Les éditions de l’Avenir sous Nethys (épisode II)

N°27 / Été 2024
Journaliste Mélanie De Groote
Journaliste Vincent De Lannoy

Le 23 octobre 2018, l’actionnaire Nethys annonce un copieux dégraissage dans les effectifs des Éditions de l’Avenir. La déflagration prend peu à peu la forme d’un combat sans merci qui mouillera la société à tous les étages, des patrons aux employés, des lecteurs aux ministres régionaux. Beaucoup en sont sortis en lambeaux. Plus de cinq ans après, et avant que l’oubli n’efface tout, ils racontent pour « Wilfried » les dessous d’une saga politico-médiatique d’une énorme complexité. Voici le deuxième volet de notre enquête. 

VI. Un week-end pas comme les autres

Samedi 16 février 2019, aux alentours de midi. Emmanuel Wilputte, président de la SDR des Éditions de l’Avenir, ponctue une randonnée entre amis dans un restaurant italien près de la cathédrale Saint-Aubain, à Namur. La veille, il a suivi à distance la sortie de l’édition coup de poing. Alea jacta est, ils débrieferont lundi. Au moment où le plateau de mousses arrive, son téléphone frémit sur la table. Un SMS laconique d’un numéro inconnu : « Pourriez-vous m’appeler dès que possible ? Stéphane Moreau. » Un canular ? Aucun collègue n’oserait. Dix minutes suspendues, puis il s’exécute et compose le numéro inconnu. De l’autre côté du fil, c’est bien la voix du patron de Nethys, placide, qui lui parvient.

« J’ai lu le journal de ce week-end. Il faut qu’on parle.

— Volontiers. Quand ? 

— Aujourd’hui. 

— Ah… bon, d’accord. Où ? 

— Au siège de Nethys, à Liège. Vous pourriez y être pour quelle heure ? 

— Ma voiture est garée à une demi-heure à pied. Pas avant 16 h. 

— Entendu. Rendez-vous à 16 h, rue Louvrex»

C’est donc bien lui le big boss. L’actionnaire du journal se fait si discret que certains ont fini par en douter. Pourquoi se manifester aujourd’hui ? Ça fait des années que des membres de la direction lui réclament le cap à donner à l’entreprise. Que tous les médias négocient une entrevue avec l’homme au cœur du dernier scandale wallon. Que la classe politique attend sa réaction après la commission d’enquête Publifin. Que les travailleurs de L’Avenir secouent son entourage pour le forcer à revendre le journal. Rien n’a jamais semblé atteindre Stéphane Moreau. Mais peu importe ce qui se joue dans la tête du chef. Emmanuel Wilputte est attendu à Liège. Persuadé qu’il va se faire incendier, peut-être licencier, il n’envisage pas une seconde d’y aller seul.

C’est le Wembley, un café populaire coincé entre la rue Fabry et la rue Louvrex, qui fait office de poste de commandement. Il est 15 h 30, des habitués battent la carte à côté du président de la SDR et de ses renforts : Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP, et Didier Malempré, journaliste sportif et délégué AJP interne aux Éditions de l’Avenir. « Respect de la convention des journalistes, pas de licenciements secs et, s’il crie, on lève le camp », s’accordent les trois émissaires avant de passer la grille de l’immeuble où Stéphane Moreau les attend. 

Engoncé dans un élégant costume, le patron s’est éclipsé d’un mariage pour les recevoir. Il ouvre un exemplaire de l’édition spéciale et incrimine plusieurs passages qu’il estime totalement faux. Spontanément, l’un des trois représentants des journalistes lui indique qu’il peut adresser un droit de réponse. Personne ne rigole. « Assez vite, comme dans un film, il nous a demandé combien nous voulions, raconte Martine Simonis. Je ne sais pas ce qu’il s’est imaginé, mais on s’est contenté de lui rappeler la convention en vigueur pour les journalistes qu’il devait respecter. » Quelques secondes pour griffonner un calcul et le maître des lieux méduse ses interlocuteurs en tapant presque juste sur le montant à dégager pour respecter ladite convention. Ça ne traîne pas. Il convoque dans son bureau le directeur général des Éditions de l’Avenir, Yves Berlize, et téléphone à l’administrateur délégué, Jos Donvil. « Il y a une convention à respecter. Vous négocierez demain. »

Le lendemain, un dimanche donc, avenue Ariane à Bruxelles. Même affluence dans les bâtiments standardisés de Voo, une autre filiale du groupe Nethys, qu’au Wembley la veille. Martine Simonis, qui connaît bien cet ancien siège du groupe de télévision RTL, débarque chargée de biscuits et de mandarines, le viatique pour la joute qui s’annonce. Avec Emmanuel Wilputte et les deux délégués de l’AJP, Didier Malempré et Albert Jallet, ils se retrouvent face à la direction et leur conseil. 

Ça se joue à l’usure. Suspensions de séance, conciliabules et reprises s’enchaînent toute la journée. Pas le temps de dîner. « Heureusement que j’avais pris des mandarines, les autres étaient venus les poches vides », ironise aujourd’hui Martine Simonis. Un accord est trouvé avant le crépuscule. La délégation quitte le bâtiment en ayant obtenu le respect de toutes les conventions en vigueur dans l’entreprise et la limitation à quatre du nombre de licenciements secs. Secs ? Oui, mais seulement si les départs spontanés venaient encore à manquer au sein de la rédaction. La direction précise que, le cas échéant, ces licenciements reposeront uniquement sur des critères « organisationnels et/ou des compétences en lien avec le plan de redéploiement ».

Martine Simonis quitte Bruxelles avec confiance. « Je dirais même que j’étais contente. J’étais pourtant en train de commettre une erreur, peut-être la seule dans ce dossier : celle d’avoir fait confiance à des gens pareils. »

VII. Carême aux Éditions de l’Avenir

Lundi 4 mars 2019. Cédric Rosenbaum, 43 ans, community manager, le seul à ce poste aux Éditions de l’Avenir. Il profite du congé de Carnaval pour passer quelques jours dans le Jura en famille. Il se gare sur le parking d’un centre commercial. Le téléphone sonne. Il décroche en main libre. Philippe Lawson le convoque pour mettre un terme à son contrat. Devant sa famille atterrée, il répond : « Je suis désolé, Philippe, mais ce ne sera matériellement pas possible. Je suis en vacances et tu es censé le savoir. » Viré par téléphone après dix-huit ans de boutique, sans reproche, sans pouvoir dire au revoir aux collègues.

Dominique Vellande, 56 ans, responsable des suppléments « Enquête ». Il est persuadé qu’il n’y a pas de liste noire. En contrat à 4/5, il consacre son lundi à ses parents qui ne sont pas en grande forme. Le téléphone sonne. Il décroche. Le temps d’un trou noir, il se retrouve dans le bureau de Lawson avec Berlize. Viré après trente-deux ans, sans pouvoir se retourner, ni vider son bureau.

Yves Raisière, 55 ans, chef du service des Informations nationales, a déjà fait ses cartons après le coup de l’édition spéciale. Il sait que ses jours dans la boîte sont comptés. Le téléphone sonne. Il décroche. C’est Dominique Vellande : « Yves, il se passe quelque chose, je suis convoqué chez Lawson. » Il raccroche. Le téléphone sonne de nouveau. Il décroche. Il traverse le couloir qui déboule sur le bureau vitré où Lawson et Berlize l’attendent. Viré après vingt-et-un ans, sans poser de question, sans regret.

Au même moment, Sylvie Colin, responsable marketing produit, déboule dans le couloir. « Lorsque je suis sortie pour aller boire un café, j’ai été frappée par l’ambiance glauque, comme dans un film d’horreur. Tout le monde avait une tête de déterré, se rappelle-t-elle avec une pointe d’émotion. Une fois que j’ai compris ce qu’il se passait, je ne savais même plus réfléchir. Mais où va-t-on ? Ils skettent trois gars parce qu’ils ont fait leur job ! » Emmanuel Wilputte se souvient aussi de l’ambiance sinistre du moment : « C’était l’apocalypse. Les gens étaient cassés, outrés, scandalisés. »

En réaction, le personnel vote une grève pour réclamer la réintégration des licenciés, l’écartement du directeur des rédactions et la sortie du groupe Nethys. Profitant de la présence d’un informaticien externe, la direction contre-attaque en coupant les accès vers le web, les réseaux sociaux, l’application, le print et même les imprimantes. Philippe Lawson dit à Wilfried avoir été mis devant le fait accompli : « C’était la décision du directeur général, Yves Berlize. En tant que journaliste, je trouvais que c’était une maladresse, mais j’étais arrivé à un stade où ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, je m’en foutais. » Pol Heyse, président du conseil d’administration des Éditions de l’Avenir, n’est pas de cet avis : « On n’utilise pas l’outil de travail pour défendre ses intérêts, c’est inconvenant, c’est quasi du vol, c’est même du recel. Il fallait stopper ce mouvement de violation des règles. » La manœuvre sera dénoncée comme un lock-out jusqu’au Conseil de l’Europe. 

Comment en est-on arrivé là après le « tope là » du dimanche de février dans les bureaux de Voo à Bruxelles ? Selon le personnel et l’AJP, la direction a refusé certains départs volontaires pour des raisons de calendrier. Pol Heyse se souvient : « De mémoire, on s’était accordé sur 45 équivalents temps plein et au décompte il fallait trois licenciements secs pour y arriver. Demandez à Berlize et à Lawson sur quels critères ils ont été désignés. Ce n’était pas mon rôle. » Dans les couloirs, on raconte que la direction a ciblé trois profils différents pour envoyer un signal à l’ensemble du personnel. À Wilfried, Philippe Lawson assure que les licenciements n’étaient pas ciblés. Pourquoi se priver de Cédric Rosenbaum ? « Pour faire des économies avec un seul community manager pour L’Avenir et Voo. Et puis, Cédric s’occupait de ses réseaux sociaux personnels plus que de ceux de L’Avenir, son travail n’était pas suffisant. » Yves Raisière ? « Avec mon parcours et mes réseaux, j’allais prendre la main sur le service national. Sa fonction disparaissait. Et vu son comportement, je n’avais pas envie de garder quelqu’un qui me mettait des bâtons dans les roues. » Et Dominique Vellande ? « Je ne voyais pas sa valeur ajoutée ni où l’intégrer dans le projet qu’on voulait mettre en place. » Sans ambages, il développe : « Si des gens n’ont pas le profil ou ne soutiennent pas votre projet, soit vous les occupez avec autre chose, soit vous vous séparez à l’amiable. »

Après les interventions de l’AJP, de la SDR et des syndicats, la direction propose de réintégrer Cédric Rosenbaum chez Voo, et Yves Raisière et Dominique Vellande dans les éditions locales où ils avaient commencé. Retour à la case départ pour ces deux journalistes au long cours. Tous trois refusent l’offre. En leur mémoire, les collègues renomment les salles de réunion. Ils se rassemblent encore aujourd’hui dans la salle Rosenbaum, la salle Raisière et la salle Vellande. 

VIII. Les réseaux d’influence

Pour un élu wallon, le dossier des Éditions de l’Avenir est casse-gueule. Éminemment politique : l’actionnaire mis en cause est une intercommunale. Démocratique : la pérennité économique d’un quotidien est essentielle à la liberté des journalistes, donc de la presse. Inflammable : l’annonce du plan de restructuration est une grenade politico-médiatique dont la déflagration secouera jusqu’aux différents parlements. Une grenade que, dès le 13 mars 2018, le député écologiste Stéphane Hazée avait essayé de désamorcer. En commission de l’économie et de l’emploi du parlement wallon, il avait réclamé des auditions sur l’avenir économique du secteur de la presse et plus singulièrement sur la situation inquiétante aux Éditions de l’Avenir. Il était reparti bredouille. « Il y avait manifestement, dans le chef des majorités de la Région et de la Fédération, une volonté de régler le dossier autrement, ou un embarras, ou une impuissance », rumine encore aujourd’hui l’écologiste.

En octobre 2018, les intentions de restructuration exposées dans la presse, les élus se positionnent un à un sur le dossier. Avec plus ou moins de panache, en fonction de leur famille politique, de leur arrondissement, de leurs convictions, de leurs tickets en terre liégeoise. Globalement, ils soutiennent les travailleurs. Un discours électoralement plus tenable en plein scandale Publifin. Fin novembre 2018, d’une même voix, le parlement wallon demande au gouvernement Borsus (MR/CDH) « de mettre en œuvre la sortie des Éditions de l’Avenir de Publifin/Nethys ». Un moment de démocratie puissant, mais techniquement non contraignant. Dans les faits, la direction des EdA campe sur ses positions : le journal n’est pas à vendre, son redéploiement est en cours.

En parallèle de la procédure Renault s’ouvre alors un front politique. Un goulet où directeurs, syndicalistes et journalistes se croisent et s’évitent. Tous tentent de rallier à leur cause un maximum de mandataires, au cas où ils trouveraient une parade pour peser sur les négociations sociales. Plusieurs options sont avancées, mais rien ne se décide. Les journalistes, craignant le vaste réseau et la puissance financière de leur actionnaire, investissent beaucoup d’énergie dans ce lobbying politique. Ils maraudent sous la verrière du parlement wallon pour intercepter des députés, téléphonent en sous-marin à des membres des conseils d’administration du groupe Nethys, s’incrustent au Salon des mandataires à Marche-en-Famenne, manifestent à la Foire de Libramont et déjeunent aux aurores avec les ministres les plus influents de Wallonie. « On voulait atteindre Stéphane Moreau et Pol Heyse. Leur montrer que des leviers s’activaient autour d’eux, débriefe un journaliste. Certains sont même allés discuter avec Jean-Claude Marcourt. On le savait proche de Moreau, donc on n’attendait rien de lui. Mais si le ministre des Médias se coltine trois emmerdeurs durant toute une soirée, il est probable qu’il téléphone à notre patron pour lui transmettre un compte-rendu et demander de faire attention. C’était ça l’objectif. »

L’annonce du licenciement collectif entraîne finalement la tenue de plusieurs auditions parlementaires. Le 26 mars 2019, à la sortie de la troisième séance intitulée « Les Éditions de l’Avenir et la liberté de la presse », le député libéral Olivier Maroy se montre plus inquiet que convaincu. Il tire des conclusions sans détour : « La liberté de la presse a été bafouée. Je crois que la direction se grandirait en reconnaissant que sa réaction après le départ en grève des journalistes était disproportionnée. » Des réprobations politiques qui gênent à peine la direction. Elle maintient sa ligne : le journal n’est pas à vendre, son redéploiement est en cours. De toute manière, le rapport de forces ne semble pas se jouer dans les assemblées parlementaires, mais quelque part entre la rue Louvrex, les réunions syndicales et les claviers surchauffés de la rédaction namuroise.

IX. Le chaos

Pascale Serret travaille aux Éditions de l’Avenir depuis 2004. C’est une force tranquille et une journaliste reconnue. Ses collègues l’ont choisie comme « personne de confiance » de l’entreprise pour ses qualités d’écoute, sa bienveillance et son humilité. Un rôle qui la place en première ligne face aux stress, burn-out, harcèlements, troubles psychosociaux… Tenue au secret professionnel, elle écoute et informe ses collègues en difficulté. « Depuis l’annonce du plan de restructuration, des collègues s’engueulent, les délégués syndicaux sont transparents de fatigue, ça pleure partout », expire-t-elle. Au printemps 2019, avec les récents licenciements et quelques départs volontaires précipités, le boulot s’accumule sur le bureau de ceux qui restent. Émotionnellement et physiquement, ça déborde. Il pleut des certificats médicaux.

Un an plus tôt, face aux prémices d’une fatigue généralisée, un groupe « Objectif bien-être » avait été mis en place pour prévenir les risques psychosociaux, comprendre la hausse des maladies de longue durée, aider les managers à gérer la situation et accompagner les retours au travail. Mais en septembre 2018, ce groupe a jeté l’éponge, certains estimant que leur engagement était vain en raison de l’attitude du directeur des rédactions, Philippe Lawson. « C’était le nœud de tous les problèmes à ce moment-là. Son comportement cristallisait toutes les tensions, se rappelle Pascale Serret. Tant qu’il était là, ce comité perdait de son sens. C’était comme mettre une grosse couche de maquillage sur un truc pourri, ça ne servait à rien. » En juin 2019, un rapport de la médecine du travail confirme que le personnel est en détresse et qu’il convient de résoudre en priorité les tensions entre la rédaction et son directeur.

Le contexte est aussi très agressif à l’égard de la direction, confie Pol Heyse, mais ça ne le touche pas plus que ça. « On avait l’impression que les aigris nous reprochaient leur incapacité à gérer un groupe de presse, se souvient le bras droit de Stéphane Moreau. S’ils avaient fait leur job, il n’y aurait pas eu de plan de restructuration, en tout cas pas de cette ampleur. On ne pouvait pas reprocher au directeur général, Yves Berlize, ce qui n’a pas été fait à l’époque par son prédécesseur, Quentin Gemoets. »

Record de chaleur à l’été 2019. Ça chauffe aussi dans les couloirs des Éditions de l’Avenir. Tout le monde semble avoir perdu les pédales. Le 15 et le 16 juillet, entre deux préavis de grève, trois mails et un recommandé estomaquent les équipes : « L’AJP, en tant qu’association, ne peut accéder aux bâtiments sans y être autorisée et n’est plus tolérée dans les assemblées du personnel. » Martine Simonis, la secrétaire générale de l’AJP, est priée de se tenir à l’écart. Par ailleurs, « toute participation à une assemblée pirate sera considérée comme une absence injustifiée du poste de travail et ne sera pas rémunérée ». Pour les employés et l’AJP, c’est une déclaration de guerre.

Le personnel craint la mise sur écoute des salles de réunion et soupçonne Lawson d’enregistrer les conversations. Certains ont parfois le sentiment de travailler pour le mal, pour « la mafia » et craignent de « finir sur le trottoir de Cointe ». Les nerfs sont excités par le conflit. Un jour, certains vident des canettes et balancent leurs vidanges sur la vitre du bureau de la directrice des ressources humaines. D’autres prévoient de clouter des pneus si des vigiles tentent d’intercepter Martine Simonis et de la superglu pour enfermer les patrons dans leur bureau. « Même les plus pacifiques se prennent de pulsions violentes », se rappelle Pascale Serret. Un journaliste a déclaré qu’il irait jusqu’à envoyer Lawson jouer à Colin-Maillard sur la grand-route. Un autre témoigne : « On était à cran. Lawson était très, très énervant. Un jour, j’ai tapé mon poing sur la table et j’ai levé la voix très fort : “Tu la fermes, je ne veux plus t’entendre.” C’est la seule fois de ma vie où j’ai élevé la voix dans une réunion. C’est terrible, je ne suis pas un sanguin, mais j’ai vraiment voulu lui mettre une claque. »

C’est le chaos. Ni le personnel, ni les délégations, ni la direction, ni la médecine du travail n’entrevoient une quelconque issue. « Des piliers de la rédaction commencent à plier », observe le journaliste François-Xavier Giot dans un mail adressé à la direction le 5 septembre 2019. « Quand ils céderont, la production du journal sera définitivement en péril, car c’est déjà un miracle de sortir un journal quotidiennement », insiste celui qui remplace par défaut son chef fraîchement viré, Yves Raisière. En effectif réduit et quasiment en autogestion, disent-ils, les travailleurs exécutent leurs tâches quotidiennes tout en prenant soin les uns des autres. « Certaines journées avaient l’air de durer cinquante heures, d’autres au contraire passaient tellement vite. Tout le monde était ventre à terre », se souvient Pascale Serret, qui n’a jamais cessé de veiller sur ses pairs. « Un jour, je n’ai pas osé laisser un mec tout seul à la rédaction. J’avais trop peur qu’il se jette par la fenêtre. »

X. Une fête en stoemelings 

Il faut tenir. Pour les collègues, ceux qui partent, ceux qui restent. Pour les abonnés qui les soutiennent depuis le début du conflit social, via le courrier des lecteurs, mais aussi en dehors de la rédaction, lors de reportages ou le week-end dans les rues de Namur. Pour la démocratie et l’indépendance de la presse surtout. Mais qu’est-ce qui aide à tenir, malgré tout ? « On a abordé ce combat jour après jour. Il y avait une série incroyable de réunions, mais aussi la gazette à remplir et un service à diriger. Tout s’enchaînait à un tel rythme que le disque dur de mon cerveau a tout centré sur la mémoire immédiate », constate le chef d’édition Bruno Malter en creusant dans ses souvenirs.

Il y a aussi cette idée naïvement lancée sur « L’Avenir résiste », le groupe WhatsApp des travailleurs, qui a pris du galon : une coopérative de presse pour racheter des parts dans l’entreprise, s’assurer une présence au conseil d’administration et avoir un mot à dire dans les stratégies futures. Ce projet est consolidé par la perspective — qui ne cesse de gagner en crédibilité — d’une revente des Éditions par Nethys, la pression politico-médiatique étant de moins en moins supportable. Cette coopérative est un horizon pour les travailleurs qui, bientôt, pourront proposer aux lecteurs et investisseurs de s’emparer de ce projet collectif.

L’humour et l’entraide entretiennent également la cohésion mise à l’épreuve depuis des mois. « C’était important de soigner le collectif. La solidarité, c’est ça qui nous donnait du punch », pense Yves Raisière. « C’est l’amour du journal qui nous portait. On l’avait tous. Quand tu y travailles, tu comprends. Tu découvres les collègues, les lecteurs et l’importance de la presse locale. Tu y es viscéralement attaché, t’es prêt à te défoncer pour ça. » Son confrère Martial Dumont complète : « Nous étions en colère parce que Nethys cassait une belle mécanique, un beau pan de la presse francophone. Ils ont cassé l’outil, ils ont cassé les gens. Les Éditions de l’Avenir, c’était une famille. » Auprès de Wilfried, tous les travailleurs rencontrés racontent avec émotion la fête du personnel du 29 mai 2019.

La veille du jeudi de l’Ascension, par petites grappes, des collègues rejoignent le Belvédère, une discrète salle de concert perchée sur la citadelle de Namur. « Depuis le rachat de l’entreprise, les fêtes avaient pris des allures néthysiennes. On avait perdu le côté familial auquel on tenait tant », déplore le journaliste Emmanuel Huet. Alors, avec une poignée de collègues, ce président de comité de fêtes de village a pris l’initiative d’organiser une fête officieuse pour le personnel. « Vu notre énergie après des mois de conflit, on ne savait pas si ça allait fonctionner. Mais les gens sont venus. Le personnel namurois, mais aussi des collègues des éditions locales et les conjoints. On n’avait pas de budget, on s’était mis en mode bière et pains-saucisses », se remémore l’organisateur. 

Sur scène, un groupe monté par quelques travailleurs balance du rock. Quelques riffs encore puis les guitares cèdent la bande-son aux discours. Entre les personnes virées, celles contraintes de partir par solidarité et celles tombées malades pour de bon, il y a un paquet de gens à mettre à l’honneur. « L’homme de toutes les répliques cultes », « le chef qui faisait l’unanimité », « la petite maman », « le gentleman imperturbable », tous sont remerciés avec une bouteille de 75 centilitres de la brasserie Minne. « On n’avait vraiment pas de budget, rigole Emmanuel Huet. Mais on les avait floquées d’une étiquette à l’effigie de L’Avenir. »

Au micro, les organisateurs saluent le travail des syndicats, de la SDR et de l’AJP au cœur des négociations depuis octobre 2018. Et puis un éloge plus général : « Ce qui nous rassemble ici, c’est bien évidemment le journal, notre journal, mais aussi et surtout les gens qui le font, qu’on apprécie. Cette culture de L’Avenir qui s’est tissée en un siècle. On débarquait boulevard Mélot hier, route de Hannut aujourd’hui, pour faire son job, mais aussi pour retrouver les collègues, discuter du contenu de la gazette ou de l’anniversaire du gamin. » Dans l’assemblée, certains écrasent une larme. « Les événements que nous avons vécus ces derniers mois ont mis en évidence ce besoin de boire un coup ensemble. La direction pourrait y voir un signe de défiance à son égard, nous y voyons une volonté sincère de réaffirmer notre identité, notre cohésion et notre espoir en un avenir meilleur, car L’Avenir nous appartient ! »

Il fait nuit à Namur. Quelques employés rigolent autour du barbecue. À l’intérieur, les basses couvrent le brouhaha. Rester ensemble encore un peu, le plus longtemps possible, pour s’en souvenir dans cinq ans.

 

Épilogue

  • Les Éditions de l’Avenir ont été revendues au groupe IPM (La Libre, La DH, Paris-Match) au tournant de l’année 2021.
  • La coopérative « Notre Avenir » a été créée en octobre 2019. Les 1 500 coopérateurs attendent toujours que, comme convenu, le nouvel actionnaire leur ouvre les portes du conseil d’administration et du capital.
  • Stéphane Moreau, Pol Heyse et Jos Donvil ont été révoqués par le conseil d’administration de Nethys en octobre 2019.
  • Yves Berlize a quitté EdA d’un « commun accord » peu après la signature de l’acte de vente.
  • Philippe Lawson a créé son propre média après une séparation à l’amiable en août 2020.
  • Quentin Gemoets et Éric Schonbrodt se sont succédé chez Resa à quatre ans d’intervalle.
  • Les syndicats ont été sanctionnés aux élections sociales de novembre 2020. Le Setca (FGTB) a perdu tous ses représentants et la CNE n’en a conservé que trois sur cinq. La CGSLB est entrée dans l’entreprise avec trois représentants, dont Emmanuel Wilputte.
  • Martine Simonis est toujours secrétaire générale de l’AJP.
  • Thierry Dupiéreux, Martial Dumont et Yves Raisière sont devenus respectivement rédacteurs en chef du Ligueur, de Télésambre et de la revue paysanne Tchak.
  • Cédric Rosenbaum a rejoint l’équipe de Martial Dumont comme community manager en septembre 2021.
  • Bruno Malter et Dominique Vellande se sont réorientés dans des formations en cuisine.
  • Albert Jallet, Pascale Serret, François-Xavier Giot, Emmanuel Huet, Sylvie Colin et tous les autres ont subi deux nouveaux plans d’économie en 2022 et en 2023. L’histoire du journal continue.

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Notes de bas de page

Dossier réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme

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