Les éditions de l’avenir sous Nethys

N°26 / Printemps 2024
Journaliste Mélanie De Groote
Journaliste Vincent De Lannoy

III. À la recherche du temps perdu

Autoroute E411, direction Namur/Luxembourg. Sortie Bouge. Clignotant à droite, ralentir, se garer. Recadrage des lunettes. Main rapide dans les cheveux. Ajustement de la voix, tonalité grave. Respirer un grand coup. C’est parti pour une nouvelle journée de bras de fer aux côtés des travailleurs de L’Avenir. « Je les aime bien. Je les trouve courageux, intelligents. Les gens se respectent ici, ils se disent bonjour. Il y a une chaleur humaine qu’on ne retrouve pas dans les autres rédactions ». Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP) depuis 1998, entre d’un pas décidé aux Éditions de l’Avenir.
Martine n’est pas bien grande mais elle regarde tout le monde bien droit dans les yeux, sans ciller. Juriste, spécialisée en droit social, elle sait que ça ne va pas se passer les doigts dans le nez. Outre le traumatisme et les tensions inhérentes à toute restructuration, les négociations devront tenir compte de la diversité des délégations professionnelles et des enjeux propres à un journal. Et le temps est compté. À partir du 1er janvier 2019, l’âge d’accessibilité au régime de chômage avec complément d’entreprise (RCC) passe de 56 à 59 ans. Le RCC permet aux travailleurs licenciés de bénéficier d’allocations de chômage et d’un complément à charge de l’employeur jusqu’à l’âge de la pension. Autant dire que c’est un argument de poids pour stimuler les départs volontaires. Top chrono pour une procédure Renault accélérée : 69 jours et autant de nuits pour informer et consulter (phase 1) ; négocier et accoucher d’un accord (phase 2).
D’un côté, les patrons ; de l’autre, les travailleurs et leurs représentants. Classique. Ce qui l’est moins, c’est qu’en plus d’une représentation syndicale, les journalistes bénéficient d’une double, voire d’une triple protection avec la société des rédacteurs (la SDR) et l’Association des journalistes professionnels (l’AJP). Outre les conditions et le nombre des départs négociés par les syndicats, la SDR et l’AJP exigent « de réelles garanties pour l’indépendance de la rédaction, la sortie de l’actionnariat toxique et le remplacement du directeur des rédactions, Philippe Lawson, par un rédacteur en chef légitime. »
Conseils d’entreprise, réunions d’information, négociations et assemblées générales se succèdent. On négocie jour et nuit. On pleure, on s’engueule, on quitte la table, on revient. Au sixième conseil d’entreprise, la direction propose un plan de redé-ploiement dont les approximations font déborder le vase. Les délégations claquent la porte. Le person-nel réuni en assemblée générale vacille entre colère et désespoir. Tout le monde est à bout, physique-ment et nerveusement. Trois semaines que ça dure.
N’y tenant plus, l’AJP et la SDR se fendent d’une lettre à la ministre wallonne des Pouvoirs locaux, Valérie De Bue (MR), pour qu’elle fasse annuler la décision de plan social. Les syndicats en prennent ombrage. « L’AJP n’est pas une organisation syndicale reconnue, c’est une organisation corporatiste, commente aujourd’hui une source syndicale. Le front commun existait. Il aurait pu continuer à exister si chacun s’en était tenu à son rôle. »
Les syndicats décident de temporiser et de pour-suivre le dialogue avec la direction dans le cadre de la loi Renault. Les relations se tendent. Au sein même du front syndical, des fissures apparaissent entre les rouges du Setca (contre la sortie de Nethys) et les verts de la CNE (pas forcément contre). Et certains délégués issus de la rédaction s’agacent de voir que leur ligne n’est pas forcément partagée. « On avait le sentiment que les permanents syndicaux étaient prêts à accepter un peu trop vite un plan et uniquement sur des conditions de départ », précise Bruno Malter, chef d’édition et représentant CNE. En assemblée générale, les permanents sont parfois hués, désavoués, moqués. Il est même arrivé qu’un d’entre eux se fasse alpaguer dans un restaurant, hors cadre professionnel. « Avec le recul, je pense que personne ne sera jamais assez armé pour se battre contre des gens pareils, médite Sylvie Colin. Je n’en veux pas aux permanents syndicaux. Je n’aurais vraiment pas voulu être à leur place, mais vraiment pas. »
Nous sommes le 19 novembre, le journal fête ses cent ans. Bon anniversaire, mais la deadline approche. Plus que 42 jours et autant de nuits pour conclure un accord. Sous l’œil attentif de l’AJP, direction et syndicats se remettent à table. Ils y passent des nuits et des nuits, jusqu’à un matin de décembre où le bébé pointe le bout de son nez. Les parents se réjouissent. La belle-mère reste sur ses gardes. Un préaccord réduit les soixante licenciements annoncés à quarante-cinq, que devraient couvrir les départs volontaires en excluant de facto tout départ contraint. D’autres victoires s’ajoutent, comme une belle prime de départ et le gel du volume d’emploi pour deux ans.
Ce serait un bon accord, mais ça coince encore en assemblée générale. Un représentant Setca sorti de nulle part, Stéphane Piron, annonce l’air de rien que, la veille, il est intervenu au conseil d’administration de Nethys. Un Liégeois rouge à Louvrex avant un vote en AG, « ça jette un froid », commente Martine Simonis. Stéphane Piron détaille aujourd’hui à Wilfried le motif de son intervention : la revente des Éditions de l’Avenir était selon lui à l’ordre du jour et il voulait convaincre les administrateurs de Nethys de patienter, les rassurer quant à l’issue des négociations. Selon Martine, « c’était assez tendu parce qu’il restait beaucoup d’ombre sur les délais pour les RCC et les départs volontaires, sur la réorganisation des services, le projet rédactionnel et le directeur des rédactions, mais pour finir les gens ont voté le plan de restructuration. »
L’heure n’est donc plus à la sortie de Nethys, l’heure est à une bonne Chimay-thérapie, aux Champs-Élysées, brasserie en bord de Meuse élevée au rang de QG du personnel. La déco et le mobilier rouge sont surannés mais le service et la carte sont accueillants. Et surtout, ils s’y sentent libres de se lâcher, de parler, de refaire le monde. « Martine, tu nous rejoins ? »

Notes de bas de page

1. Soupçon de fraude à l’assurance à l’égard de Stéphane Moreau. L’affaire se solde par des non-lieux en juin 2018 ; le parquet se désiste de son appel en décembre 2019.
2. La loi Renault spécifie que l’employeur est tenu d’organiser un tour d’information et de consultation avant un licenciement collectif. Pendant cette période de négociation, les employés doivent avoir la possibilité de formuler des questions et des propositions à l’employeur.
3. Wilfried a tenté sans succès, de contacter Stéphane Moreau.

Cette enquête a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme.

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