Le roman national l’avait évacué, voilà que l’épisode surgit enfin du néant collectif. Entre 1914 et 1918, alors que la population belge subit les supplices de la guerre, le gouvernement de Charles de Broqueville trouve exil dans un palace de quarante-deux chambres avec vue sur mer à Sainte- Adresse, près du Havre. On boit du Château Laroze 1900, on mange des filets de sole, on joue au tennis et, de temps en temps, pour tromper l’ennui, on parle politique. Durant quatre ans, la station balnéaire normande devient belge, jusqu’à ce que le « manoir du Cluedo » déplore ses petits meurtres.
Pour l’élite de la nation, la Première Guerre mondiale a le goût d’un palace. Vue sur la mer, électricité à tous les étages et baignoires moussantes. Pour la grande majorité de la population belge, la période se déroule tout autrement, dans des logis pauvres en eau et en chauffage, dans des maisons parfois le ventre à l’air, trouées par la mitraille… Ce pan d’histoire est décadent. Les années d’exil du gouvernement de Charles de Broqueville, en Normandie, dans la commune de Sainte-Adresse, forment une parenthèse dorée et une tache gênante. Au point que les livres d’histoire préfèrent se concentrer sur les deux parties du royaume éclaté : d’une part, la majeure partie du territoire envahie et occupée par les Allemands ; d’autre part, le réduit de La Panne, où le roi Albert s’était retranché parmi ses soldats. Mieux vaut raconter un monarque combattant avec son épée que des ministres s’amusant avec une raquette de tennis.
Aujourd’hui, à Sainte-Adresse, la vue sur la promenade a bien changé depuis le séjour somptueux des hautes sphères belges. Sur la gauche, le visiteur n’admire plus le vieux port colonial du Havre mais une métropole carénée de béton, où le clocher de la cathédrale se dresse tout en œcuménisme, sa géométrie rappelant — au choix — un minaret, un beffroi ou un phare côtier. En face, de l’autre côté de l’estuaire de la Seine, on distingue Deauville et Trouville. Du temps de la Belle Époque, la station Sainte- Adresse entendait rivaliser avec ces très beaux crustacés. Argument sérieux, encore entendu aujourd’hui : « Si on veut prendre le soleil, il suffit de s’allonger sur la plage face à la mer. À Deauville, c’est moins agréable de bronzer, on est contraint de se placer dos à la mer », explique François Rosset. Cet ancien entrepreneur dans le matériel pétrolier, léger pull de golfeur, lunettes de lecteur affamé, a la chance de contempler les flots depuis son salon. Quand il ne conduit pas ses petits-enfants à leur leçon de tennis, le retraité classe et reclasse sa collection de deux mille cartes postales. Sa préférée est une missive anonyme, qui bredouille : « Chérie, je t’écris de Sainte-Adresse. Je m’arrête là car je n’ai plus rien à dire. » François Rosset lève un œil dubitatif. Rien à dire, vraiment ?
Le Normand conserve quelques cartes de la Première Guerre mondiale. Il sait toutefois que l’histoire s’est mal imprégnée. Il s’en est rendu compte lors d’une visite à Bruxelles, à la grande exposition du conflit 1914 – 1918.
L’amoureux de golf est stupéfait : il ne voit rien sur Sainte-Adresse. Il interroge le personnel : « Est-ce que vous connaissez cette ville ? » Silences. Cet homme d’exquise courtoisie insiste : « Sainte-Adresse, vous savez, c’est là que votre gouvernement s’était réfugié. » Or, en Belgique, il n’y a que peu de traces de cette épopée. Une minus- cule poignée de reportages dans Le Soir et sur la RTBF, une place ainsi nommée à Anderlecht, de taille minuscule, c’est tout. Et l’histoire, tombée dans l’oubli côté belge, aurait pu s’évaporer en France également, si François Rosset, président de l’association pour le patrimoine de Sainte-Adresse, n’avait pas dessiné un chemin du souvenir, en neuf tableaux et une heure trente de déambulation.
La balade commence au nord de la commune par l’Hôtellerie normande. Une sorte de manoir du Cluedo. Cœur battant de la politique belge pendant quatre ans, avec ses flamboyances et ses mesquineries. Les ministres débarquent ici, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1914, sous une pluie lugubre. Ils ont voyagé depuis Ostende à bord du Pieter De Coninck. Des embarcations à fond plat suivent le navire, chargées de malles en osier. C’est tout le pouvoir qui déménage. Il se protège des obus, à quatre cents kilomètres de Bruxelles, à cent cinquante kilomètres du front de la Somme et de ses déflagrations, qu’on entend certains jours dans un écho pas si lointain. La noblesse d’État a d’abord envisagé de poser ses valises en Grande-Bretagne, mais la France s’est montrée généreuse. Elle lui confie les clés du Havre, plus précisément celles de la petite ville voisine de Sainte-Adresse, presque déserte et de meilleur standing. Là, le gouvernement d’union nationale va vivre l’expérience hallucinante de travailler, dormir et se chamailler sous le même toit.
À l’emplacement actuel de l’Hôtellerie, un terrain vierge qui surplombe la mer. L’herbe remplace les moquettes épaisses. Comme une bombe alliée a pulvérisé le manoir en 1944 — de même que la majeure partie de l’agglomération —, il faut scanner les photos, plans d’architecte et journaux intimes pour reconstituer le faste des lieux. On dénombre quarante-deux chambres réparties sur trois étages.
« Toute la ville était devenue une petite Belgique.
D’ailleurs, quand des habitants du Havre se déplaçaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plaisanter : ‘‘Aujourd’hui,
je vais en Belgique’’ ! »
Fier palace avec son perron ministériel, son kiosque à musique, ses salons d’apparat où tout est verni, des meubles galbés jusqu’aux souliers de ces messieurs-dames. Pendant la guerre, le conseil des ministres se tient chaque matin à dix heures, dans la salle à manger, perdu dans le jeu de reflets de miroirs gigantesques et l’émollience des plantes grasses. Puis, les dignitaires vaquent à leurs occupations, plus ou moins avouables. Les plus consciencieux organisent la vie quotidienne pour leurs compatriotes restés à distance et pour les 325 000 réfugiés en France. Les autres partent à la pêche et tapent la balle sur terre battue. Au souper, ils se retrouvent tous dans le salon, gens de pouvoir et leurs épouses mélangés. La soirée s’étiole en conciliabules. Des femmes tricotent. Il paraît que beaucoup de convives soupirent. Le luxe n’empêche pas l’ennui.
Faut-il y voir un signe des déchirements ? L’Hôtellerie de Sainte-Adresse a accroché une tapisserie où des tigres se livrent bataille. C’est vrai que les intrigues grésillent dans ce pesant huis clos. D’autant plus que le Premier ministre, alors nommé « chef de cabinet », est fréquemment invisible. Charles de Broqueville réside dans la région de Dunkerque, à proximité du roi, et il ne se rend à Sainte-Adresse que les fins de semaine. Il se distingue par sa cravate ornée d’une perle et sa moustache impériale, mais plus encore par son humeur bonhomme et son esprit stratège. Ses collègues le malmènent rarement en grand comité. Ils affûtent leurs ambitions quand il a le dos tourné. Tel Georges Helleputte, ministre de l’Agriculture et des Comptes publics, qui manœuvre avec l’aide de son beau-frère Frans Schollaert, homme politique madré, qui mourra dans l’été 1917 à Sainte-Adresse, des suites d’une maladie des reins. Les mauvaises langues se moquent des « trois frères Helleputte », désignant Georges, son beau-frère mais aussi Mme Helleputte qui, dit-on odieusement, porte un brin de moustache. La guerre n’a pas calmé les petites haines entre les membres de ce Parti catholique hégémonique, arrimé aux affaires depuis 1884.
Soudain, un socialiste. Émile Vandervelde fait son entrée au gouvernement en janvier 1916, flanqué de deux libéraux, Paul Hymans et Eugène Goblet d’Alviella. Ordre du roi, qui veut sceller la bannière unie de la politique belge. L’irruption d’un représentant de gauche a été négociée. Vandervelde garantit que les ouvriers ne déclencheront ni grèves ni révoltes. En échange, le gouvernement s’engage à avancer sur la « question flamande », en ouvrant une université néerlandophone après la guerre, et il promet d’instaurer le suffrage universel (masculin), en remplacement du scrutin à vote plural, qui attribue des voix supplémentaires aux citoyens les plus riches. Vandervelde devient « ministre des harengs salés », préposé au ravitaillement des soldats, avant de devenir ministre de la Justice. Dans ses mémoires1, le Bruxellois confesse n’avoir eu « aucune qualification spéciale » pour ces deux portefeuilles. Mais la compétence n’est pas une vertu pour ce gouvernement les pieds dans l’eau.
« Toute la ville était devenue une petite Belgique.
D’ailleurs, quand des habitants du Havre se déplaçaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plaisanter : ‘‘Aujourd’hui, je vais en Belgique’’ ! »(Rémy Dufour, vice-président de l’association pour le patrimoine de Sainte-Adresse.)
Le temps passant, l’éminent socialiste est autorisé à dîner à la même table que les conservateurs. La femme de Jules Renkin, ministre des Colonies, s’étonne qu’il ne dise pas de gros mots, tout particulièrement au sujet de l’Église et des curés. Juliette Carton de Wiart, épouse d’Henry, autre ministre catholique, trouve matière à discuter avec Émile Vandervelde. Avant de fuir à Sainte-Adresse, elle a mené des actions de résistance en Belgique et a été emprisonnée trois mois à Berlin, où elle a pu rencontrer Rosa Luxembourg. Les pensionnaires du manoir ne seraient pas tous des grenouilles de bénitier… Vandervelde constate : « S’il y avait parfois des querelles, c’était toujours, ou presque toujours, entre ministres catholiques. Elles purent amener deux ou trois de nos collègues à élire domicile ailleurs. Elles n’empêchaient pas que, dans notre petit phalanstère de l’Hôtellerie, l’on ne continuât à s’entendre le mieux du monde. »
Un autre bâtiment de la ville, situé dans sa partie sud, cristallise les tensions et les voluptés de la bonne société belge. Aujourd’hui, c’est un troquet qui sert des crêpes au Nutella. Autrefois, avant le dynamitage allemand sous la Seconde Guerre mondiale, le Palais du commerce abritait l’hôtel des Régates et son restaurant gastronomique. Les ambassadeurs auprès de la Belgique y avaient élu bureau et domicile. Répartis en deux camps : les pays alliés au Reich et ceux qui le combattaient. Au dîner, les diplomates font tables à part. Le gouvernement belge se méfie du nonce du Saint-Siège, favorable à l’Allemagne. L’émissaire ottoman, jugé encombrant, est éloigné par la ruse, son traitement lui étant remis en mains propres par une banque à Marseille. La Normandie, nid d’espions…
Vandervelde devient « ministre des harengs salés », préposé au ravitaillement des soldats, avant de devenir ministre de la Justice. Dans ses mémoires1, le Bruxellois confesse n’avoir eu « aucune qualification spéciale » pour ces deux portefeuilles. Mais la compétence n’est pas une vertu pour ce gouvernement les pieds dans l’eau.
« Toute la ville était devenue une petite Belgique, souligne Rémy Dufour, vice-président de l’as- sociation locale pour le patrimoine. Les rues avaient été renommées (rue Albert Ier, rue de la Reine Élisabeth, boulevard des Belges). Le personnel politique et les réfugiés civils et mili- taires avaient recréé un environnement comme à la maison. D’ailleurs, quand des habitants du Havre se déplaçaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plaisanter : ‘‘Aujourd’hui, je vais en Belgique’’ ! » Et Rémy Dufour d’énumérer les nombreux lieux prêtés ou loués. Les écoles, les cabinets médicaux, le centre de convalescence pour les blessés, la boulangerie flamande qui fabrique des couques et du pain d’épices, l’usine automobile belge qui emploie un millier d’ouvriers, le temple maçonnique et l’église catho- lique où l’office du dimanche à huit heures débute par La Brabançonne… Sur le front de mer, la villa Louis XIII, dévolue au Premier ministre, et la villa Louis XVI, qui accueille le lever du drapeau noir-jaune-rouge, seront détruites pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, de cette « petite Belgique », ne subsiste que le parallélépipède de l’immeuble Dufayel, où s’entassaient les différentes administrations, le bureau de poste notamment. La boîte aux lettres rouge brille toujours sur le trottoir.
Pendant les quatre années de guerre, la population locale oscille entre curiosité, irritation et empathie face aux expatriés. L’imprimeur Edmond Derome le raconte dans le journal qu’il consigne en cette période2. Le 20 octobre 1914, une semaine après l’arrivée des bateaux d’Ostende, le bibliophile décrit : « Des Belges, partout des Belges ; les uns par groupes, traînant leur misère de rues en rues, les autres de condition plus aisée venus au Havre parce que là réside leur gouvernement et qu’ils se sentent un peu chez eux. » Le 20 février 1915, Derome s’agace. « Les Belges réclament : la vie est soi-disant hors de prix au Havre et ils prétendent qu’on les vole, écrit-il. […] Ils paient les mêmes prix que les Havrais mais ils tiennent quand même à protester et à hurler. Comme ils sont remuants ces bons Belges ! »
Il y avait 2 500 sujets du roi Albert à Sainte-Adresse en 1917, soit un tiers de la population. Dans le canton du Havre, les chiffres montent à 23 000. Les rapports se tendent parfois avec les habitants du cru, comme ce 30 juillet 1916, quand Edmond Derome voit sous ses yeux un militaire belge interdit de monter à bord d’un tramway. « Un contrôleur l’en empêche et le traite de sale boche. Des Belges présents protestent avec indignation et le moment est proche où la foule s’en mêlant, le contrôler va passer un mauvais quart d’heure. La scène est pénible. Je la note car elle dépeint l’état d’esprit des Havrais vis-à-vis des Belges. Ceux-ci qui, pourtant, font vivre la majeure partie de nos concitoyens, ne sont pas aimés et chacun s’ingénie à les froisser et à les voler. […] Mais comme la guerre est une triste chose, et comme elle excite les bas instincts de l’individu ! »
À Sainte-Adresse, les ressortissants belges savent qu’ils mènent la belle vie par comparaison avec leurs parents restés outre-Quiévrain. Même les ouvriers les plus mal logés y gagnent. Quant aux membres du gouvernement, ils semblent jouir d’un raffinement sans limite. À l’instar de ce dîner du 27 juillet 1918, servi aux parlementaires en exil, sous les lambris de l’Hôtellerie, et dont l’association pour le patrimoine a exhumé le menu. Pas moins de trois plats se succèdent : filets de sole dieppoise ; tournedos sauce portugaise ; pommes noisettes ; poularde de Bresse à la broche. Alors qu’il n’y a plus de pâtisseries ouvertes en Belgique, par manque de sucre et de farine, les députés festoyant en France peuvent déguster de la glace framboise vanillée. Et tandis que certaines contrées belges sont trop contaminées par les éclats de munitions pour pouvoir utiliser l’eau des sources, l’Hôtellerie se goberge au Château Laroze 1900, au montrachet et au corton 1904. Sainte-Adresse, un coin de paradis. Si ce n’étaient ces maudits galets, qui roulent avec la marée et font du bruit pendant la nuit…
Le manoir des jolies kermesses ne connaît qu’un seul moment d’horreur, le 10 février 1918. Ce jour-là, un dirigeable français s’égare dans le brouillard et vient percuter une falaise de craie, à quelques dizaines de mètres seulement. Scènes sanglantes sous les baies vitrées.
Au bout de quatre ans, la fatigue s’est accumulée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pensionnaires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en peinture.
« Des hommes meurent dans les flammes, un autre s’est jeté à temps par-dessus bord, raconte Ghislaine Carton de Wiart, la fille du ministre et de la résistante internée à Berlin. Je l’aide comme je peux en roulant ma veste en polochon sous sa tête ; il commence à râler mais garde assez de connaissance pour crier : “Allez-vous-en ! Vite ! Les bombes vont exploser.” L’une explose, puis une autre ; des membres carbonisés sont projetés ; des ferrailles incandescentes blessent une vingtaine de personnes accourues ; toutes les vitres de l’Hôtellerie éclatent ; on amène les blessés dans le hall ; les ambulances arrivent à 12 h 45, la dernière victime est partie. » La jeune femme conclut sur ce détail : « Les cinq ans de ma sœur se souviennent du bras dans la gouttière de sa chambre ! » Mais l’intensité de la catastrophe est sans commune mesure avec le drame de l’arsenal de Gonfreville‑l’Orcher, dans la ceinture du Havre. Le 11 décembre 1915, les ateliers de l’Usine d’or, placés sous le contrôle de l’État belge, sont ravagés par une explosion. 110 tués ; 1500 blessés ; des dégâts colossaux.
La mort se promène en peignoir dans les corridors de l’Hôtellerie. Certains ministres pleurent des proches tombés au front ou dans des exactions. D’autres redoutent l’assassinat politique du royaume de Belgique, quelle que soit l’issue du conflit. En effet, les Allemands ont envahi le pays, mais les alliés l’étranglent à distance. La France, l’Angleterre et les États-Unis multiplient les chantages, les pressions, à chaque reconduction des prêts financiers. Et si la magnifique hospitalité à Sainte-Adresse se transformait en mise sous tutelle ? Une partie du gouvernement belge craint que la France annexe le Luxembourg, ce qui reviendrait à l’encercler, ou que le Royaume-Uni fasse main basse sur le Congo… Les dignitaires passent l’essentiel de leur temps à négocier. Ainsi, les soupers de luxe de Sainte-Adresse ne seraient pas seulement un caprice des dirigeants belges, mais des outils diplomatiques, servant les intérêts supérieurs de la nation.
Au bout de quatre ans, la fatigue s’est accumulée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pensionnaires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en peinture.
Au bout de quatre ans, comme on pouvait s’y attendre, le manoir du Cluedo finit par craquer. La fatigue s’est ankylosée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pensionnaires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en peinture. Ils ont commencé par s’échauffer contre le roi. À juste titre, ils soupçonnent Albert de vouloir négocier une paix séparée avec l’Allemagne, tandis qu’eux souhaitent voir leur envahisseur vaincu. La fin de le neutralité belge est de moins en moins taboue parmi les ministres. Tout comme l’étendue des pouvoirs royaux : Albert ne serait peut-être pas si légitime à conduire la politique internationale ou à commander l’armée. On frôle le crime de lèse-majesté.
Le 22 avril 1918, Charles de Broqueville adresse au monarque une lettre empoisonnée, qui remet en cause son statut de chef militaire. Le placide Albert succombe à la colère. Ce gouvernement de vacanciers s’en prend à sa légende ! Le Premier ministre, sommé de s’excuser, prétend que la lettre n’est qu’un brouillon, qu’elle a été rédigée par son secrétaire particulier et qu’il n’en partage pas le contenu. Le roi n’est pas dupe de cette vraie-fausse étourderie. Les jours de ce gouvernement déloyal sont comptés.
Un mois plus tard, les ministres passent au stade de s’entredévorer. Le socialiste Émile Vandervelde reproche à Charles de Broqueville de lui avoir caché la désignation d’un nouveau chef d’état-major. Puis, le Premier ministre annonce qu’il a pris des contacts avec le leader du mouvement flamand, réfugié aux Pays-Bas, Frans Van Cauwelaert. Il est vrai que la « question f lamande » est de plus en plus brûlante, mais de nombreux conservateurs veulent limi- ter les gages d’ouverture à cette fraction du pays. En désespoir de cause, le Premier ministre se tourne vers le libéral Paul Hymans et déclare que c’est lui qui a incité à ces pourparlers. Démenti furieux de Hymans : « C’est incorrect, c’est un impudent mensonge ! » La réunion du 28 mai 1918 s’achève dans les cris. Deux jours plus tard, Charles de Broqueville remet sa démission. Le roi l’accepte. Il maintient les autres ministres en poste et nomme Gérard Cooreman Premier ministre, une vieille figure du Parti catholique, un personnage extérieur aux petits complots de Sainte-Adresse.
Six mois plus tard, Armistice. Les malles en osier repartent en Belgique. Les palaces et les villas se vident. « Et tous ces départs aussi sont tristes ; tous ces adieux de gens aimables qui furent nos clients pendant quatre ans ne se font pas sans une certaine émotion », note l’imprimeur Edmond Derome, le 8 décembre 1918. Le gouvernement belge met un point d’honneur à régler ses factures. On ignore le montant total du chèque vacances mais, de retour dans la mère-patrie, une frange de la population exige des comptes, déplorant que les plus riches se soient engraissés pendant la guerre, ou au marché noir sur le sol belge, ou dans des repas de fête dans les salons de l’Hôtellerie… Charles de Broqueville tente de se justifier : « L’égalité des devoirs, des sacrifices et des souffrances a rendu plus vivace le sentiment de l’égalité des droits. » Mais tout le monde devine que les « souffrances » à Sainte-Adresse avaient plutôt un goût de glace framboise vanillée.
L’épisode de l’exil normand est si embarrassant pour le pouvoir qu’il a fallu attendre octobre 2014 pour un hommage sur place rendu par les plus hautes autorités belges. C’est le roi Philippe qui assure la visite dans la banlieue huppée du Havre. Défilés en costumes, fanfare, discours.
« C’était une journée importante pour l’histoire de Sainte-Adresse », résume François Rosset, qui relève néanmoins que le roi « n’a pas eu le temps de manger son dessert, parce qu’il devait prendre son vol retour ». Il plane en tout cas une ironie certaine, quand on pense que l’arrière-grand-père de Philippe, Albert, ne s’est jamais déplacé dans la commune normande, ni pendant, ni après la guerre. Les habitants lui avaient réservé la Roseraie, un manoir à l’écart de la plage, architecture digne du château de Moulinsart, mais le lit est resté inoccupé. Ce lieu est l’un des rares épargnés par les bombes, et il s’élève toujours dans son parc arboré, gardé par un sequoia et un hêtre pourpre, reconverti en maison de retraite.
1 Souvenirs d’un militant socialiste, par Émile Vandervelde. Éd. Denoël, 292 p., Paris, 1939.
2 Le Havre 1914 – 1918. Les carnets d’Edmond Derome. Éd. L’écho des vagues, Le Havre, 272 p., 2021.
3 Le comte Charles de Broqueville, ministre d’État, et les luttes pour le pouvoir (1910 – 1940), par Henri
Haag. Tomes 1 et 2, éd. Nauwelaerts, Bruxelles, 1990.
« Les Belges réclament : la vie est soi-disant hors de prix au Havre et ils prétendent qu’on les vole. […] Ils paient les mêmes prix que les
Havrais mais ils tiennent quand même à protester et à hurler. Comme ils sont remuants ces
bons Belges ! »
Edmond Derome, imprimeur français, dans son journal de guerre en date du 20 février 2015