Durant la pandémie, l’extrême droite séparatiste continue d’avancer ses pions. Juste avant le confinement, un sondage donnait le Vlaams Belang à 27,3 % des intentions de vote, désormais loin devant la N-VA (20,7 %). Une remontée franchement inattendue pour un parti laissé pour mort en 2014, quand un jeune publicitaire du nom de Tom Van Grieken l’a repris en main. D’habiles et provocantes campagnes de marketing en ligne plus tard, voilà le Vlaams Belang en position de force, malgré le cordon sanitaire, et Tom Van Grieken de réclamer sa place sur le podium politique. C’est compter sans la crise multiforme qui ne fait que commencer, et qui pourrait tout aussi bien perturber les plans de l’extrême droite qu’accélérer la réalisation de ses desseins.
A la mi-mars, la Belgique avait déjà la tête ailleurs. L’épidémie enflait, le virus se répandait, invisible, et la mort guettait, à l’affût. Qui avait encore le loisir d’analyser en détail les perdants et les gagnants des derniers soubresauts politiques ? Qui donc pour scruter l’état du champ de bataille ? On n’avait plus la tête à ça. Pourtant, la vie continuait, le combat politique se poursuivait. Une révolution se préparait — une révolution conservatrice, identitaire — et ses têtes pensantes étaient en train d’avancer leurs pions, à défaut de pouvoir déjà gagner la partie. À la mi-mars, donc, un sondage a révélé ce qui était encore impensable il y a douze mois : la domination sans partage, en Flandre, de l’extrême droite séparatiste. Personne n’y a pris garde. On n’avait déjà plus la tête à ça. Les données du sondage n’en étaient pas moins renversantes : le Vlaams Belang recueillait 27,3 % des intentions de vote, loin désormais devant la N‑VA (20,7 %), et plus loin encore du CD&V (11,7 %). Le bloc indépendantiste flamand, droite et extrême droite mêlées, totaliserait à présent 48 % des suffrages. Considéré avec le recul, le résultat électoral de mai 2019 en paraîtrait presque soft, en dépit de la trouée fulgurante du Vlaams Belang qui avait alors atterré les observateurs : l’extrême droite avait obtenu 18,7 %. Elle avait néanmoins été maintenue à distance par la N‑VA de Bart De Wever (25,5 %), et le CD&V n’était pas si loin derrière (14,3 %). En cette après-midi de la mi-mars, la Belgique n’est pas encore condamnée au confinement. Le chacun-chez-soi ordonné par la Première ministre Sophie Wilmès, ce sera pour dans quelques heures. Même si on sent bien que la consigne de réclusion est imminente, la herse n’est pas encore tombée. Autour de la place Madou, à Bruxelles, les snacks turcs, les boutiques de fringues, les bureaux de l’administration restent ouverts. La « petite ceinture » est saturée de bruit et de trafic automobile, comme toujours. En surplomb de la station de métro, au quatrième étage d’un immeuble très gris, on bosse. On répond au téléphone, on ouvre du courrier, on déplace des cartons remplis de matériel informatique. « Notre quartier général se trouve ici depuis trente-cinq ans. On a commencé par occuper un étage. Maintenant, on en occupe sept. On grandit », glisse un employé. Le siège du Vlaams Belang, première force politique de Flandre à en croire les intentions de vote, a toutes les apparences d’une PME en plein essor. Sur les bureaux, la tasse de café, le Tupperware du midi et le réglementaire désinfectant pour les mains. Dans un coin de la pièce, un écran relaie les images des caméras placées dans la cage d’escalier et à la sortie de l’ascenseur, prudence oblige. Une femme un peu forte en chemisier blanc, deux hommes aux crânes rasés (par calvitie plutôt que par radicalité politique, à première vue) s’activent à cet étage. Ils empaquettent à la chaîne des exemplaires du dernier livre du président, Tom Van Grieken : En nu is het aan ons (« Et maintenant, c’est à nous »). Les commandes affluent. Faut suivre. Trois étages plus haut, c’est une autre musique. Le niveau présidentiel. De jeunes hommes au regard sombre et au dynamisme précis, cravatés comme pour un mariage, supervisent des kyrielles d’écrans. Une femme à la blondeur spectaculaire, tailleur boutonné, hauts talons, glisse d’un bout à l’autre de l’open space. Le dresscode rappelle une époque où les hommes s’habillaient en hommes, les femmes en femmes, sans flou, sans intersection entre les deux gammes. Au milieu de l’effervescence, Tom Van Grieken arbore le look du délégué commercial, chemise blanche aux manches retroussées, entrouverte sur un torse velu. De la fenêtre qui donne sur la place Madou, Bruxelles apparaît en miniature comme dans les jeux vidéo de gestion urbaine : la ville est à lui. Il se déplace dans la pièce qui abrite son bureau avec une sensualité chaloupée, une indétermination adolescente, presque androgyne. Se montre volubile. Au mur, il a lui-même peint un lion stylisé, dans des tons sable et ocre. Il se définit volontiers comme un « créatif ». Le dessin, les arts visuels sont son dada. Sur une armoire, il saisit un jeu de poupées russes. La plus grande, seule visible de prime abord, représente une femme avec un fichu sur la tête. À chaque poupée ouverte, le voile devient de plus en plus couvrant, jusqu’à la burqa intégrale de la dernière poupée. « C’est moi qui ai conçu ces matriochkas. Un jour, je vais les utiliser dans un débat télé. » Enrober, Van Grieken sait faire. Diplômé en communication de la haute-école Plantin, à Anvers, il a travaillé dans la publicité avant que la politique ne devienne son full time job. Il n’avait que 27 ans en juin 2014, lorsqu’il a accédé à la présidence du Vlaams Belang, dans un contexte morose : affaibli par une série de défaites cuisantes, le parti semblait condamné à la marginalité, à l’insignifiance. On décrivait Van Grieken comme un enfant-soldat qu’on envoyait se faire mitrailler au front, pour une mission désespérée. « Je lui ai dit qu’il était idiot d’avoir accepté ce poste. À ce moment-là, le parti avait déjà les deux pieds dans la tombe », révélera en 2019, dans le journal De Standaard, le député européen Tom Vandendriessche, son plus proche conseiller. Face à l’urgence, Tom Van Grieken devient expert en change management. Il s’entoure d’un staff de jeunes volontaires, dont beaucoup n’ont même pas 30 ans. Avec l’énergie du désespoir, rompus aux ficelles du marketing numérique, ils s’emploient à sauver le parti de la noyade en le modernisant à toute vitesse. Van Grieken a le contact facile, le sourire avenant. Des références : régulièrement, il va fleurir la tombe de Karel Dillen, le père fondateur du Vlaams Blok, traducteur au début des années 1950 de Nuremberg ou la terre promise, un livre négationniste qui décrit les camps de concentration comme une fabrication des Alliés. Un background : il a suivi l’écolage rapproché de Filip Dewinter aussi bien que de Gerolf Annemans, les deux leaders historiques du Vlaams Belang, l’un dans sa facette la plus sauvagement radicale, l’autre un chouïa plus présentable. « Tömmchen » (son pseudo sur les forums en ligne) a aussi participé aux actions les plus obscènes. Quand il militait au NSV, le cercle des étudiants nationalistes, il a jeté avec quelques camarades des rouleaux de papier toilette à des demandeurs d’asile qui occupaient les locaux de l’université d’Anvers. « Ils veulent des papiers ? En voilà ! » Ses bagarres à répétition avec des étudiants de gauche lui ont valu plusieurs arrestations administratives. Une fois au moins, il a fini en cellule. Dès son arrivée à la présidence, il a clarifié la ligne : on ne change rien au programme, mais on lisse le style et, surtout, on cesse toute provocation, toute proximité affichée avec des groupuscules illégaux ou des éléments violents. Lorsque Filip Dewinter rend visite en Grèce à des dirigeants d’Aube dorée, une organisation néonazie, Van Grieken le morigène en bureau de parti. La colère du jeune président accroît son crédit. Plus personne ne sortira du rang. Jusqu’à la victoire finale, le dimanche 26 mai 2019. Ce soir d’euphorie, les militants ont spontanément scandé le slogan de toujours : Eigen volk eerst ! Eigen volk eerst ! (« Notre peuple d’abord ! »). Le succès dans les urnes a permis l’élection de dix-huit députés fédéraux et de vingt-trois députés flamands. De nouveaux visages, souvent jeunes, parmi lesquels le médiatique Dries Van Langenhove, 26 ans, leader de la milice d’ultradroite Schild en Vrienden. Dans une interview au quotidien De Morgen, au journaliste Joël De Ceulaer qui lui demandait si un individu issu de l’immigration, né en Flandre, pouvait être considéré comme Flamand à part entière, Van Langenhove a eu cette réponse nette : « Un chat qui est né dans un magasin de poissons n’est pas pour autant un poisson. »
Anversois (comme Hugo Schiltz, Karel Dillen, Filip Dewinter, Bart De Wever, Jan Jambon et tant d’autres figures de l’indépendantisme flamand), Tom Van Grieken rêve à présent d’une hégémonie conquise à la faveur d’une crise sanitaire sans précédent, dont les répliques sociales et économiques s’annoncent ravageuses. Mais les victoires promises ne sont pas toujours offertes. Le virus qui se répand pourrait tout aussi bien perturber les plans de l’extrême droite qu’accélérer la réalisation de ses desseins. Dans ce climat d’incertitude, Tom Van Grieken étale sa force. En néerlandais. « Je ne maîtrise pas assez le français pour m’exprimer comme je le voudrais, même si je le comprends assez bien. En tout cas, ce n’est aucunement un geste politique de refuser de parler votre langue. J’aime le français, c’est d’ailleurs Marine Le Pen qui a préfacé mon premier livre. »
— Malgré une nette progression électorale en mai 2019, suivie de sept semaines de négociation avec la N‑VA, vous n’avez pas réussi à vous rendre incontournable. Une défaite politique ?
Notre horizon, c’est 2024, l’année où auront lieu les prochaines élections en Flandre. En 2024, nous devrons être en mesure d’exercer le pouvoir. D’ici là, nous devons nous restructurer en interne afin de développer cette capacité-là. Ce chantier, il est déconnecté de ce qui va se passer au fédéral dans les semaines et les mois à venir. Peu importe ce qu’il adviendra du gouvernement de Sophie Wilmès. Le fond du
problème reste le même, et il est très simple : ce pays comporte deux parties, et chacune vote pour une vision propre, la Wallonie à gauche et la Flandre à droite.
— Votre propos correspond au discours de Bart De Wever, le président de la N‑VA, sur la coexistence en Belgique de « deux démocraties ». L’analyse est pourtant discutable : le PTB est bien plus implanté à Anvers qu’à Namur ; la gauche écologiste est beaucoup plus présente à Gand et Louvain que dans le Luxembourg ; le mot d’ordre syndical de grève générale, à l’automne 2014, a été bien mieux suivi dans le Limbourg que dans le Brabant wallon.
Il n’empêche, le parlement wallon est dominé par la gauche, alors que celle-ci est très minoritaire au parlement flamand. La Wallonie a le droit de voter à gauche et d’obtenir une direction politique qui corresponde à son vote, sauf que c’est nous, Flamands, qui payons ensuite les factures de cette politique-là. La solution serait donc de rouvrir le dossier communautaire et d’aller vers une nouvelle réforme de l’État. Mais le PS n’en veut absolument pas, et le MR encore moins. Du point de vue flamand, ce n’est pas acceptable. Il n’y a donc que deux options. Option 1 : vous reconnaissez la réalité, l’existence de deux peuples distincts qui veulent aller dans des directions différentes, et on met alors les institutions en conformité avec cette réalité. Option 2 : vous considérez que nous sommes tous des Belges, et alors on demande l’avis de tout le monde, on refait des élections, en demandant aux gens — et en particulier aux Flamands — quel avenir ils veulent pour ce pays.
—Votre conception des deux démocraties, elle correspondrait donc, trait pour trait, à ce que dit Bart DeWever ?
Ou à ce que disent la moitié des Flamands. Il n’est pas nécessaire d’aimer la Belgique, ou de ne pas l’aimer, pour comprendre que ce pays vit non seulement une crise politique doublée d’une crise sanitaire, mais aussi une crise de système. Il n’y a plus de ressemblances culturelles, plus de ressemblances politiques, entre néerlandophones et francophones. C’est une crise structurelle, une crise systémique… Dans ce pays, les citoyens du Sud doivent bien comprendre que les citoyens du Nord n’arrêtent pas de demander, depuis plus de trois décennies, une gestion plus à droite et plus flamande. Rappelez-vous, la figure politique dominante des années 1990, c’était le social-chrétien Jean-Luc Dehaene. À la fin des années 1990, Guy Verhofstadt est arrivé au pouvoir, porté par la promesse de mener une politique plus à droite et plus flamande que Dehaene. De façon désespérante, Verhofstadt a été récupéré par le système belge. L’électeur flamand a alors imprimé une poussée conservatrice. Yves Leterme est devenu le nouveau leader : plus à droite et plus flamand que Verhofstadt. Leterme a été saboté par le système belge. S’en est suivie une poussée électorale encore plus conservatrice. Ce fut la victoire de la N‑VA, avec Bart De Wever comme nouvelle star : plus à droite et plus flamand que Leterme. Mais, à nouveau, le système belge a bloqué De Wever. Si bien que, maintenant, il n’y a plus personne au sommet de l’État pour représenter les Flamands. On arrive à la fin de la partie. La négociation finale.
— Cette dernière phase doit-elle mener selon vous à l’indépendance de la Flandre ?
Oui, ce sera ça. Par trois fois, l’électeur flamand a donné un signal très clair qu’il voulait une direction plus à droite et plus flamande : Verhofstadt, Leterme, De Wever. Par trois fois, l’électeur flamand a été complètement nié.
— Vous venez vous-même d’une famille de militants nationalistes ?
Non. J’ai trouvé ma propre voie en grandissant à Anvers, dans un quartier et une école multiculturels. J’ai vu que la multiculturalité avait des effets positifs, mais aussi beaucoup d’effets négatifs. Les professeurs nous disaient que, dans une société multiculturelle, chacun pouvait conserver sa propre culture, mais que si on était de culture flamande, d’identité flamande, cela méritait aussi d’être valorisé. J’ai alors commencé à me définir en tant que Flamand qui a des problèmes avec la société multiculturelle. Ma mère était fleuriste, mon père policier. On ne parlait jamais de politique à la maison. Ce n’est qu’à 15 ans que je me suis moi-même engagé. Savez-vous quelle était la fonction de mon père ? Commissaire à la Brigade de surveillance et de recherche (BSR) de la gendarmerie. Il devait surveiller l’extrême droite et l’extrême gauche. Les premiers dossiers de la police fédérale à mon sujet ont été rédigés par mon propre père. J’ai moi-même pu voir des fiches où était consignée ma participation à certaines actions…
« La N‑VA, le Vlaams Belang, et auparavant la Volksunie, c’est comme une grande famille qui s’est fragmentée »
— Dans quelle mesure vous rattachez-vous au nationalisme flamand, canal historique ?
Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a une différence fondamentale entre le Vlaams Blok et la N‑VA : nous, nous ne sommes pas des centennationalisten, des nationalistes pour l’argent. Pour nous, deux principes priment. Un : le peuple flamand, c’est une réalité évidente, et il a droit à son État. Quand bien même nous serions moins riches que la Wallonie, ça ne changerait en rien ma conviction : chaque peuple a droit à son propre État, sa propre nation. Bien sûr, c’est un avantage appréciable, amusant même, une sorte de bonus, de pouvoir traduire cette revendication en termes économiques. Il y a beaucoup d’argent qui va chaque année de la poche des Flamands vers la Wallonie. Quand on dit ça, c’est tout de suite plus facile de vendre l’idée de dépossession identitaire. Cependant, ce n’est qu’un élément secondaire dans le projet du Vlaams Belang, ce n’est pas l’élément central.
— Cet élément que vous dites secondaire, on le retrouve massivement dans la propagande du Vlaams Belang. On ne compte plus les vidéos qui dénigrent les Wallons comme vivant aux crochets des Flamands. La sécurité sociale belge est pourtant organisée sur une base interpersonnelle et non interrégionale. Ce système de solidarité met en relation des riches et des pauvres, des jeunes et des vieux, des malades et des bien-portants, peu importe qu’ils soient francophones ou néerlandophones.
Vous ne pourrez jamais nier que les mesures sociales contenues dans le programme du Vlaams Belang seraient bien plus faciles à réaliser, et à financer, si la Flandre était indépendante. La Flandre a toujours rempli ses obligations budgétaires, mais la Wallonie et Bruxelles, non. Pourtant, la dette de l’État belge est supportée par tout le monde — Flamands, Wallons et Bruxellois. C’est un peu comme si nous étions un couple, et que vous alliez faire des achats avec ma carte de crédit en dépensant plus que ce que vous gagnez. La première fois, je dis : allez, c’est bon. La deuxième fois, ça passe encore. Mais chaque année ! Les francophones font des dépenses systématiquement supérieures à leurs rentrées, et nous, nous sommes juste bons à éponger les factures. Aucune relation ne tient à ce régime-là. Mais ce discours économique, bien que j’y adhère, c’est surtout le discours de la N‑VA. Je ne veux pas trop entrer dans ce registre-là. Ce n’est pas mon drive.
— Plusieurs voix néerlandophones mettent en garde : si la Flandre riche rompt avec la Wallonie pauvre, seront-ce demain les quartiers déshérités d’Anvers, ou le Limbourg moins aisé, qui seront abandonnés ?
C’est bien pour cette raison que moi, je ne rentre pas trop dans les arguments économiques. L’argument fondamental en faveur de l’indépendance, c’est qu’il existe un peuple flamand, différent du peuple wallon. Les libéraux ne croient que dans les individus. Les socialistes ne croient que dans les travailleurs et les capitalistes. Les nationalistes comme moi croient dans l’existence des peuples. Ce sont des présupposés idéologiques, des questions de croyance. Je crois qu’un État est pour un peuple ce qu’une maison est pour un couple. Mais si le couple est en désaccord sur l’immigration, sur l’économie, et qu’en plus les partenaires ne souhaitent pas vraiment vivre ensemble, alors l’union est intenable.
— L’été 2019 a été marqué par un fait politique inédit. Pour la première fois, votre parti a été associé à des négociations en vue de la formation du gouvernement flamand. Étaient-ce de vraies négociations ?
Oui, absolument.
— On peut aussi penser qu’il s’agissait d’un show, d’une manœuvre de Bart DeWever, qui n’avait au fond qu’une envie : voir ces négociations capoter, et prouver de la sorte que le Vlaams Belang est un parti incapable du moindre compromis.
Je crois que Bart De Wever était correct. Parfois, on me demande : la N‑VA n’était-elle pas divisée ? Oui, en effet, il y avait clairement deux camps à l’intérieur de la N‑VA. Le premier camp voulait qu’on travaille ensemble. Le deuxième camp voulait aussi qu’on travaille ensemble. Les motivations étaient en revanche différentes. Le camp A voulait un accord avec le Vlaams Belang pour rendre enfin possible une gestion de droite pro-flamande, sans les partis traditionnels. Le camp B voulait nous mouiller pour nous faire échouer, prouver que le Vlaams Belang est un parti d’incompétents, et se débarrasser de nous pour toujours. Mais il n’y avait aucune frange de la N‑VA qui refusait de gouverner avec nous.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
La confiance. N’oubliez jamais que les militants de base, et parfois même les conseillers, les collaborateurs des deux partis, se connaissent très bien. La N‑VA, le Vlaams Belang, et auparavant la Volksunie, c’est comme une grande famille qui s’est fragmentée. Même éloignés, les membres de la famille se connaissent, ils continuent de se voir. Et puis, certaines personnes qui étaient avec moi aux études travaillent maintenant dans des cabinets N‑VA. Mais plus on monte dans la hiérarchie des deux partis, moins il y a de contacts.
— Qui étaient, d’après vous, les leaders de la N‑VA qui appartenaient au camp A et au camp B ?
Ce n’est pas à moi à faire des déclarations sur l’interne de la N‑VA. Ce que je peux dire, c’est que la N‑VA veut se rendre incontournable. Et pour se rendre incontournable, elle doit arriver au stade où ses voix, cumulées aux nôtres, totaliseront 50 % de l’électorat flamand. La N‑VA aura alors toutes les options ouvertes. Elle aura le choix : soit une majorité de droite nationaliste avec nous, soit une autre majorité avec les partis traditionnels. Theo Francken, du reste, l’a exprimé lui-même, mais je ne suis pas sûr que tout le monde ait bien écouté ses déclarations : « À partir du moment où nous aurons ensemble plus de 50 % des voix, alors la N‑VA aura toutes les cartes en main. » Il l’a dit texto.
— Pourquoi, en fin de compte, les négociations avec la N‑VA ont-elles échoué ?
À deux, nous n’avions pas la majorité, et il n’y avait pas de troisième parti prêt à monter à bord. Dommage. C’est pourquoi nous devons progresser encore en 2024, et devenir le plus grand parti de Flandre, devant la N‑VA. Comme ça, il n’y aura plus besoin de troisième parti. En mai 2019, les deux partis nationalistes ont obtenu ensemble 44 % des voix, et 47 % des sièges au parlement flamand. Encore un dernier effort !
— Si un jour vous devez accéder au pouvoir, ce sera forcément avec la N‑VA ?
D’après une étude de l’université de Gand dévoilée en septembre 2016, plus de la moitié des affiliés de l’Open VLD feraient volontiers sauter le cordon sanitaire. Cette proportion atteindrait presque 50 % au CD&V. Mais il en va autrement au sommet de ces partis. Quand je discute avec des conseillers communaux, des bourgmestres libéraux ou chrétiens-démocrates, ils perçoivent le cordon sanitaire comme quelque chose d’imposé d’en haut, sans qu’ils en voient le sens. D’ailleurs, après les élections communales de 2018, les deux communes — et je ne les citerai pas — où nous avons négocié le plus longtemps en vue de former une majorité, c’était avec des bourgmestres CD&V, pas N‑VA.
— Le 9 novembre 2004, la Cour de cassation a condamné pour racisme et xénophobie plusieurs associations satellites du Vlaams Blok. Cette décision faisait suite à l’arrêt rendu en avril 2004 par la cour d’appel de Gand, sanctionnant « l’image haineuse des étrangers » colportée par le parti. L’événement a contraint le Vlaams Blok à se dissoudre pour donner naissance au Vlaams Belang. Tout en gardant le même président d’honneur : Karel Dillen. Simple changement d’étiquette ?
J’ai été membre du Vlaams Blok pendant un an seulement, je connais mal ce qui en était l’ADN. Cela dit, les points cardinaux restent les mêmes : indépendance de la Flandre, gestion plus stricte de la migration, tolérance zéro pour la criminalité. Les formes ont pu évoluer, surtout ces dernières années, mais l’horizon n’a pas changé.
— Dans une interview récente au magazine « Humo », vous avez déclaré avoir longtemps été le « Vlaams Belanger présentable, celui avec qui on peut être vu en public ». « Mon image a heureusement déteint sur l’ensemble du parti », ajoutiez-vous. Sur quelle base pouvez-vous affirmer que l’image du Vlaams Belang s’est à ce point normalisée ?
Disons que c’est un processus en marche. Jusqu’il y a peu, quand ils voyaient des représentants du Vlaams Belang, de nombreuses personnes avaient une réaction de rejet. J’ai pu faire évoluer cette situation peu à peu, par le fait que j’ai un style différent. Les gens se sont mis à dire : le Vlaams Belang, ce n’est pas mon truc, mais Tom Van Grieken, je le trouve intéressant. J’ai coutume de dire que le Vlaams Belang doit affronter trois sortes de cordons : le cordon sanitaire, le cordon médiatique et le cordon social. Avant, nous pensions que si nous arrivions à rompre le cordon sanitaire, nous recevrions automatiquement plus d’attention médiatique, et grâce à l’attention médiatique accrue, nous subirions moins la stigmatisation sociale dans les immeubles, les quartiers, les entreprises. Mais que se passe-t-il maintenant ? En intensifiant notre présence sur les réseaux sociaux en 2018 et 2019, nous avons réussi à briser le cordon social. Le Vlaams Belang arrivait directement sur votre téléphone. Votre voisin, votre patron, votre oncle se sont mis à partager des publications du Vlaams Belang. Les gens ont reçu sur Facebook des messages avec lesquels ils étaient d’accord, et ce n’est que dans un second temps qu’ils se rendaient compte que ces messages venaient du Vlaams Belang. Grâce aux réseaux sociaux, le cordon social a donc presque disparu. Un demi-million de personnes osent à présent dire au monde extérieur « je suis Vlaams Belanger ». C’est énorme. Et si on a brisé le cordon social, on va forcément briser le cordon médiatique. Si les gens n’arrêtent pas de parler de ce que propose le Vlaams Belang, alors les médias devront bien suivre. L’étape suivante, en 2024, ce sera de casser le cordon sanitaire.
— Comment expliquez-vous la faiblesse de l’extrême droite en Belgique francophone ?
C’est incompréhensible. Des sondages indiquent que Marine Le Pen pourrait rallier jusqu’à 30 % des Wallons, mais aucun parti ne parvient à dépasser les 10 %. Comment l’expliquer ? J’ai ma petite idée. Le cordon social en Wallonie est encore bien plus dur qu’en Flandre. On peut exclure des gens du syndicat, virer des fonctionnaires de leur emploi s’ils manifestent des sympathies jugées trop à droite. C’est le plus grand problème. La Wallonie est la dernière république populaire d’Europe : on s’y adonne à la délation, à l’exclusion sociale sur ordre de l’appareil d’État, comme dans l’ex-RDA. Avec, en plus, une télévision publique qui écarte toute parole divergente. Si Vladimir Poutine faisait pareil, Amnesty International publierait un rapport.
— Souscrivez-vous aux excuses de Bart De Wever qui, le 7 mai 2015, devant des représentants de la communauté juive d’Anvers, a qualifié de « faute terrible » la collaboration du nationalisme flamand avec les nazis ?
C’est trop facile de dire ça. Trop facile de parler en 2015 de quelque chose qui s’est passé septante-cinq ans plus tôt. La collaboration n’a pas fait du bien au Mouvement flamand, absolument pas. Mais la répression n’a pas non plus fait du bien à la Belgique.
— Mettez-vous sur le même plan la collaboration avec le nazisme et la répression des collaborateurs à la Libération ?
Les deux sont des pages noires de notre histoire. L’histoire est l’histoire et on ne pourra de toute façon rien changer au passé. Je suis né dans les années 1980 ; il n’y a pas un seul collaborateur dans ma famille.
— Filip Dewinter, l’un des leaders du Vlaams Blok depuis les années 1980, connu pour ses outrances, partisan de la ligne la plus dure sur les questions migratoires, vous a d’abord considéré comme son fils spirituel. Par la suite, quand vous avez pris la présidence du parti, il vous a durement combattu : il estimait que vous édulcoriez à l’excès l’image du Vlaams Belang. Dans quelle mesure êtes-vous son hériter ?
Il n’y a pas de différence idéologique entre lui et moi. Sur le plan du contenu, nous sommes un bloc homogène.
— Referiez-vous la campagne de 1991, avec ces affiches montrant une paire de gants de boxe accompagnée du slogan « Par autodéfense » ?
Pour être sincère, je trouve que cette campagne fut l’une des meilleures jamais conçues par notre parti. Mais les formules à succès du passé ne sont plus les formules à succès de nos jours.
— Malines a longtemps été la ville flamande où le Vlaams Blok était le mieux implanté : 31,2 % des voix aux élections de 2004. Il ne reste à présent presque rien de cette hégémonie passée. Avec 13 % en mai 2019, vous n’êtes plus que le quatrième parti à Malines, derrière la N‑VA, l’Open VLD et Groen. Le libéral Bart Somers, bourgmestre de la ville depuis 2001, a‑t-il trouvé la formule pour vous faire perdre ?
Savez-vous ce qu’il a fait ? Il a massivement attiré les jeunes couples blancs éduqués à double revenu. Il a blanchi la ville, littéralement. Le centre historique de Malines est devenu impayable, aussi bien pour les immigrés que pour les travailleurs flamands. Les seuls qui peuvent encore y habiter, ce sont les bobos qui gagnent confortablement leur vie et qui sont fiers de leurs idées libérales de gauche. L’autre formule de Somers, c’est qu’il a combattu d’une manière impitoyable la criminalité. Et quand je dis impitoyable, c’est impitoyable ! Je ne connais pas un seul dirigeant politique flamand qui a aussi durement mobilisé la police que lui. Tolérance zéro, politique d’urbanisme et de logement favorable aux Blancs des classes aisées, je ne sais pas si c’est le cocktail dont rêve la gauche. Ce qui est vrai, par contre, c’est que Bart Somers est aujourd’hui, idéologiquement, mon plus grand adversaire en Flandre. Parce que je ne crois plus dans le clivage gauche-droite, ou conservateurs-progressistes. La coupure, désormais, elle sépare les globalistes et les nationalistes. Le vrai combat est là ! Le camp des globalistes, c’est l’alliance du bakfiets vert et de la Tesla bleue, exactement comme à Malines, où Somers s’est présenté aux élections communales en cartel avec Groen. Et en face, il y a un groupe de gens très importants : ce sont les victimes de la mondialisation. —