feuille de route, le caractère récréatif de l’opération… On se croirait presque chez les scouts. « Le but, c’est de ne pas être vu », lance encore l’oratrice du jour. « Bonus : if you switch the light off, it’s perfect ! » Pour justifier l’extinction des feux, les militants antipub comparent régulièrement la consommation d’énergie annuelle d’un panneau à celle d’un ou de plusieurs ménages, une folie à l’heure où les montants des factures d’électricité explosent. Si leurs calculs ne tiennent pas toujours la route, d’authentiques « murs digitaux », à l’instar des panneaux numériques à double face, peuvent en effet se révéler plus énergivores que quatre ménages réunis. Le raisonnement a de quoi gonfler la motivation de la grande majorité de novices qui garnissent la pièce de vie, déjà galvanisés par les messages véhiculés à travers les spots. « C’est l’occasion de découvrir l’action pour les néophytes comme moi. On ne va pas encore s’asseoir sur une route, mais c’est une belle entrée en matière », lâche Tony, activiste d’un soir, ingénieur dans le civil et colocataire de Fiona dans le privé. Puisqu’il habite là où se tient le rendez-vous secret, il a simplement « suivi le mouvement », dit-il. « Ce qui m’épuise surtout, c’est le système de consommation actuel. Les gens qui ont toujours besoin de nouvelles choses, du dernier iPhone 15… »
Outre les néophytes, d’autres participants aux ZAP Games se réclament d’Extinction Rebellion, dont le logo — un sablier dans un cercle — occupe plusieurs affiches déployées sur la table. Ce mouvement international, fondé au Royaume-Uni en 2018 et exporté en Belgique l’année suivante, se présente comme citoyen, non violent et décentralisé. Chacune de ses cellules est autonome. Ses membres n’y tiennent aucune position fixe, n’y prennent que des décisions collectives et ne bravent la loi qu’au nom de l’urgence climatique avant, le cas échéant, de se faire arrêter, mais sans broncher. En octobre 2019, la première action de masse de la branche belge de « XR » avait été réprimée dans le gaz au poivre et les jets d’eau des autopompes policières. Près d’un millier de personnes avaient alors tenté d’occuper la place Royale, à Bruxelles, pour y tenir des assemblées populaires. Depuis, Extinction Rebellion a organisé le blocage de la rue de la Loi ou d’un terminal charbonnier du port de Gand, occupé les sièges de plusieurs banques et envoyé de la peinture sur les SUV du salon de l’automobile. Les confinements successifs ont calmé l’enthousiasme généré par le mouvement.
Gingko l’a rejoint voici plus d’un an. « C’est toujours un peu sombre quand on veut s’engager, surtout lorsqu’on est seule. On écrit un mail et on voit comment ça se passe. Je n’avais personne autour de moi qui était vraiment dans l’activisme, mais j’avais besoin de m’impliquer, de combattre un sentiment d’impuissance », confesse-t-elle, une fois dans la rue, un coupe-vent enfilé au-dessus du col roulé. Dans le civil, Gingko a 26 ans et travaille dans le secteur bancaire. Un grand écart qu’elle ne compte plus maintenir long-temps. Sur son CV de militante, elle ne renseigne pour l’instant qu’une seule arrestation. C’est le risque lorsque l’on pratique la désobéissance civile. Camille, lui, préfère parler d’action directe, un mode opératoire similaire, sans délégation de pouvoir, emprunté à la mouvance anarchiste. « Le terme est concret et il a du sens », pose l’homme aux 26 printemps, qui figure parmi les organisateurs des ZAP Games et s’active au sein de plusieurs collectifs, dont Bruxelles sans pub. « On a fait partie des dizaines de milliers de personnes qui se sont mobilisées lors des marches pour le climat, mais on a le sentiment que ça ne bouge pas. Il y a une forme de radicalisation, que ce soit dans les discours ou dans les actes. Elle est légitimée par le diagnostic des scientifiques, qui ne peut être plus clair quant à l’urgence de la situation. »
La mouvance, en Belgique, ne date pas de la dernière canicule. Ni de la dernière COP. Celle de Paris, en 2015, aurait été le déclencheur d’une multiplication des actions de désobéissance civile, selon des observateurs du milieu. Avant Extinction Rebellion, le mouvement Act for Climate Justice avait déjà investi le parlement fédéral, puis substitué des pubs par des affiches dont les codes QR permettaient d’interpeller directement les quatre ministres en charge des questions environnementales. C’était au début de l’année 2019, et plusieurs dizaines de milliers de personnes avaient fait chauffer les téléphones et les boîtes mail de Marie-Christine Marghem ou de Jean-Luc Crucke. Act for Climate Justice n’a toutefois pas survécu à la crise sanitaire. Certains collectifs meurent, d’autres naissent. « Dans le milieu militant, un nouveau collectif, c’est un peu comme un nouveau produit, taquine Sacha, membre du réseau ADES, actif dans le domaine de la justice sociale et écologique. À son arrivée, Extinction Rebellion avait l’attrait de la nouveauté. Le mouvement était sexy, il présentait bien avec un beau logo, et en plus il affirmait sa dimension internationale. La presse en a beaucoup parlé. Le lancement de XR en Belgique a permis de rallier à la cause des gens sans aucun passé d’activiste. »
Des citoyens ordinaires, qui n’avaient pas nécessairement de liens avec les réseaux militants, ni avec les syndicats ou les partis politiques, se sont ainsi transformés en nouveaux rebelles. Pour la plupart, ils partagent une même méfiance des représentants du pouvoir, un même désintérêt pour leur discours, une même peur du lendemain. Cette angoisse d’un avenir bouleversé par les dérèglements climatiques est désormais désignée par un néologisme : l’éco-anxiété. S’activer en groupe reviendrait dès lors à lutter contre la fatalité présagée par les nombreux rapports d’experts qui s’empilent et ne semblent promettre rien d’autre que le grand effondrement de notre civilisation thermo-industrielle. C’est un mélange de sentiments ; l’énergie du désespoir, l’espoir d’un autre monde. Une agitation qui, à en croire certains, ne touche pour l’instant qu’une frange de la population sociologiquement bien identifiée. « Cela reste quand même un public de personnes relativement éduquées, conscientisées et blanches, nuance Marie, septuagénaire qui se définit comme « une enfant de Mai 68 », plus de quatre décennies de lutte à son actif. On n’est pas encore parvenu à atteindre les classes populaires. »
Pour Tony et Kiwi, ce soir, c’est le baptême de l’air. Avec Lino, ils font partie du groupe emmené par Gingko. Dans les rues de la capitale, ils s’échangent les rôles, découvrent et pratiquent l’antipub dans une forme d’indifférence générale. Un homme s’assoit sur le banc d’un arrêt de bus, les observe un moment dépiauter un panneau et replonge le regard dans l’écran de son téléphone. « Pour l’instant, personne n’est en prison », s’esclaffe Tony. Rires. L’adrénaline prend le pas sur l’appréhension. « Je trouve la symbolique assez forte, juge Kiwi, étudiante en kiné, ralentissant la foulée. C’est très chouette de lutter en utilisant l’art, en se réappropriant l’espace pour exprimer notre liberté d’expression. Cette liberté ne doit pas revenir qu’aux grandes entreprises. »
En un rien de temps, la joyeuse bande expulse une affiche de la marque Dior. La silhouette de l’actrice Charlize Theron est chiffonnée, balancée à la poubelle, puis remplacée par le portrait moins flatteur de Patrick Pouyanné. Sous la mention « WANTED », le patron de Total apparaît comme un « criminel climatique », coupable d’être à la tête d’un empire décrit comme le « premier pollueur de France ». Lino demeure tellement concentré sur sa mission de guet qu’il n’a pas remarqué le bâtiment de l’autre côté de la chaussée : c’est le siège du MR. La mine satisfaite sous son bonnet à l’effigie d’une franchise NBA, il se réjouit du pied-de-nez : « C’est beau. »
Quelques jours plus tard, ils sont une cinquantaine à se retrancher derrière de lourdes portes en bois peintes d’un rouge vif. Cette fois, la moyenne d’âge grimpe légèrement au-dessus des 25 ans. Plusieurs trentenaires, quelques seniors et une poignée de jeunes adultes peuplent un espace épuré aux allures d’arrière-boutique. Certains se croisent régulièrement au travers des actions de militantisme, parfois même au-delà des frontières. On aperçoit des tee-shirts des « brigades d’actions paysannes » (BAP), un réseau qui lutte notamment pour la souveraineté alimentaire, et on entend parler de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, une « zone à défendre » qui a contribué à l’abandon d’un projet d’aéroport dans le Grand Ouest français.
Près d’un coin lecture, Gingko discute avec ses camarades. Ni elle ni personne ne connaît le programme. Il ne faudrait pas que la police soit mise au parfum. « J’espère que je serai rentrée à Bruxelles ce soir, j’ai une raclette avec mes colocs », s’amuse-t-elle. Damien, l’un des organisateurs, distribue des fiches. Slalomant entre les participants, il invite à y inscrire un nom ou un pseudo, une adresse mail et une personne de contact, au cas où l’action tournerait mal. Le risque est faible : son collectif, les Bourgeons, vient à peine d’éclore. « Notre première action doit être la plus soft et la plus inclusive possible, afin d’avoir un maximum de personnes et d’accueillir des novices. On le voit d’ailleurs dans les fiches qu’on a déjà récupérées : il y a pas mal d’adresses Gmail. » Dans le milieu, ce sont plutôt les serveurs de Proton Mail et Riseup, plus sécurisés, qui ont la faveur des militants.
L’action est menée un dimanche et ce choix ne doit rien au hasard. Alors que les collectifs fleurissent partout, avec des noms parfois moins poétiques et souvent plus alarmistes (Dernière Rénovation en France, Ultima Generazione en Italie, Letzte Generation en Allemagne), les opérations coup de poing occupent désormais une bonne partie du semainier, en particulier les soirées et les week-ends. Le créneau démocratise l’accès à la pratique de l’activisme, qui deviendrait presque le nouveau hobby à la mode, en lieu et place de l’entraînement de foot, du match de tennis, de la répétition de théâtre. « Avant, on allait aux festivals. Maintenant, on fait des actions », sourit Damien.
Chez les Bourgeons, on garde en tout cas le suspense jusqu’au briefing. À l’heure de recevoir les consignes, les participants sont priés de laisser leur téléphone à l’entrée. La fuite n’est pas encore permise. Dans une salle de classe improvisée, le rétroprojecteur diffuse un PowerPoint intitulé « Les Bourgeons, l’éclosion des nouveaux mondes ». Sous-titre : « Action de surobéissance civile ». Une voisine s’assoit sur une chaise en bois, et s’interroge déjà : « I’ve never seen it before. » Par « surobéissance », le jeune collectif entend à la fois résister et proposer des alternatives. Il s’agit, pour cette grande première, de planter pas moins de deux cents arbres et des dizaines de mètres de « haies désobéissantes » sur une zone destinée au béton. « Si des personnes préfèrent s’en aller, il n’y a aucun problème, rassure Armelle, qui anime les débats avec légèreté. En partant, vous prenez un petit café et on ne vous en voudra pas ! »
Personne ne se dérobe. Les organisateurs peuvent donc passer à la présentation du « consensus d’action », un mélange de charte morale et de plan d’attaque. Au menu, pas de dégâts matériels, pas de confrontation avec la police ; ni provocation, ni résistance. Les mots d’ordre sont la joie, la bienveillance et le vivant. Damien aborde ensuite les risques légaux courus, qui vont de l’amende à l’arrestation, et conseille vivement d’emporter sa carte d’identité. « Libre à vous de rester à visage découvert, ajoute-t-il, d’un ton toujours très pédagogue. On sait qu’il y a parmi vous des personnes qui ont déjà fait des actions et qui sont fichées… »
Pour marquer son accord lorsqu’un avis est requis, chaque militant agite les deux mains. Plus elles sont hautes et nombreuses, plus l’adhésion se rapproche du consensus. Ces gestes seraient l’héritage de l’occupy movement, une vague internationale de protestation qui avait pris les traders de Wall Street pour cible initiale. Celle de ce dimanche fait d’abord l’objet d’une petite devinette. Le PowerPoint dévoile une image représentant plusieurs indices : une épuisette qui attrape un avion en plein vol ou le logo de Stop Alibaba & Co. Il n’y a plus l’ombre d’un doute, l’action se déroulera aux alentours de l’aéroport de Liège, où le collectif Stop Alibaba se bat contre l’implantation du géant de l’e-commerce chinois.
Armelle grimpe sur la table, pointe un plan qu’elle qualifie de « dégueulasse », provoque les rires et vise l’ouest. Au bout de son doigt, il y a la zone « Fontaine », du nom d’un hameau situé en bout de piste de décollage. « Mais on l’appelle plutôt le Mordor, charrie-t-elle, d’un coup promue cheffe des opérations. C’est un gouffre, plein de boue. L’objectif, c’est de visibiliser cet endroit. » L’espace appartient à la Région wallonne depuis un arrêt d’expropriation et une longue procédure judiciaire ; le dernier de ses habitants a été chassé en 2020, puis le terrain rasé. Le groupe de logistique Weerts lorgne désormais ces trente-cinq hectares vierges de toute nature pour y installer, entre autres, 345 quais de déchargement et 250 000 m² d’entrepôts. Si les autorités wallonnes avancent l’inévitable argument de l’emploi, les Bourgeons évoquent plutôt un « projet mortifère », au profit « du béton, toujours plus de béton ».
Pour perdurer, le mouvement climat devait se réinventer. En 2022, après l’essoufflement lié à la crise sanitaire, une coalition cristallise un nouvel élan : Code Rouge. Lancée au cours de l’été, elle rassemble une grosse vingtaine de mouvements issus de toutes les luttes, avec la désobéissance civile pour point de convergence. Des ONG, des associations et des collectifs s’y sont alliés : les habitués de Greenpeace et d’Extinction Rebellion, mais également les plus modérés de Youth for Climate ou des Grands-Parents pour le climat, qui démontrent au passage que le combat ne repose pas unique-ment sur les épaules des jeunes.
Le week-end des 8 et 9 octobre, plus d’un millier de militants ont ainsi bloqué deux sites de Total Énergies, à Feluy et à Wandre, sous la bannière de Code Rouge. Le discours de ses multiples interprètes rappelle celui entendu à Bruxelles : les conférences, les marches et la voie légale restent utiles, mais ne suffisent plus. Il est temps de frapper plus fort, de marquer les esprits. En guise de défense, les activistes traînés devant les tribunaux exposent un « état de nécessité », c’est-à-dire l’obligation d’agir ou d’alerter, quels que soient le prix et les règles enfreintes. « Les responsables, ce ne sont pas les citoyens qui passent par la désobéissance civile, mais les entreprises qui continuent d’investir dans les énergies fossiles et qui pourraient créer des pertes humaines gigantesques avec leurs projets », s’indigne Carine Thibaut, porte-parole de Greenpeace, à l’initiative de la coalition.
À Feluy et à Wandre, certains se sont attachés à des rails, d’autres ont brandi des banderoles « Burn patriarchy, not fossil fuel », mais tous ont agi dans une atmosphère plutôt tranquille, sans confrontation avec la police. C’était la stratégie : réussir le coup de com pour réconcilier l’opinion publique avec les activistes et faire bloc face aux principaux moteurs de l’inaction climatique. La machine Total n’aura peut-être été enrayée que trente-six heures durant, mais la convergence des luttes climatiques et sociales aura convaincu de nouveaux sympathisants.
En amont, Code Rouge a organisé des « formations à l’action », dont les cours théoriques et pratiques ont été dispensés sur une journée, un peu partout, de Gand à Verviers. Au terme de ces espèces d’universités éphémères, chaque inscrit a rejoint un groupe « affinitaire » selon sa taille, sa langue ou sa motivation. L’engouement sur place semblait tel que les participants au week-end disent désormais avoir « fait Code Rouge », comme s’ils avaient été les acteurs d’un moment charnière. « Quelque part, on est en train de modifier le cours de l’histoire. On est passé de manifestations classiques à des actions plus radicales de désobéissance civile. La norme se décale », affirme Pinson, quinquagénaire en charge des « contacts » avec les forces de l’ordre dans la zone Fontaine, à proximité de l’aéroport de Liège, et dont le gilet orange affiche un logo d’Extinction Rebellion.
Sous le ciel maussade du « Mordor » qui crache une bruine à glacer les os, il n’est plus question de se coucher sur des rails, mais de creuser la terre, de plonger les mains dans une boue sans vie. Armés de bottes et d’ustensiles de jardinage, les militants s’accroupissent, bêchent, jouent les tractopelles avec leurs doigts, plantent des arbres. Au loin, seul un cimetière semble résister à l’extension de l’aéroport. La moitié des semis provient de la campagne « Yes We Plant », un « défi » adressé par le gouvernement wallon à ses citoyens, afin de les encourager à rendre la région plus verte. « Pour nous, le message est clair, lance Damien, la visière de la casquette trempée, la capuche déployée. On plante des arbres que vous nous avez fournis, sur un site qui vous appartient, et auquel vous ne promettez pas un avenir vertueux. »
Seule à la tâche, Immaculata plonge une main dans la terre grasse. Elle porte un imperméable qui lui tombe jusqu’aux chevilles, affiche un sourire tiré jusqu’aux oreilles. Sédentarisée à Bruxelles, elle a longtemps lutté pour le droit à l’avortement en Irlande, son pays d’origine. Si l’enchaînement des confinements a « tué [son] activisme », la jeune femme envisage de reprendre des études de psychologie et songe à entamer un mémoire sur l’éco-anxiété. « Des actions comme celles-ci font du bien parce qu’elles sont connectées à la nature et sont moins motivées par la colère. Dans la lutte, il faut aussi de la joie, glisse-t-elle, en poursuivant la plantation d’un érable. Participer à ce genre d’actions permet de partager notre angoisse comme de la soulager. »
Il faut dire que les Bourgeons sont aux petits oignons. Le collectif, qui avait déjà préparé un repas chaud à son bataillon du jour, sert également le café sous un abribus. Et, comme convenu, cette grande première se déroule sans heurts, dans la bonne humeur. Pas de contrôle, pas d’arrestation musclée. Un fourgon de police s’est certes approché de la zone, mais il a rapidement rebroussé chemin. « C’est une réussite », se félicite Delphine Parisis, l’une des organisatrices.
Un panneau « zone urgente à transformer », spécifiant le besoin de « renaturaliser » l’endroit par « la création d’un espace bocagé », est dressé au milieu des plants d’arbres et de haies. « C’est surtout une opération marketing et je crois qu’elle est réussie, commente une activiste, tandis que ses camarades, réunis en cercle, l’écoutent religieusement. Maintenant, le sol est tellement argileux, on a planté tellement vite qu’abandonner les arbres ici, c’est les laisser crever… » L’intervention provoque un long débat et, dans l’assemblée, les avis divergent : sauver le vivant ou continuer de marquer les esprits ? Le vote à main levée ne permet pas de dégager un consensus. Les quelques personnes qui le désirent pourront reprendre des plants pour leur propre usage. « L’image des ouvriers de la Région wallonne qui viendraient tout arracher dès demain, c’est selon moi encore plus fort, c’est toute la symbolique de l’action », soutient Mésange, la moustache au vent.
L’activiste a fait Feluy comme d’autres ont fait Woodstock, occupé l’aéroport de Schiphol à Amsterdam, côtoyé en Allemagne les militants d’Ende Gelände, un mouvement dont s’inspire Code Rouge. « En Belgique, le terreau militant est fertile, mais les associations sont multiples, presque trop nombreuses, poursuit le trentenaire. Il était temps de rassembler tout le monde autour de Code Rouge, même si c’est arrivé un peu tard. Les actions de masse, les grandes coalitions, elles se trouvaient souvent à l’étranger. »
Dans les rues de Bruxelles, Gingko se remémorait l’un des refrains chantés à Feluy : « Marcher, marcher n’est plus une solution / Le climat mérite l’insurrection ! » Mais avant de penser à la révolution, la vraie, militants de longue date et activistes fraîchement baptisés tâchent d’abord d’évaluer la réussite d’opérations comme celles des ZAP Games ou des Bourgeons, d’assurer un lendemain à ces arbres et ces pubs menacées de soustraction dès l’aube qui suit, pour en faire davantage qu’un coup d’un soir. « Ce que je me dis, c’est que toutes ces affiches seront lues par plein de gens et qu’on aura peut-être semé quelques graines dans leur esprit, conclut Gingko. La pub, c’est la clé de voûte du capitalisme et je suis fière de pouvoir la démonter, même si ce n’est que pour un court instant. »
Lors de la soirée de clôture des ZAP Games, organisée dans un lieu tenu secret à Etterbeek, l’activiste et son équipe ont reçu le prix « Big » pour avoir dénudé le plus gros panneau publicitaire de la compétition, évinçant une affiche XXL sur laquelle posaient quelques Diables rouges au côté d’une grosse cylindrée. Le jour suivant, personne n’était venu remplir l’espace pour effacer le méfait. Et, à la veille de Noël, sous le ballet des vols FedEx et DHL, les arbres et les haies désobéissantes des Bourgeons quadrillaient encore le sol gras de la zone Fontaine. Vu du ciel, la plantation dessinait un smiley.