IV. Salut patron
Tous les jours, au troisième étage, l’ascenseur s’ouvre sur la même affiche montrant un panneau routier qui annonce la sortie du village de Laussonne. Barré en rouge. Et puis Philippe Lawson doit traverser le plateau de la rédaction. Plusieurs journalistes lui ont demandé de ne plus les saluer. Les deux du fond l’ont un jour ouvertement traité d’imposteur. Et une bonne partie pense que Stéphane Moreau est le parrain de son fils, que c’est pour ça qu’il est là. Philippe Lawson assure pourtant que le parrain de son fils, c’est Pierre Kroll, le dessinateur. Il passe la porte de son bureau vitré et la laisse comme toujours entrouverte. Le préaccord passé entre les syndicats et le management mi-décembre ne clôt pas le conflit. Le directeur des rédactions sait que les tensions vont maintenant se cristalliser sur l’organisation des services, et donc sur sa personne.
Philippe Lawson est un journaliste volontaire et enjoué. Un self-made-man arrivé du Togo en 1993, sans papiers, avant d’être naturalisé belge quelques années plus tard. Un professionnel qui a fait ses preuves en multipliant depuis près de vingt ans des papiers sur l’économie, la politique wallonne et fédérale. En chassant assidûment les scoops aussi. « Faire l’actualité plutôt que de la subir », c’est son credo, et une des raisons de son engagement aux Éditions de l’Avenir. « La mission était d’enrayer la chute des ventes du journal papier, d’augmenter les abonnés numériques et d’étoffer les réseaux d’informateurs de la rédaction. Le défi m’a enchanté », se rappelle celui qui, malgré son enthousiasme, va rapidement refroidir sa troupe de journalistes. Au point de devenir persona non grata dans sa propre rédaction.
Le dimanche 1er juillet 2018, il entre officiellement en fonction comme « directeur des rédactions ». Dans cette dénomination se loge une première friction. Philippe Lawson n’est pas nommé rédacteur en chef, comme Thierry Dupièreux avant lui. Son titre hybride ne le situe pas clairement. Sera-t-il avant tout le premier des rédacteurs ou le dernier des directeurs, selon une formule entendue ? « Il côtoyait les mêmes sphères liégeoises que l’actionnaire. Une proximité qui posait déjà de gros doutes sur le choix de sa personne », se souvient le chef d’édition Bruno Malter. Pour les travailleurs, cette nouvelle fonction n’est qu’une pirouette pour éviter la charte d’indépendance rédactionnelle qui impose de consulter la SDR avant l’engagement d’un rédacteur en chef. Soit. Une manœuvre controversée à laquelle Philippe Lawson ne peut peut-être rien. Le bénéfice du doute lui est accordé.
Bardaf, dès le lendemain. Dans le journal du lundi, le directeur des rédactions consacre son premier éditorial au bourgmestre PS de Seraing, Alain Mathot, « cloué au pilori par le tribunal correctionnel de Liège qui l’accuse d’avoir touché un pot-de-vin de 700 000 euros dans un dossier de corruption touchant l’intercommunale Intradel ». De nombreux journalistes tombent du lit en décou-vrant la copie du patron qu’ils s’apprêtent à rencontrer. « C’était un édito sur la séparation des pouvoirs, mais on m’a reproché, venant de Liège, de défendre Alain Mathot. C’était un procès d’intention. Je n’étais pas aux Éditions de l’Avenir en tant que Liégeois et je ne défendais les intérêts de personne », dédit Philippe Lawson. Pour les journalistes, il n’est plus que la marionnette de l’actionnaire. « Le mec était grillé, soupire Martial Dumont, ancien journaliste de L’Avenir. On a compris qu’il allait défendre à tous crins le Parti socialiste liégeois. Il était imposé par Stéphane Moreau qui voulait avoir la mainmise sur un média, un peu comme Berlusconi en Italie. »
Un deuxième accrochage majeur suit rapidement. Fin août, les journalistes remballent le projet rédactionnel de Philippe Lawson, jugé « indigent ». Quelle complémentarité entre les projets web et papier ? Quelles relations entre les différentes rédactions ? Avec quels moyens et quels objectifs ? « Trop vague, ont-ils dit. Mais je venais d’arriver. Mon idée était de présenter ma vision des choses, sans rien imposer. C’était une pièce à casser ensemble pour ensuite améliorer le journal », se rappelle Lawson. Le 26 octobre, trois jours après l’annonce du plan de restructuration, cette première méfiance est confirmée en assemblée générale. Il lui est en outre reproché « un plan de redéploiement incomplet », de « jouer au rédacteur en chef sans l’être » et d’effectuer « des pressions quotidiennes sur les journalistes ». Dès lors, le personnel décide de ne plus considérer Philippe Lawson comme interlocuteur pertinent dans le cadre de son travail quotidien et des négociations.
À la rédaction de Bouge, le coffee-corner devient le réceptacle des frustrations liées au comportement de Philippe Lawson. Pêle-mêle, on lui reproche mensonges, manque de tact, vantardise, paresse, coups bas, individualisme… Le directeur, peut-être malgré lui, aiguise les tensions d’une rédaction qui convulse depuis l’annonce de la restructu-ration. Les travailleurs se crispent dès qu’il jaillit de son bureau. « Je pense que le costume était trop grand pour lui. Il était largué et fatigué », regrette la journaliste Pascale Serret. Son confrère Martial Dumont tance plus sèchement : « Philippe Lawson est pour moi la quintessence du principe de Peter. À la base tout le monde l’aimait bien, mais en arrivant à L’Avenir, il a atteint son seuil d’incompétence. » Face aux critiques, la résilience du directeur des rédactions étonne toute l’entreprise. « Si j’avais eu la moitié du quart des désaveux qu’il a pris sur la tronche, je serais parti en courant. Mais lui, non. Je ne sais pas pourquoi il est resté. Il faudrait lui demander. Ça confine à la bêtise. Soit c’est un manque d’orgueil, ou du cynisme, ou est-ce pour l’argent ? » se demande Martial Dumont.
Philippe Lawson calcule à voix haute, confirme à la grosse louche un salaire brut à cinq chiffres. « L’argent n’a jamais été un moteur, assure-t-il. J’étais venu et je suis resté pour faire du journalisme. Même si c’était difficile, je ne voulais pas abandonner. Ma femme était plus remontée que moi. Elle me répétait : “Mais Philippe, quitte ce truc ! T’as vu tout ce qu’on t’inflige ? On ne te salue pas. Attends, c’est pas possible, c’est quoi ça ?” Elle m’a toujours dit : “Tu es trop gentil !” Avec le recul, si j’avais su que ça se passerait comme ça, je n’y serais pas allé. Une telle situation, ça abîme. Pour les journalistes, j’étais nommé par Nethys. Toute rationalité était perdue d’avance. Quoi que je propose, même si c’était un projet cohérent, ça n’allait pas et ça n’irait pas. J’avais face à moi une meute et j’avais décidé de l’affronter. » Dans sa bataille, le chef des rédactions peut compter sur le soutien du comité de direction et du conseil d’administration des Éditions de l’Avenir. Pol Heyse, président du CA, est le premier à nuancer le portrait dressé par les travailleurs : « Il est vrai que Jos Donvil lui a souvent reproché un manque de management, des retards notamment, mais Philippe Lawson est vraiment quelqu’un d’intelligent. Une intelligence très froide qui m’a parfois pris de court, et il en faut beaucoup pour me surprendre. »
Plus tard, le 6 mars 2019, Philippe Lawson accordera un entretien à La Libre. « Je suis le premier black à être patron d’une rédaction. Je pense que ça dérange, estime-t-il. J’ai appris il y a quelques jours que dans la rédaction certains m’appelaient le Togolais. Ça me fait mal. Je suis venu pour un projet et on joue l’homme. » Auprès de Wilfried, le directeur des rédactions se souvient également d’avoir été heurté par une affiche accrochée à une fenêtre des bureaux. « Sur une photo de Kabila, ils ont noté “Lui, il a compris, il a démissionné”. Pardon ? Kabila ? Parce qu’il est noir et que je suis noir ? »
Constamment sous braises, la rédaction brûle comme jamais auparavant. « Il sort tout le temps l’exemple de Kabila. Il y avait effectivement des affiches contre lui dans la rédaction, dont toute une série qui calquait l’actualité. Il y en avait aussi sur Theresa May et d’autres personnalités qui quittaient leurs fonctions », tient à préciser le journaliste François-Xavier Giot. La rédaction exige des excuses de Philippe Lawson. « Ces propos choquent profondément les journalistes des EdA dont les valeurs qu’ils défendent sont aux antipodes du racisme. Dans un contexte de crise sociale aiguë, ces accusations non étayées ne sont pas de nature à restaurer la paix sociale », réagissent conjointe-ment la SDR et l’AJP.