Marc Goblet : « Jusqu’où va-t-on se laisser mépriser ? »

Rares ont été les personnalités publiques autant critiquées, voire haïes que Marc Goblet. Par sa parole, souvent jugée outrancière, l’ex-leader de la FGTB se sera mis à dos la quasi-totalité du monde politique et des éditorialistes, mais aussi un large public. Au point de recevoir des menaces de mort, assez précises pour être prises au sérieux. À 60 ans, cet inconditionnel de Jean Ferrat n’en démord pas. Malgré sa convalescence, il continue d’observer avec inquiétude la déliquescence (électorale et morale) de la droite au pouvoir et celle du socialisme à la liégeoise. Portrait d'un combattant.

Marc Goblet est mort ce 16 juin 2021, âgé de 64 ans, des suites d’une maladie contre laquelle il luttait depuis plusieurs années. Nous republions en intégralité le portrait que Wilfried lui consacrait en octobre 2017. 

Son ami Michel Daerden, rava­gé par le pou­voir, éga­ré dans les excès, retrou­vait par­fois un sur­saut d’insouciance, le temps d’une chan­son. Il aimait les mélo­dies simples comme bon­jour, la langue fran­çaise mise en refrain. Marc Goblet par­ta­geait ses goûts. C’est à tra­vers cette affec­tion com­mune, et une myriade de convic­tions par­ta­gées, qu’était née une com­pli­ci­té au fer rouge entre les deux hommes. Le ministre et le diri­geant syn­di­cal. Socialistes, évi­dem­ment. Liégeois l’un et l’autre, mais d’un pedi­gree mâti­né de rura­li­té – Michel Daerden a gran­di à Loncin, à la lisière de la Hesbaye des champs de bet­te­raves, Marc Goblet est implan­té à Herve, dans un pay­sage de ver­gers et de bocage.

Le pre­mier véné­rait Dalida et Serge Reggiani. Hors la jouis­sance du pou­voir, hors l’abandon des nuits orgiaques, il ne connais­sait le fris­son qu’en écou­tant Jacques Brel, Joe Dassin, Jean-Jacques Goldman ou Patrick Bruel. Le second a adou­ci ses luttes ouvrières de la même musique. Entre deux rounds de négo­cia­tion, il s’est ber­cé de Michel Delpech. Plus sou­vent qu’à son tour, on l’a vu clore un sou­per de délé­gués FGTB debout sur la table, micro à la main, enton­nant d’une voix leste Pas de boo­gie woo­gie, le tube gen­ti­ment anti­clé­ri­cal d’Eddy Mitchell.

Plus idéa­liste que Michel Daerden, Marc Goblet a ajou­té du Brassens dans le juke-box de ses rêves, et sur­tout du Ferrat. Les paroles du chan­teur ardé­chois, com­pa­gnon de route du Parti com­mu­niste fran­çais, ont for­mé la B.O. de ses indi­gna­tions et de ses révo­lu­tions, de ses guerres et de ses grèves, fussent-elles fan­tas­mées. Syndicaliste et fils de syn­di­ca­liste, Goblet a été de ceux qui mani­festent, comme dans la chanson.

Longtemps, Marc Goblet et Michel Daerden ont pro­gres­sé d’un même pas. Des années Martens aux années Dehaene, des années Dehaene aux années Verhofstadt, ils tra­ver­saient les gou­ver­ne­ments, sur­vi­vaient aux tem­pêtes du front com­mun – rebap­ti­sé « front comique » par les ini­tiés, qui en savent toutes les tur­pi­tudes. Soutenus par un méta­bo­lisme de gla­dia­teurs, la san­té jamais prise en défaut, ils se voyaient en valeu­reux Liégeois. À l’époque, l’hégémonie socia­liste en Wallonie sem­blait ne jamais devoir prendre fin. Il y avait des hauts, il y avait des bas, mais le fond de l’air res­tait rouge, même quand le vent tour­nait, et on pou­vait encore s’offrir de menus extras sans craindre la curée. Le soir de ses vœux, fin jan­vier, Daerden rem­plis­sait le Forum de Liège, repu de se voir en Gainsbarre dans le miroir défor­mant de son fan-club. Goblet assu­rait le show jusqu’à Paris, où il arpen­tait en sep­tembre la Fête de l’Humanité. Au stand de la fédé­ra­tion CGT du Périgord, il se his­sait sur le podium et enton­nait, devant trois cents per­sonnes, Le Chiffon rouge, chan­son com­man­dée à l’origine par la mai­rie com­mu­niste du Havre, puis popu­la­ri­sée par Michel Fugain.

Michel Daerden est mort. À ses funé­railles, le 13 août 2012, les haut-par­leurs ont dif­fu­sé Salut, de Michel Sardou. « C’était très émou­vant. On avait vrai­ment l’impression de retrou­ver sa vie dans la chan­son », se sou­vient aujourd’hui Marc Goblet. Après le décès de son ami, le syn­di­ca­liste a pour­sui­vi son ascen­sion dans l’état-major de la FGTB. En sep­tembre 2014, il a été pro­mu secré­taire géné­ral, le plus haut grade de la mai­son. Ce même mois, par un hasard tra­gique, la Belgique poli­tique se retour­nait comme une crêpe, avec l’arrivée au pou­voir du gou­ver­ne­ment le plus à droite depuis un demi-siècle. Quant au Parti socia­liste, pour la pre­mière fois depuis 1988, il était condam­né à l’opposition. Restait donc la rue, qui à tout moment peut aus­si dire non.

Les cir­cons­tances concor­daient pour attri­buer à Marc Goblet le rôle de sa vie, celui d’un Spartacus ména­pien de l’ère Google. Alors, le secré­taire géné­ral s’est mis au tur­bin, fomen­tant des grèves tour­nantes, de pro­vince en pro­vince, lan­çant cent mille mani­fes­tants sur Bruxelles. La révolte popu­laire a gron­dé à l’automne 2014. Puis le bra­sier s’est mué en flam­mèches de plus en plus dis­pa­rates. Marc Goblet a pour­tant mul­ti­plié les harangues. Le 19 avril 2016, en mee­ting dans la capi­tale, il rudoyait les cadors du gou­ver­ne­ment fédé­ral, « au com­por­te­ment de gamins de merde ». Dix-huit mois plus tard, l’intéressé ne retire rien. « Quand j’ai dit ça à la tri­bune, ça a pro­vo­qué un ton­nerre d’applaudissements. Le soir même, j’ai eu droit à un coup de fil du Premier ministre, Charles Michel. Il m’a crié des­sus. Je l’ai d’abord prié de se cal­mer. J’ai ajou­té que, de toute façon, je ne reti­re­rais rien de mes pro­pos. Si j’ai uti­li­sé ces mots-là, c’est que je les pensais. »

Là rési­dait tout le para­doxe de la rhé­to­rique Goblet, sans filtre et sans chi­chis : en même temps qu’elle gal­va­ni­sait l’armée des mili­tants, elle ren­for­çait la détes­ta­tion dont, chaque jour un peu plus, le lea­der syn­di­cal fai­sait l’objet. Dans une époque éprise de déri­sion, son par­ler abrupt, rivé au pre­mier degré, se heur­tait aux conve­nances. Les réseaux sociaux ser­vaient de pro­di­gieuse caisse de réso­nance à la haine anti­syn­di­cale. Le paroxysme de l’exaspération anti-Goblet fut atteint en juin 2016. En décla­rant, à la veille d’une grève géné­rale, que les étu­diants n’avaient qu’à trou­ver d’autres moyens que le train pour se rendre à leurs exa­mens, le secré­taire géné­ral de la FGTB signa son arrêt de mort média­tique. Dans une Belgique cra­moi­sie de frus­tra­tion, il venait de com­mettre l’intolérable. « Ras-le-Goblet », iro­ni­sa un édi­to­ria­liste répu­té. « C’est un fou », se per­mit Bart De Wever, la figure de proue des indé­pen­dan­tistes flamands. 

À dire vrai, ces vingt-cinq der­nières années, nulle per­son­na­li­té publique n’a été autant haïe que Marc Goblet. « J’ai reçu quatre menaces de mort très pré­cises, envoyées par cour­rier, révèle ce der­nier. On n’a pas réus­si à iden­ti­fier le ou les auteurs. La police vou­lait me don­ner un gilet pare-balles quand je mon­tais sur un podium. J’ai dit aux poli­ciers : vous êtes fous, pas ques­tion ! Moi, je pense que tant que ce ne sont que des lettres de menace, je ne risque rien. Celui qui passe à l’action, il ne va pas prendre la peine de m’envoyer une lettre… Je ne l’ai jamais racon­té dans la presse. Je ne vou­lais pas m’étaler. »

Avec leurs gueules de travers
Leurs fins de mois qui sonnent clair
Les uns me trouvent tous les vices
Avec leur teint calamiteux
Leurs fins de mois qui sonnent creux
D’autres trouvent que c’est justice

En cette fin d’été 2017, on retrouve Marc Goblet dans le centre de Liège, place Saint-Paul, au siège de la FGTB lié­geoise. Dans un bureau nu où s’entassent quelques car­tons rem­plis de clas­seurs, le syn­di­ca­liste se livre. La conver­sa­tion se pour­sui­vra à La Main à la pâte, can­tine d’une cer­taine intel­li­gent­sia lié­geoise, où se croisent hommes d’affaires, élus de gauche comme de droite, pro­fes­seurs d’université, res­pon­sables syn­di­caux rouges et verts, ain­si que Lucien D’Onofrio, ex-homme fort du Standard, qui habite une rue voi­sine. Dans le brou­ha­ha des tables, il faut par­fois tendre l’oreille pour dis­cer­ner le timbre fra­gile de Marc Goblet, réplique étouf­fée de la voix de sten­tor qui ton­nait depuis le kiosque d’Avroy, face à la sta­tue de Charlemagne, les matins de Premier mai. 

En 2014, il s’était per­mis de tan­cer les diri­geants du PS, en leur lan­çant à la figure que ce n’était pas dans les loges VIP du Standard ou de Francorchamps qu’on pre­nait le pouls de la popu­la­tion. « C’est ça, la force du PTB. Leurs mili­tants sont proches des tra­vailleurs, ils sont sur le ter­rain, infa­ti­gables. Même s’ils ne sont que dix, ils donnent l’impression d’être mille. » La per­cée dans les son­dages du par­ti mar­xiste-léni­niste ne le réjouit pas plus que ça. « Fanfaronner sur cette hausse dans les inten­tions de vote, et en même temps refu­ser par prin­cipe de gou­ver­ner, c’est un peu trom­per l’électeur. » On objecte que le PTB n’exclut pas de mon­ter au pou­voir, à la condi­tion que cela se fasse en dehors du cadre bud­gé­taire impo­sé par l’Union euro­péenne. « Mais est-ce qu’il sera pos­sible de modi­fier les trai­tés euro­péens ? Même Macron se fait rem­bal­ler quand il essaye d’obtenir une révi­sion de la direc­tive sur le déta­che­ment des tra­vailleurs ! Je pré­fère l’attitude des Insoumis en France ou de Podemos en Espagne. Eux, s’ils pou­vaient gou­ver­ner, ils le feraient. Voilà ce que je reproche au PTB : ne jamais oser prendre ses responsabilités. »

À Charles Michel, il ne laisse aucune cir­cons­tance atté­nuante. « Avant, je pense qu’il avait une fibre sociale. Maintenant, je le consi­dère comme un repré­sen­tant de la droite dure. » Les baisses de coti­sa­tions sociales, décré­tées au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té, le heurtent au plus pro­fond. « La droite ne cesse d’offrir des cadeaux fis­caux à ceux qui ont déjà les moyens, en dimi­nuant la part qui revient aux tra­vailleurs. Ça, c’est ce qui m’horripile le plus, parce que c’est oublier qu’en décembre 1944, quand a été scel­lé le pacte sur la sécu­ri­té sociale, ce sont les tra­vailleurs qui ont lais­sé une par­tie de leur salaire pour se pro­té­ger en matière de pen­sion, de chô­mage, d’assurance mala­die, pour avoir des congés payés… L’accord s’est fait au béné­fice des employeurs. Aujourd’hui, je ne dis pas qu’il ne faut rien chan­ger, mais on peut appor­ter des modi­fi­ca­tions au sys­tème sans s’en prendre tou­jours au pou­voir d’achat des plus faibles. Au lieu de ça, le MR stig­ma­tise les chô­meurs. Le plus gon­flé, c’est quand on nous traite de com­mu­nistes arrié­rés lorsqu’on avance ce genre de rai­son­ne­ment. Moi, je le dis, si être moderne, c’est accep­ter de réduire tous les acquis sociaux, je ne suis pas moderne !»

Dès le ber­ceau, le cœur de Marc Gobelet a com­men­cé à battre à gauche. Son père, Simon Goblet, était mineur et délé­gué syn­di­cal aux char­bon­nages de Battice. Sa mère, fille d’agriculteurs fla­mands, a gran­di dans une ferme entre Saint-Trond et Tirlemont. « Je suis donc à moi­tié fla­mand », sou­rit Marc Goblet, pareil en cela à tant de socia­listes lié­geois – André Cools, Alain Van der Biest, Laurette Onkelinx, Michel Daerden, dont les racines s’étirent vers le nord du pays. Dieu n’était pas absent de son enfance, pas tout à fait pré­sent non plus. « Je n’ai pas vrai­ment eu d’éducation catho­lique. J’ai quand même été bap­ti­sé, j’ai fait ma com­mu­nion à l’église. Je me suis marié à l’église parce que c’était la tra­di­tion. Mais je n’ai jamais été pra­ti­quant, même adolescent. »

Son édu­ca­tion poli­tique, en revanche, fut très tôt étof­fée. Avec le père, vété­ran des grandes grèves de 1960, les échanges sont nom­breux. « Il avait arrê­té l’école après les pri­maires. Il a com­men­cé à tra­vailler tout gamin, dans une usine tex­tile. Puis il est allé au char­bon­nage à 18 ans. Les hommes, là, c’étaient des durs. Même les dis­cus­sions entre délé­gués de la FGTB, c’était tou­jours très hard. Les mineurs étaient des gens assez par­ti­cu­liers. Ils avaient déve­lop­pé une soli­da­ri­té ter­rible, à force de tra­vailler dans des veines de qua­rante cen­ti­mètres de large, expo­sés en per­ma­nence au risque d’un coup de gri­sou. Mon père pesait 140 kilos et mesu­rait 1 mètre 70. Quand il sor­tait de la mine, il était ensan­glan­té parce que son ventre raclait la paroi. » Dans la Belgique d’alors, le monde ouvrier reste un grand corps capable de se dres­ser avec véhé­mence contre l’ordre éta­bli. Un monde d’hommes, presque exclu­si­ve­ment, où la dis­ci­pline est celle d’une armée en marche. « Mon père s’est bat­tu comme un enra­gé contre la direc­tion du char­bon­nage, pour mettre fin aux rete­nues sur salaire qu’on fai­sait subir aux tra­vailleurs s’ils triaient mal le char­bon. Il était ter­rible, mon père, face à l’injustice ! Et les mineurs le sui­vaient. Quand il leur deman­dait de dépo­ser leur lampe et de faire grève, ils s’exécutaient. Si une heure plus tard, après avoir négo­cié avec le patron, il reve­nait et leur disait de des­cendre dans la fosse, ils le fai­saient. Sans deman­der pourquoi. »

De-ci de-là, les tri­bu­la­tions du pater­nel sont par­se­mées d’anecdotes au par­fum sur­an­né. « Ce sont les ouvriers qui ont payé la pre­mière voi­ture de mon père, pour qu’il puisse se dépla­cer et se rendre à la cen­trale. Si ça se pas­sait aujourd’hui, vous ima­gi­nez le scan­dale ? En ce temps-là, les confron­ta­tions étaient par­fois bru­tales, mais quand j’y réflé­chis, je pense que la tâche des syn­di­ca­listes actuels est plus com­pli­quée. Vu que les tra­vailleurs sont plus ins­truits, cha­cun veut don­ner la leçon au délégué. »

Peu après la ces­sion des acti­vi­tés au char­bon­nage de Battice, en 1961, Simon Goblet quitte ses man­dats à la cen­trale des mineurs pour entrer comme per­ma­nent à la cen­trale géné­rale, l’une des plus puis­santes de la FGTB, dont il fini­ra par pré­si­der la régio­nale Liège-Huy-Waremme. « Pour son départ à la pen­sion, les tra­vailleurs de la construc­tion lui ont offert un vélo de route, un peu pour se moquer de lui. Mais dès qu’il a été retrai­té, il a com­men­cé à par­tir par­tout avec son vélo. Par après, il a même ache­té un vélo de course. Il a beau­coup mai­gri, il rou­lait entre sep­tante et quatre-vingt kilo­mètres tous les jours. Il par­tait grim­per des cols en France, à SaintPaul-de-Vence. Il a ter­mi­né sa vie à la Côte d’Azur. Il menait une vie de métro­nome : il se levait, déjeu­nait, par­tait faire son tour à vélo, reve­nait à la mai­son, man­geait, jouait un peu aux cartes avec ma mère, puis il se met­tait dans le fau­teuil pour regar­der la télé. » Simon Goblet meurt le 9 juin 1994, à 68 ans. Plus de trente ans après la fer­me­ture du char­bon­nage, des dizaines d’anciens mineurs, d’enfants de mineurs, d’épouses de mineurs assis­te­ront à ses funérailles.

Entre-temps, Marc Goblet aura sui­vi le che­min pater­nel, après avoir arrê­té l’école à 17 ans. « Je suis donc entré à la FGTB le 1er octobre 1982. Je tra­vaillais comme chauf­fa­giste dans une PME quand mon père m’a deman­dé si je vou­lais bos­ser à la cen­trale géné­rale. Je connais bien le milieu des PME, je ne suis pas anti-entre­pre­neurs. Absolument pas. Si mon père ne m’avait pas fait cette pro­po­si­tion, je serais sans doute deve­nu patron de mon entre­prise. Je ne m’attendais pas à ce qu’il me demande cela, d’ailleurs, parce que je lui avais déjà dit que je vou­lais tra­vailler au syn­di­cat et lui ne vou­lait pas. Jusqu’à ce qu’il change d’avis. »

Depuis qu’il a quit­té la direc­tion de la FGTB, en 2016, Marc Goblet observe, avec inté­rêt tou­jours, avec inquié­tude sou­vent, le cours de l’actualité poli­tique et sociale. Lui qui a long­temps défen­du un ren­for­ce­ment de l’Action com­mune, c’est-à-dire des liens entre le PS et la FGTB, a fini par se lais­ser gagner par la thèse inverse. « Aujourd’hui, nous sommes dans une situa­tion très com­pli­quée, et je suis d’avis que le syn­di­cat doit être dans une posi­tion d’indépendance totale. Je ne pense pas que cela soit le moment de créer un lien avec les res­pon­sables poli­tiques. Qu’on ait des contacts, c’est nor­mal, mais il ne faut pas don­ner l’impression qu’en tant que repré­sen­tants des tra­vailleurs, nous sommes prêts à nous lais­ser mener par un par­ti poli­tique. » Rien ne l’agace plus que les rac­cour­cis qui le pré­sentent comme un affi­dé du bou­le­vard de l’Empereur. « Lorsque j’ai défen­du les mots d’ordre de grève contre le gou­ver­ne­ment Michel, cer­tains ont pré­ten­du que j’étais la cour­roie de trans­mis­sion du PS. Quelles âne­ries ! Dès que je suis deve­nu secré­taire géné­ral, j’ai jus­te­ment pris l’option de ne jamais me rendre au bureau du PS, parce que j’estimais que mon objec­tif, c’était de défendre les tra­vailleurs, et non pas d’être le relais de quelque par­ti poli­tique que ce soit. » À la dif­fé­rence de Marc Goblet, son suc­ces­seur, Robert Verteneuil, a choi­si d’honorer de temps à autre son sta­tut de membre invi­té au bureau du PS.

Marc Goblet, cepen­dant, ne s’en cache pas : il a pris sa carte au par­ti à l’adolescence, a tou­jours voté socia­liste, « sans hési­ta­tion ». Parallèlement à ses fonc­tions syn­di­cales, il a tâté de la poli­tique : conseiller com­mu­nal, puis éche­vin à Herve, mais sur­tout pré­sident de la fédé­ra­tion ver­vié­toise du PS, de 1998 à 2003. « Il ne faut pas se trom­per : je n’étais pas un homme d’État, mais un homme de contre-pou­voir. Ma pré­fé­rence, ça a tou­jours été le syn­di­cat. Je me suis mis sur les listes PS, j’aurais pu deve­nir dépu­té plu­tôt que diri­geant de la FGTB, mais ça n’a pas été mon choix. »

Désormais éloi­gné de la vie publique qui a si long­temps mobi­li­sé toute son éner­gie, il porte un regard dépi­té sur la déli­ques­cence – élec­to­rale et morale – du socia­lisme à la lié­geoise. « Les mon­tages finan­ciers qui ont été pra­ti­qués chez Tecteo, Nethys, Publifin… Pfff… C’est minable, c’est plus machia­vé­lique que ce qui se fait dans l’ingénierie off­shore. » Il n’a jamais cau­tion­né ces pro­cé­dés, assure-t-il. En mars 2015, lors d’un débat à la Foire du livre, il s’était lan­cé dans un réqui­si­toire impi­toyable contre Stéphane Moreau, le patron de la socié­té Nethys. « Défendre l’économie publique, ça implique aus­si de la consi­dé­ra­tion pour les tra­vailleurs, de la concer­ta­tion sociale. Et ce qu’on dégage comme béné­fices, ça doit ser­vir à amé­lio­rer le ser­vice ren­du aux citoyens. Si c’est pour appli­quer les recettes du pri­vé et capi­ta­li­ser à tout prix, alors qu’on laisse faire le privé !»

À pré­sent, il cer­ti­fie avoir vu venir la catas­trophe. « Cela fai­sait des années que je disais aux diri­geants du PS : ça va vous péter à la gueule ! Mais je n’accepte pas qu’on accuse tout le panier quand il y a quelques pommes pour­ries – Stéphane Moreau et André Gilles, dans le cas pré­sent. » Marc Goblet pointe cepen­dant le silence cou­pable de Jean-Claude Marcourt, ancien ministre-pré­sident wal­lon, et de Willy Demeyer, bourg­mestre de Liège, certes pas impli­qués dans la tam­bouille Publifin, mais qui ont vali­dé de loin tous les choix stra­té­giques de l’intercommunale. « Ils voyaient Publifin avant tout comme un exemple de réus­site éco­no­mique, et cela jus­ti­fiait toutes les atti­tudes. » À quelques reprises, le syn­di­ca­liste dit avoir abor­dé le sujet, avec Marcourt notam­ment. En vain. « Il reve­nait tou­jours sur le fait que c’était un outil éco­no­mique impor­tant pour la région. Moi, ce qui me heur­tait le plus avec la rému­né­ra­tion de Stéphane Moreau, c’est moins le mon­tant en tant que tel que le fait qu’il s’était octroyé ce salaire tout en impo­sant des sacri­fices aux tra­vailleurs de l’entreprise. Chez Nethys, le rap­port était de 1 à 250, entre le salaire le plus bas et le salaire le plus haut. Je n’ai pas com­pris ni accep­té que Stéphane Moreau conti­nue mal­gré tout d’appartenir à la famille socia­liste. Mais Jean-Claude Marcourt ou Willy Demeyer ne sem­blaient pas gênés, ils ne voyaient pas le problème. »

Elio Di Rupo, à la tête du par­ti depuis 1999, est de plus en plus contes­té au sein du PS. Sa fra­gi­li­té est d’autant plus grande qu’il a lui-même pla­cé sa pré­si­dence sous le signe d’un nar­cis­sisme et d’une per­son­na­li­sa­tion par­fois extrêmes – « il n’y a plus de Parti socia­liste, il n’y a plus qu’un par­ti diru­piste », per­si­fle­ra d’ailleurs l’ancien ministre-pré­sident wal­lon JeanMaurice Dehousse. Pour autant, Marc Goblet se refuse à rendre le Montois seul res­pon­sable des déboires actuels de son par­ti. « C’est trop simple de lui mettre tout sur le dos. La réa­li­té n’est pas si évi­dente. Et c’est trop facile aus­si de taper sur Di Rupo en cou­lisses, tout en res­tant soi-même cal­feu­tré dans son confort. Si les man­da­taires socia­listes sont si nom­breux que ça à esti­mer qu’il doit par­tir, ils n’ont qu’à lui deman­der de remettre son man­dat, plu­tôt que de le cri­ti­quer der­rière son dos. » Le plus sain, recon­naît cepen­dant Marc Goblet, aurait tou­te­fois été qu’Elio Di Rupo se sou­mette de sa propre ini­tia­tive à un vote de confiance. « Avant l’été pas­sé, par exemple. Au moins, comme ça, les choses auraient été claires. Mais la ques­tion reste entière : eston sûr que le par­ti va aller mieux si on change de pré­sident maintenant ? »

À pro­pos de l’état du PS, son vieil ami Michel Daerden disait sou­vent, lucide ou pes­si­miste : « C’est la fin de l’Empire romain…» Toutes les mani­fes­ta­tions d’apparat et les signes exté­rieurs du pou­voir sont encore là, mais les bar­bares seraient aux portes de Rome, et les pré­mices de l’effondrement, déjà visibles. « Michel a tou­jours été très conscient du com­por­te­ment de cer­tains. Lui-même avait ses tra­vers, mais je l’ai tou­jours esti­mé, car c’était un homme loyal, atten­tif aux plus faibles, bien plus qu’on ne le pense. C’était aus­si quelqu’un de très émo­tif. On n’a pas tou­jours été très juste à son égard. »

En groupe en ligue en procession
Depuis deux cents générations
Si j’ai sou­vent com­mis des fautes
Qu’on me donne tort ou raison
De grèves en révolutions
Je n’ai fait que pen­ser aux autres

Le 22 août 2016, Marc Goblet a annon­cé qu’il quit­tait la scène, esso­ré de dou­leur, le corps en détresse. « Quand j’ai été nom­mé au secré­ta­riat géné­ral de la FGTB, j’avais déjà des pro­blèmes de san­té. J’avais subi une opé­ra­tion en 2012 et c’est à ce moment-là qu’on a décou­vert que je souf­frais d’une mala­die auto-immune, qui mal­heu­reu­se­ment avait déjà bien avan­cé et fait des dégâts ailleurs. Je savais donc que les condi­tions ne seraient pas simples. Mais j’avais la volon­té de réus­sir. Dans ma tête, j’étais d’ailleurs par­ti pour res­ter en fonc­tion huit ans, de manière à accom­plir deux man­dats. Puis j’ai dû me résoudre à arrê­ter en 2018, après un man­dat. Mais en 2016, c’est deve­nu trop difficile…»

Au mois d’août der­nier, cin­quante lau­réats du prix Nobel ont été invi­tés à iden­ti­fier ce qui consti­tuait selon eux la plus grande menace pour le deve­nir de l’humanité. Quatre d’entre eux ont répon­du : la pro­li­fé­ra­tion de l’égoïsme et de l’individualisme. L’ex-leader syn­di­cal par­tage leur ana­lyse. Il regrette les actions trop timo­rées du front com­mun, inca­pable de faire entendre un dis­cours dissonant.

« Aujourd’hui, les syn­di­cats ont le devoir de réagir. Jusqu’où va-t-on se lais­ser mépri­ser, insul­ter ? Quand on voit tous les ministres qui nous traitent d’incompétents, d’irresponsables. Comme s’ils consi­dé­raient qu’eux détiennent toute la véri­té. Quand je parle de réac­tion, je ne plaide pas pour lan­cer de nou­velles grèves tout de suite. Il faut tou­jours aller cres­cen­do. Mais sur­tout, il faut conti­nuer à exis­ter. Bart De Wever a insul­té les pré­si­dents de la CSC et de la FGTB, Marc Leemans et Rudy De Leeuw, en les trai­tant de syn­di­ca­listes incom­pé­tents. Quand on nous donne une gifle, on ne tend pas l’autre joue, hein ? »

Brûlant d’un feu res­té intact, l’ancien chauf­fa­giste pour­suit sa vie sans regret, même si l’éloignement des mili­tants lui pèse. « Cela a été assez com­pli­qué, au début. Le bon dérou­le­ment de mon opé­ra­tion m’a ensuite don­né beau­coup d’espoir, mais il faut un cer­tain temps pour récu­pé­rer plei­ne­ment. Maintenant, je suis conscient que j’ai fait le bon choix, dans l’intérêt de ma famille, de ma san­té, et de la FGTB, parce que la FGTB ne peut pas fonc­tion­ner sur deux cylindres au lieu de quatre. Mais je reste un mili­tant – pour cela, pas besoin d’un titre. Être mili­tant, c’est une vie avec son cœur, avec ses tripes, avec sa conscience pour se mettre au ser­vice des autres, en l’occurrence des tra­vailleurs, dans le sens le plus glo­bal du terme. Parmi les tra­vailleurs, il y a des sala­riés, des cadres, mais aus­si des indé­pen­dants qui ne sont pas logés à meilleure, avec ce gou­ver­ne­ment de droite. »

Depuis tant d’années, et pour plu­sieurs années encore, il est de ceux qui manifestent.

En groupe en ligue en procession
Et puis tout seul à l’occasion
J’en ferai la preuve par quatre
S’il m’arrive Marie-Jésus
D’en avoir vrai­ment plein le cul
Je conti­nue­rai de me battre