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Zakia Khattabi, la survivante

C’est un personnage peu commun qui s’est retiré cet été de l’avant-scène politique. Présidente d’Ecolo pendant quatre ans, Zakia Khattabi a traversé son mandat comme une claustrophobe traverserait un tunnel étroit et épineux. Avec son usage féroce de Twitter et son idéalisme à tout crin, la « Baronne » a participé à la renaissance de son parti, qui lui a pourtant fait vivre une soirée cauchemardesque le 17 juillet dernier. Aujourd’hui, tout va mieux. Elle s’est régénérée. Ça tombe bien : la lutte entre « l’écologie et la barbarie » qu’elle prophétise ne fait que commencer.

Il a suf­fi d’une dépêche de l’agence de presse Belga pour que le mot « psy­cho­drame » barre les pages de tous les jour­naux, défile sur tous les sites d’information. Une soi­rée élec­trique, des échanges « très mus­clés ». Une pré­si­dente « butée ». Une sor­tie de scène « cruelle et injuste » pour celle qui a res­sus­ci­té le par­ti en quatre ans. On a insis­té sur la durée anor­ma­le­ment longue de l’assemblée géné­rale, on a décrit le départ pré­ci­pi­té, au milieu de la nuit, de la Baronne, patronne déchue, émue et érein­tée, alors que la séance n’était pas close. Peu avant de dis­pa­raître de l’auditoire de l’ULB, elle a dis­crè­te­ment signi­fié à Jean-Marc Nollet, l’autre pré­sident, qu’elle allait se des­ti­tuer pour quelques heures. Elle ne pou­vait cau­tion­ner le vote qui allait suivre, mais elle ne pou­vait plus l’en empêcher.

« Un peu comme le roi Baudouin, confie-t-elle à Wilfried un matin calme de sep­tembre, qui ne vou­lait pas signer la dépé­na­li­sa­tion de l’avortement et qui s’était des­ti­tué pen­dant deux jours. » Certains témoins racontent même que la pré­si­dente est par­tie en un éclair, en lais­sant ses affaires sur sa chaise, et que c’est Jean-Marc Nollet qui a dû les récu­pé­rer un peu plus tard, embar­ras­sé ; mais rien n’est moins sûr, c’est sans doute une confu­sion de quelques esprits ramol­lis par la fatigue, un détail fabu­lé pour ampli­fier l’épilogue bol­ly­woo­dien de cette nuit d’été.

C’était le 17 juillet der­nier. Un « grain de pous­sière » peu repré­sen­ta­tif de son man­dat, qui a pour­tant réus­si à ter­nir la fin de la pré­si­dence de Zakia Khattabi.

Une assemblée irrationnelle

« C’est dom­mage que cet épi­sode ait pris tant de place », regrette Patrick Dupriez, pré­sident d’Ecolo à ses côtés entre 2015 et 2018. C’est vrai, c’est dis­pro­por­tion­né. Mais le grain de pous­sière éclaire d’un fais­ceau sin­gu­lier la per­son­na­li­té de Zakia Khattabi, de même qu’il révèle une facette inha­bi­tuelle de la for­ma­tion éco­lo­giste. Il reflé­te­ra pour tou­jours l’histoire d’une assem­blée deve­nue irra­tion­nelle aux yeux de sa diri­geante, un par­ti que sou­dain elle ne recon­nais­sait plus ; comme un com­pa­gnon deve­nu enne­mi, ani­mé par des forces obs­cures. Il fal­lait se retour­ner, s’en aller seule. Se fier au titre de l’essai d’Henri Laborit, Éloge de la fuite, dans lequel le neu­ro­bio­lo­giste fran­çais décrit la dif­fi­cul­té intrin­sèque, pour l’être humain, de s’arracher aux rap­ports de force et de pou­voir. De voler de ses propres ailes.

Cette paire de menottes presque innée, ombi­li­cale, qui enchaîne l’homme aux méca­nismes de domi­na­tion sociale, n’existe pas ou plus chez Zakia Khattabi. L’autorité la révulse, les contraintes la crispent. Le pou­voir en tant que tel la repousse. Elle déteste qu’on lui dicte une conduite, des codes à res­pec­ter, qu’on l’enferme dans un com­por­te­ment atten­du, qu’on la can­tonne à un rôle, un man­dat. Elle souffre en défi­ni­tive d’une espèce de claus­tro­pho­bie politique.

« Quand j’entre dans une pièce, j’ai tout de suite besoin de savoir où se situe la sor­tie », illustre-t-elle sou­vent. Attachement farouche, épi­der­mique, à une liber­té sacrée. Les tests de per­son­na­li­té réa­li­sés au sein de son staff poli­tique révèlent un tem­pé­ra­ment très soli­taire, voire aso­cial, qui ne cherche pas la lumière et déve­loppe des tech­niques de sur­vie pour se pro­té­ger. Le for­ma­teur s’était éton­né : « Un pro­fil comme le vôtre à un niveau de pou­voir aus­si éle­vé, c’est exceptionnel. »

Elle le sait, elle en est fière. André Flahaut avait dit un jour de l’ancien dépu­té fan­fa­ron Laurent Louis qu’il était un « acci­dent de la démo­cra­tie » ; elle pense par­fois la même chose d’elle. Pour d’autres rai­sons. Son iti­né­raire. Son idéa­lisme qui peut confi­ner au dog­ma­tisme. Sa peur de l’enfermement, des conven­tions liber­ti­cides. Sa façon si élé­gante de s’habiller, sa veste Barbour cou­leur olive que cer­tains chez Ecolo ont envie de brû­ler, son éven­tail qu’elle déploie dès qu’il fait chaud, comme tout le monde à Tétouan, au nord du Maroc, la terre de ses parents.

Cinq enfants, une mère voilée, un père ouvrier

Un fœtus qui n’est pas seul dans le ventre de sa mère a‑t-il plus de chances de se décla­rer claus­tro­phobe à l’air libre ? C’est pos­sible. Surtout lorsque cette expé­rience amnio­tique de la pro­mis­cui­té se pour­suit à la mai­son. L’enfance de Zakia Khattabi, au tour­nant des années 1980, n’est pas pro­pice aux grands espaces. Cinq enfants, une mère voi­lée, un père ouvrier dans un quar­tier popu­laire de Saint-Josse-ten-Noode, au cœur de Bruxelles. Une cel­lule fami­liale qui se suf­fit à elle-même, sans appar­te­nance à une quel­conque com­mu­nau­té. Petite, Zakia se demande si elle ne porte pas en réa­li­té deux pré­noms sia­mois, ZakiaZineb, tant ses pre­mières années sont mar­quées par ce binôme indis­so­ciable, cette gémel­li­té oppressante.

Les grands espaces, elle va plu­tôt les trou­ver à la faveur des « retours au bled » qui ont lieu l’été. Rien de plus enivrant que ces cou­leurs qui dansent devant elle, ces odeurs qui se bous­culent, ces nuits sur la plage à refaire le monde avec les cou­sins. À l’évocation de ces sou­ve­nirs, l’émotion la gagne comme une brusque mon­tée des eaux. « C’est bête, je ne sais pas pour­quoi ça me prend, tout à coup… Enfin si, en fait, je sais. Je ne suis pas du tout com­mu­nau­ta­riste, mais si j’ai réus­si à tenir quatre ans à la pré­si­dence, c’est grâce à cette part de mon iden­ti­té. Elle m’a sauvée. »

En voi­ture vers la Chambre des repré­sen­tants, où l’attend une nou­velle joute avec ses adver­saires, elle écoute de la musique anda­louse, un genre très popu­laire au Maroc ; oud, cithare, tam­bou­rin arabe et flûte en roseau l’accompagnent jusqu’à l’hémicycle, tor­rent sonore qui lui ser­vi­ra de bou­clier. « Alors je me dis : ça, c’est une part de moi qu’ils n’auront jamais. C’est ma sin­gu­la­ri­té, mon jar­din secret. »

Un monde binaire

Le monde, chez Zakia Khattabi, est quelque peu binaire : les bons et les méchants, moi contre Bart et Theo, la lutte civi­li­sa­tion­nelle entre socié­té ouverte et socié­té fermée.

Elle ne se sent pas le besoin de pré­ci­ser l’identité du « ils ». Le monde, chez Zakia Khattabi, est quelque peu binaire : les bons et les méchants, moi contre Bart et Theo, les éco­lo­gistes contre les cli­ma­to-scep­tiques, la lutte civi­li­sa­tion­nelle entre socié­té ouverte et socié­té fer­mée ; encore cette his­toire de claus­tro­pho­bie. Un cli­vage ouvert/fermé qu’elle a por­té avec fer­veur durant sa pré­si­dence, par­fois à outrance.

« En rame­nant tout à cette pola­ri­sa­tion cari­ca­tu­rale, elle a entre­te­nu la radi­ca­li­té de la socié­té », ana­lyse un ancien du par­ti. « La force de l’écologie poli­tique, c’est la recon­nais­sance de la com­plexi­té, replace une mili­tante d’Ecolo qui connaît bien la Baronne. Elle a reti­ré cette com­plexi­té, elle a refu­sé la nuance. Dans son esprit, les gens sont soit d’un côté, soit de l’autre. C’est pour ça qu’elle aime avoir sa petite cour autour d’elle, ses apar­tés avec ses pri­vi­lé­giés. Les autres, elle est capable de les fou­droyer. » Le reproche d’une pré­si­dente « cla­nique » revient sou­vent chez ses contempteurs.

« Zakia a ses pou­lains qu’elle pro­tège et ses enne­mis qu’elle démo­lit, c’est vrai », sou­tient Henri Goldman, rédac­teur en chef de la revue Politique et ancien col­lègue de l’écologiste au Centre pour l’égalité des chances, au début des années 2000. « C’est une fai­blesse appa­ren­tée à une grande qua­li­té : son authen­ti­ci­té, son entiè­re­té. Elle pos­sède une forte per­son­na­li­té, elle est habi­tée par des convic­tions inébran­lables, mais elle n’est pas ras­sem­bleuse. Un pré­sident de par­ti devrait pou­voir com­bi­ner tous ces attri­buts, ce qui n’est pas courant. »

D’où lui vient cette atti­tude effron­tée, cette aver­sion pour l’autorité ? Zakia était pour­tant une enfant sage. Pas de remous au Sacré-Cœur de Lindthout, un incu­ba­teur de la bonne bour­geoi­sie bruxel­loise, où ses cama­rades la regar­daient sans doute plus comme une fille de diplo­mate que comme une enfant d’ouvrier. Pas de fra­cas à l’ULB, d’où elle est res­sor­tie avec un diplôme de sociologie.

Pas de rébel­lion dans les admi­nis­tra­tions qui l’ont enga­gée en début de car­rière (ULB, Centre pour l’égalité des chances, Politique scien­ti­fique fédé­rale). « Je n’avais jusque-là jamais été dans des rap­ports de ver­ti­ca­li­té, je consi­dé­rais mes supé­rieurs comme mes égaux. En poli­tique, on entre alors dans des zones de pri­vi­lèges et de petits pou­voirs ; ça m’a été insup­por­table. » Elle vouait dès son enfance — et voue tou­jours — une pro­fonde consi­dé­ra­tion envers les institutions.

« C’est sans doute en gran­dis­sant et en inves­tis­sant ces ins­ti­tu­tions que j’ai réa­li­sé à quel point elles ne ren­daient pas à mes parents le res­pect qu’ils avaient pour elles. Ça me tue d’entendre mon père dire qu’il n’a pas réus­si sa vie parce qu’il ne pos­sède pas tel modèle de voi­ture. Comme si on exis­tait dans les seules limites de ce que l’on consomme et pro­duit… Voilà pour­quoi je suis plus révol­tée qu’avant. » Révoltée, pas révo­lu­tion­naire. « Tête bru­lée », dit- elle en riant. « Quand je regarde dans le rétro­vi­seur, je me dis que j’ai été courageuse. »

2014, une première à l’assemblée

Dans le rétro­vi­seur appa­raît Zakia Khattabi au pupitre de la Chambre, en 2014. C’est la pre­mière inter­ven­tion de sa car­rière dans la pres­ti­gieuse assem­blée. Repérée en 2008 par Christophe Derenne, le direc­teur d’Etopia (la fon­da­tion poli­tique d’Ecolo), alors qu’elle sui­vait des for­ma­tions à l’Académie verte du par­ti, Zakia Khattabi semble à la fois aller­gique et rom­pue aux codes poli­tiques qu’elle découvre seule­ment. Ce monde lui réus­sit d’emblée : elle est élue dépu­tée au par­le­ment bruxel­lois en 2009, puis séna­trice coop­tée quelques mois plus tard, cheffe de groupe Ecolo au Sénat et enfin dépu­tée fédé­rale en 2014.

Au pupitre, elle s’adresse à tous les par­tis et s’en prend à la N‑VA : « Mais vous croyez quoi ? Après les immi­grés, les homo­sexuels, les femmes, ceux qui émargent au CPAS et au chô­mage, qui va s’ajouter à la liste des enne­mis de Bart De Wever ? Si vous n’êtes pas un chef d’entreprise fla­mand d’origine fla­mande, vous en pren­drez for­cé­ment un jour pour votre grade. » Son dis­cours n’a pas chan­gé, cinq ans et une légis­la­ture plus tard. « Quand on dit ça, la nou­velle mode c’est de nous répli­quer que c’est du racisme anti­blanc. Mais non ! C’est juste recon­naître que notre socié­té repose sur des bases patriar­cales. C’est un héri­tage dont on peut se détacher. »

Au len­de­main des élec­tions régio­nales et fédé­rales de mai 2014, Ecolo est gra­ve­ment malade. Son ther­mo­mètre affiche moins de 10 % des voix en Belgique fran­co­phone. Avec 9 285 voix de pré­fé­rence (soit le dixième score bruxel­lois, tous par­tis confon­dus), Zakia Khattabi, tête de liste à la Chambre, est l’une des rares figures éco­lo­gistes à avoir échap­pé à cette débâcle élec­to­rale qui va lais­ser le par­ti à terre pour plu­sieurs mois. Le duo de pré­si­dents en place (tou­jours mixte, femme/ homme, Wallonie/Bruxelles), Emily Hoyos et Olivier Deleuze, est ouver­te­ment réprou­vé pour la cam­pagne menée, trop mièvre, trop prudente.

L’appareil du par­ti est écla­té, les lignes direc­trices dis­soutes. La crise n’est pas seule­ment élec­to­rale, elle est aus­si socio­lo­gique : Ecolo s’est avé­ré inca­pable de cap­tu­rer dans ses filets autre chose que des « bobos ». Le par­ti n’apparaît pas, aux yeux de la popu­la­tion, à l’avant-garde de la défense des chô­meurs et des réfu­giés, du droit des femmes et des mino­ri­tés. Ses listes élec­to­rales ne comptent que trop peu d’employés, d’ouvriers, de fonc­tion­naires, de can­di­dats issus de l’immigration. Très cri­tiques envers le binôme Hoyos/Deleuze, Zakia Khattabi et Patrick Dupriez, le pré­sident sor­tant du par­le­ment wal­lon, pré­sentent leur candidature.

Ils sont élus à 60 % des voix, contre 38 % pour le duo rival, Chloé Deltour et Christos Doulkeridis, l’actuel bourg­mestre d’Ixelles qui l’avait lan­cée dans le grand bain des élec­tions régio­nales de 2009.

Du renouveau chez Ecolo

Cet acces­sit amorce un brusque chan­ge­ment d’époque pour Ecolo. Zakia Khattabi n’est pas du sérail. Elle n’est pas issue du mou­ve­ment étu­diant ; elle n’a pas diri­gé la Fédération des étu­diants fran­co­phones (FEF) contrai­re­ment à Emily Hoyos ou Jean-Marc Nollet ; elle n’a pas de réseau, les gens la connaissent peu, même à l’intérieur du par­ti où elle ne reste jamais boire un verre après les conseils de fédé­ra­tion du ven­dre­di. Très vite, avec Patrick Dupriez, elle boute Ecolo hors de l’échiquier gauche-droite. La for­ma­tion ne sera plus la « nou­velle gauche », comme dans les années 1990 sous la hou­lette de Jacky Morael ; elle ne sera plus « le nou­veau centre », voie qu’avait plu­tôt pri­vi­lé­giée Jean-Michel Javaux, à la barre d’Ecolo entre 2003 et 2012. Zakia Khattabi la place sur un nou­vel axe dicho­to­mique, ouvert/fermé, dans un contexte où l’Europe affronte une crise migra­toire inédite, et réaf­firme l’écologie comme un pro­jet poli­tique sys­té­mique, qui englobe tout.

« Au même titre qu’il y a le libé­ra­lisme et le socia­lisme, il y a l’écologie poli­tique, sur un pied d’égalité », pro­clame-t-elle. Une dia­lec­tique qui entend réaf­fir­mer la spé­ci­fi­ci­té d’Ecolo, mena­cée par les par­tis tra­di­tion­nels qui se mettent tous à « faire du vert », eux-mêmes secoués par les rap­ports du GIEC et bien­tôt les marches pour le cli­mat. Pour illus­trer ses dif­fé­rences avec la gauche, Zakia Khattabi invoque sou­vent cet exemple : « Quand je vois le PS qui se dit “éco­so­cia­liste” mais qui va inau­gu­rer en grande pompe un nou­veau Primark ou qui se féli­cite de l’arrivée d’Alibaba à Liège et ses mil­liers d’emplois pré­caires, je me dis que quelque chose ne tourne pas rond ».

Et lorsque ça tourne rond, c’est dans le mau­vais sens : « Les vols aériens low cost ne font pas que détruire l’environnement, ils cachent aus­si des tra­vailleurs low-cost qui dès lors consomment low-cost ». Crise envi­ron­ne­men­tale et injus­tices sociales vont de pair dans l’esprit de Zakia Khattabi depuis long­temps. « Son » éco­lo­gie poli­tique ne prône pas, contrai­re­ment au PS, le pro­duc­ti­visme et le consu­mé­risme ; pas plus qu’il n’entretient un lien de subor­di­na­tion entre élus et élec­teurs. « J’ai fait le choix d’Ecolo sur la ques­tion cen­trale de l’autonomie, de l’émancipation des individus. »

« En mode survie jusqu’à la fin du mandat »

Autre nou­veau­té : avec Zakia Khattabi, l’actualité bruxel­loise d’Ecolo cris­tal­lise davan­tage l’attention média­tique que l’actualité wal­lonne. « Pour la pre­mière fois dans l’histoire du par­ti, Bruxelles a pris un poids pré­pon­dé­rant, y com­pris sur les enjeux de socié­té », ana­lyse Jean-Michel Javaux, aujourd’hui bourg­mestre d’Amay. Le dénom­mé « style Zakia » pro­duit ses effets. Un ton par­fois cor­ro­sif, un usage talen­tueux des réseaux sociaux, une fran­chise sans conces­sion, une pro­pen­sion impul­sive à s’indigner tous les quatre matins, une émo­ti­vi­té jamais feinte. Son épou­van­tail s’appelle Theo Francken, alors secré­taire d’État N‑VA à l’Asile et à la Migration, qu’elle consi­dère comme « le che­val de Troie de l’extrême droite ».

Sur Twitter, dont elle maî­trise le lan­gage comme per­sonne chez Ecolo, elle décroche par ses décla­ra­tions offen­sives un pla­teau télé­vi­sé par-ci, une inter­view radio par-là. Elle remet dans la lumière un par­ti déchar­né pro­mis à la pénombre de l’opposition et tente d’apprivoiser des équipes déci­mées qui ne l’ont pas choi­sie. « En interne, le contexte glo­bal était hos­tile, rem­bo­bine-t-elle. Ce sont les mili­tants qui nous ont élus, Patrick et moi, pas les cadres en place. Dès cet ins­tant, je me suis mise en mode sur­vie, et ce jusqu’à la fin de mon man­dat. » En lutte constante. Quitte à pous­ser le cur­seur de la féro­ci­té un cran trop loin, à héris­ser cer­tains cadres au sein du par­ti. À se ramas­ser en pleine figure des contre-attaques de plus en plus vio­lentes. Tant pis, c’est le prix de sa liber­té. C’est la ran­çon de son anti­con­for­misme. Cette fonc­tion qui convient si bien à un esprit géné­ra­liste — champ d’actions varié — et si mal à un esprit indé­pen­dant — for­ma­tage obli­gé, elle l’a embras­sée pour le plai­sir d’être là où on ne l’attendait pas. Par fidé­li­té au par­ti, aussi.

« Zakia retourne dans l’assemblée avec une énorme recon­nais­sance, même chez les Wallons. Elle sus­cite une forme d’affectivité durable liée à ses forces et ses fêlures. » – Jean-Michel Javaux

La coha­bi­ta­tion avec Patrick Dupriez se passe d’une manière idéale sur le plan humain, mais Zakia Khattabi prend presque tout l’espace mal­gré elle, quand sa moi­tié poli­tique s’efface au fil des jours. Chez l’Ixelloise, l’émotivité alterne avec la ruse. Le ration­nel avec l’irrationnel. L’immédiateté des réseaux sociaux avec la quête de pro­fon­deur, de len­teur aca­dé­mique. C’est cette intel­li­gence intui­tive qui en fait un per­son­nage ambi­gu, donc fascinant.

Quelques faits sin­gu­liers émaillent ain­si son man­dat. Un dis­cours impro­vi­sé à Lyon au len­de­main des atten­tats isla­mistes de Paris en novembre 2015, alors qu’à Bruxelles les médias la sol­li­citent pour qu’elle com­mente ces atten­tats — elle et pas l’autre pré­sident du par­ti, ce qui la dérange vis­cé­ra­le­ment. Pour la seule et unique fois, elle s’exprime, la gorge ser­rée, sur son pedi­gree musul­man. « Je veux reven­di­quer cette iden­ti­té pour vous dire que je peux vous regar­der, cha­cun, les yeux dans les yeux, et vous dire que ce que mes parents m’ont trans­mis, ce n’est pas ça. » Personne, par­mi les éco­lo­gistes pré­sents dans la salle, n’a oublié cette confes­sion impromptue.

En juin 2017, alors que l’affaire Publifin empoi­sonne le monde poli­tique belge, elle se met sou­dain à mar­cher sur les plate-bandes du minis­tère de la Santé : « Mettre le PS dans l’opposition est sans doute une mesure de salu­bri­té publique ». C’est la phrase que tout le monde a rete­nue, qui a tour­né dans toutes les rédac­tions, mais la suite de sa décla­ra­tion est pas­sée à la trappe, sauf chez les socia­listes. « … publique, c’est évident. Mais est-ce nor­mal que ce soit un homme tout seul dans son coin qui prenne cette déci­sion ? Nous sommes à un an et demi des élec­tions, nos conci­toyens aus­si ont un mot à dire sur ce qui est en train de se jouer et, aujourd’hui, c’est de nou­veau des pra­tiques d’ancien régime. M. Lutgen nous force à dis­cu­ter dans un huis clos par­ti­cra­tique digne du siècle dernier. »

De Dupriez à Nollet

Manœuvre ver­bale très habile : elle casse les jambes du pré­sident du CDH, qui repré­sente tout ce qu’elle hon­nit — le mâle blanc éta­bli et pré­ten­tieux, élec­to­ra­liste et cal­cu­la­teur — et par ailleurs tout ce qui est étran­ger à une bobo urbaine et laïque comme elle — le monde agri­cole et l’héritage du pilier chré­tien ; et, dans le même mou­ve­ment, elle condamne les socia­listes sans pour autant les pous­ser dans la fosse aux lions. Augure des épou­sailles entre PS et Ecolo en Wallonie et à Bruxelles, un an plus tard.

En octobre 2018, Patrick Dupriez jette l’éponge pour des rai­sons per­son­nelles. Zakia Khattabi désigne Jean-Marc Nollet pour lui suc­cé­der et assu­rer à côtés d’elle la cam­pagne élec­to­rale qui s’annonce. Nollet ? Le choix en décon­certe plu­sieurs. L’ancien ministre wal­lon n’est pas le genre de Zakia. Encore un mâle blanc sûr de lui, pro­duit de la « FEF- connexion », héri­tier de l’ancien appa­reil cen­tral d’Ecolo, par­faite bête poli­tique qui sait depuis ses quinze ans que sa juste place est dans un gou­ver­ne­ment. « Mon alliance avec Jean-Marc, la réus­site pro­fes­sion­nelle de notre tan­dem, c’est peut-être ce dont je suis la plus fière aujourd’hui. Pourtant, entre 2009 et 2014, quand il était ministre et moi dépu­tée, nous n’étions pas les meilleurs amis. Tout ce qu’il repré­sente, les espaces de pou­voir… moi, j’y suis aller­gique. Quand on lui reproche des choses, je réponds : vous savez, il fait de la poli­tique, c’est moi qui n’en fais pas. »

Le mariage de rai­son fait mer­veille. Jean-Marc Nollet, le Carolo, cor­rige par sa force de tra­vail et sa maî­trise zélée des thèmes envi­ron­ne­men­taux deux points de dés­équi­libre chez Ecolo : l’attention média­tique trop sou­vent diri­gée sur Bruxelles, d’une part, et les lacunes de Zakia Khattabi en matière d’énergie et de cli­mat, de l’autre. Si la pré­si­dente a fait le choix des éco­lo­gistes dès qu’elle a été en âge de voter, c’est parce que le par­ti était le seul, à ses yeux, à même de por­ter haut la cause des femmes, des réfu­giés, des sans-papiers ; tout ce qui se rap­porte aux droits humains et à l’émancipation des indi­vi­dus. L’environnement vient en second lieu. « La poli­tique de Zakia cor­res­pond en fait à l’écologie bruxel­loise, qui est fina­le­ment peu envi­ron­ne­men­tale et plus ancrée à gauche que l’écologie wal­lonne, note un ancien dépu­té Ecolo.

Je ne l’ai jamais enten­due sur des sujets comme l’énergie et le cli­mat, en dehors des grands pon­cifs. Je pense qu’avec Jean-Marc, ils ont repro­duit les accords de Yalta : toi c’est la Wallonie, moi Bruxelles. Toi c’est l’environnement, moi la jus­tice sociale. » En marge de ce pacte stra­té­gique, Jean-Marc Nollet, « l’ancien méchant », a pour mis­sion per­son­nelle de se faire appri­voi­ser par la pré­si­dente en place. « Il a consen­ti un gros tra­vail diplo­ma­tique pour être accep­té par Bruxelles et la garde rap­pro­chée de Zakia », relève Jean-Michel Javaux. Reste alors dans le cahier des charges de Jean-Marc Nollet un der­nier objec­tif, la syn­thèse de tous les autres : rap­pro­cher les inten­tions de vote en Wallonie du niveau bruxel­lois, lequel place Ecolo pre­mier par­ti de la capitale.

Surtout, le ministre wal­lon, wor­ka­ho­lic et bagar­reur, vient réoxy­gé­ner une Zakia Khattabi à bout de souffle. La soif de liber­té de cette soli­taire dans l’âme est sans cesse contra­riée. Elle semble prendre la fuite. On lui reproche de se défi­ler la veille d’un débat média­tique impor­tant. On se plaint de ne plus avoir de ses nou­velles pen­dant plu­sieurs jours. On la dit mal­heu­reuse. Ses traits s’étirent, son visage exprime par moments un état de détresse.

Plus l’épreuve de sur­vie qu’elle s’est assi­gnée approche de son terme, plus elle lui paraît insou­te­nable. « Durant cette période, pas un seul jour je me suis levée en me disant : chouette, je vais aller au bou­lot. » Dans les son­dages d’opinion, elle ne par­vient pas à inté­grer le top dix des per­son­na­li­tés poli­tiques bruxel­loises les plus popu­laires ; trop intel­lo peut-être, trop cli­vante, trop doc­tri­naire, pas assez pré­sente sur les mar­chés aux poissons.

Sur Twitter, la cas­cade d’insultes racistes, sexistes ou isla­mo­phobes gonfle, de moins en moins sou­ter­raine. Le vase finit par débor­der, la patronne d’Ecolo quitte le réseau social toutes affaires ces­santes. « Je n’ai pas voca­tion à ser­vir de paillas­son pour tous les trolls et les fachos », explique au Vif/L’Express celle qui avait déjà fui Facebook. « Je ne connais pas d’autre pré­sident de par­ti qui se serait reti­ré d’un réseau aus­si stra­té­gique que Twitter de façon aus­si uni­la­té­rale, constate un ancien man­da­taire influent. On a tolé­ré chez Zakia des atti­tudes qu’on n’aurait pas accep­tées chez les autres. Je crois que c’est dû à son côté atta­chant, sa sincérité. »

Emblème de la lutte féministe

Les meutes ne bra­connent pas que sur les réseaux sociaux. Hors de Twitter, Zakia Khattabi conti­nue d’essuyer des pro­pos qui la blessent dans sa chair. « J’ai tou­jours été une fémi­niste radi­cale, je ne suis pas naïve, mais fran­che­ment, ce que j’ai décou­vert à ce niveau de pou­voir dépas­sait de loin ce que j’avais ima­gi­né de pire. Alors un jour, pen­dant la cam­pagne, je suis entrée chez un tatoueur et en un quart d’heure c’était fait. »

Elle retrousse son che­mi­sier et laisse entre­voir, sur la paume de son avant-bras, l’emblème de la lutte fémi­niste — un poing levé à l’intérieur du cercle du sym­bole de Vénus. Comme un écho soli­daire à ce mou­ve­ment en cours au Maroc et qu’elle sui­vait via les réseaux sociaux, #Masaktach, pour dénon­cer la culture du viol et de l’impunité. Masaktach, « je ne me tai­rai pas », en arabe dia­lec­tal marocain.

Sur le front poli­tique, les attaques de la N‑VA et du MR redoublent d’intensité. Un jour, c’est sur la base d’une intox col­por­tée par les libé­raux, qui accusent Ecolo de vou­loir taxer la viande. Cette tor­pille contro­ver­sée touche sa cible et semble engour­dir la pro­gres­sion des verts dans les son­dages, sur­tout en Wallonie. Un autre jour, c’est le par­ti lui-même qui tend le bâton à ses adver­saires, lorsque Zoé Genot, cheffe de groupe Ecolo au par­le­ment bruxel­lois, dis­tri­bue un tract au mar­ché de Laeken por­tant uni­que­ment sur les liber­tés de culte à Bruxelles. Il pré­cise par exemple que les verts sont favo­rables à l’abattage sans étour­dis­se­ment des ani­maux dans le cadre de rites reli­gieux. « Zakia était folle de rage, se sou­vient Patrick Dupriez. Elle qui n’a aucun réflexe com­mu­nau­taire, déteste par-des­sus tout qu’on ins­tru­men­ta­lise les communautés. »

« Ce tract a été très mal per­çu en Wallonie, ajoute Jean-Michel Javaux. Zakia en a beau­coup souf­fert et s’est encore davan­tage repliée sur ses terres bruxelloises. »

Taxe sur la viande, abat­tage sans étour­dis­se­ment… À ce rythme, la cam­pagne va finir en bou­che­rie. Zakia Khattabi décompte les jours. Il est temps que cette Belgique qui lui a don­né la chance de deve­nir pré­si­dente de par­ti, cette Belgique à laquelle elle estime être plus atta­chée que Theo Francken et dont elle a pour­tant l’impression dou­lou­reuse de pas­ser pour l’ennemie numé­ro un, il est temps que cette Belgique aille voter.

Le 26 mai 2019, Ecolo devient le troi­sième par­ti de Wallonie (14,5 %, + 5,9 points) et le deuxième par­ti de Bruxelles (19,1 %, + 9 points). Pas pre­mier. Ce qui barre de fac­to la route de la ministre-pré­si­dence bruxel­loise à Zakia Khattabi, qui avait pro­mis d’assumer le poste en cas de pole posi­tion, eu égard à son sta­tut de tête de liste à la Chambre.

« Le soir des élec­tions, j’ai dû être la seule chez Ecolo à pous­ser un ouf de sou­la­ge­ment quand j’ai vu que nous n’étions pas le pre­mier par­ti à l’échelon régio­nal, confie-t-elle. D’autant que nous étions en tête dans la cir­cons­crip­tion de Bruxelles pour le scru­tin fédé­ral — ma liste, donc c’était un joli scé­na­rio. J’étais fière. » La capi­tale de la Belgique atten­dra encore un moment pour voir à sa tête une pre­mière femme, une pre­mière éco­lo­giste, une pre­mière citoyenne issue de l’immigration. La sym­bo­lique n’a jamais échap­pé à Zakia Khattabi, mais elle ne dési­rait pas s’asseoir dans ce fau­teuil. « J’y serais allée à contre­cœur. Dans un vrai déchi­re­ment. Moi, je ne suis pas une ges­tion­naire, c’est aus­si pour ça que je ne vou­lais pas non plus de por­te­feuille minis­té­riel. J’ai une vision roman­tique de la poli­tique. J’ai tou­jours rêvé d’être un haut com­mis de l’État. »

« Tout ce que Jean-Marc Nollet repré­sente, les espaces de pou­voir… moi, j’y suis aller­gique. Quand on lui reproche des choses, je réponds : “Vous savez, il fait de la poli­tique, c’est moi qui n’en fais pas”. » Zakia Khattabi

Renforcé par sa nette pro­gres­sion à Bruxelles, Ecolo entame les négo­cia­tions régio­nales dans la posi­tion du dau­phin gour­mand. Zakia Khattabi, secon­dée par Alain Maron, palabre avec le PS, Défi, Groen, le SP.A et l’Open VLD. Dès ce moment, l’Ixelloise sidère tous ses interlocuteurs.

Sa dernière fierté

Elle que cer­tains jugeaient inca­pable de nouer le moindre com­pro­mis à cause de ses convic­tions trop exclu­sives, laisse chez ses par­te­naires de négo­cia­tion une excel­lente impres­sion. « Elle peut avoir sa rigueur de point de vue, elle peut être ferme et déci­dée, mais ça ne se fait jamais au prix d’une forme de chan­tage, estime Olivier Maingain, pré­sident de Défi. C’est quelqu’un avec qui je tra­vaille en confiance, dans une estime réci­proque. » Le futur ministre de l’Environnement et du Climat Alain Maron a assis­té de près aux pres­ta­tions de Zakia Khattabi, pour qui il nour­rit beau­coup d’affection. « J’ai vu dans le regard des autres négo­cia­teurs qui la décou­vraient — Sven Gatz, Guy Vanhengel, Rudi Vervoort — com­bien ils ont été sur­pris par son intel­li­gence et ses capa­ci­tés de négo­cia­tion. Elle est capable de char­mer, de désar­mer ; elle a un talent poli­tique inné. »

Zakia Khattabi s’est elle-même décou­vert des apti­tudes insoup­çon­nées. « Les négo­cia­tions à Bruxelles, ça a été pour moi une vraie révé­la­tion. C’était confi­den­tiel, à l’écart du jeu poli­ti­co média­tique, donc sans faux-sem­blants. Un jour, Guy Vanhengel m’a prise dans ses bras et il m’a dit : “Franchement, je n’aurais jamais cru que tu étais comme ça. T’es une vraie bête poli­tique !” De la bouche d’un Flamand de droite… Il a ajou­té : “J’ai décou­vert une per­son­na­li­té qui a de l’humour”. Mon grand regret, c’est jus­te­ment qu’on ne dise jamais que j’ai de l’humour. J’espère que ce sera mon épitaphe ! »

De l’avis de tous, l’accord gou­ver­ne­men­tal bruxel­lois est le plus beau tro­phée de Zakia Khattabi. Il pro­pose pour la capi­tale un plan d’action vigou­reux, non pas cou­vert d’un ver­nis éme­raude bon mar­ché mais entiè­re­ment dic­té par l’urgence cli­ma­tique. Une vision « holis­tique », si chère à l’Ixelloise. Pour preuve, et c’est là sa vic­toire la plus per­son­nelle, le por­te­feuille de la Transition éco­no­mique qui échoit à Ecolo. Enfin, se réjouit-elle, on ne can­tonne plus les com­pé­tences des verts à l’environnement stric­to sen­su. Hélas pour Zakia Khattabi, cette réus­site sera occul­tée par la fameuse assem­blée géné­rale du 17 juillet.

La veille, les par­te­naires de négo­cia­tion s’arrachent encore les che­veux sur la dis­tri­bu­tion des com­pé­tences. Les pour­par­lers se pro­longent jusqu’à quatre heures du matin. « On fai­sait face à un blo­cage, on était tous épui­sés, j’ai annon­cé que j’allais me cou­cher et qu’on repren­drait après un peu de som­meil. J’étais per­sua­dée qu’on n’aurait pas d’accord le len­de­main, qu’on allait devoir annu­ler la confé­rence de presse et l’AG. » Trois ou quatre heures plus tard, les par­te­naires se retrouvent au saut du lit, la situa­tion se décante et l’accord est signé in extremis.

C’est dans ce contexte de grande fatigue men­tale et phy­sique que Zakia Khattabi se pré­sente aux côtés de Jean- Marc Nollet à l’AG d’Ecolo. L’objet de l’assemblée : vali­der l’accord de gou­ver­ne­ment et voter le cas­ting minis­té­riel sur la base des pro­po­si­tions de la pré­si­dence. L’accord est approu­vé mas­si­ve­ment. Mise en confiance par ce cou­ron­ne­ment et sou­te­nue dans son choix par Jean-Marc Nollet et Alain Maron, Zakia Khattabi pro­pose, pour le poste de secré­taire d’État à la Transition éco­no­mique, une cer­taine Isabelle Pauthier, issue de l’ARAU (l’Atelier de recherche et d’actions urbaines) et très mécon­nue des mili­tants éco­lo­gistes. D’abord sou­mise au groupe par­le­men­taire, la pro­po­si­tion est refu­sée. On chu­chote avec insis­tance le nom de Barbara Trachte, cheffe de groupe au par­le­ment de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

« Je pense que cer­tains, par­mi les par­le­men­taires, avaient d’autres inté­rêts, ana­lyse après coup Zakia Khattabi. En pro­pul­sant Barbara, quelques-uns visaient à l’éloigner de la pré­si­dence, ce qui leur aurait lais­sé une chance de me suc­cé­der le jour où je démis­sion­ne­rais. En écar­tant Isabelle, d’autres se don­naient la pos­si­bi­li­té d’être le deuxième nom au poste de secré­taire d’État. Les biais étaient mul­tiples et trop impor­tants, j’ai donc renou­ve­lé ma pro­po­si­tion lors du vote de l’AG .» Les mili­tants refoulent Isabelle Pauthier comme l’ont fait les par­le­men­taires avant eux. Personne ou presque ne com­prend l’obstination de Zakia Khattabi, si ce n’est à la lumière de la rela­tion per­son­nelle, délé­tère, qu’elle aurait avec Barbara Trachte.

« C’est Zakia dans toute sa splen­deur, très cla­nique, tou­jours dans la mêlée au lieu d’être au-des­sus », résume une mili­tante. L’accusée se défend d’avoir réglé ses comptes. Elle vou­lait mettre la bonne per­sonne à la bonne place, c’est tout. « Pour moi, Isabelle n’avait peut-être pas les com­pé­tences en matière d’économie, mais c’est une bête poli­tique. Au demeu­rant, je ne la connais­sais pas, ce n’est pas comme si j’avais pla­cé une copine. Quant à Barbara, je comp­tais plu­tôt la sou­te­nir pour un poste à la Fédération Wallonie-Bruxelles. »

Face à l’hostilité ambiante, avec l’impression — insou­te­nable, pour elle — qu’on lui force la main et que son par­ti prend des airs flo­ren­tins, la pré­si­dente se braque davan­tage. « Plus que diri­giste, elle s’est mon­trée têtue, relève Jean-Michel Javaux, à qui Zakia doit le sur­nom de « Baronne » en réfé­rence à son appa­rence chic. Elle a dû res­sen­tir de l’ingratitude de la part du par­ti, alors qu’elle a lar­ge­ment contri­bué à sa renais­sance. Elle a dû se dire que les mili­tants ne com­pre­naient pas qu’elle fai­sait ça pour leur bien, qu’ils ver­raient plus tard qu’elle avait raison.

Elle est extrê­me­ment méfiante et sus­cep­tible, ce qui l’amène à prendre pour un affront per­son­nel chaque signal qui lui est défa­vo­rable. » Dans l’auditoire de l’ULB, plus la nuit avance, plus l’ambiance dégé­nère. « Des gens que je n’avais pas vus en quatre ans sont mon­tés à la tri­bune, j’ai enten­du des trucs hal­lu­ci­nants, décrit Zakia Khattabi. C’était très agres­sif, très dur. Je ne recon­nais­sais pas le par­ti que j’avais pilo­té. J’ai vu deux visions de la poli­tique s’affronter : dans l’intérêt du par­ti ou dans la quête du pou­voir. À la tri­bune, per­sonne ne met­tait en avant les qua­li­tés de Barbara, j’entendais juste : “Ça fait dix ans qu’elle œuvre pour le par­ti, on lui doit bien ça”.

Ben non, ça ne marche pas comme ça. Et quand je lis par après Barbara décla­rer qu’elle avait “une envie de minis­tère”, ça me dépasse. J’ai le sen­ti­ment que la logique du pou­voir pour le pou­voir l’emporte. On m’a dit que j’ai subi un désa­veu per­son­nel. Non, j’ai subi le désa­veu d’une méthode, celle de la démo­cra­tie col­lec­tive — que j’ai tant défen­due avec Patrick Dupriez —, qui a été ins­tru­men­ta­li­sée à des fins indi­vi­duelles. Cette AG, ça reste un échec très douloureux. »

« Ecolo ? Pareil aux autres »

Douloureux aus­si pour Barbara Trachte, indi­rec­te­ment désap­prou­vée par sa pré­si­dente, et pour Isabelle Pauthier, qui a vécu un camou­flet sans avoir rien deman­dé. Trois femmes res­sor­ties écor­chées de cette nuit hys­té­rique. « Ce par­ti est rude, constate un ancien pilier d’Ecolo. Derrière son appa­rente socia­bi­li­té et sa gen­tillesse ordi­naire, il est pareil aux autres. »

Deux mois plus tard, les orga­nismes sont apai­sés. Barbara Trachte a été élue ministre en fin de séance, en l’absence de la patronne « des­ti­tuée ». Laquelle, deux jours plus tard, les­si­vée, encore abî­mée par la der­nière assem­blée, a annon­cé qu’elle quit­te­rait la tête du par­ti, comme elle avait pré­vu de le faire depuis belle lurette. Ecolo a scel­lé, à la ren­trée, un accord en Wallonie avec le PS et le MR. Zakia Khattabi a assu­mé loya­le­ment son man­dat de pré­si­dente jusqu’au 15 septembre.

Lors des Rencontres d’été à Liège, puis lors de l’assemblée qui a dési­gné la très jeune Rajae Maouane pour lui suc­cé­der auprès du mara­tho­nien, de l’encyclopédiste Jean-Marc Nollet, elle a été cou­verte d’une longue stan­ding ova­tion. « Zakia retourne dans l’assemblée avec une énorme recon­nais­sance, même chez les Wallons, confirme Jean-Michel Javaux. Elle sus­cite une forme d’affectivité durable liée à ses forces et à ses fêlures. »

Toujours dépu­tée fédé­rale, Zakia Khattabi reprend sa place de mili­tante par­mi les mili­tants, là où elle se sent le mieux. « J’ai fait le job », écrit-elle dans un mes­sage d’adieu sur Facebook (où elle est de retour). Survivante au fran­chis­se­ment de ce tun­nel rocailleux dans lequel elle aura ram­pé quatre ans durant. Fin de l’épreuve de spé­léo­lo­gie, loi­sir qu’elle n’a jamais pra­ti­qué « en vrai » et auquel elle ne compte sur­tout pas s’essayer.

« Le soir des élec­tions, j’ai dû être la seule chez Ecolo à pous­ser un ouf de sou­la­ge­ment quand j’ai vu que nous n’étions pas le pre­mier par­ti à Bruxelles. » – Zakia Khattabi

Au dehors, le com­bat ne fait que com­men­cer. Les tenants d’une socié­té dite fer­mée semblent res­ser­rer leur étreinte. L’activiste cli­ma­tique Anuna De Wever était la cible de bou­teilles rem­plies d’urine au fes­ti­val Pukkelpop, au cœur de l’été. Des mas­cu­li­nistes com­mencent à sor­tir du bois et lancent leur riposte au mou­ve­ment #MeToo. Le der­nier son­dage en date hisse le Vlaams Belang au rang de pre­mier par­ti de Flandre. Masaktach.

Dans son dis­cours de sor­tie, Zakia Khattabi a repris à Jean-Marc Nollet la for­mu­la­tion d’un choix binaire plus défi­ni­tif encore, aux accents moyen­âgeux, que l’axe ouvert/fermé : « L’enjeu de l’avenir, c’est l’écologie ou la bar­ba­rie ». Les verts cherchent par là à construire un récit à oppo­ser à celui des extré­mistes du Vlaams Belang ou des sépa­ra­tistes de la N‑VA. Pas comme la gauche, qui a dépo­li­ti­sé le débat public, regrette Zakia Khattabi, et qui en a fait un truc de ges­tion­naires, où le rêve est absent. « J’ai envie de construire un ima­gi­naire ; que les gens, en fer­mant les yeux, n’associent pas Ecolo à des pan­neaux pho­to­vol­taïques, mais à un monde où l’on mange bien et l’on res­pire bien. J’ai une conscience aiguë de l’urgence, mais ce n’est pas la peur qui me motive, c’est la pro­jec­tion dans une socié­té meilleure. »

Où est la place d’une idéa­liste aus­si radi­cale, qui aime autant qu’elle déteste la poli­tique de haut niveau, un champ de bataille qu’elle s’apprête à quit­ter pour de bon ? Celle qui sou­haite chan­ger le monde mais exècre le pou­voir — le lieu par défi­ni­tion où il peut être chan­gé — est-elle pro­mise à une éter­nelle frus­tra­tion ? Zakia Khattabi, 43 ans, a peut-être déjà trou­vé chaus­sure à son pied aty­pique, une toge sous la veste Barbour : la Cour constitutionnelle.

Un poste de juge s’est libé­ré, elle a dépo­sé sa can­di­da­ture. En atten­dant d’être fixée sur son sort, sans doute songe-t-elle avec gaie­té à ce mot, cour, qui doit char­rier dans son esprit au moins trois images plai­santes. Ce qui est court n’est pas long, donc pas trop contrai­gnant. Sa cour de fidèles, autour d’elle, qui la pro­tège et qu’elle pro­tège. Et sur­tout cette idée res­pi­rable d’un espace ouvert sur le ciel, d’où la fuite sera tou­jours possible. —