Basta, le vacarme ambiant de la politique, la mièvrerie poétique au pinacle. Au bac. Trop de boucan sur les plateaux, trop de vacuité à la radio, trop d’effets de style tapageurs. Philippe Marczewski passe en mode igloo, loin du bruit loin de tout. Pour se remettre la tête à l’endroit, l’écrivain pose sur sa platine des disques minimalistes, modestes, où la quête d’intensité est plus affaire de retenue que de grand fracas.
Ah qu’est-ce que j’entends tout ce bruit / Ce vacarme / Qu’est-ce que j’entends tout ce bruit / Au dehors / Nuit et jour — voilà ce que chantait Dominique A il y a trente-deux ans (une éternité) sur L’écho, la dernière plage de son album La Fossette.
(à ce propos, il faudra un jour parler de la courbure absurde de l’espace-temps musical ; trente-deux ans avant La Fossette, c’était 1960, l’année de Portrait in Jazz de Bill Evans, de Sketches of Spain de Miles Davis, de Giant Steps de Coltrane, de We insist ! de Max Roach et Abbey Lincoln, et du premier disque de Léo Ferré, celui avec Les Poètes, Comme à Ostende et Si tu t’en vas — comment, bon sang, est-il possible qu’il se soit écoulé la même durée entre 1960 et La Fossette qu’entre La Fossette et notre année 2024, où des mièvreries rimées et lénifiantes, qui feraient passer Le Petit Prince pour un brûlot révolutionnaire, sont vendues comme l’avant-garde du renouveau de la poésie (« en fait le bonheur ça se raconte pas, ça se garde précieusement » — citation authentique, dont je ne donnerai pas le nom de l’auteur pour ne pas l’humilier publiquement, car j’ai un fond d’éducation chrétienne et pas les moyens de me payer un avocat) ; langage vide et mots mièvres auxquels il suffit de coller trois notes tristounettes au piano ou deux nappes de synthé dites atmosphériques (comme la pollution) pour obtenir sa petite standing ovation d’une époque qui ne fait plus la différence entre Rimbaud et Jean d’Ormesson et s’abandonne avec gourmandise à toutes ses pulsions passéistes et réactionnaires — mais je m’égare)
Oui, donc, ce vacarme, ce bruit au-dehors, disais-je.
C’est bien de cela qu’il s’agit.
Le vacarme.
Le bruit assourdissant d’une année électorale.
C’est-à-dire : ce qu’une année électorale fait au langage.
Attention, je ne suis pas en train de dénigrer la vie politique. Même de très mauvaise humeur civique, je tiens à cette imparfaite conversation qui permettra un jour, sait-on jamais, d’atteindre un idéal commun de bonheur social.
Je n’ai pas renoncé. Je crois aussi en l’avenir paisible de l’humanité et aux chances du Standard de Liège de gagner le championnat, c’est dire.
N’empêche, malgré tout, on peut en avoir parfois plein les oreilles et ressentir une certaine lassitude devant les abus du verbe politique.
Trop d’éléments de langage, de sophismes, de slogans, de commentaires, de périphrases, de discours de victoire, de discours de défaite, d’autosatisfecits ou d’oukases, bref, de tout ce tintamarre dont nous nous sommes résignés à ce qu’il remplace trop souvent le langage articulé et l’argumentation de bonne foi dans l’espace démocratique, et le colonise comme le frelon asiatique les ruches (avec les mêmes conséquences).
Et comme si cela ne suffisait pas, il faut en plus, porosité culturelle oblige, se fader le psychodrame chez nos voisins du dessous, qui s’y connaissent aussi en boucan bavard.
Dans ces moments-là, je cherche le salut dans une forme de retrait, de repli sur moi, et dans l’écoute d’une musique à tendance minimaliste, où l’intensité n’est pas affaire d’accumulation ou de voix haussée pour couvrir toute autre parole.
Le bouillon clairet ne remet-il pas l’estomac d’aplomb au lendemain des grands banquets ?
Car pour s’extraire du tumulte bien des moyens s’offrent à nous. Restreindre son territoire. Ne plus sortir de son lit. Abandonner l’opulence et lui préférer la discrétion, l’humilité, la solitude.
S’enregistrer froissant du papier en chuchotant des mantras de développement personnel
Quitter sa vaste villa avec jardin dans le Brabant wallon pour un deux pièces cuisine à Mons.
Chacun sa méthode, je ne juge pas.
En ce qui me concerne : l’écoute en boucle du titre The world retreats de David O’Dowda ; l’album All alone de Mal Waldron ; les Piano Miniatures de Sibelius ; les Mélodies of the Moments de Valentin Silvestrov (ah ! la sérénité mélancolique du Cycle VI « 25.10.1893 ») ; les enregistrements des compositions de Georges Gurdjieff par Thomas de Hartmann.
Et depuis peu, les Piano Etudes I de Mashu Hayasaka, découvertes quatre ans après leur publication (2020), dont le dépouillement est d’une beauté à faire oublier le monde entier, guerres incluses.
Ces études se présentent dans leur plus simple appareil : un enregistrement mal dégrossi, presque lo-fi, qui contribue à les préserver de toute velléité tape-à-l’oreille. Pas de titres ronflants, mais un agencement en dates de calendrier qui les apparente à un journal intime, lequel serait dépourvu de tout apitoiement, où les émotions seraient posées lentement, à mots choisis, sans le moindre point d’exclamation et dans le tracé de l’encre, plutôt que déversées en pluie de larmes dramatiques. Tout y est doux et en retenue. Pudique et modeste. Et pourtant ample, de haute-vue.
Si je ne m’interdisais pas la facilité des poncifs, je parlerais de paysage d’hiver au Japon, avec des hérons cendrés volant au-dessus d’un lac gelé, dans le bleu rosé du crépuscule. Ou bien du vent printanier caressant les branches des cerisiers en fleurs. Fort heureusement, je ne cède pas à ces comparaisons, ni ne me permets de les écrire — j’ai le sens du ridicule.
Je reviens sur ces dates qui sont les titres des plages musicales.
Quelque chose dans ces études — autrement dit des recherches, des essais travaillés par le doute — réconcilie justement avec le temps, la lenteur, avec la simplicité des jours et le petit nombre d’heures qui les composent, et l’infinité de possibilités qu’elles offrent pourtant.
Les minutes se déplient à l’infini. Comme si la porte étroite d’un réduit s’ouvrait à volonté sur des espaces à explorer, vierges et immenses, montagnes, mers, plaines ou forêts, qu’aucune avidité humaine n’aurait encore abîmés.
Sans vacarme, ni tout ce bruit au-dehors.
Où l’on pourrait s’écouter vraiment.
Où le vent balaierait les slogans, les sophismes, et les éléments de langage.
Philippe Marczewski est né en 1974. Chercheur en neuropsychologie cognitive durant six ans, il a ensuite été libraire pendant seize ans, à Liège, ville qui est au cœur de son premier livre, Blues pour trois tombes et un fantôme, paru en 2019 chez Inculte. Le deuxième, Un corps tropical, est lauréat du prix Rossel 2021. Il a publié cette année Quand Cécile aux éditions du Seuil.