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Sainte-Adresse, havre de guerre

1914-1918 : un gouvernement belge en exil sur la côte normande
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Le roman national l’avait évacué, voilà que l’épisode surgit enfin du néant collectif. Entre 1914 et 1918, alors que la population belge subit les supplices de la guerre, le gouvernement de Charles de Broqueville trouve exil dans un palace de quarante-deux chambres avec vue sur mer à Sainte- Adresse, près du Havre. On boit du Château Laroze 1900, on mange des filets de sole, on joue au tennis et, de temps en temps, pour tromper l’ennui, on parle politique. Durant quatre ans, la station balnéaire normande devient belge, jusqu’à ce que le « manoir du Cluedo » déplore ses petits meurtres.

Pour l’élite de la nation, la Première Guerre mon­diale a le goût d’un palace. Vue sur la mer, élec­tri­ci­té à tous les étages et bai­gnoires mous­santes. Pour la grande majo­ri­té de la popu­la­tion belge, la période se déroule tout autre­ment, dans des logis pauvres en eau et en chauf­fage, dans des mai­sons par­fois le ventre à l’air, trouées par la mitraille… Ce pan d’histoire est déca­dent. Les années d’exil du gou­ver­ne­ment de Charles de Broqueville, en Normandie, dans la com­mune de Sainte-Adresse, forment une paren­thèse dorée et une tache gênante. Au point que les livres d’histoire pré­fèrent se concen­trer sur les deux par­ties du royaume écla­té : d’une part, la majeure par­tie du ter­ri­toire enva­hie et occu­pée par les Allemands ; d’autre part, le réduit de La Panne, où le roi Albert s’était retran­ché par­mi ses sol­dats. Mieux vaut racon­ter un monarque com­bat­tant avec son épée que des ministres s’amusant avec une raquette de tennis.

Aujourd’hui, à Sainte-Adresse, la vue sur la pro­me­nade a bien chan­gé depuis le séjour somp­tueux des hautes sphères belges. Sur la gauche, le visi­teur n’admire plus le vieux port colo­nial du Havre mais une métro­pole caré­née de béton, où le clo­cher de la cathé­drale se dresse tout en œcu­mé­nisme, sa géo­mé­trie rap­pe­lant — au choix — un mina­ret, un bef­froi ou un phare côtier. En face, de l’autre côté de l’estuaire de la Seine, on dis­tingue Deauville et Trouville. Du temps de la Belle Époque, la sta­tion Sainte- Adresse enten­dait riva­li­ser avec ces très beaux crus­ta­cés. Argument sérieux, encore enten­du aujourd’hui : « Si on veut prendre le soleil, il suf­fit de s’allonger sur la plage face à la mer. À Deauville, c’est moins agréable de bron­zer, on est contraint de se pla­cer dos à la mer », explique François Rosset. Cet ancien entre­pre­neur dans le maté­riel pétro­lier, léger pull de gol­feur, lunettes de lec­teur affa­mé, a la chance de contem­pler les flots depuis son salon. Quand il ne conduit pas ses petits-enfants à leur leçon de ten­nis, le retrai­té classe et reclasse sa col­lec­tion de deux mille cartes pos­tales. Sa pré­fé­rée est une mis­sive ano­nyme, qui bre­douille : « Chérie, je t’écris de Sainte-Adresse. Je m’arrête là car je n’ai plus rien à dire. » François Rosset lève un œil dubi­ta­tif. Rien à dire, vraiment ?
Le Normand conserve quelques cartes de la Première Guerre mon­diale. Il sait tou­te­fois que l’histoire s’est mal impré­gnée. Il s’en est ren­du compte lors d’une visite à Bruxelles, à la grande expo­si­tion du conflit 1914 – 1918.

L’amoureux de golf est stu­pé­fait : il ne voit rien sur Sainte-Adresse. Il inter­roge le per­son­nel : « Est-ce que vous connais­sez cette ville ? » Silences. Cet homme d’exquise cour­toi­sie insiste : « Sainte-Adresse, vous savez, c’est là que votre gou­ver­ne­ment s’était réfu­gié. » Or, en Belgique, il n’y a que peu de traces de cette épo­pée. Une minus- cule poi­gnée de repor­tages dans Le Soir et sur la RTBF, une place ain­si nom­mée à Anderlecht, de taille minus­cule, c’est tout. Et l’histoire, tom­bée dans l’oubli côté belge, aurait pu s’évaporer en France éga­le­ment, si François Rosset, pré­sident de l’association pour le patri­moine de Sainte-Adresse, n’avait pas des­si­né un che­min du sou­ve­nir, en neuf tableaux et une heure trente de déambulation.

La balade com­mence au nord de la com­mune par l’Hôtellerie nor­mande. Une sorte de manoir du Cluedo. Cœur bat­tant de la poli­tique belge pen­dant quatre ans, avec ses flam­boyances et ses mes­qui­ne­ries. Les ministres débarquent ici, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1914, sous une pluie lugubre. Ils ont voya­gé depuis Ostende à bord du Pieter De Coninck. Des embar­ca­tions à fond plat suivent le navire, char­gées de malles en osier. C’est tout le pou­voir qui démé­nage. Il se pro­tège des obus, à quatre cents kilo­mètres de Bruxelles, à cent cin­quante kilo­mètres du front de la Somme et de ses défla­gra­tions, qu’on entend cer­tains jours dans un écho pas si loin­tain. La noblesse d’État a d’abord envi­sa­gé de poser ses valises en Grande-Bretagne, mais la France s’est mon­trée géné­reuse. Elle lui confie les clés du Havre, plus pré­ci­sé­ment celles de la petite ville voi­sine de Sainte-Adresse, presque déserte et de meilleur stan­ding. Là, le gou­ver­ne­ment d’union natio­nale va vivre l’expérience hal­lu­ci­nante de tra­vailler, dor­mir et se cha­mailler sous le même toit.
À l’emplacement actuel de l’Hôtellerie, un ter­rain vierge qui sur­plombe la mer. L’herbe rem­place les moquettes épaisses. Comme une bombe alliée a pul­vé­ri­sé le manoir en 1944 — de même que la majeure par­tie de l’agglomération —, il faut scan­ner les pho­tos, plans d’architecte et jour­naux intimes pour recons­ti­tuer le faste des lieux. On dénombre qua­rante-deux chambres répar­ties sur trois étages.

 

« Toute la ville était deve­nue une petite Belgique.
D’ailleurs, quand des habi­tants du Havre se dépla­çaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plai­san­ter : ‘‘Aujourd’hui,
je vais en Belgique’’ ! »

 

Fier palace avec son per­ron minis­té­riel, son kiosque à musique, ses salons d’apparat où tout est ver­ni, des meubles gal­bés jusqu’aux sou­liers de ces mes­sieurs-dames. Pendant la guerre, le conseil des ministres se tient chaque matin à dix heures, dans la salle à man­ger, per­du dans le jeu de reflets  de miroirs gigan­tesques et l’émollience des plantes grasses. Puis, les digni­taires vaquent à leurs occu­pa­tions, plus ou moins avouables. Les plus conscien­cieux orga­nisent la vie quo­ti­dienne pour leurs com­pa­triotes res­tés à dis­tance et pour les 325 000 réfu­giés en France. Les autres partent à la pêche et tapent la balle sur terre bat­tue. Au sou­per, ils se retrouvent tous dans le salon, gens de pou­voir et leurs épouses mélan­gés. La soi­rée s’étiole en conci­lia­bules. Des femmes tri­cotent. Il paraît que beau­coup de convives sou­pirent. Le luxe n’empêche pas l’ennui.

Faut-il y voir un signe des déchi­re­ments ? L’Hôtellerie de Sainte-Adresse a accro­ché une tapis­se­rie où des tigres se livrent bataille. C’est vrai que les intrigues gré­sillent dans ce pesant huis clos. D’autant plus que le Premier ministre, alors nom­mé « chef de cabi­net », est fré­quem­ment invi­sible. Charles de Broqueville réside dans la région de Dunkerque, à proxi­mi­té du roi, et il ne se rend à Sainte-Adresse que les fins de semaine. Il se dis­tingue par sa cra­vate ornée d’une perle et sa mous­tache impé­riale, mais plus encore par son humeur bon­homme et son esprit stra­tège. Ses col­lègues le mal­mènent rare­ment en grand comi­té. Ils affûtent leurs ambi­tions quand il a le dos tour­né. Tel Georges Helleputte, ministre de l’Agriculture et des Comptes publics, qui manœuvre avec l’aide de son beau-frère Frans Schollaert, homme poli­tique madré, qui mour­ra dans l’été 1917 à Sainte-Adresse, des suites d’une mala­die des reins. Les mau­vaises langues se moquent des « trois frères Helleputte », dési­gnant Georges, son beau-frère mais aus­si Mme Helleputte qui, dit-on odieu­se­ment, porte un brin de mous­tache. La guerre n’a pas cal­mé les petites haines entre les membres de ce Parti catho­lique hégé­mo­nique, arri­mé aux affaires depuis 1884.
Soudain, un socia­liste. Émile Vandervelde fait son entrée au gou­ver­ne­ment en jan­vier 1916, flan­qué de deux libé­raux, Paul Hymans et Eugène Goblet d’Alviella. Ordre du roi, qui veut scel­ler la ban­nière unie de la poli­tique belge. L’irruption d’un repré­sen­tant de gauche a été négo­ciée. Vandervelde garan­tit que les ouvriers ne déclen­che­ront ni grèves ni révoltes. En échange, le gou­ver­ne­ment s’engage à avan­cer sur la « ques­tion fla­mande », en ouvrant une uni­ver­si­té néer­lan­do­phone après la guerre, et il pro­met d’instaurer le suf­frage uni­ver­sel (mas­cu­lin), en rem­pla­ce­ment du scru­tin à vote plu­ral, qui attri­bue des voix sup­plé­men­taires aux citoyens les plus riches. Vandervelde devient « ministre des harengs salés », pré­po­sé au ravi­taille­ment des sol­dats, avant de deve­nir ministre de la Justice. Dans ses mémoires1, le Bruxellois confesse n’avoir eu « aucune qua­li­fi­ca­tion spé­ciale » pour ces deux por­te­feuilles. Mais la com­pé­tence n’est pas une ver­tu pour ce gou­ver­ne­ment les pieds dans l’eau.

« Toute la ville était deve­nue une petite Belgique.
D’ailleurs, quand des habi­tants du Havre se dépla­çaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plai­san­ter : ‘‘Aujourd’hui, je vais en Belgique’’ ! »

(Rémy Dufour, vice-pré­sident de l’association pour le patri­moine de Sainte-Adresse.)

 


Le temps pas­sant, l’éminent socia­liste est auto­ri­sé à dîner à la même table que les conser­va­teurs. La femme de Jules Renkin, ministre des Colonies, s’étonne qu’il ne dise pas de gros mots, tout par­ti­cu­liè­re­ment au sujet de l’Église et des curés. Juliette Carton de Wiart, épouse d’Henry, autre ministre catho­lique, trouve matière à dis­cu­ter avec Émile Vandervelde. Avant de fuir à Sainte-Adresse, elle a mené des actions de résis­tance en Belgique et a été empri­son­née  trois mois à Berlin, où elle a pu ren­con­trer Rosa Luxembourg. Les pen­sion­naires du manoir ne seraient pas tous des gre­nouilles de béni­tier… Vandervelde constate : « S’il y avait par­fois des que­relles, c’était tou­jours, ou presque tou­jours, entre ministres catho­liques. Elles purent ame­ner deux ou trois de nos col­lègues à élire domi­cile ailleurs. Elles n’empêchaient pas que, dans notre petit pha­lan­stère de l’Hôtellerie, l’on ne conti­nuât à s’entendre le mieux du monde. »

Un autre bâti­ment de la ville, situé dans sa par­tie sud, cris­tal­lise les ten­sions et les volup­tés de la bonne socié­té belge. Aujourd’hui, c’est un tro­quet qui sert des crêpes au Nutella. Autrefois, avant le dyna­mi­tage alle­mand sous la Seconde Guerre mon­diale, le Palais du com­merce abri­tait l’hôtel des Régates et son res­tau­rant gas­tro­no­mique. Les ambas­sa­deurs auprès de la Belgique y avaient élu bureau et domi­cile. Répartis en deux camps : les pays alliés au Reich et ceux qui le com­bat­taient. Au dîner, les diplo­mates font tables à part. Le gou­ver­ne­ment belge se méfie du nonce du Saint-Siège, favo­rable à l’Allemagne. L’émissaire otto­man, jugé encom­brant, est éloi­gné par la ruse, son trai­te­ment lui étant remis en mains propres par une banque à Marseille. La Normandie, nid d’espions…

 

Vandervelde devient « ministre des harengs salés », pré­po­sé au ravi­taille­ment des sol­dats, avant de deve­nir ministre de la Justice. Dans ses mémoires1, le Bruxellois confesse n’avoir eu « aucune qua­li­fi­ca­tion spé­ciale » pour ces deux por­te­feuilles. Mais la com­pé­tence n’est pas une ver­tu pour ce gou­ver­ne­ment les pieds dans l’eau.

 

« Toute la ville était deve­nue une petite Belgique, sou­ligne Rémy Dufour, vice-pré­sident de l’as- socia­tion locale pour le patri­moine. Les rues avaient été renom­mées (rue Albert Ier, rue de la Reine Élisabeth, bou­le­vard des Belges). Le per­son­nel poli­tique et les réfu­giés civils et mili- taires avaient recréé un envi­ron­ne­ment comme à la mai­son. D’ailleurs, quand des habi­tants du Havre se dépla­çaient à Sainte-Adresse, ils disaient pour plai­san­ter : ‘‘Aujourd’hui, je vais en Belgique’’ ! » Et Rémy Dufour d’énumérer les nom­breux lieux prê­tés ou loués. Les écoles, les cabi­nets médi­caux, le centre de conva­les­cence pour les bles­sés, la bou­lan­ge­rie fla­mande qui fabrique des couques et du pain d’épices, l’usine auto­mo­bile belge qui emploie un mil­lier d’ouvriers, le temple maçon­nique et l’église catho- lique où l’office du dimanche à huit heures débute par La Brabançonne… Sur le front de mer, la vil­la Louis XIII, dévo­lue au Premier ministre, et la vil­la Louis XVI, qui accueille le lever du dra­peau noir-jaune-rouge, seront détruites pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Ainsi, de cette « petite Belgique », ne sub­siste que le paral­lé­lé­pi­pède de l’immeuble Dufayel, où s’entassaient les dif­fé­rentes admi­nis­tra­tions, le bureau de poste notam­ment. La boîte aux lettres rouge brille tou­jours sur le trottoir.

Pendant les quatre années de guerre, la popu­la­tion locale oscille entre curio­si­té, irri­ta­tion et empa­thie face aux expa­triés. L’imprimeur Edmond Derome le raconte dans le jour­nal qu’il consigne en cette période2. Le 20 octobre 1914, une semaine après l’arrivée des bateaux d’Ostende, le biblio­phile décrit : « Des Belges, par­tout des Belges ; les uns par groupes, traî­nant leur misère de rues en rues, les autres de condi­tion plus aisée venus au Havre parce que là réside leur gou­ver­ne­ment et qu’ils se sentent un peu chez eux. » Le 20 février 1915, Derome s’agace. « Les Belges réclament : la vie est soi-disant hors de prix au Havre et ils pré­tendent qu’on les vole, écrit-il. […] Ils paient les mêmes prix que les Havrais mais ils tiennent quand même à pro­tes­ter et à hur­ler. Comme ils sont remuants ces bons Belges ! »

Il y avait 2 500 sujets du roi Albert à Sainte-Adresse en 1917, soit un tiers de la popu­la­tion. Dans le can­ton du Havre, les chiffres montent à 23 000. Les rap­ports se tendent par­fois avec les habi­tants du cru, comme ce 30 juillet 1916, quand Edmond Derome voit sous ses yeux un mili­taire belge inter­dit de mon­ter à bord d’un tram­way. « Un contrô­leur l’en empêche et le traite de sale boche. Des Belges pré­sents pro­testent avec indi­gna­tion et le moment est proche où la foule s’en mêlant, le contrô­ler va pas­ser un mau­vais quart d’heure. La scène est pénible. Je la note car elle dépeint l’état d’esprit des Havrais vis-à-vis des Belges. Ceux-ci qui, pour­tant, font vivre la majeure par­tie de nos conci­toyens, ne sont pas aimés et cha­cun s’ingénie à les frois­ser et à les voler. […] Mais comme la guerre est une triste chose, et comme elle excite les bas ins­tincts de l’individu ! »
À Sainte-Adresse, les res­sor­tis­sants belges savent qu’ils mènent la belle vie par com­pa­rai­son avec leurs parents res­tés outre-Quiévrain. Même les ouvriers les plus mal logés y gagnent. Quant aux membres du gou­ver­ne­ment, ils semblent jouir d’un raf­fi­ne­ment sans limite. À l’instar de ce dîner du 27 juillet 1918, ser­vi aux par­le­men­taires en exil, sous les lam­bris de l’Hôtellerie, et dont l’association pour le patri­moine a exhu­mé le menu. Pas moins de trois plats se suc­cèdent : filets de sole diep­poise ; tour­ne­dos sauce por­tu­gaise ; pommes noi­settes ; pou­larde de Bresse à la broche. Alors qu’il n’y a plus de pâtis­se­ries ouvertes en Belgique, par manque de sucre et de farine, les dépu­tés fes­toyant en France peuvent dégus­ter de la glace fram­boise vanillée. Et tan­dis que cer­taines contrées belges sont trop conta­mi­nées par les éclats de muni­tions pour pou­voir uti­li­ser l’eau des sources, l’Hôtellerie se goberge au Château Laroze 1900, au mon­tra­chet et au cor­ton 1904. Sainte-Adresse, un coin de para­dis. Si ce n’étaient ces mau­dits galets, qui roulent avec la marée et font du bruit pen­dant la nuit…
Le manoir des jolies ker­messes ne connaît qu’un seul moment d’horreur, le 10 février 1918. Ce jour-là, un diri­geable fran­çais s’égare dans le brouillard et vient per­cu­ter une falaise de craie, à quelques dizaines de mètres seule­ment. Scènes san­glantes sous les baies vitrées.
Au bout de quatre ans, la fatigue s’est accu­mu­lée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pen­sion­naires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en peinture.

« Des hommes meurent dans les flammes, un autre s’est jeté à temps par-des­sus bord, raconte Ghislaine Carton de Wiart, la fille du ministre et de la résis­tante inter­née à Berlin. Je l’aide comme je peux en rou­lant ma veste en polo­chon sous sa tête ; il com­mence à râler mais garde assez de connais­sance pour crier : “Allez-vous-en ! Vite ! Les bombes vont explo­ser.” L’une explose, puis une autre ; des membres car­bo­ni­sés sont pro­je­tés ; des fer­railles incan­des­centes blessent une ving­taine de per­sonnes accou­rues ; toutes les vitres de l’Hôtellerie éclatent ; on amène les bles­sés dans le hall ; les ambu­lances arrivent à 12 h 45, la der­nière vic­time est par­tie. » La jeune femme conclut sur ce détail : « Les cinq ans de ma sœur se sou­viennent du bras dans la gout­tière de sa chambre ! » Mais l’intensité de la catas­trophe est sans com­mune mesure avec le drame de l’arsenal de Gonfreville‑l’Orcher, dans la cein­ture du Havre. Le 11 décembre 1915, les ate­liers de l’Usine d’or, pla­cés sous le contrôle de l’État belge, sont rava­gés par une explo­sion. 110 tués ; 1500 bles­sés ; des dégâts colossaux.
La mort se pro­mène en pei­gnoir dans les cor­ri­dors de l’Hôtellerie. Certains ministres pleurent des proches tom­bés au front ou dans des exac­tions. D’autres redoutent l’assassinat poli­tique du royaume de Belgique, quelle que soit l’issue du conflit. En effet, les Allemands ont enva­hi le pays, mais les alliés l’étranglent à dis­tance. La France, l’Angleterre et les États-Unis mul­ti­plient les chan­tages, les pres­sions, à chaque recon­duc­tion des prêts finan­ciers. Et si la magni­fique hos­pi­ta­li­té à Sainte-Adresse se trans­for­mait en mise sous tutelle ? Une par­tie du gou­ver­ne­ment belge craint que la France annexe le Luxembourg, ce qui revien­drait à l’encercler, ou que le Royaume-Uni fasse main basse sur le Congo… Les digni­taires passent l’essentiel de leur temps à négo­cier. Ainsi, les sou­pers de luxe de Sainte-Adresse ne seraient pas seule­ment un caprice des diri­geants belges, mais des outils diplo­ma­tiques, ser­vant les inté­rêts supé­rieurs de la nation.

 

Au bout de quatre ans, la fatigue s’est accu­mu­lée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pen­sion­naires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en peinture.

 

Au bout de quatre ans, comme on pou­vait s’y attendre, le manoir du Cluedo finit par cra­quer. La fatigue s’est anky­lo­sée, et l’ennui, et les litres de bon vin et le mal du pays. Les pen­sion­naires de l’Hôtellerie ne peuvent plus se voir en pein­ture. Ils ont com­men­cé par s’échauffer contre le roi. À juste titre, ils soup­çonnent Albert de vou­loir négo­cier une paix sépa­rée avec l’Allemagne, tan­dis qu’eux sou­haitent voir leur enva­his­seur vain­cu. La fin de le neu­tra­li­té belge est de moins en moins taboue par­mi les ministres. Tout comme l’étendue des pou­voirs royaux : Albert ne serait peut-être pas si légi­time à conduire la poli­tique inter­na­tio­nale ou à com­man­der l’armée. On frôle le crime de lèse-majesté.
Le 22 avril 1918, Charles de Broqueville adresse au monarque une lettre empoi­son­née, qui remet en cause son sta­tut de chef mili­taire. Le pla­cide Albert suc­combe à la colère. Ce gou­ver­ne­ment de vacan­ciers s’en prend à sa légende ! Le Premier ministre, som­mé de s’excuser, pré­tend que la lettre n’est qu’un brouillon, qu’elle a été rédi­gée par son secré­taire par­ti­cu­lier et qu’il n’en par­tage pas le conte­nu. Le roi n’est pas dupe de cette vraie-fausse étour­de­rie. Les jours de ce gou­ver­ne­ment déloyal sont comptés.

Un mois plus tard, les ministres passent au stade de s’entredévorer. Le socia­liste Émile Vandervelde reproche à Charles de Broqueville de lui avoir caché la dési­gna­tion d’un nou­veau chef d’état-major. Puis, le Premier ministre annonce qu’il a pris des contacts avec le lea­der du mou­ve­ment fla­mand, réfu­gié aux Pays-Bas, Frans Van Cauwelaert. Il est vrai que la « ques­tion f lamande » est de plus en plus brû­lante, mais de nom­breux conser­va­teurs veulent limi- ter les gages d’ouverture à cette frac­tion du pays. En déses­poir de cause, le Premier ministre se tourne vers le libé­ral Paul Hymans et déclare que c’est lui qui a inci­té à ces pour­par­lers. Démenti furieux de Hymans : « C’est incor­rect, c’est un impu­dent men­songe ! » La réunion du 28 mai 1918 s’achève dans les cris. Deux jours plus tard, Charles de Broqueville remet sa démis­sion. Le roi l’accepte. Il main­tient les autres ministres en poste et nomme Gérard Cooreman Premier ministre, une vieille figure du Parti catho­lique, un per­son­nage exté­rieur aux petits com­plots de Sainte-Adresse.
Six mois plus tard, Armistice. Les malles en osier repartent en Belgique. Les palaces et les vil­las se vident. « Et tous ces départs aus­si sont tristes ; tous ces adieux de gens aimables qui furent nos clients pen­dant quatre ans ne se font pas sans une cer­taine émo­tion », note l’imprimeur Edmond Derome, le 8 décembre 1918. Le gou­ver­ne­ment belge met un point d’honneur à régler ses fac­tures. On ignore le mon­tant total du chèque vacances mais, de retour dans la mère-patrie, une frange de la popu­la­tion exige des comptes, déplo­rant que les plus riches se soient engrais­sés pen­dant la guerre, ou au mar­ché noir sur le sol belge, ou dans des repas de fête dans les salons de l’Hôtellerie… Charles de Broqueville tente de se jus­ti­fier : « L’égalité des devoirs, des sacri­fices et des souf­frances a ren­du plus vivace le sen­ti­ment de l’égalité des droits. » Mais tout le monde devine que les « souf­frances » à Sainte-Adresse avaient plu­tôt un goût de glace fram­boise vanillée.
L’épisode de l’exil nor­mand est si embar­ras­sant pour le pou­voir qu’il a fal­lu attendre octobre 2014 pour un hom­mage sur place ren­du par les plus hautes auto­ri­tés belges. C’est le roi Philippe qui assure la visite dans la ban­lieue hup­pée du Havre. Défilés en cos­tumes, fan­fare, discours.

« C’était une jour­née impor­tante pour l’histoire de Sainte-Adresse », résume François Rosset, qui relève néan­moins que le roi « n’a pas eu le temps de man­ger son des­sert, parce qu’il devait prendre son vol retour ». Il plane en tout cas une iro­nie cer­taine, quand on pense que l’arrière-grand-père de Philippe, Albert, ne s’est jamais dépla­cé dans la com­mune nor­mande, ni pen­dant, ni après la guerre. Les habi­tants lui avaient réser­vé la Roseraie, un manoir à l’écart de la plage, archi­tec­ture digne du châ­teau de Moulinsart, mais le lit est res­té inoc­cu­pé. Ce lieu est l’un des rares épar­gnés par les bombes, et il s’élève tou­jours dans son parc arbo­ré, gar­dé par un sequoia et un hêtre pourpre, recon­ver­ti en mai­son de retraite.

 

1 Souvenirs d’un mili­tant socia­liste, par Émile Vandervelde. Éd. Denoël, 292 p., Paris, 1939.
2 Le Havre 1914 – 1918. Les car­nets d’Edmond Derome. Éd. L’écho des vagues, Le Havre, 272 p., 2021.
3 Le comte Charles de Broqueville, ministre d’État, et les luttes pour le pou­voir (1910 – 1940), par Henri
Haag. Tomes 1 et 2, éd. Nauwelaerts, Bruxelles, 1990.

 

 

« Les Belges réclament : la vie est soi-disant hors de prix au Havre et ils pré­tendent qu’on les vole. […] Ils paient les mêmes prix que les
Havrais mais ils tiennent quand même à pro­tes­ter et à hur­ler. Comme ils sont remuants ces
bons Belges ! »
Edmond Derome, impri­meur fran­çais, dans son jour­nal de guerre en date du 20 février 2015