En 2019, on était plus chauds que le climat. En 2020, on se lève et on se casse. De l’affaire Polanski à la loi sur l’IVG, du féminicide à l’intersectionnalité, Wilfried a voulu cerner la ligne politique défendue par le président du plus grand parti belge francophone sur le sujet incontournable de l’année : les droits des femmes et les violences qui leur sont faites. Où l’on apprend que le bourgmestre de Charleroi envisageait la construction d’un centre de prostitution, que Pasolini se souvenait de sa vie intra-utérine et que la lutte des classes, quand même, il y a des limites.
C’est un jeudi 5 mars, on a rendez-vous avec Paul Magnette pour un entretien en tête-à-tête sur les féminismes et les droits des femmes. Pendant ce temps-là, Bruxelles se noie. On l’entend gargouiller par tous les pores du macadam. Coulées noires sur ciel blanc sale, et le numéro 13 du boulevard de l’Empereur qui peine à dérider les rares passants, malgré beaucoup d’effort et de plexiglas rouge. On est en avance ; on nous laisse aimablement égoutter devant un verre d’eau pendant que notre photographe peine à trouver un semblant de lumière correcte dans cette atmosphère d’aquarium.
C’est finalement Paul Magnette lui-même qui propose d’aller prendre la pose sur le toit du bâtiment. Dans un coin des combles, une vieille porte jaune mimosa prend la poussière. Une porte de toilettes pour femmes. Le mimosa, c’est la fleur des résistantes italiennes, celle que les féministes de là-bas ont choisie comme symbole de la lutte pour les droits des femmes, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Du mimosa, il n’y en aura guère, en ce 8 mars 2020 : il n’a pas fleuri, empêché par les tempêtes en cascade, et de toute façon l’Italie, aux prises avec le Covid-19, a d’autres chats dans la gorge à fouetter. Sale temps pour les idéaux.
La séance photo touche à sa fin et nous gagnons une salle de réunion où trônent deux éléments d’intérêt : le bureau d’Émile Vandervelde, l’un des pères fondateurs de la social-démocratie en Belgique (relique dont nous n’approcherons pas, sauf le temps d’une photo), et une longue table blanche couverte de piles de documents, chiffres, stats et photocopies en tous genres, soigneusement ordonnées dans des chemises de papier (rouge). L’entretien a été préparé avec grand soin, et les deux porte-parole du parti ne nous quitteront d’ailleurs pas de toute la rencontre. Cinq personnes — six, si on compte Émile Vandervelde —, trois enregistreurs et deux appareils photo : ça fait finalement beaucoup d’yeux et d’oreilles pour un « entretien en tête-à-tête » sur un sujet aussi évident que les droits des femmes. Évident, mais pas simple, manifestement.
— Quelle est votre définition du féminisme ?
C’est un drôle de terme, le féminisme. On l’a construit sur la racine du mot « féminin », alors qu’au fond c’est simplement la défense de l’égalité des droits et des possibilités d’épanouissement. Dans la pratique, ça se traduit surtout par une lutte contre des biais. C’est une politique presque négative. Il faut identifier tout ce qui conduit à créer discriminations et inégalités. Ce qui n’est pas toujours malveillant : parfois, c’est simplement dû à une inattention à des réalités, ou à une reproduction des modèles en place.
— À l’aune de cette définition, la Belgique d’aujourd’hui est-elle féministe ?
Nous ne sommes en tout cas pas le plus mauvais élève au monde, ni dans l’Union européenne, ni même en Europe du Nord. Il suffit de se mesurer à l’Allemagne, un pays plutôt progressiste où domine pourtant un conservatisme ambiant. La Belgique est un pays un peu débonnaire : la plupart des changements s’installent sans grand débat idéologique. Cela en fait une poche de liberté plutôt privilégiée, mais ça demande un travail constant pour préserver nos acquis ; on n’est jamais à l’abri d’un recul.
— Comme, à tout hasard, sur la question de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ?
C’est l’exception sur laquelle la Belgique s’est longtemps montrée particulièrement rétrograde par rapport à ses voisins européens, pour des raisons particulières. On a progressé, cela dit, je trouve cela hallucinant qu’il faille encore se battre pour sa dépénalisation… Le gouvernement précédent n’en a pas été capable, et là encore, on entend certaines voix s’élever et dire que ça leur arrache le cœur.
— Qu’est-ce qui coince ?
J’ai du mal à comprendre. Les raisons avancées ne sont jamais que des prétextes. Qu’on se braque sur le passage de douze à dix-huit semaines pour le délai légal, je peux encore l’entendre, parce que ça touche une corde sensible. Il y a, à ce sujet, un très beau texte de Pier Paolo Pasolini, qui a été fort décrié à gauche dans les années 1970, où il dit se souvenir de sa vie intra-utérine… Par contre, imposer un délai de réflexion de six jours, c’est cruel et infantilisant, c’est culpabiliser inutilement les femmes.
Quand quelqu’un fait la lourde démarche de solliciter un médecin pour demander une IVG, on devrait pouvoir accéder à cette demande dans les quarante-huit heures, sans prolonger inutilement son attente. Idem pour la dépénalisation. Certes, dans les faits, l’IVG est pratiquement dépénalisée, et non, personne en Belgique aujourd’hui ne risque une condamnation pour homicide à la suite d’un avortement. Il n’empêche que, sur le plan symbolique, cela reste violent de dire à une femme — et à son médecin — que l’acte qu’ils s’apprêtent à poser est inscrit dans le Code pénal. Je conçois qu’il y ait une dimension émotive très forte : les sociétés humaines sont naturellement traumatisées par les fonctions reproductives. Mais c’est un héritage historique qui n’a plus lieu d’être.
— En matière de féminisme, où la Belgique peut-elle encore progresser, d’après vous ?
Les deux urgences, c’est inscrire l’égalité salariale dans la loi et allonger le congé de paternité. En Belgique, il est actuellement de dix jours facultatifs, contre cinquante quatre jours en Finlande, et seize semaines en Espagne ! C’est un signal fort de la part de l’Espagne, on n’a même plus l’excuse du clivage culturel Nord-Sud. Au-delà de ces deux dossiers, il est difficile de pointer une action en particulier : le combat pour l’égalité de genre est un tout qui nécessite d’agir sur tous les fronts : fédéral, pénal, services publics, urbanisme… C’est universel.
— Nous sommes à quelques jours du 8 mars, et malgré une activité ralentie par la pandémie, les manifestations et hommages aux droits des femmes se multiplient : féminisation des contenus de Wikipédia, recensement des noms des rues féminins à Bruxelles… C’est important, de travailler sur ce type de symboles ?
Extrêmement important. Si on considère que donner le nom de quelqu’un à une rue est un marqueur de réussite, de respectabilité, d’honneur, et qu’il n’y a pas ou peu de noms de femmes, on sous-entend que les femmes atteignent moins souvent des positions de talent, d’héroïsme, ou de responsabilité que les hommes. On a d’ailleurs fait pareil à Charleroi : à chaque fois qu’on supprime une énième rue Jules Destrée ou Raoul Warocqué, on la renomme en veillant à féminiser et à diversifier.
— Au-delà des noms de rues, comment s’expriment les dimensions de genre dans la gestion quotidienne d’une ville comme Charleroi ?
Cela fait au moins deux législatures qu’on s’intéresse de près à l’urbanisme genré. On a créé un conseil consultatif auquel nous soumettons tous les sujets où il y a une dimension de genre à traiter. Cela va de la violence conjugale au harcèlement dans les écoles, en passant par la sécurité en ville ou les équipements sportifs, encore trop souvent pensés pour les hommes, bien que ça évolue. Parfois, c’est le conseil lui-même qui nous interpelle. Par exemple : on s’est rendu compte qu’en matière de mobilité douce, 80 % des cyclistes étaient des hommes.
À quoi est-ce dû ? À la prise de risque accrue que représente la pratique du cyclisme en ville ? Au fait que le vélo est moins pratique pour le transport des enfants ? Cela sous-entendrait que la responsabilité du transport des enfants est majoritairement le fait des femmes. Observer la ville et son fonctionnement par le prisme du genre amène à se poser des questions qui étaient peut-être passées sous notre radar. C’est un révélateur. Cela dit, souvent, la question soulevée s’élargit rapidement à d’autres groupes : en matière de sécurité en ville, les demandes des femmes recoupent celles des personnes âgées et des personnes à mobilité réduite. Parfois, c’est l’inverse : une dimension de genre apparaît dans une question qui semblait tout autre.
Quand j’étais ministre-président wallon, une des raisons pour lesquelles j’ai défendu le parcours d’intégration, c’est parce que j’ai appris, au contact d’associations, que pour certaines femmes issues de l’immigration, ces cours obligatoires étaient la seule manière de sortir de l’espace domestique. Certaines vivaient en Belgique depuis plus de vingt ans et, après un divorce, se retrouvaient parfois seules, sans maîtrise du français ou du néerlandais et sans aucun repère dans la vie sociale. Aménager un parcours d’intégration obligatoire, c’était aussi leur permettre d’être plus autonomes, de créer des liens et de trouver leur place dans la société dans laquelle elles vivent.
— Un autre pan violent de la réalité urbaine de Charleroi, c’est la prostitution. Comment gère-t-on ce genre de question quand on est bourgmestre et qu’on se veut féministe ?
Il n’y a pas « une » prostitution : il y en a plein. C’est un problème général qui touche principalement les femmes, mais ce n’est pas lié à la féminité. Les hommes sont aussi très présents et la stratification sociale est très forte. Il y a plus de ressemblances entre un homme et une femme qui se prostituent dans la rue qu’entre une prostituée de rue et une escort girl de luxe. Les vrais enjeux se situent au niveau de la prostitution de rue, un milieu d’une violence terrible, souvent liée à des problèmes de toxicomanie. En tant que gestionnaire public, ce sont les questions les plus difficiles à gérer.
— En février, Sofie Merckx (PTB) vous interpellait au conseil communal de Charleroi, qualifiant d’échec le règlement qui interdit toute zone de tolérance pour la prostitution de rue, ce qui avait contribué à disperser géographiquement l’activité et donc à invisibiliser le problème…Vous corroborez son constat ?
Ce sont des politiques du moindre mal, on le sait. J’ai d’ailleurs répondu à Sofie Merckx que si elle avait une solution miracle, j’étais preneur ! La réalité, c’est qu’il est compliqué d’appliquer des règles à des personnes qui vivent en marge du système. C’est pareil pour la mendicité : ça crée des zones grises sur lesquelles il est très difficile de légiférer. Il y avait effectivement une rue, à la périphérie de Charleroi, où le racolage avait lieu et qui était un vrai coupe-gorge. Le seul avantage, c’était qu’au moins les associations d’accompagnement et les forces de l’ordre pouvaient localiser les personnes en cas de problème. L’inconvénient, c’est que ça légitimait la pratique, en quelque sorte.
De plus, cette zone de non-droit attirait un trafic de prostitués venant d’autres villes du pays, avec les conflits que ça suppose. On a donc décidé, après des mois de débats, de supprimer cette zone de tolérance, tout en demandant à la police de rester relativement compréhensive. Ce sont des compromis bancals, mais il n’y a pas de solution parfaite. On avait même envisagé de faire construire un eros center. Le problème, c’est que ce genre de promoteur n’embauche pas les prostitués locaux mais « importe » ses propres employés, ce qui aurait laissé de toute façon les personnes déjà actives dans les rues de Charleroi sur le carreau… C’est trop facile de prétendre avoir des certitudes sur le sujet. Le moyen le plus efficace, c’est encore de pénaliser le client, comme en Suède.
Mais ça ne fait que déplacer le phénomène, le rendre encore un peu plus clandestin et donc encore un peu plus difficile à protéger. La tolérance implicite permet de savoir au moins où la prostitution se passe. Mais il restera une prostitution de rue, violente. Ça ne va pas disparaître du jour au lendemain. C’est souvent par des moyens détournés qu’on arrive à régler, en partie du moins, ce genre de problèmes. Par exemple, quand on place des infirmières et des éducateurs sociaux en rue, on sait que c’est utile, parce qu’on arrive au moins à établir un contact avec ces personnes. Je crois beaucoup à la concertation pour ce genre de questions : il faut entendre tous les sons de cloche pour avoir un aperçu valable de la réalité.
— Une première conférence interministérielle « droits des femmes » vient d’être mise sur pied par Christie Morreale (PS), ministre wallonne, Nawal Ben Hamou (PS), secrétaire d’État bruxelloise et Bénédicte Linard (Ecolo), ministre de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le signe que cette question permet de transcender les différends idéologiques ?
Il y a effectivement des sujets qui dépassent les frontières politiques ; le féminicide et les violences à l’encontre des femmes en font heureusement partie. Quand j’ai rédigé ma note d’informateur, tout le monde était d’accord de faire du féminicide un crime dans le Code pénal, pour en augmenter la visibilité symbolique et signifier la gravité du problème. Cela dit, dès qu’on aborde les mesures concrètes à prendre, les vieux clivages gauche-droite resurgissent.
— Par exemple ?
Dès qu’il s’agit de parler d’argent, tout se complique. À gauche, nous défendons l’idée que l’égalité salariale doit être inscrite dans la loi, qu’il faut inverser la charge de la preuve, afin que ce soit à l’entreprise de prouver qu’elle a tout fait pour créer de l’égalité salariale. À droite, on trouve que c’est déjà trop intrusif vis-à-vis du droit des entreprises. C’est comme si la sphère économique était intouchable, immunisée aux questions de genre.
— Pourtant, même à droite, on ne nie pas la nécessité de pousser l’égalité des genres, y compris dans les entreprises.
Oui, tout le monde se dit favorable à plus de parité, notamment au sein du Bel 20, mais on voudrait que cela se fasse de façon spontanée, par des incitants, des encouragements. Or, ça ne marche pas. On le voit en politique : si on reprend les chiffres des élections communales de 2018, on a seulement 38,6 % de femmes élues en Wallonie ; à Bruxelles, on arrive péniblement à la quasi-parité avec 48,8 %.
À la Chambre, on plafonne à un peu plus de 40 % de femmes. C’est mieux qu’il y a quinze ans, et c’est une révolution par rapport aux années 1980, où l’on trouvait parfois une seule femme qui servait de « prétexte mixité » au milieu de tous ces hommes en costume gris et lunettes fumées. Mais ce n’est pas parce qu’on vient de loin que c’est suffisant ! L’alternance de candidats hommes-femmes sur les listes n’est pas appliquée : on a plus d’hommes en tête de liste, et donc au final moins de femmes bourgmestres. Le plafond de verre existe toujours, et il ne va pas disparaître parce qu’on redouble les encouragements.
— D’où la nécessité d’un ministère du Droit des femmes ?
Tant que la parité absolue n’a pas été intégrée comme une seconde nature, il faudra des règles et des institutions qui mettent la machine en route. Il y a un résidu patriarcal tenace dans nos sociétés, et si on ne se met pas en situation d’y mettre fin, il va perdurer, pas par malveillance, mais par habitude, par inertie. Il faut donc changer les règles du jeu. Si tout le monde admet qu’il faut onze joueurs dans une équipe de football, tout le monde peut admettre qu’il faut exactement le même nombre d’hommes et de femmes dans tout groupe ou organe politique. Au Parti socialiste européen, sous l’influence des pays nordiques, on applique la parité partout : dans les instances de direction, aux sommets, aux conférences… C’est une règle absolue qui ne souffre pas d’exception, et à force, c’est devenu une évidence.
— Le fait d’avoir plus de femmes au sein d’un gouvernement ou d’une équipe, est-ce que ça change la donne, selon vous ?
En partie, oui. On ne peut pas faire de généralités, mais en moyenne, je dirais que les femmes ont tendance à être moins « crispées » idéologiquement. Je trouve aussi qu’elles ont tendance à faire montre d’une plus grande faculté d’adaptation, de souplesse mentale, peut-être justement à cause de cette fameuse « charge mentale » qu’elles doivent assumer dans les autres aspects de leur vie.
Si je prends l’exemple de Laurette Onkelinx, avec qui j’ai travaillé, elle pouvait en remontrer à n’importe qui en matière d’autorité, de force de négociation, de brutalité même parfois. Mais une fois les négociations terminées, elle était tout à fait capable de sourire et de faire la part des choses. Les hommes ont beaucoup plus de mal à lâcher l’affaire. Même chose pour Sabine Laruelle ou Joëlle Milquet. Ce sont des femmes de caractère, très compétentes, et qui pratiquent un féminisme instinctif, sans avoir besoin de le théoriser.
— Cela dit, les femmes, en politique comme ailleurs, revendiquent aussi le droit à exprimer une certaine violence, à en finir avec cette image de « soft power »…
Bien sûr. Il suffit de se remémorer les figures de Margaret Thatcher ou de Ioulia Timotchenko pour s’en convaincre. Mais ça renvoie plutôt aux codes de la société, à nos représentations de ce qu’est un comportement de type « masculin » ou « féminin ».
— Quelles sont pour vous les icônes féministes qui renversent les stéréotypes aujourd’hui ?
J’avais été fasciné par Carola Rackete et Pia Klemp, les capitaines du Sea-Watch 3, qui avaient porté secours à des réfugiés en mer Méditerranée et tenu tête à Matteo Salvini, le leader de l’extrême droite italienne. C’était très féminin comme geste, ce sauvetage, et en même temps ça entrait dans une imagerie très masculine, la marine, le capitaine de bateau, etc.
Mais sont-elles des icônes féministes pour autant ou juste des personnes courageuses qui se trouvent être des femmes ? De même, Angela Merkel a‑t-elle mené son « Wir schaffen das », sa politique d’ouverture aux réfugiés, parce qu’elle est une femme ? Ou parce qu’elle est enfant de pasteur protestant ? Ou parce qu’elle est simplement plus courageuse que la moyenne des hommes politiques ? Je n’en sais rien.
— On voit en tout cas que les représentations des combats féministes sont en train de changer, portées entre autres par le mouvement Me Too… La sphère politique peut-elle s’impliquer dans ce changement des mentalités ?
Sur ce plan-là, on en attend souvent trop du politique. Le mouvement Me Too vient de l’intérieur même de la société. On a déjà vécu ça, avec le racisme, l’homophobie ou les scandales de la pédophilie dans l’Église, par exemple. Des faits qui étaient connus de tous mais tenus sous silence sont soudain mis au jour par quelques voix courageuses, et ça fait bouger les lignes de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus. La société est amenée à se regarder en face. C’est toute la norme sociale qui change et qui passe un cap irréversible. Mais ce n’est pas le fait du politique.
— Le regard de la société est donc en train de changer définitivement sur les violences faites aux femmes ?
Je pense en tout cas qu’on vit aujourd’hui une période de changements spectaculaires sur le plan des représentations des genres, mais de là à savoir à quelle vitesse cela va agir sur les comportements individuels… Le dernier sondage d’Amnesty International sur l’exposition au viol en Belgique le montre : les chiffres restent affligeants. Un jeune sur trois ne maîtrise même pas la notion du consentement.
Je l’ai découvert aussi en devenant bourgmestre. Je pensais que les problèmes de sécurité concernaient essentiellement l’ordre public, alors qu’en fait la majorité des interventions policières se passent à domicile et concernent des problèmes de voisinage ou des violences domestiques. Là, par contre, on peut agir. Durcir le ton au sujet du féminicide, c’est déjà envoyer un signal fort, c’est dire que c’est un crime particulièrement grave. Il reste malgré tout un résidu latent de violence, comme un continent souterrain, contre lequel il faut continuer de lutter.
— S’il y a une réaction à la banalisation de la violence qui a marqué les esprits, c’est celle d’Adèle Haenel quittant la cérémonie des César, poing levé, à l’annonce de la récompense de Roman Polanski. Pourtant, l’actrice est loin de faire l’unanimité, entre ceux qui saluent son courage et ceux qui la dénoncent, invoquant une forme de « féminisme punitif » à l’encontre des hommes. Question de contexte ?
Cela n’a rien à voir avec du féminisme punitif ; ça n’a même plus rien à voir avec la question des violences faites aux femmes. Ici, c’est l’éternelle question de l’autonomie de l’œuvre d’art qui est en jeu. Il y a d’un côté les critères esthétiques purs, et puis il y a le contexte politique. Ce que je n’ai en revanche pas compris, c’est que le film soit soumis à la sélection du jury. On demande à des professionnels du cinéma de porter un jugement esthétique, puis de s’en défausser pour porter un jugement politique. Roman Polanski n’aurait simplement pas dû figurer dans la sélection, à mon sens.
À partir du moment où il y accède, ça pose de facto toute une série de questions sur la valeur de l’œuvre d’art et son autonomie par rapport à l’auteur. Peut-on voir un film de Polanski alors qu’il a été condamné pour viol ? Peut-on lire Céline alors qu’il a écrit des pamphlets antisémites ? Que faire si on découvre et apprécie une œuvre avant d’en connaître l’auteur ? Doit-on réviser son jugement artistique à l’aune d’une biographie ?
— « Faut-il séparer l’œuvre de l’artiste », en somme ?
Je n’ai pas la réponse. Mais c’est ce qui est passionnant dans ces débats : ce n’est pas simple ! Doit-on tous faire comme Adèle Haenel, ou bien a‑t-on le droit de penser autrement ? Catherine Deneuve a‑t-elle bien fait de défendre « la liberté d’importuner » après l’affaire Weinstein ? Pour en revenir à Polanski, il y a eu une polémique semblable autour de l’écrivaine Leïla Slimani, qui du reste avait répondu à Catherine Deneuve de façon magistrale dans sa contre-tribune parue dans Libération, où elle affirmait n’être ni « une petite chose fragile », ni « une victime », et réclamait « le droit de ne pas être importunée » tout en portant une minijupe.
Par la suite, Leïla Slimani elle-même s’est fait incendier par toute une partie de l’opinion publique pour son livre « Le pays des autres », où elle évoque l’émancipation du Maroc. On l’a alors accusée de vouloir faire le procès de sa propre culture pour plaire à son milieu. Tout n’est pas question de regard ! C’est le drame du déconstructivisme : à force de vouloir toujours tout situer, tout rapporter à un point de vue particulier, on rend tout jugement universel impossible. Est-il encore possible de dire si oui ou non Leïla Slimani, indépendamment de ses origines et de son milieu, a écrit un bon livre et livré une bonne analyse de la sexualité au Maroc ? De même, est-ce que certains sujets de débats me sont inaccessibles, au motif que je suis un homme blanc de presque 50 ans ? Non, je pense que tout le monde a le droit de parler de tout sujet, sinon on ne s’en sort plus.
— Vous pensez que c’est cette attention excessive à l’intersectionnalité qui alimente la crispation vis-à-vis des questions de genre ?
Je dirais plutôt que ça crée une confusion. À force de vouloir imbriquer les questions ethniques dans les questions sociales et les questions sociales dans les questions de genre, on n’y comprend plus rien. Ce qui est vrai, c’est qu’il existe des doubles et triples peines. Il est évident qu’être une femme d’un milieu populaire et issue de l’immigration, c’est cumuler une série d’inégalités de départ. Mais il faut s’attaquer à chaque problème en soi et pour soi.
Ce n’est pas en luttant contre le racisme qu’on va régler ipso facto le problème des inégalités sociales, et vice versa. Si on raccroche toujours un problème à un autre, on ne s’en sort plus. Je suis socialiste, et même marxiste de formation, mais de là à dire qu’on doit tout voir par le prisme de la lutte des classes… Tout ce qu’on risque, c’est de rendre les problèmes d’inégalités de moins en moins lisibles.
— Dès lors, si on fait abstraction des clivages sectoriels, comment expliquer que les femmes sont souvent les premières touchées par la précarité ?
Justement parce que les femmes sont souvent sujettes à ce cumul des peines. C’est une conséquence de la structure du monde du travail, elle-même conséquence d’une forme d’organisation des relations entre l’espace privé et l’espace professionnel et public. L’exemple des pensions le montre bien : les femmes travaillent en moyenne moins d’années, moins d’heures, avec un salaire plus bas, et donc bénéficieront d’une pension plus faible.
Quand on défend la pension à 1 500 euros minimum, on sait que ce sont principalement les femmes qui vont en bénéficier, mais ce n’est pas de la discrimination positive pour autant, c’est une correction. Cela pose aussi d’autres problèmes : il y a moins de femmes âgées qui osent demander le divorce, par peur de ne pas pouvoir subvenir à leurs besoins. Cela peut créer des dépendances affectives, des terreaux de violence conjugale. On espère ne plus avoir à le faire un jour, mais en attendant que les problèmes à la source soient enfin résolus, on peut déjà s’attaquer aux mécanismes structurels qui créent ces doubles peines.
— Agir sur la structure pour contrebalancer les inégalités, ça ne fait pas tout. En 2009, dans votre livre « Le bel avenir du socialisme », vous disiez que si le PS avait pris du retard en matière de défense des droits des femmes, c’est notamment parce qu’à force de se concentrer sur l’aspect économique des inégalités de genre, il avait négligé de se préoccuper des facettes plus intimes et familiales de ces inégalités.
Ça reste une de mes convictions les plus profondes : on ne peut pas régler les questions publiques sans s’occuper des questions privées, et le partage des tâches en fait partie. Encore aujourd’hui, les femmes consacrent au moins quinze heures par semaine de plus que les hommes à la gestion des tâches domestiques. C’est énorme. Cette surcharge domestique crée une distorsion, car même si en Belgique les femmes sont bien représentées sur le marché du travail, elles occupent 80 % des emplois à temps partiel, et c’est plus souvent du temps partiel subi, ou induit par un modèle familial, que choisi. Mais c’est délicat, parce qu’on touche à l’intime.
— Est-ce qu’on dispose malgré tout de leviers d’action sur ces dynamiques privées ?
On peut d’abord agir via les services publics. Les garderies gratuites, l’accueil en crèche sont des atouts précieux. Le taux de couverture actuel des crèches n’est que de 30 %, ce qui veut dire que pendant les deux premières années de vie, deux enfants sur trois sont élevés à temps plein par leurs parents ou grands-parents. Autant dire par leurs mères et leurs grands-mères. C’est un simple constat visuel, il suffit pour s’en rendre compte d’aller chercher son enfant à la sortie des écoles, ce qui m’arrive rarement, je l’avoue.
En tant que bourgmestre, je célèbre souvent des mariages, et j’en profite à chaque fois pour énoncer quelques statistiques sur la répartition des tâches quotidiennes. J’ai beau mettre les chiffres à jour régulièrement, tout cela reste terriblement genré : monsieur sort les poubelles, tandis que tout ce qui incombe à l’entretien du foyer et à l’éducation des enfants, en ce compris les rendez-vous chez le médecin, la communication avec l’école, etc., reste majoritairement le fait des femmes. Il faut donc tout faire pour créer l’espace nécessaire au changement. Et faire comprendre que ce n’est pas uniquement au bénéfice des femmes, d’ailleurs : améliorer le congé de paternité, c’est aussi rendre les hommes plus heureux, leur donner la possibilité de découvrir les joies de la paternité.
— C’est un modèle que vous appliquez dans votre vie privée ?
C’est toujours plus simple quand on a les moyens d’externaliser un certain nombre de tâches. Je fais appel à une société de titres-services, j’ai toujours eu des nounous et des baby-sitters, ça neutralise une partie de la charge, et le reste est de facto plus facile à répartir, surtout quand les deux parents ont des jobs très prenants. Je suis conscient que je suis un privilégié et que c’est beaucoup plus difficile pour d’autres.
— Mais vous pensez que vous auriez fait la même carrière si vous aviez été une femme ?
Bonne question. À l’université, sans doute : le milieu s’est énormément féminisé, il y a eu beaucoup d’efforts et de travail pour en arriver là. Sur le plan politique, c’est difficile à dire ; il y a une part de chance et de hasard. Je n’en sais rien, je crois qu’en fait je ne me suis jamais posé la question.