Les éditions de l’avenir sous Nethys

N°26 / Printemps 2024
Journaliste Mélanie De Groote
Journaliste Vincent De Lannoy

Le 23 octobre 2018, l’actionnaire Nethys annonce un copieux dégraissage dans les effectifs des Éditions de l’Avenir. La déflagration prend peu à peu la forme d’un combat sans merci qui mouillera la société à tous les étages, des patrons aux employés, des lecteurs aux ministres régionaux. Beaucoup sont sortis en lambeaux de ce conflit hors norme. Plus de cinq ans après, et avant que l’oubli n’efface tout, ils racontent pour « Wilfried » les dessous d’une saga politico-médiatique d’une énorme complexité.

Ce récit est né par hasard dans une brasserie namuroise. Une journaliste de Wilfried vide une bière et, réflexe, laisse traîner l’oreille dans une conversation voisine. À la première écoute, ce sont des potes qui s’échangent des potins. À la seconde, il est évident qu’ils sont liés de près ou de loin aux Éditions de l’Avenir (EdA). Tels d’anciens combattants, ils rembobinent le fil de la résistance menée par les travailleurs de l’entreprise contre l’ancien actionnaire, Nethys. D’une pirouette habile, Wilfried s’invite dans la conversation. Liberté de ton, liberté de boire, les confrères livrent d’une manière inédite les coulisses du conflit social qui a secoué le journal au tournant de l’année 2019.
Quand Wilfried s’éclipse, ça tambourine. Cinq années se sont écoulées depuis ce plan de restructuration ultramédiatisé. Mais qui connaît les histoires entendues ce soir-là ? Qui sait à quel point la méfiance envers l’actionnaire a torpillé la vie interne de l’entreprise ? Qui sait ce que sont devenus les différents protagonistes, les recalés et les recasés ? Grâce aux témoignages d’une trentaine de travailleurs, représentants syndicaux, patrons et mandataires politiques, Wilfried a tenté de répondre à ces questions dans un récit en deux volets. Mis bout à bout, les souvenirs mettent en évidence les enjeux économiques, démocratiques, sociaux et humains que recouvre la saga. « Quand un conflit social se déroule dans une entreprise de presse, une prudence supplémentaire est de mise, anticipe le député wallon écologiste Stéphane Hazée, qui a suivi de près le dossier. La démocratie a besoin que les journalistes fassent leur métier sans que la censure ou l’autocensure s’installe. À aucun moment. » Un autre député, le libéral Olivier Maroy, ancien journaliste à la RTBF, se souvient : « La liberté de la presse a été foutrement piétinée dans cette affaire. Risquer de perdre son emploi, c’est à chaque fois violent. Mais aux Éditions de l’Avenir, les méthodes utilisées par les dirigeants ont été extrêmement dures. »
Parfois, le temps a embrumé les mémoires. Parfois, il a permis de tourner la page. Certains ont donc poliment décliné la sollicitation de Wilfried. Avant de raccrocher, un membre de la direction des Éditions de l’Avenir décide tout de même de glisser : « C’est bien plus qu’un conflit social qui s’est joué dans cette entreprise, c’est un combat de valeurs. »

I. Aux abonnés absents

Le mercredi 9 août 2017, Thierry Dupièreux s’extirpe discrètement de l’église Saint-Symphorien de Jambes, sans avoir eu le temps d’adresser un dernier au revoir à son collègue Cédric Flament, décédé à l’âge de 45 ans. Le rédacteur en chef des Éditions de l’Avenir est convoqué rue Louvrex, à Liège. « Louvrex », c’est le siège central de Nethys, l’actionnaire du journal. Dix étages de vitres et de béton qui tombent en ruine, pile en face du Jardin botanique. Quand il traverse le parking, il a déjà gobé une dose préventive de Gaviscon. Comme toujours à Louvrex, il sait qu’il va poireau-ter plusieurs heures, mais il ne se sait pas qui sera de la fête.
Thierry Dupièreux est à ce poste depuis 2009. C’est un homme discret et accessible. Il est dévoué à ses missions et à son équipe. Un gars pas très grand mais solide. Jeans, pull, écharpe et godasses en cuir brun : pratique et sans chichi. Musicien à ses heures.
En attendant, à Louvrex, il remonte le courant. Le navire a commencé à chavirer en 2013, lorsque l’intercommunale Tecteo rachète EdA pour près de 26 millions d’euros. « Les Éditions de l’Avenir sont une société saine et rentable. Nous sommes convaincus que leur capital multimédia d’information de grande proximité — mis en œuvre par une équipe qui a prouvé toute sa compétence — sera un beau complément à notre portefeuille de services », déclarait alors Stéphane Moreau, patron de Tecteo, bourgmestre d’Ans et businessman ambitieux. Voilà donc l’idée : offrir du contenu local aux abonnés de Voo, l’opérateur télécom du groupe. Est-ce bien le rôle d’une intercommunale de racheter un journal ? Le prix aussi étonne, mais la soudaineté de la nouvelle laisse peu de place aux atermoiements. Et en fin de compte, pourquoi pas ? L’actionnaire est wallon, il a des moyens financiers et Voo pourrait aider à la diffusion numérique. Voyons voir.
En juin 2014, Tecteo devient Publifin, déclinée en Finanpart (direction financière) et Nethys (direction opérationnelle). Le big boss reste Stéphane Moreau. Son bras droit, Pol Heyse, membre du comité de direction de Nethys, devient le nouveau président du conseil d’administration des Éditions de l’Avenir. Quentin Gemoets assure l’interface entre les travailleurs et l’actionnaire. Administrateur délégué depuis 2009, il incarne la stabilité et le cap aux yeux du personnel.
Durant les premières années qui suivent la noce, certains parlent de paix royale, d’autres d’inertie fatale. Il y a bien quelques projets imaginés par les nouveaux actionnaires et leurs consultants mais « totalement déconnectés », selon Thierry Dupièreux. « Ils nous prennent pour des imbéciles et se comportent en seuls détenteurs de la connaissance. » Avec Quentin Gemoets, ils courent après les administrateurs des Éditions de l’Avenir qui doivent se positionner sur des questions cruciales : renouvellement du contrat d’imprimerie, émiette-ment des abonnements, vieillissement du lectorat, érosion des recettes publicitaires et possibles synergies avec Voo pour développer le numérique. Interrogé par Wilfried, Pol Heyse réagit vigoureusement : « Certains dans la rédaction ont protégé leur petit business. C’était impossible d’avoir une réflexion de groupe. »
Aux désaccords de fond, s’ajoute un choc des cultures entre les travailleurs de la firme namuroise et Stéphane Moreau, qui a grandi dans une cité ouvrière avant de s’imposer comme le Mazarin du PS liégeois, mi-politique, mi-businessman. Le malentendu enfle d’autant plus que Moreau reste insaisissable. « La seule fois où on l’a vu, c’était à une fête du personnel. Il a débarqué devant le casino de Dinant tel un prince, dans une Mercedes classe S blanche. Il y avait même de petites lumières mauves à l’intérieur », décrit le journaliste François-Xavier Giot. Son confrère Dominique Vellande se souvient de l’avoir accosté. « Il regardait tout le monde d’un air goguenard mais j’ai été au contact parce que ça faisait des mois que j’essayais de le voir. Il m’a répondu, avec son accent liégeois, qu’il n’avait pas l’habitude de commenter des décisions qu’il n’avait pas encore prises. C’est tout. » Le rédacteur en chef des Éditions de l’Avenir, Thierry Dupièreux, tient à préciser : « Je n’ai jamais eu de pression directe de la part de Moreau. Ce n’est pas lui qui m’interpelle vigoureusement quand on relaie l’affaire Ethias1 dans le journal. Tu ne sais jamais si les messages viennent vraiment de lui, ou si c’est une déformation de ses propos, ou si c’est la personne face à toi qui parle à sa place. » Des blocages apparaissent également dans les synergies avec Voo. Les ambitions sont en réalité à sens unique : il faut mettre en avant les services de l’opérateur et annoncer les nouveautés. Mais « Nethys s’aperçoit vite que la rédaction est indépendante et que L’Avenir ne sera pas un toutes-boîtes pour Voo », commente Dupièreux.

Droits réservés / EdA

En mai 2016, Nethys exfiltre Quentin Gemoets chez Resa, principal gestionnaire du réseau d’énergie liégeois. Reconnaissance éternelle pour les sept derniers bilans positifs. Éric Schonbrodt, recruté chez le concurrent Rossel, prend sa place comme administrateur délégué. Sans Quentin Gemoets, le personnel est dans le brouillard, il a l’impression de perdre le cap. À la fin de l’année, les finances passent au rouge, comme on s’y attendait ; le scandale Publifin éclate, on s’y attendait moins. Dans un climat de méfiance à l’égard de l’actionnaire, la rédaction s’empare de l’affaire comme n’importe quel média. Tant pis si elle manque parfois de recul, il faut montrer aux abonnés et aux autres médias qu’elle n’est pas à la botte des « bandits » de Nethys, une expression qui revient en boucle chez les témoins.
Le scandale enf le, au point de devenir ces semaines-là le principal sujet qui rythme le débat politique. Le parlement wallon n’a d’autre choix, en février 2017, que d’instaurer une commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Publifin. Ce qui accroît encore la pression sur Stéphane Moreau et son entourage. Parallèlement, Éric Schonbrodt tambourine en vain à la porte du conseil d’administration. Pol Heyse restitue le contexte d’alors : « Les administrateurs de Publifin sont terrifiés par la commission d’enquête qui questionne la gouvernance de l’intercommunale. On a pour instruction de ne plus toucher à rien à EdA. » Dans l’impasse, Schonbrodt prépare un plan de restructuration. Un plan qui sera jugé « peu pérenne et socialement inacceptable » par Nethys. « Au niveau des chiffres, ça ne tenait pas la route, explique Pol Heyse. Le plan a été rejeté en bloc par les administrateurs. Il fallait réorienter du personnel vers le digital et déforcer le papier, mais ce message ne passait pas. » Tout le monde s’accorde sur la nécessité d’un changement radical, mais rien ne vient. « Alors ça stagne, ça pourrit. Et toi, de l’intérieur, tu pourris aussi. Tout ça en secret parce que tu ne peux pas en parler », soupire Thierry Dupièreux.
Peu convaincu par les expertises internes, Pol Heyse sort de son attaché-case un « appel externe à projet éditorial ». Une démarche perçue en interne comme une motion de méfiance à l’égard du rédacteur en chef. En off, un ancien patron confirme à Wilfried que l’objectif était de « se débarrasser de Dupièreux parce qu’il ne tenait pas sa rédaction ». Un successeur potentiel a d’ailleurs déjà été approché.
En dernier recours, Éric Schonbrodt adresse une lettre ouverte aux administrateurs de Nethys et des Éditions de l’Avenir. Comme une bouteille à la mer. « Les possibilités de synergies naturelles entre différentes entités du groupe se sont révélées pauvres […] Nous attendons depuis l’été un feu vert concernant un plan social devenu malheureusement inévitable », écrit-il sur un ton clinique. Dans le même courrier, il dénonce « un manque de connaissance du monde des médias » chez les dirigeants liégeois de Nethys. Il observe aussi que le personnel a le sentiment d’un « manque de respect de l’actionnaire par rapport aux équipes ». Schonbrodt conclut : « Les quatre années de vie commune avec Nethys ressemblent, à plusieurs égards, à celles qui, généralement, précèdent un divorce. »
Cet ultime appel reste lettre morte. Jusqu’à une réunion au sommet organisée à Louvrex en janvier 2018. Laquelle ne se passe pas bien du tout. Le 26 février, avec un certain soulagement, Éric Schonbrodt fait ses cartons.
Quant au rédac-chef Thierry Dupièreux, après quatre années d’extrême tension sous l’ère Nethys, il se crashe. « Un soir, je me retrouve en train de pleurer devant la porte de mon bureau. Là, je me dis, c’est plus possible. J’allais chez ma kiné un peu plus tard et elle constate que mon corps ne répond quasi plus. Elle me convainc d’arrêter. En juin, je prends conscience que je n’aurai jamais la force de revenir. »

Notes de bas de page

1. Soupçon de fraude à l’assurance à l’égard de Stéphane Moreau. L’affaire se solde par des non-lieux en juin 2018 ; le parquet se désiste de son appel en décembre 2019.
2. La loi Renault spécifie que l’employeur est tenu d’organiser un tour d’information et de consultation avant un licenciement collectif. Pendant cette période de négociation, les employés doivent avoir la possibilité de formuler des questions et des propositions à l’employeur.
3. Wilfried a tenté sans succès, de contacter Stéphane Moreau.

Cette enquête a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme.

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