Palestine : face à Bouchez, Magnette se lève et veut se casser

Journaliste François Brabant
Journaliste Pierrick Vernier

Le 17 mars à Louvain-la-Neuve, les présidents de parti francophones étaient réunis pour un débat public devant plus de 600 personnes. Les échanges ont été marqués par un fort antagonisme gauche-droite. Et la tension était palpable, jusque dans le dénouement inattendu de l’évènement. Interrogés sur la situation à Gaza, les représentants du PTB et d’Ecolo ont qualifié la répression israélienne de « génocide ». Georges-Louis Bouchez a réfuté l’assertion par ce décompte : selon le président du MR, la population palestinienne aurait « quadruplé depuis 1940 ». Des propos qui ont suscité l’indignation du socialiste Paul Magnette. Au point d’envisager de quitter la salle, et de lancer à son rival libéral : « Ce que vous dites sur la Palestine me glace les sangs. » 

C’est une prouesse qu’a réussie le Kot Citoyen, groupe étudiant à l’origine du débat politique qui s’est tenu le mardi 18 mars à Louvain-la-Neuve. Pour la première fois depuis les élections, les présidents des partis francophones étaient réunis dans un même lieu pour un échange public. Côte-à-côte, face à la salle, se tenaient donc Georges-Louis-Bouchez (MR), Paul Magnette (PS), Yvan Verougstraete (président ad interim des Engagés et candidat favori à la succession de Maxime Prévot), Samuel Cogolati (Ecolo), Sophie Rohonyi (Défi, seule femme présente), et le député Germain Mugemangango, porte-parole francophone du PTB, et à ce titre doublure officielle du président Raoul Hedebouw.

L’entame du débat était programmée pour 20 heures. Un quart d’heure avant le coup d’envoi, le Socrate 10, soit le plus grand auditoire que compte l’UCLouvain (600 places), affiche déjà complet. Si bien que les organisateurs refusent du monde… Qui a dit que la politique ne mobilisait pas la génération Z ? 

Les échanges s’enclenchent, d’un bon niveau dans l’ensemble. Des arguments, du contenu, des lignes de fracture. Le tout dans un climat souvent tendu, conforme à l’actuelle polarisation du paysage politique et du débat public. À propos de la réforme des pensions, Georges-Louis Bouchez dénonce les chiffres fallacieux que répandrait l’opposition de gauche. « Il y a un truc qu’on devrait taxer, c’est les mensonges. » Éclats de rires dans l’auditoire, puis applaudissements et huées à parts égales. Paul Magnette réplique : « Je retiens votre proposition, M. Bouchez, de taxer les mensonges. Faisons-le. Désignons-vous ministre du Budget et il n’y aura plus de déficit, ça c’est sûr. » À nouveau, applaudissements et huées dans la salle.

Le débat reprend. Le modérateur Christophe Deborsu, visage emblématique des débats politiques sur la chaîne RTL-TVI, tente vaille que vaille de cadrer un Georges-Louis Bouchez virulent et prolixe. Il lui signale que son temps de parole est largement écoulé. « On est à quatre contre deux ! On est à quatre contre deux ! » proteste le président du MR. Façon de dire qu’il peut bien parler deux fois plus que son rival socialiste. Quant aux forces en présence, il y a du vrai : deux représentants de la majorité (MR, Engagés), de droite ou de centre-droit, face à quatre visages de l’opposition, de gauche ou de centre-gauche (PS, Ecolo, PTB, Défi). Le clivage a le mérite d’apparaître clair. 

Les échanges s’étirent sur deux heures bien sonnées. Si vifs qu’on ne voit pas le temps passer. C’est toutefois dans les ultimes minutes que le débat prend une tournure inattendue. Un moment de vérité, dira-t-on.

Réaction proportionnée ?

Après trois séquences thématiques (pensions, soins de santé, environnement), vient le moment des questions du public. Une étudiante interpelle les six présidents sur la situation en Palestine : quelle est leur position sur la tragédie en cours à Gaza ? Samuel Cogolati : « Le gouvernement israélien, j’ose le dire, est responsable d’un crime de génocide. » Germain Mugemangango reprend lui aussi la qualification de génocide. Il rappelle que la Belgique reste un pays de transit de l’armement, et même un pays producteur de certaines pièces utilisées sur le terrain par Israël contre les Palestiniens. 

Vient le tour de Georges-Louis Bouchez : « Il y a quelque chose qui me frappe beaucoup, c’est l’usage de certains concepts. Et ça ne veut pas dire que la réaction [israélienne] est proportionnée, ça ne veut pas dire qu’elle est juste, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas potentiellement des actes qui peuvent faire l’objet de poursuites [judiciaires]. Mais je ne connais aucun génocide dans l’histoire de l’humanité où il y a plus d’habitants à la fin qu’au début. J’invite quand même chacun à garder un peu le sens des mots. »

Paul Magnette se tourne vers le président du MR : « Que voulez-vous dire ? »

Georges-Louis Bouchez : « Ça veut dire, M. Magnette, que ce n’est pas par hasard qu’on utilise le mot génocide quand on traite de l’État d’Israël. On ne l’a pas utilisé à l’égard de l’Arabie Saoudite par rapport à ce qu’elle fait au Yémen. On ne l’utilise pas en ce qui concerne le conflit à l’est du Congo. (…) Comme par hasard, quand l’État d’Israël est en cause, alors on vient avec ce concept. Aujourd’hui, cette qualification [de génocide] ne trouve pas à s’appliquer dans le cadre de ce conflit. Ce qui ne veut pas dire que ce conflit ne doit pas s’arrêter, que des enquêtes internationales ne doivent pas être menées. (…) »

La parole revient à Paul Magnette. Lequel, avec cette fois le micro en main, exprime son incompréhension relative à l’argument invoqué par le président du MR : « Je ne sais pas ce que vous avez voulu dire, M. Bouchez, quand vous avez dit qu’il n’y a pas de génocide quand il y a plus d’habitants après qu’avant. » 

Le président du MR l’interrompt : « Le génocide, je vais juste vous donner la définition, c’est la volonté délibérée de faire disparaître une population en raison, par exemple, de sa nationalité, de son origine. Eh bien, c’est profondément un scandale de dire ça aujourd’hui. (…) »

Paul Magnette repose sa question : « En quoi y a-t-il plus d’habitants après qu’avant ? Je ne comprends pas. » 

Georges-Louis Bouchez : « Ce que je suis en train de vous dire, c’est que si vous prenez la population juive en 1940, et que vous la comparez à aujourd’hui, eh bien, les juifs ne sont toujours pas revenus au même niveau. Ça, c’est un peuple qui a subi un génocide ! Si vous prenez la population palestinienne en 1940, par rapport à aujourd’hui, la population a quadruplé. » 

Lazzis dans l’auditoire. Le président du MR garde le micro : « C’est ça le problème, vous voyez, quand on parle de ce débat en une minute, c’est qu’on joue sur les émotions. Alors, est-ce qu’il y a des actes qui doivent être poursuivis ou sanctionnés ? Personne ne peut le savoir ici. Il faut des enquêtes indépendantes et internationales. » Bronca dans la salle. Georges-Louis Bouchez poursuit sa diatribe : « Aujourd’hui, c’est tellement populaire de dire qu’Israël est un État génocidaire. (…) Notre position a toujours été de défendre le respect du droit international. Pour le reste, ce sont des jugements qui, aujourd’hui, ne reposent sur rien d’objectif. » 

Samuel Cogolati intervient, rappelle que les images d’enfants de 5 ans démembrés par les bombes israéliennes, que les frères et les sœurs ensevelis dans leur sommeil, ou traumatisés à jamais, ce sont des faits objectifs, corroborés par pléthore d’enquêtes internationales. Georges-Louis Bouchez n’en démord pas : « Non, M. Cogolati ! Il n’y a pas d’enquête pour déterminer, par exemple, quand il y a des frappes sur des hôpitaux, si c’est le Hamas qui se cache dedans, ou si c’est Israël qui vise délibérément les hôpitaux. »

Paul Magnette se lève. « Je ne peux pas rester. Je ne peux pas entendre des propos pareils. » Le président du PS prend sa veste, rassemble ses affaires. C’est un Christophe Deborsu rôdé aux imprévus du direct, mais manifestement déconcerté par la tournure des évènements, qui s’avance vers lui. Le journaliste échange quelques mots avec le socialiste, lui demande de rester. Georges-Louis Bouchez, pendant ce temps, le morigène : « M. Magnette, c’est un scandale ! Et vous faites le lit de l’antisémitisme ! »

Un instant, on sent le président du PS en proie à une oscillation intérieure. En une fraction de seconde, il doit trancher. Partir, c’est marquer de façon nette son indignation par rapport à des propos qu’il juge scandaleux. C’est aussi s’empêcher de répliquer à ces mêmes propos. À ce moment, une voix fuse depuis la salle, celle d’un étudiant : « Vous avez du sang sur les mains, M. Bouchez ! » 

Georges-Louis Bouchez : « Je n’ai aucun sang sur les mains. Arrêtez de dire des conneries ! Je n’ai aucune influence sur la politique israélienne. »

Paul Magnette choisit de rester. Il se rassied, reprend le micro : « Je n’ai jamais voulu importer ce sujet en politique intérieure… »

Georges-Louis Bouchez l’interrompt de nouveau : « Allez le dire à M. Laaouej et ses copains ! » Ahmed Laaouej est le chef de file des socialistes bruxellois, avec qui le MR négocie au même moment un accord de gouvernement régional.

Paul Magnette poursuit : « Le monologue qu’on vient d’entendre, je suis désolé, M. Bouchez, il me glace les sangs. Ce que vous dites me glace les sangs. »

Georges-Louis Bouchez : « Mais quel scandale, M. Magnette ! Quel scandale ! »

Christophe Deborsu s’avance vers le président du MR, lui demande de se taire, en appelle au calme général. 

Magnette rappelle que le Parti socialiste a, dès les premières heures du 7 octobre, condamné les actes terroristes du Hamas. « Nous avons immédiatement reconnu le droit de l’État d’Israël de défendre son territoire et sa population, et de faire libérer les otages. Il n’y a aucune ambigüité là-dessus depuis le début. Mais excusez-moi, quand je vous entends dire que la population palestinienne a quadruplé depuis le lendemain de la guerre [1940-1945], donc qu’il n’y a pas de génocide, oui, ça me glace les sangs. » 

Georges-Louis Bouchez reprend la parole. Les huées de l’auditoire redoublent d’intensité. Des applaudissements s’y mêlent. Durant toute cette séquence, Yvan Verougstraete et Sophie Rohonyi restent prudemment à l’écart.

Paul Magnette à nouveau : « Je suis franchement bouleversé par ce que j’ai entendu. Je vais essayer de revenir à la question de madame. Et je vous remercie de l’avoir posée, parce que ça aura permis d’amener dans le débat un sujet extrêmement important. Ce qui est tragique, c’est que depuis le début du conflit, Israël peut s’appuyer, d’une part sur le soutien des États-Unis, et d’autre part sur la désunion des Européens. Et ce qui est absolument tragique, c’est que, depuis la réélection de Donald Trump, Netanyahou peut faire tout ce qu’il veut. (…) Et oui, il y a des juridictions internationales qui disent qu’il y a un risque de génocide. » On note au passage que le président évoque bien « un risque de génocide », un élément sur lequel les représentants d’Ecolo et du PTB sont plus affirmatifs, plus catégoriques.

Paul Magnette : « Ce que devrait faire la Belgique, et ce que devrait faire tout démocrate, qu’il soit de gauche ou de droite, c’est dire qu’il faut reconnaître la Palestine, qu’il faut des sanctions contre Israël, et qu’il faut traduire les criminels de guerre devant les juridictions internationales. »

Georges-Louis Bouchez en appelle à « quelque chose de fondamental en politique » : « la dignité dans le débat ». Un cocktail de huées et de rires sarcastiques émane de l’auditoire. Il en faudrait plus pour freiner le libéral montois. « Venir nous expliquer que le nombre n’a pas d’importance… Eh bien, je vais vous annoncer, mesdames et messieurs, que vous faites partie d’un pays qui est complice de génocide ! Je vais vous dire pourquoi. Parce que dans les campagnes qui ont été menées en Syrie, en Libye et en Irak, où notre pays a fait partie de la coalition, il y a eu plus d’un million de morts. Un million de morts ! Est-ce que quelqu’un a eu l’idée de dire que la Belgique, ou les pays occidentaux, avait pratiqué un génocide ? Et donc, oui, à un moment donné, cibler Israël avec cette accusation, ce n’est pas rien. » Le président du MR parle d’antisionisme, d’antisémitisme. Christophe Deborsu, une dernière fois, tente de tempérer les échanges.

« Sans agressivité »

L’altercation finale, imprévue, au sujet du conflit israélo-palestinien, aura marqué le paroxysme d’un débat jusque-là de très bonne tenue, mais traversé d’une tension latente. 

Sur les pensions, on a entendu Paul Magnette argumenter : « Quand on prend des mesures aveugles, comme sur les pensions, ce sont presque toujours les femmes qui perdent le plus. »

Georges-Louis Bouchez : « Oui, je le dis, il y a des certificats de complaisance. Et les médecins qui sont complices portent une lourde responsabilité ! Il y a bien sûr d’authentiques malades, mais il y a aussi des malades imaginaires. À Charleroi, la ville de M. Magnette, quarante employés du chemin de fer ont remis un certificat au lendemain de la formation du gouvernement. C’est le gouvernement qui les a rendus malades apparemment. »

Paul Magnette : « Ce n’est pas un argument ! Qu’il y ait des abus, c’est possible. Je n’ai aucun problème avec le fait de les combattre. Mais de là à dire que dans les 600 000 malades de longue durée que compte notre pays, ce sont presque tous des tire-au-flanc ! C’est abusif, ça ne correspond pas à la réalité. Allez voir ces personnes malades ! Leur situation n’est pas facile. C’est extrêmement difficile pour elle de se remettre au travail. »

Germain Mugemangango abonde : « Comment le président du MR ose-t-il dire une chose pareille ? Il y a 600 000 malades de longue durée en Belgique, c’est un problème de société sérieux, une question de santé publique importante. Et il prétend qu’il va baser sa politique sur le fait qu’il y a selon lui quarante malades imaginaires à Charleroi ? »

Au cours de cet échange aussi, Verougstraete et Rohonyi se maintiennent dans une prudente attitude médiane. À plusieurs reprises, on entend même le député européen des Engagés énoncer sa position tout en précisant qu’il veut défendre son point de vue « sans agressivité ». « On a l’impression que vous dites ça pour vous démarquer de Georges-Louis Bouchez », réagit le modérateur Christophe Deborsu, non sans à-propos.

 

Les Engagés à la remorque du MR ?

Le débat se clôture par la possibilité laissée au public de voter pour le parti de son choix, via une application, en fonction de la personnalité qu’il aura jugée la plus convaincante. Verdict : Engagés, 33 % ; MR, 23 % ; PS, 20 % ; Ecolo, 18 % ; Défi, 3 % ; PTB, 3 %. La coalition de droite et de centre-droit apparaît nettement majoritaire. Et la position d’extrême modération, affichée tout au long du débat par Yvan Verougstraete, s’avère manifestement payante – en tout cas devant un public jeune, universitaire, en Brabant wallon, dans une institution catholique qui plus est. 

En ce début de législature, des doutes travaillent néanmoins l’électorat centriste, et le futur président des Engagés – Yvan Verougstraete selon toute vraisemblance – aura fort à faire pour les dissiper. En témoigne ce commentaire que lui a adressé une étudiante à la fin du débat : « J’ai voté pour les Engagés au mois de juin. Ce qui m’a séduit, c’est la fraîcheur, la nouveauté, le caractère centriste du projet. Mais là, j’ai parfois l’impression que vous êtes à la remorque du MR. »

À la sortie du Socrate 10, le président du MR blague avec son homologue des Engagés, puis enchaîne les selfies avec des étudiantes et des étudiants venus le féliciter pour sa prestation. À quelque mètres de là, Christophe Deborsu paraît encore secoué par le dénouement de la soirée. « Je suis content que Paul Magnette soit resté. Pour l’équilibre du débat, c’était important. » Le journaliste, à chaud, partage son étonnement. « J’ai déjà souvent entendu Georges-Louis Bouchez s’exprimer au sujet d’Israël-Palestine, mais cet argument du nombre, je ne l’avais encore jamais entendu dans sa bouche. »

 

À regarder sur Youtube : un large extrait du débat en vidéo

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