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Paul Magnette : « C’est un drôle de terme, le féminisme »

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En 2019, on était plus chauds que le climat. En 2020, on se lève et on se casse. De l’affaire Polanski à la loi sur l’IVG, du féminicide à l’intersectionnalité, Wilfried a voulu cerner la ligne politique défendue par le président du plus grand parti belge francophone sur le sujet incontournable de l’année : les droits des femmes et les violences qui leur sont faites. Où l’on apprend que le bourgmestre de Charleroi envisageait la construction d’un centre de prostitution, que Pasolini se souvenait de sa vie intra-utérine et que la lutte des classes, quand même, il y a des limites.

C’est un jeu­di 5 mars, on a ren­dez-vous avec Paul Magnette pour un entre­tien en tête-à-tête sur les fémi­nismes et les droits des femmes. Pendant ce temps-là, Bruxelles se noie. On l’entend gar­gouiller par tous les pores du maca­dam. Coulées noires sur ciel blanc sale, et le numé­ro 13 du bou­le­vard de l’Empereur qui peine à déri­der les rares pas­sants, mal­gré beau­coup d’effort et de plexi­glas rouge. On est en avance ; on nous laisse aima­ble­ment égout­ter devant un verre d’eau pen­dant que notre pho­to­graphe peine à trou­ver un sem­blant de lumière cor­recte dans cette atmo­sphère d’aquarium.

C’est fina­le­ment Paul Magnette lui-même qui pro­pose d’aller prendre la pose sur le toit du bâti­ment. Dans un coin des combles, une vieille porte jaune mimo­sa prend la pous­sière. Une porte de toi­lettes pour femmes. Le mimo­sa, c’est la fleur des résis­tantes ita­liennes, celle que les fémi­nistes de là-bas ont choi­sie comme sym­bole de la lutte pour les droits des femmes, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. Du mimo­sa, il n’y en aura guère, en ce 8 mars 2020 : il n’a pas fleu­ri, empê­ché par les tem­pêtes en cas­cade, et de toute façon l’Italie, aux prises avec le Covid-19, a d’autres chats dans la gorge à fouet­ter. Sale temps pour les idéaux.

La séance pho­to touche à sa fin et nous gagnons une salle de réunion où trônent deux élé­ments d’intérêt : le bureau d’Émile Vandervelde, l’un des pères fon­da­teurs de la social-démo­cra­tie en Belgique (relique dont nous n’approcherons pas, sauf le temps d’une pho­to), et une longue table blanche cou­verte de piles de docu­ments, chiffres, stats et pho­to­co­pies en tous genres, soi­gneu­se­ment ordon­nées dans des che­mises de papier (rouge). L’entretien a été pré­pa­ré avec grand soin, et les deux porte-parole du par­ti ne nous quit­te­ront d’ailleurs pas de toute la ren­contre. Cinq per­sonnes — six, si on compte Émile Vandervelde —, trois enre­gis­treurs et deux appa­reils pho­to : ça fait fina­le­ment beau­coup d’yeux et d’oreilles pour un « entre­tien en tête-à-tête » sur un sujet aus­si évident que les droits des femmes. Évident, mais pas simple, manifestement.

— Quelle est votre défi­ni­tion du féminisme ?
C’est un drôle de terme, le fémi­nisme. On l’a construit sur la racine du mot « fémi­nin », alors qu’au fond c’est sim­ple­ment la défense de l’égalité des droits et des pos­si­bi­li­tés d’épanouissement. Dans la pra­tique, ça se tra­duit sur­tout par une lutte contre des biais. C’est une poli­tique presque néga­tive. Il faut iden­ti­fier tout ce qui conduit à créer dis­cri­mi­na­tions et inéga­li­tés. Ce qui n’est pas tou­jours mal­veillant : par­fois, c’est sim­ple­ment dû à une inat­ten­tion à des réa­li­tés, ou à une repro­duc­tion des modèles en place.

— À l’aune de cette défi­ni­tion, la Belgique d’aujourd’hui est-elle féministe ?
Nous ne sommes en tout cas pas le plus mau­vais élève au monde, ni dans l’Union euro­péenne, ni même en Europe du Nord. Il suf­fit de se mesu­rer à l’Allemagne, un pays plu­tôt pro­gres­siste où domine pour­tant un conser­va­tisme ambiant. La Belgique est un pays un peu débon­naire : la plu­part des chan­ge­ments s’installent sans grand débat idéo­lo­gique. Cela en fait une poche de liber­té plu­tôt pri­vi­lé­giée, mais ça demande un tra­vail constant pour pré­ser­ver nos acquis ; on n’est jamais à l’abri d’un recul.

— Comme, à tout hasard, sur la ques­tion de l’interruption volon­taire de gros­sesse (IVG) ?
C’est l’exception sur laquelle la Belgique s’est long­temps mon­trée par­ti­cu­liè­re­ment rétro­grade par rap­port à ses voi­sins euro­péens, pour des rai­sons par­ti­cu­lières. On a pro­gres­sé, cela dit, je trouve cela hal­lu­ci­nant qu’il faille encore se battre pour sa dépé­na­li­sa­tion… Le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent n’en a pas été capable, et là encore, on entend cer­taines voix s’élever et dire que ça leur arrache le cœur.

— Qu’est-ce qui coince ?
J’ai du mal à com­prendre. Les rai­sons avan­cées ne sont jamais que des pré­textes. Qu’on se braque sur le pas­sage de douze à dix-huit semaines pour le délai légal, je peux encore l’entendre, parce que ça touche une corde sen­sible. Il y a, à ce sujet, un très beau texte de Pier Paolo Pasolini, qui a été fort décrié à gauche dans les années 1970, où il dit se sou­ve­nir de sa vie intra-uté­rine… Par contre, impo­ser un délai de réflexion de six jours, c’est cruel et infan­ti­li­sant, c’est culpa­bi­li­ser inuti­le­ment les femmes.

Quand quelqu’un fait la lourde démarche de sol­li­ci­ter un méde­cin pour deman­der une IVG, on devrait pou­voir accé­der à cette demande dans les qua­rante-huit heures, sans pro­lon­ger inuti­le­ment son attente. Idem pour la dépé­na­li­sa­tion. Certes, dans les faits, l’IVG est pra­ti­que­ment dépé­na­li­sée, et non, per­sonne en Belgique aujourd’hui ne risque une condam­na­tion pour homi­cide à la suite d’un avor­te­ment. Il n’empêche que, sur le plan sym­bo­lique, cela reste violent de dire à une femme — et à son méde­cin — que l’acte qu’ils s’apprêtent à poser est ins­crit dans le Code pénal. Je conçois qu’il y ait une dimen­sion émo­tive très forte : les socié­tés humaines sont natu­rel­le­ment trau­ma­ti­sées par les fonc­tions repro­duc­tives. Mais c’est un héri­tage his­to­rique qui n’a plus lieu d’être.

— En matière de fémi­nisme, où la Belgique peut-elle encore pro­gres­ser, d’après vous ?
Les deux urgences, c’est ins­crire l’égalité sala­riale dans la loi et allon­ger le congé de pater­ni­té. En Belgique, il est actuel­le­ment de dix jours facul­ta­tifs, contre cin­quante quatre jours en Finlande, et seize semaines en Espagne ! C’est un signal fort de la part de l’Espagne, on n’a même plus l’excuse du cli­vage cultu­rel Nord-Sud. Au-delà de ces deux dos­siers, il est dif­fi­cile de poin­ter une action en par­ti­cu­lier : le com­bat pour l’égalité de genre est un tout qui néces­site d’agir sur tous les fronts : fédé­ral, pénal, ser­vices publics, urba­nisme… C’est universel.

— Nous sommes à quelques jours du 8 mars, et mal­gré une acti­vi­té ralen­tie par la pan­dé­mie, les mani­fes­ta­tions et hom­mages aux droits des femmes se mul­ti­plient : fémi­ni­sa­tion des conte­nus de Wikipédia, recen­se­ment des noms des rues fémi­nins à Bruxelles… C’est impor­tant, de tra­vailler sur ce type de symboles ?
Extrêmement impor­tant. Si on consi­dère que don­ner le nom de quel­qu’un à une rue est un mar­queur de réus­site, de res­pec­ta­bi­li­té, d’honneur, et qu’il n’y a pas ou peu de noms de femmes, on sous-entend que les femmes atteignent moins sou­vent des posi­tions de talent, d’hé­roïsme, ou de res­pon­sa­bi­li­té que les hommes. On a d’ailleurs fait pareil à Charleroi : à chaque fois qu’on sup­prime une énième rue Jules Destrée ou Raoul Warocqué, on la renomme en veillant à fémi­ni­ser et à diversifier.

— Au-delà des noms de rues, com­ment s’expriment les dimen­sions de genre dans la ges­tion quo­ti­dienne d’une ville comme Charleroi ?
Cela fait au moins deux légis­la­tures qu’on s’intéresse de près à l’urbanisme gen­ré. On a créé un conseil consul­ta­tif auquel nous sou­met­tons tous les sujets où il y a une dimen­sion de genre à trai­ter. Cela va de la vio­lence conju­gale au har­cè­le­ment dans les écoles, en pas­sant par la sécu­ri­té en ville ou les équi­pe­ments spor­tifs, encore trop sou­vent pen­sés pour les hommes, bien que ça évo­lue. Parfois, c’est le conseil lui-même qui nous inter­pelle. Par exemple : on s’est ren­du compte qu’en matière de mobi­li­té douce, 80 % des cyclistes étaient des hommes.

À quoi est-ce dû ? À la prise de risque accrue que repré­sente la pra­tique du cyclisme en ville ? Au fait que le vélo est moins pra­tique pour le trans­port des enfants ? Cela sous-enten­drait que la res­pon­sa­bi­li­té du trans­port des enfants est majo­ri­tai­re­ment le fait des femmes. Observer la ville et son fonc­tion­ne­ment par le prisme du genre amène à se poser des ques­tions qui étaient peut-être pas­sées sous notre radar. C’est un révé­la­teur. Cela dit, sou­vent, la ques­tion sou­le­vée s’élargit rapi­de­ment à d’autres groupes : en matière de sécu­ri­té en ville, les demandes des femmes recoupent celles des per­sonnes âgées et des per­sonnes à mobi­li­té réduite. Parfois, c’est l’inverse : une dimen­sion de genre appa­raît dans une ques­tion qui sem­blait tout autre.

Quand j’étais ministre-pré­sident wal­lon, une des rai­sons pour les­quelles j’ai défen­du le par­cours d’intégration, c’est parce que j’ai appris, au contact d’associations, que pour cer­taines femmes issues de l’immigration, ces cours obli­ga­toires étaient la seule manière de sor­tir de l’espace domes­tique. Certaines vivaient en Belgique depuis plus de vingt ans et, après un divorce, se retrou­vaient par­fois seules, sans maî­trise du fran­çais ou du néer­lan­dais et sans aucun repère dans la vie sociale. Aménager un par­cours d’intégration obli­ga­toire, c’était aus­si leur per­mettre d’être plus auto­nomes, de créer des liens et de trou­ver leur place dans la socié­té dans laquelle elles vivent.

— Un autre pan violent de la réa­li­té urbaine de Charleroi, c’est la pros­ti­tu­tion. Comment gère-t-on ce genre de ques­tion quand on est bourg­mestre et qu’on se veut féministe ?
Il n’y a pas « une » pros­ti­tu­tion : il y en a plein. C’est un pro­blème géné­ral qui touche prin­ci­pa­le­ment les femmes, mais ce n’est pas lié à la fémi­ni­té. Les hommes sont aus­si très pré­sents et la stra­ti­fi­ca­tion sociale est très forte. Il y a plus de res­sem­blances entre un homme et une femme qui se pros­ti­tuent dans la rue qu’entre une pros­ti­tuée de rue et une escort girl de luxe. Les vrais enjeux se situent au niveau de la pros­ti­tu­tion de rue, un milieu d’une vio­lence ter­rible, sou­vent liée à des pro­blèmes de toxi­co­ma­nie. En tant que ges­tion­naire public, ce sont les ques­tions les plus dif­fi­ciles à gérer.

— En février, Sofie Merckx (PTB) vous inter­pel­lait au conseil com­mu­nal de Charleroi, qua­li­fiant d’échec le règle­ment qui inter­dit toute zone de tolé­rance pour la pros­ti­tu­tion de rue, ce qui avait contri­bué à dis­per­ser géo­gra­phi­que­ment l’activité et donc à invi­si­bi­li­ser le problème…Vous cor­ro­bo­rez son constat ?
Ce sont des poli­tiques du moindre mal, on le sait. J’ai d’ailleurs répon­du à Sofie Merckx que si elle avait une solu­tion miracle, j’étais pre­neur ! La réa­li­té, c’est qu’il est com­pli­qué d’appliquer des règles à des per­sonnes qui vivent en marge du sys­tème. C’est pareil pour la men­di­ci­té : ça crée des zones grises sur les­quelles il est très dif­fi­cile de légi­fé­rer. Il y avait effec­ti­ve­ment une rue, à la péri­phé­rie de Charleroi, où le raco­lage avait lieu et qui était un vrai coupe-gorge. Le seul avan­tage, c’était qu’au moins les asso­cia­tions d’accompagnement et les forces de l’ordre pou­vaient loca­li­ser les per­sonnes en cas de pro­blème. L’inconvénient, c’est que ça légi­ti­mait la pra­tique, en quelque sorte.

De plus, cette zone de non-droit atti­rait un tra­fic de pros­ti­tués venant d’autres villes du pays, avec les conflits que ça sup­pose. On a donc déci­dé, après des mois de débats, de sup­pri­mer cette zone de tolé­rance, tout en deman­dant à la police de res­ter rela­ti­ve­ment com­pré­hen­sive. Ce sont des com­pro­mis ban­cals, mais il n’y a pas de solu­tion par­faite. On avait même envi­sa­gé de faire construire un eros cen­ter. Le pro­blème, c’est que ce genre de pro­mo­teur n’embauche pas les pros­ti­tués locaux mais « importe » ses propres employés, ce qui aurait lais­sé de toute façon les per­sonnes déjà actives dans les rues de Charleroi sur le car­reau… C’est trop facile de pré­tendre avoir des cer­ti­tudes sur le sujet. Le moyen le plus effi­cace, c’est encore de péna­li­ser le client, comme en Suède.

Mais ça ne fait que dépla­cer le phé­no­mène, le rendre encore un peu plus clan­des­tin et donc encore un peu plus dif­fi­cile à pro­té­ger. La tolé­rance impli­cite per­met de savoir au moins où la pros­ti­tu­tion se passe. Mais il res­te­ra une pros­ti­tu­tion de rue, vio­lente. Ça ne va pas dis­pa­raître du jour au len­de­main. C’est sou­vent par des moyens détour­nés qu’on arrive à régler, en par­tie du moins, ce genre de pro­blèmes. Par exemple, quand on place des infir­mières et des édu­ca­teurs sociaux en rue, on sait que c’est utile, parce qu’on arrive au moins à éta­blir un contact avec ces per­sonnes. Je crois beau­coup à la concer­ta­tion pour ce genre de ques­tions : il faut entendre tous les sons de cloche pour avoir un aper­çu valable de la réalité.

— Une pre­mière confé­rence inter­mi­nis­té­rielle « droits des femmes » vient d’être mise sur pied par Christie Morreale (PS), ministre wal­lonne, Nawal Ben Hamou (PS), secré­taire d’État bruxel­loise et Bénédicte Linard (Ecolo), ministre de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le signe que cette ques­tion per­met de trans­cen­der les dif­fé­rends idéologiques ?
Il y a effec­ti­ve­ment des sujets qui dépassent les fron­tières poli­tiques ; le fémi­ni­cide et les vio­lences à l’encontre des femmes en font heu­reu­se­ment par­tie. Quand j’ai rédi­gé ma note d’informateur, tout le monde était d’accord de faire du fémi­ni­cide un crime dans le Code pénal, pour en aug­men­ter la visi­bi­li­té sym­bo­lique et signi­fier la gra­vi­té du pro­blème. Cela dit, dès qu’on aborde les mesures concrètes à prendre, les vieux cli­vages gauche-droite resurgissent.

— Par exemple ?
Dès qu’il s’agit de par­ler d’argent, tout se com­plique. À gauche, nous défen­dons l’idée que l’égalité sala­riale doit être ins­crite dans la loi, qu’il faut inver­ser la charge de la preuve, afin que ce soit à l’entreprise de prou­ver qu’elle a tout fait pour créer de l’égalité sala­riale. À droite, on trouve que c’est déjà trop intru­sif vis-à-vis du droit des entre­prises. C’est comme si la sphère éco­no­mique était intou­chable, immu­ni­sée aux ques­tions de genre.

— Pourtant, même à droite, on ne nie pas la néces­si­té de pous­ser l’égalité des genres, y com­pris dans les entreprises.
Oui, tout le monde se dit favo­rable à plus de pari­té, notam­ment au sein du Bel 20, mais on vou­drait que cela se fasse de façon spon­ta­née, par des inci­tants, des encou­ra­ge­ments. Or, ça ne marche pas. On le voit en poli­tique : si on reprend les chiffres des élec­tions com­mu­nales de 2018, on a seule­ment 38,6 % de femmes élues en Wallonie ; à Bruxelles, on arrive péni­ble­ment à la qua­si-pari­té avec 48,8 %.

À la Chambre, on pla­fonne à un peu plus de 40 % de femmes. C’est mieux qu’il y a quinze ans, et c’est une révo­lu­tion par rap­port aux années 1980, où l’on trou­vait par­fois une seule femme qui ser­vait de « pré­texte mixi­té » au milieu de tous ces hommes en cos­tume gris et lunettes fumées. Mais ce n’est pas parce qu’on vient de loin que c’est suf­fi­sant ! L’alternance de can­di­dats hommes-femmes sur les listes n’est pas appli­quée : on a plus d’hommes en tête de liste, et donc au final moins de femmes bourg­mestres. Le pla­fond de verre existe tou­jours, et il ne va pas dis­pa­raître parce qu’on redouble les encouragements.

— D’où la néces­si­té d’un minis­tère du Droit des femmes ?
Tant que la pari­té abso­lue n’a pas été inté­grée comme une seconde nature, il fau­dra des règles et des ins­ti­tu­tions qui mettent la machine en route. Il y a un rési­du patriar­cal tenace dans nos socié­tés, et si on ne se met pas en situa­tion d’y mettre fin, il va per­du­rer, pas par mal­veillance, mais par habi­tude, par iner­tie. Il faut donc chan­ger les règles du jeu. Si tout le monde admet qu’il faut onze joueurs dans une équipe de foot­ball, tout le monde peut admettre qu’il faut exac­te­ment le même nombre d’hommes et de femmes dans tout groupe ou organe poli­tique. Au Parti socia­liste euro­péen, sous l’influence des pays nor­diques, on applique la pari­té par­tout : dans les ins­tances de direc­tion, aux som­mets, aux confé­rences… C’est une règle abso­lue qui ne souffre pas d’exception, et à force, c’est deve­nu une évidence.

— Le fait d’avoir plus de femmes au sein d’un gou­ver­ne­ment ou d’une équipe, est-ce que ça change la donne, selon vous ?
En par­tie, oui. On ne peut pas faire de géné­ra­li­tés, mais en moyenne, je dirais que les femmes ont ten­dance à être moins « cris­pées » idéo­lo­gi­que­ment. Je trouve aus­si qu’elles ont ten­dance à faire montre d’une plus grande facul­té d’adaptation, de sou­plesse men­tale, peut-être jus­te­ment à cause de cette fameuse « charge men­tale » qu’elles doivent assu­mer dans les autres aspects de leur vie.

Si je prends l’exemple de Laurette Onkelinx, avec qui j’ai tra­vaillé, elle pou­vait en remon­trer à n’importe qui en matière d’autorité, de force de négo­cia­tion, de bru­ta­li­té même par­fois. Mais une fois les négo­cia­tions ter­mi­nées, elle était tout à fait capable de sou­rire et de faire la part des choses. Les hommes ont beau­coup plus de mal à lâcher l’affaire. Même chose pour Sabine Laruelle ou Joëlle Milquet. Ce sont des femmes de carac­tère, très com­pé­tentes, et qui pra­tiquent un fémi­nisme ins­tinc­tif, sans avoir besoin de le théoriser.

— Cela dit, les femmes, en poli­tique comme ailleurs, reven­diquent aus­si le droit à expri­mer une cer­taine vio­lence, à en finir avec cette image de « soft power »…
Bien sûr. Il suf­fit de se remé­mo­rer les figures de Margaret Thatcher ou de Ioulia Timotchenko pour s’en convaincre. Mais ça ren­voie plu­tôt aux codes de la socié­té, à nos repré­sen­ta­tions de ce qu’est un com­por­te­ment de type « mas­cu­lin » ou « féminin ».

— Quelles sont pour vous les icônes fémi­nistes qui ren­versent les sté­réo­types aujourd’hui ?
J’avais été fas­ci­né par Carola Rackete et Pia Klemp, les capi­taines du Sea-Watch 3, qui avaient por­té secours à des réfu­giés en mer Méditerranée et tenu tête à Matteo Salvini, le lea­der de l’extrême droite ita­lienne. C’était très fémi­nin comme geste, ce sau­ve­tage, et en même temps ça entrait dans une ima­ge­rie très mas­cu­line, la marine, le capi­taine de bateau, etc.

Mais sont-elles des icônes fémi­nistes pour autant ou juste des per­sonnes cou­ra­geuses qui se trouvent être des femmes ? De même, Angela Merkel a‑t-elle mené son « Wir schaf­fen das », sa poli­tique d’ouverture aux réfu­giés, parce qu’elle est une femme ? Ou parce qu’elle est enfant de pas­teur pro­tes­tant ? Ou parce qu’elle est sim­ple­ment plus cou­ra­geuse que la moyenne des hommes poli­tiques ? Je n’en sais rien.

— On voit en tout cas que les repré­sen­ta­tions des com­bats fémi­nistes sont en train de chan­ger, por­tées entre autres par le mou­ve­ment Me Too… La sphère poli­tique peut-elle s’impliquer dans ce chan­ge­ment des mentalités ?
Sur ce plan-là, on en attend sou­vent trop du poli­tique. Le mou­ve­ment Me Too vient de l’intérieur même de la socié­té. On a déjà vécu ça, avec le racisme, l’homophobie ou les scan­dales de la pédo­phi­lie dans l’Église, par exemple. Des faits qui étaient connus de tous mais tenus sous silence sont sou­dain mis au jour par quelques voix cou­ra­geuses, et ça fait bou­ger les lignes de ce qui est accep­table et ce qui ne l’est plus. La socié­té est ame­née à se regar­der en face. C’est toute la norme sociale qui change et qui passe un cap irré­ver­sible. Mais ce n’est pas le fait du politique.

 

— Le regard de la socié­té est donc en train de chan­ger défi­ni­ti­ve­ment sur les vio­lences faites aux femmes ?
Je pense en tout cas qu’on vit aujourd’hui une période de chan­ge­ments spec­ta­cu­laires sur le plan des repré­sen­ta­tions des genres, mais de là à savoir à quelle vitesse cela va agir sur les com­por­te­ments indi­vi­duels… Le der­nier son­dage d’Amnesty International sur l’exposition au viol en Belgique le montre : les chiffres res­tent affli­geants. Un jeune sur trois ne maî­trise même pas la notion du consentement.

Je l’ai décou­vert aus­si en deve­nant bourg­mestre. Je pen­sais que les pro­blèmes de sécu­ri­té concer­naient essen­tiel­le­ment l’ordre public, alors qu’en fait la majo­ri­té des inter­ven­tions poli­cières se passent à domi­cile et concernent des pro­blèmes de voi­si­nage ou des vio­lences domes­tiques. Là, par contre, on peut agir. Durcir le ton au sujet du fémi­ni­cide, c’est déjà envoyer un signal fort, c’est dire que c’est un crime par­ti­cu­liè­re­ment grave. Il reste mal­gré tout un rési­du latent de vio­lence, comme un conti­nent sou­ter­rain, contre lequel il faut conti­nuer de lutter.

— S’il y a une réac­tion à la bana­li­sa­tion de la vio­lence qui a mar­qué les esprits, c’est celle d’Adèle Haenel quit­tant la céré­mo­nie des César, poing levé, à l’annonce de la récom­pense de Roman Polanski. Pourtant, l’actrice est loin de faire l’unanimité, entre ceux qui saluent son cou­rage et ceux qui la dénoncent, invo­quant une forme de « fémi­nisme puni­tif » à l’encontre des hommes. Question de contexte ?
Cela n’a rien à voir avec du fémi­nisme puni­tif ; ça n’a même plus rien à voir avec la ques­tion des vio­lences faites aux femmes. Ici, c’est l’éternelle ques­tion de l’autonomie de l’œuvre d’art qui est en jeu. Il y a d’un côté les cri­tères esthé­tiques purs, et puis il y a le contexte poli­tique. Ce que je n’ai en revanche pas com­pris, c’est que le film soit sou­mis à la sélec­tion du jury. On demande à des pro­fes­sion­nels du ciné­ma de por­ter un juge­ment esthé­tique, puis de s’en défaus­ser pour por­ter un juge­ment poli­tique. Roman Polanski n’aurait sim­ple­ment pas dû figu­rer dans la sélec­tion, à mon sens.

À par­tir du moment où il y accède, ça pose de fac­to toute une série de ques­tions sur la valeur de l’œuvre d’art et son auto­no­mie par rap­port à l’auteur. Peut-on voir un film de Polanski alors qu’il a été condam­né pour viol ? Peut-on lire Céline alors qu’il a écrit des pam­phlets anti­sé­mites ? Que faire si on découvre et appré­cie une œuvre avant d’en connaître l’auteur ? Doit-on révi­ser son juge­ment artis­tique à l’aune d’une biographie ?

— « Faut-il sépa­rer l’œuvre de l’artiste », en somme ?
Je n’ai pas la réponse. Mais c’est ce qui est pas­sion­nant dans ces débats : ce n’est pas simple ! Doit-on tous faire comme Adèle Haenel, ou bien a‑t-on le droit de pen­ser autre­ment ? Catherine Deneuve a‑t-elle bien fait de défendre « la liber­té d’importuner » après l’affaire Weinstein ? Pour en reve­nir à Polanski, il y a eu une polé­mique sem­blable autour de l’écrivaine Leïla Slimani, qui du reste avait répon­du à Catherine Deneuve de façon magis­trale dans sa contre-tri­bune parue dans Libération, où elle affir­mait n’être ni « une petite chose fra­gile », ni « une vic­time », et récla­mait « le droit de ne pas être impor­tu­née » tout en por­tant une minijupe.

Par la suite, Leïla Slimani elle-même s’est fait incen­dier par toute une par­tie de l’opinion publique pour son livre « Le pays des autres », où elle évoque l’émancipation du Maroc. On l’a alors accu­sée de vou­loir faire le pro­cès de sa propre culture pour plaire à son milieu. Tout n’est pas ques­tion de regard ! C’est le drame du décons­truc­ti­visme : à force de vou­loir tou­jours tout situer, tout rap­por­ter à un point de vue par­ti­cu­lier, on rend tout juge­ment uni­ver­sel impos­sible. Est-il encore pos­sible de dire si oui ou non Leïla Slimani, indé­pen­dam­ment de ses ori­gines et de son milieu, a écrit un bon livre et livré une bonne ana­lyse de la sexua­li­té au Maroc ? De même, est-ce que cer­tains sujets de débats me sont inac­ces­sibles, au motif que je suis un homme blanc de presque 50 ans ? Non, je pense que tout le monde a le droit de par­ler de tout sujet, sinon on ne s’en sort plus.

— Vous pen­sez que c’est cette atten­tion exces­sive à l’intersectionnalité qui ali­mente la cris­pa­tion vis-à-vis des ques­tions de genre ?
Je dirais plu­tôt que ça crée une confu­sion. À force de vou­loir imbri­quer les ques­tions eth­niques dans les ques­tions sociales et les ques­tions sociales dans les ques­tions de genre, on n’y com­prend plus rien. Ce qui est vrai, c’est qu’il existe des doubles et triples peines. Il est évident qu’être une femme d’un milieu popu­laire et issue de l’immigration, c’est cumu­ler une série d’i­né­ga­li­tés de départ. Mais il faut s’attaquer à chaque pro­blème en soi et pour soi.

Ce n’est pas en lut­tant contre le racisme qu’on va régler ipso fac­to le pro­blème des inéga­li­tés sociales, et vice ver­sa. Si on rac­croche tou­jours un pro­blème à un autre, on ne s’en sort plus. Je suis socia­liste, et même mar­xiste de for­ma­tion, mais de là à dire qu’on doit tout voir par le prisme de la lutte des classes… Tout ce qu’on risque, c’est de rendre les pro­blèmes d’inégalités de moins en moins lisibles.

— Dès lors, si on fait abs­trac­tion des cli­vages sec­to­riels, com­ment expli­quer que les femmes sont sou­vent les pre­mières tou­chées par la pré­ca­ri­té ?
Justement parce que les femmes sont sou­vent sujettes à ce cumul des peines. C’est une consé­quence de la struc­ture du monde du tra­vail, elle-même consé­quence d’une forme d’organisation des rela­tions entre l’espace pri­vé et l’espace pro­fes­sion­nel et public. L’exemple des pen­sions le montre bien : les femmes tra­vaillent en moyenne moins d’années, moins d’heures, avec un salaire plus bas, et donc béné­fi­cie­ront d’une pen­sion plus faible.

Quand on défend la pen­sion à 1 500 euros mini­mum, on sait que ce sont prin­ci­pa­le­ment les femmes qui vont en béné­fi­cier, mais ce n’est pas de la dis­cri­mi­na­tion posi­tive pour autant, c’est une cor­rec­tion. Cela pose aus­si d’autres pro­blèmes : il y a moins de femmes âgées qui osent deman­der le divorce, par peur de ne pas pou­voir sub­ve­nir à leurs besoins. Cela peut créer des dépen­dances affec­tives, des ter­reaux de vio­lence conju­gale. On espère ne plus avoir à le faire un jour, mais en atten­dant que les pro­blèmes à la source soient enfin réso­lus, on peut déjà s’attaquer aux méca­nismes struc­tu­rels qui créent ces doubles peines.

— Agir sur la struc­ture pour contre­ba­lan­cer les inéga­li­tés, ça ne fait pas tout. En 2009, dans votre livre « Le bel ave­nir du socia­lisme », vous disiez que si le PS avait pris du retard en matière de défense des droits des femmes, c’est notam­ment parce qu’à force de se concen­trer sur l’aspect éco­no­mique des inéga­li­tés de genre, il avait négli­gé de se pré­oc­cu­per des facettes plus intimes et fami­liales de ces inégalités.
Ça reste une de mes convic­tions les plus pro­fondes : on ne peut pas régler les ques­tions publiques sans s’occuper des ques­tions pri­vées, et le par­tage des tâches en fait par­tie. Encore aujourd’hui, les femmes consacrent au moins quinze heures par semaine de plus que les hommes à la ges­tion des tâches domes­tiques. C’est énorme. Cette sur­charge domes­tique crée une dis­tor­sion, car même si en Belgique les femmes sont bien repré­sen­tées sur le mar­ché du tra­vail, elles occupent 80 % des emplois à temps par­tiel, et c’est plus sou­vent du temps par­tiel subi, ou induit par un modèle fami­lial, que choi­si. Mais c’est déli­cat, parce qu’on touche à l’intime.

— Est-ce qu’on dis­pose mal­gré tout de leviers d’action sur ces dyna­miques privées ?
On peut d’abord agir via les ser­vices publics. Les gar­de­ries gra­tuites, l’accueil en crèche sont des atouts pré­cieux. Le taux de cou­ver­ture actuel des crèches n’est que de 30 %, ce qui veut dire que pen­dant les deux pre­mières années de vie, deux enfants sur trois sont éle­vés à temps plein par leurs parents ou grands-parents. Autant dire par leurs mères et leurs grands-mères. C’est un simple constat visuel, il suf­fit pour s’en rendre compte d’aller cher­cher son enfant à la sor­tie des écoles, ce qui m’arrive rare­ment, je l’avoue.

En tant que bourg­mestre, je célèbre sou­vent des mariages, et j’en pro­fite à chaque fois pour énon­cer quelques sta­tis­tiques sur la répar­ti­tion des tâches quo­ti­diennes. J’ai beau mettre les chiffres à jour régu­liè­re­ment, tout cela reste ter­ri­ble­ment gen­ré : mon­sieur sort les pou­belles, tan­dis que tout ce qui incombe à l’entretien du foyer et à l’éducation des enfants, en ce com­pris les ren­dez-vous chez le méde­cin, la com­mu­ni­ca­tion avec l’école, etc., reste majo­ri­tai­re­ment le fait des femmes. Il faut donc tout faire pour créer l’espace néces­saire au chan­ge­ment. Et faire com­prendre que ce n’est pas uni­que­ment au béné­fice des femmes, d’ailleurs : amé­lio­rer le congé de pater­ni­té, c’est aus­si rendre les hommes plus heu­reux, leur don­ner la pos­si­bi­li­té de décou­vrir les joies de la paternité.

— C’est un modèle que vous appli­quez dans votre vie privée ?
C’est tou­jours plus simple quand on a les moyens d’externaliser un cer­tain nombre de tâches. Je fais appel à une socié­té de titres-ser­vices, j’ai tou­jours eu des nou­nous et des baby-sit­ters, ça neu­tra­lise une par­tie de la charge, et le reste est de fac­to plus facile à répar­tir, sur­tout quand les deux parents ont des jobs très pre­nants. Je suis conscient que je suis un pri­vi­lé­gié et que c’est beau­coup plus dif­fi­cile pour d’autres.

— Mais vous pen­sez que vous auriez fait la même car­rière si vous aviez été une femme ?
Bonne ques­tion. À l’université, sans doute : le milieu s’est énor­mé­ment fémi­ni­sé, il y a eu beau­coup d’efforts et de tra­vail pour en arri­ver là. Sur le plan poli­tique, c’est dif­fi­cile à dire ; il y a une part de chance et de hasard. Je n’en sais rien, je crois qu’en fait je ne me suis jamais posé la question.