Elle déteste cuisiner, mais elle tient un restaurant. Elle n’aime pas l’alcool, mais elle n’a pas son pareil pour vous repérer sur la carte des vins. Elle vient d’être engagée par Défi pour les élections régionales à Bruxelles, mais elle ne saurait spontanément définir la ligne politique de son parti — par ailleurs proche de l’implosion. C’est dans son adresse de la chaussée de Charleroi, à Saint-Gilles, ambiance velours moutarde et papier peint fleuri, que Ludivine de Magnanville, Parisienne de jeunesse et Bruxelloise d’adoption, ancienne présidente de la Fédération horeca, a reçu « Wilfried » pour un trois-services d’excellente tenue. Avec la participation exceptionnelle d’un nouveau-né.
Sous les bureaux de la rédaction de Wilfried, se trouvait jusqu’à il y a peu encore, le siège de la Fédération horeca. Alors sans vraiment le savoir c’est avec une ancienne voisine que nous avons rendez-vous dans un restaurant de la chaussée de Charleroi, à Saint-Gilles. Pas n’importe lequel : celui de notre hôte, Ludivine de Magnanville, la récente recrue du parti Défi, en quatrième position sur la liste bruxelloise. C’est un espace divisé, habité par la cuisine ouverte et le bar, que l’on découvre en avançant dans l’établissement. Ces deux îlots partagent l’espace. Du côté du bar, les murs en brique sont recouverts d’une peinture noire mate qui donne une ambiance feutrée rehaussée par de lourds rideaux et une banquette jaune moutarde en velours. De l’autre côté, côté cuisine, le mur est tapissé d’un papier peint fleuri, où d’énormes pivoines, chrysanthèmes et renoncules éclosent. Le service de midi n’a pas commencé. La cuisine ajuste sa mise en place, monte une sauce, on entend d’ailleurs le fouet former des huit dans le bac gastronorme. « Mon mari, c’est celui qui fait du bruit », précise Ludivine de Magnanville.
Il a fallu négocier pour qu’elle accepte de nous accueillir dans son établissement. Parce qu’elle n’est pas seule à décider — son mari aussi gère les lieux —, qu’elle ne souhaite pas mettre son adresse en avant — un réflexe conservé de son mandat de présidente à la Fédération horeca — et, enfin, parce qu’en dépit de son tempérament, elle conserve une certaine pudeur. C’est ce qu’elle nous dit.
On s’installe un peu à l’écart de la salle principale, toute proche de la baie vitrée qui donne sur la petite cour intérieure. Elle est encore figée dans l’hiver, seul le fumoir utilisé pour la préparation de certains plats traverse les saisons. Très vite, Ludivine de Magnanville invite le tutoiement à notre table. Elle a l’aisance de celles qui ont l’habitude de rencontrer des inconnus. Elle stationne le landau où son nouveau-né dort paisiblement et prévient : « Je viens de faire un tour du quartier pour l’endormir, normalement on a deux heures devant nous, mais à tout moment il peut se réveiller. » Au même moment, on remarque la collection d’anciens radios-réveils alignés le long du rebord du mur, en rehaussement de la banquette, des gardiens d’un temps qui ne passe plus, figés sur 14 h 30 ou 2 h 30 du matin, on ne sait pas très bien.
Au bout d’une demi-heure de conversation, nous nous décidons à passer commande. Anass, le serveur, détaille le menu du jour : en entrée, des langoustines accompagnées d’une sauce hollandaise ; en plat principal, un onglet de bœuf avec une sauce à l’échalote et des frites. Personne autour de la tablée ne se laisse tenter par ces suggestions et, choix qui fera probablement bondir le chef de cuisine, on commande toute la carte. Des croquettes de crevettes, des asperges à la hollandaise, une burrata aux petits pois, du thon rouge et de l’avocat, des spaghettis au pesto de pistache, du saumon au miso et au gingembre, et enfin du halloumi grillé servi sur son houmous d’artichauts.
Cette carte reflète-t-elle notre hôte ? « Je ne participe pas du tout à son élaboration. J’adore manger, mais je ne sais absolument pas cuisiner. J’exagère un peu, mais comme je ne cuisine pas très bien, je suis toujours déçue. Je n’ai pas envie de gâcher le moment du repas avec un plat bof, donc j’évite. Même mes enfants cuisinent mieux que moi. » En parcourant la carte, on s’interroge sur la provenance de certains produits : le thon rouge, la viande de bœuf d’Argentine, le poulpe, Ludivine de Magnanville grimace : « C’est sûr que ce n’est pas du local… Par contre, tout est fait maison, jusqu’au pain. »
Pour la première fois depuis le lancement de cette rubrique en septembre 2023, la rédaction de Wilfried se trouve en situation de boire de l’alcool. Notre hôte se dirige pour sa part vers un mocktail. « Je ne bois quasi jamais. Encore plus rarement un petit verre de rouge pour accompagner un bon plat. À la limite un cocktail… On est dans un secteur où l’on a tout à disposition, ce serait très facile de boire tous les soirs après le service. Ça sape la productivité et la capacité à travailler, alors pour moi qui travaille trop… De toute façon je n’aime pas vraiment ça. »
Elle ne boit pas, mais elle sait ce qu’elle vend, et choisit pour nous un vin rouge de Touraine, millésime 2019. Elle a d’ailleurs cette phrase qui concentre son point de vue : « Je suis la meilleure dealeuse de la planète, je ne consomme pas ce que je vends. »
La politique est venue petit à petit, par une rencontre d’abord. C’est Barbara Trachte, la secrétaire d’État bruxelloise à la Transition économique (Ecolo), qui prend contact avec elle pendant la crise du covid pour l’interroger sur les besoins du secteur horeca. À ce moment, Ludivine de Magnanville n’est pas encore à la fédération, elle est « une simple restauratrice ». Puis peu à peu elle s’engage, d’abord dans le but de comprendre la situation de l’horeca pendant le covid. Son agacement grandit lors-qu’elle constate les difficultés rencontrées et l’adaptation permanente qu’a requise cette période : les fermetures totales, le covid safe ticket, la réduction du nombre de places assises, les horaires d’ouverture abrégés. Elle entame alors son parcours de militante au sein de la Fédération horeca Bruxelles, motivée par le désir de comprendre les processus décisionnels internes. « Le premier confinement, on le prend avec philosophie, le deuxième suscite davantage de colère. Je crois toutefois que cette période a vraiment changé la donne, que les relations entre employés et patrons se sont assainies. Avant, on voyait souvent des gens traités injustement, mal payés, ou bossant dans des conditions pas top légalement. Cette pause prolongée a tout chamboulé. Désormais, si tu te comportes mal avec tes employés, si tu les payes mal, ou si tu essaies de gruger sur les cotisations, tu es grillé. Les employés sont moins disposés à se laisser marcher sur les pieds. »
Elle est d’abord administratrice, puis six mois plus tard, en 2022, elle devient la première femme présidente de la fédération. Un rôle dont elle semble avoir encore du mal à se détacher tant elle a pris sa fonction à cœur. Pour autant, elle n’a pas été épargnée, notamment au cours des premiers mois, être celle qui ouvre des portes dans un secteur encore majoritairement masculin, c’est aussi prendre le risque d’être constamment rame-née à son genre. Pas question pourtant de vaciller : « Je savais que j’étais là parce que j’étais une femme, qu’à un moment il fallait cocher une case. Je n’ai pas honte de le dire. Je me suis pris dans la gueule des trucs assez forts, mais à chaque fois que je devais prendre une décision, je me demandais quelles allaient être les conséquences, si c’était le secteur ou moi qui allait être atteint. Si c’est le secteur c’est un problème, si c’est moi je continue d’avancer. »
Ce poste de présidente lui a valu plusieurs propositions, celles du MR, d’Ecolo, des Engagés et de Défi. Pas du PS qui, selon la courtisée, n’a pas su se défaire de son étiquette de cheffe d’entre-prise. Elle était comme ses clients devant la carte du restaurant, elle a choisi Défi. L’identité de l’élu peut surprendre, un parti qui souffre d’une image désuète, dont la ligne politique demeure difficile à distinguer de celle des Engagés et même du MR, dont le combat pour défendre les droits des francophones de Bruxelles semble appartenir au passé. De surcroît, mais Ludivine de Magnanville ne pouvait le prédire au moment de poser son choix, la guerre ouverte que se livrent l’ancien président de Défi, Olivier Maingain, et son actuel, François De Smet, endommage profondément l’image du parti. « Moi, je ne viens d’aucun clan. Olivier Maingain, je ne l’ai jamais rencontré de ma vie. J’ai travaillé avec Bernard Clerfayt (ministre bruxellois de l’Emploi) pendant deux ans et demi, je l’ai fait chier pendant deux ans et demi. Je me suis fait gueuler dessus par certains membres du parti et je leur ai gueulé dessus aussi. Je trouve que c’est assez sain. Que ce soit rock’n’roll en ce moment, je me dis, bon ben… c’est comme ça, ça va passer. Ça ne me pèse pas du tout. Si ça se trouve, c’est totalement naïf de ma part, parce que ça pourrait causer des dégâts électoraux. Tout le monde a d’ailleurs un peu peur que je m’enfuie. Mais non, certainement pas. Je ne suis pas un agneau. J’ai vu pire à la Fédération horeca. »
On lui demande comment elle définirait le parti amarante, si elle ne devait s’en tenir qu’à quelques mots. Longue hésitation. « Je vais reprendre le mot utilisé par Défi, même si je ne l’aime pas trop parce que je ne le trouve pas très fort : la nuance. Je suis surtout séduite par quelques-uns de leurs axes principaux, la notion de bonne gouvernance, l’importance des aspects économiques et sociaux — notamment pour les PME — ou encore la valeur accordée à l’argent. En fait, ce n’est pas vulgaire de gagner sa vie et de vouloir mieux la gagner. Il y a un côté très pragmatique chez Défi que je trouve agréable. Pour ce qui concerne le volet entrepreneuriat par contre, ce côté pragmatique manque. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, j’ai envie de me challenger. »
Il y a aussi des relations nouées pendant son mandat à la fédération, notamment avec Fabian Maingain, le fils de l’ancien président, échevin des Affaires économiques à Bruxelles-Ville. Et il y a encore autre chose, plus intime. « Au moment où je commençais à négocier, je suis tombée enceinte. C’était une troisième grossesse désirée depuis de nombreuses années qui a mis du temps à arriver, on a suivi un long parcours de procréation médicalement assistée avec mon mari. J’ai décidé de choisir mon parti aussi en fonction des réactions que cette grossesse susciterait. Celle de Défi m’a le plus convaincue. »
En fin de compte, ce n’est pas tant la restauration que l’entrepreneuriat qui la fait vibrer. La possibilité de s’émanciper passe, pour Ludivine de Magnanville, par le travail. Elle s’utilise comme exemple : « Je n’ai pas fait d’études supérieures. À la fin du secondaire, j’ai tout de suite travaillé. Dans l’audiovisuel d’abord, je m’occupais de faire passer des castings pour les émissions d’Alexia Laroche-Joubert (une influente productrice de télévision française à qui l’on doit notamment la Star Academy, Secret Story, la Ferme célébrités). Dès le début, j’ai formulé l’envie de travailler, de grandir intellectuellement même si je faisais des castings pour des émissions de télé-réalité. J’ai rencontré des gens qui n’étaient pas du même milieu que moi, qui n’avaient pas forcément les mêmes objectifs de vie. J’avançais d’opportunité en opportunité et quand je suis tombée enceinte de mon premier enfant à 23 ans, mon mari m’a proposé qu’on travaille ensemble. Je n’ai jamais eu de plan de carrière, ce qui m’intéressait c’était de relever des défis. »
Quand mari et femme ont décidé de lier leur vie privée et leur vie professionnelle, c’était une de ses conditions, les défis oui, mais hors de question pour elle d’être « la femme du patron ». Lui l’a prise au mot : « À chaque fois qu’il avait des emmerdes, il me renvoyait la patate chaude. » De ses années de gérante d’exploitation dans la restauration, Ludivine de Magnanville conserve le langage fleuri et l’humour potache. « Il va quand même falloir que j’apprenne à maîtriser certains codes de la communication politique », relève-t-elle avec fantaisie.
Après une première vie parisienne dédiée à l’exploitation d’une brasserie ouverte quotidiennement de 7 heures à 2 heures du matin, Ludivine de Magnanville et son mari ont décidé de s’installer en Belgique. Cela pourrait s’apparenter à un retour aux sources pour celle qui possède le passeport belge depuis sa naissance, mais de Bruxelles il n’était pas question dans sa famille maternelle. C’est dans le Hainaut que ses aïeuls ont vécu, dans les environs de Tournai. Jusque tard d’ailleurs, la grand-mère de Ludivine de Magnanville a conservé un ressentiment puissant à l’égard des Flamands, pas question pour elle que ses arrière-petits-enfants parlent la langue de Vondel. Ludivine de Magnanville voit tout cela d’un œil différent : « En tant qu’indépendante, j’ai dit à mes enfants : vous pouvez faire le métier que vous voulez, mais vous devez être trilingue. C’est la base. »
La langue, le français, c’est aussi ce qui a motivé le départ de sa famille à Bruxelles. Très vite, ils se sont demandé pourquoi ils n’avaient pas franchi le cap plus tôt, tant la vie à Saint-Gilles les comble. C’est dans cette commune du sud de Bruxelles qu’ils vivent et travaillent depuis six ans. L’entrée en politique au sein de Défi continue d’ancrer Ludivine de Magnanville localement, désormais ses vies professionnelle et privée sont circonscrites à un espace géographique qui tient en une rue : la chaussée de Charleroi. « Je ne suis qu’une petite commerçante de quartier qui vit au rythme de la comptabilité et des aléas de son restaurant », résume-t-elle. C’est la raison pour laquelle, si elle pouvait choisir un portefeuille ministériel, elle choisirait sans hésiter l’Économie. « J’ai demandé à mon parti si c’était possible de lier chaque propo-sition à une ligne budgétaire claire. En tant que cheffe d’entreprise, c’est une réflexion qui me paraît logique, mais j’étais surprise de constater que parmi les ténors de la politique bruxelloise ce n’était pas toujours un réflexe. »
On lui demande si l’austérité annoncée de la législature à venir ne l’effraie pas, sachant le risque que cette période de restriction anéantisse les ambitions. « Au contraire, c’est là que ça devient particulièrement intéressant. En tant que chef d’entreprise, on le sait : c’est quand on n’a rien qu’il faut être le plus créatif. » Ça ne l’empêche pas de continuer à défendre fermement le secteur, elle déplore l’appauvrissement des restaurateurs en particulier mais des indépendants en général, pour elle le parallèle est tout trouvé avec la crise du monde fermier : « Ce qu’un agriculteur vit, c’est-à-dire travailler et ne rien gagner, voire perdre de l’argent, c’est ce qui arrive à tous les indépendants qui ont une profession non délocalisable et qui souffrent de contraintes économiques liées à la structure et à la politique de notre pays. Il ne faut pas aller bien loin pour s’en rendre compte, tu te fais tous les commerces de la chaussée de Charleroi et tu leur poses la question : est-ce que vous avez des clients ? Oui. Est-ce que vous gagnez votre vie ? Non. Ce qui arrive, c’est un point de rupture qui doit être entendu par le monde politique. »
Le repas se conclut par de copieux desserts, un moelleux au chocolat et du pain perdu servi avec une boule de glace au caramel beurre salé. Quelques minutes plus tard, la séance photo s’achève et de petits bras s’étirent de la poussette, le dernier-né de la famille se réveille, il est 14 h 30.