Maudite soit la politique

Edito

'Nous avons les mains rouges' est un roman oublié qui, en 2021, n'a rien perdu de sa pertinence. Pour l'édito de son douzième numéro, Wilfried a rouvert cet ouvrage, récent lauréat du Prix Mémorable.

Ce sont des mon­tagnes où ruis­selle une eau gla­cée, où les prin­temps sont érup­tifs. Des mon­tagnes recou­vertes d’une forêt dense où l’on s’est bat­tu à mort, où l’on s’est plan­qué, pour échap­per à l’ennemi ou lui tendre une embus­cade. Des mon­tagnes où la vie a ensuite repris ses droits. À la scie­rie de M. d’Essartaut, on équar­rit le bois. On fait bouillir l’eau pour la tisane. On astique le camion.

Le vil­lage se nomme Sainte-Macreuse. La rivière est le Dransot. Le bourg en contre­bas s’appelle Rocheguindeau. Toponymie fic­tive. Pas d’autres indi­ca­tions géo­gra­phiques. On ima­gine volon­tiers le Haut-Jura. On sent les reliefs d’un mas­sif rigou­reux. On devine que la fron­tière suisse n’est pas loin.

Il n’y a guère de dates dans le roman. De toute évi­dence, il est à peu près contem­po­rain de sa pre­mière publi­ca­tion, en 1947 aux édi­tions Gallimard. Son auteur, là aus­si, a semé quelques indices : les jeunes filles en fleur connaissent par cœur les paroles de Charles Trenet ; dans les bals, les orchestres jouent des airs amé­ri­cains, pour faire moderne. La guerre est finie. Se pose la ques­tion du monde d’après. Quelle socié­té nou­velle ? Va-t-on tout recom­men­cer comme avant ? Épargnera-t-on les inca­pables, les pro­fi­teurs et les salauds ?

Ces ques­tions hantent Nous avons les mains rouges, qua­trième roman de Jean Meckert, réédi­té au début de l’année 2020 aux édi­tions Joëlle Losfeld. On y retrouve le style direct, sou­vent argo­tique, qui fera ensuite la patte de l’auteur à la Série noire, sous le pseu­do­nyme de Jean Amila. Mais le polar prend ici des airs de tra­gé­die, quelque part entre Sophocle et Simenon. Son héroïne, d’ailleurs, porte un pré­nom grec, Hélène, comme celle qui dans L’Iliade déclenche des flots de colère.

Hélène, 20 ans, est la fille aînée de M. d’Essartaut, le patron de la scie­rie. Autour d’eux, il y a Armand, l’ouvrier bour­ru, au tatouage de sirène sur le biceps droit, et Bertod, le pas­teur pro­tes­tant, et un gara­giste, et le fils du châ­teau… Ce qui les unit, ce sont les liens de la Résistance, l’honneur d’avoir été maqui­sards, les mains rouges de sang. C’est peu dire que la tour­nure que prend l’après-guerre les déçoit. Tant de morts pour qu’en fin de compte, rien ne change ? Pour que les col­la­bos dégoû­tants se recasent sans gêne ? Pour que les comé­diens et les habiles trustent les postes de pou­voir ? « On nous berne et on nous ense­ve­lit », enrage Hélène. Dans un style plus fleu­ri, M. d’Essartaut ful­mine contre « la vomis­sure jouis­seuse et égoïste, la race har­gneuse dans le quo­ti­dien, amorphe dans les grandes choses, vin­di­ca­tive et inté­res­sée, souple, rou­blarde, lar­moyeuse et méchante, d’où est issu direc­te­ment le bour­geois moyen ».

Noyés dans la masse des élec­teurs, M. d’Essartaut et son groupe d’ex-résistants savent n’avoir rien à espé­rer de la démo­cra­tie. Alors la petite clique se décide pour enta­mer à sa façon l’épuration du pays. Elle va ver­ser dans l’action directe, des conduites clan­des­tines à la lisière du ban­di­tisme. Une seule voix, dans ce cercle, met le holà. Celle de Lucas Barachaud, jeune homme aux sour­cils brous­sailleux qui a fait des études supé­rieures, bien qu’issu d’une famille modeste. Lucas siège au Conseil géné­ral (l’assemblée des élus du dépar­te­ment), sur les bancs du Parti com­mu­niste. Il met en garde ses anciens cama­rades contre une dérive qu’il juge sotte et cri­mi­nelle : « Le prin­ci­pal est de tra­vailler à un monde meilleur ! Bien au-delà des ran­cœurs per­son­nelles et des indi­gna­tions sor­dides, il faut voir haut et loin ! »

L’attentisme de Lucas, son esprit stra­té­gique, exas­pèrent Hélène. Elle lui jette à la figure un mon­ceau de reproches : le par­ti de la lutte sociale s’embourgeoise, il est deve­nu « un par­ti de gou­ver­ne­ment, dis­tri­buant la pré­bende ». Hélène pré­fère « la force des purs, des ori­gi­naux, des écœu­rés, des nobles ». Elle prie pour « une aris­to­cra­tie des âmes fières ». Elle n’admet ni l’injustice, ni la demi-mesure. Elle veut l’absolu, comme Antigone, c’est pour­quoi elle ne sera jamais en paix. « Le monde appar­tient aux voleurs ! Voleurs de puis­sance et voleurs de conscience ! C’est contre tous ceux-là que nous devons conti­nuel­le­ment lut­ter ; contre les domi­na­teurs ! » Elles sont nom­breuses, les rai­sons de relire, en 2020, un roman oublié de 1947. Les dis­cus­sions sur le monde d’après sont aus­si les nôtres. Les domi­na­tions n’ont pas été abo­lies. La fron­tière entre guerre et paix est plus ténue que jamais quand se pose la ques­tion de la sur­vie des civi­li­sa­tions humaines. La démo­cra­tie n’est pas moins grip­pée que celle qui appa­rais­sait invi­vable à Hélène.

L’impatience des écœu­rés et des âmes fières ne s’est pas cal­mée. Cela vau­drait la peine de s’arrêter, d’y réflé­chir. Ce qu’Hélène condamne chez Lucas, ce qu’elle exècre dans la poli­tique, c’est exac­te­ment ce que ne sup­porte plus une frange crois­sante de la popu­la­tion euro­péenne : la tac­tique, les lou­voie­ments, le bara­tin, les com­bines… Et, pire que tout : les com­pro­mis. Une impa­tience légi­time, quand la vie vous fouette au quo­ti­dien. Mais les res­pon­sables poli­tiques sont aujourd’hui pris en étau entre deux injonc­tions contra­dic­toires. D’un côté, on leur ordonne d’en finir avec les conflits et les « petits jeux poli­ti­ciens », on les presse d’œuvrer ensemble pour le bien com­mun. De l’autre, on leur reproche les arran­ge­ments en demi-teinte, on demande des déci­sions plus radi­cales. On veut tout, comme Hélène, mais à condi­tion que ce « tout » res­semble à ce qu’on désire soi-même, en igno­rant qu’une socié­té n’est pas com­po­sée que de soi-même.

On ne dévoi­le­ra pas la fin du roman. Seulement la médi­ta­tion qu’un Lucas bien amer laisse échap­per dans les der­nières pages. « La démo­cra­tie est au niveau le plus bas, sans doute ; mais elle offre humai­ne­ment plus de sécu­ri­té qu’un régime plus noble et plus tendu. »

 

Nous avons les mains rouges (Éditions Joëlle Losfeld) vient de rece­voir le Prix Mémorable qui salue la réédi­tion d’un auteur mal­heu­reu­se­ment oublié, d’un auteur étran­ger décé­dé encore jamais tra­duit en fran­çais, ou d’un inédit ou d’une tra­duc­tion révi­sée, com­plète d’un auteur.