II. Les grands remèdes
Jos Donvil, administrateur délégué, et Yves Berlize, directeur général, sont les nouveaux patrons des Éditions de l’Avenir. Deux épaisses cartes de visite. Donvil est un ancien dirigeant de l’opérateur mobile Base, patron de Voo et responsable du pôle télécom de Nethys. Il lui est demandé de concréti-ser les convergences annoncées de longue date entre Voo et les contenus de L’Avenir. Berlize arrive tout droit de Sanoma, groupe de presse finlandais spécialisé dans la presse dite « féminine », où il vient de boucler un important plan de restructuration. Un matin d’automne, le 23 octobre 2018, ils prennent part à un conseil d’entreprise extraordinaire au siège de L’Avenir, à Bouge, sur les hauteurs de Namur. La rumeur qui court depuis des mois se confirme : des têtes vont tomber, reste à savoir combien.
L’après-midi entamée, une centaine de mines soucieuses rallie le quatrième étage où se prépare une assemblée générale du personnel. Il y a des quinquas bien incapables d’imaginer une réorientation après des décennies de service sous le même fanion. Des couples qui craignent le doublé. Des délégués syndicaux préoccupés, mais préparés à plonger les mains dans la gadoue sociale. Et quelques travailleurs plus chevronnés, moins inquiets pour leur carrière presque achevée que pour l’avenir de la gazette et de leurs jeunes collègues. « Bonjour à toutes et à tous. » Plus personne ne moufte.
La direction prévoit de se séparer de 60 équivalents temps plein (70 personnes) sur 249. Le début d’une procédure Renault2 a été annoncé aux représentants du personnel et, du même coup, un changement de format du journal, une nouvelle imprimerie, une réorganisation des services et une numérisation accélérée. « On est plein de questions et super inquiets à ce moment-là. Réduire de 25 % le personnel d’une boîte, c’est énorme », s’émeut Martial Dumont, ancien journaliste de L’Avenir. L’administrateur délégué Jos Donvil dit avoir conscience du calvaire humain déclenché ce jour-là, mais explique que ce « plan de redéploiement » était inévitable pour enrayer le recul du chiffre d’affaires du groupe. Devant le conseil d’entreprise, il a précisé que trois facteurs impor-tants affectent la rentabilité : la baisse des ventes du quotidien, la baisse des recettes publicitaires et la concurrence des opérateurs du web. « Je comprends l’émotion des travailleurs. Ils étaient les meilleurs, il y avait une super ambiance, la confiance était là. Mais les chiffres montraient qu’il fallait réagir rapidement. On s’amusait, on roulait vite, mais on allait droit dans le mur, illustre le patron. La même décision aurait été prise sous n’importe quel autre actionnaire. Sans ce plan, ils auraient pleuré d’autant plus fort un peu plus tard. » Sur le moment, les travailleurs bouillonnent surtout, entre colère et frustration. Quand bien même les arguments économiques seraient recevables, ce plan ne leur paraît pas juste. Est-ce à eux de payer la léthargie du conseil d’administration ? Cette restructuration est-elle bien l’unique solution ? Certains osent même l’hypothèse : serait-ce un cynique coup de pied de Stéphane Moreau3 pour mettre la rédaction de son journal au pas, après sa couverture assidue de l’affaire Publifin ?
La nuit arrivera bien assez tôt pour remuer ces interrogations. Les travailleurs rangent leur trouille dans un coin de leur bide et discutent de la riposte adéquate. Une grève immédiate, des palettes et des banderoles ? Pas la culture de la maison. Pas question surtout de pénaliser les abonnés de L’Avenir, parmi les plus fidèles de la presse francophone. Sur une idée du journaliste sportif Jean Derycke, qui décédera inopinément deux mois plus tard, il est décidé d’amputer les trois éditions à venir d’un quart de leur contenu. Des aplats blancs symboliseront le personnel menacé. Une première action qui fera du journal un objet de résistance. Tout en continuant d’informer, en donnant donc la parole aux dirigeants des Éditions de l’Avenir, la rédaction publie des comptes-rendus des négociations, des courriers de soutien des lecteurs ou encore des caricatures commandées aux dessinateurs de presse solidaires. Des affiches célèbres détour-nées s’infiltrent également dans les pages et sur les murs des bureaux namurois. Quand le service de nettoyage est contraint de retirer celle des Beatles sans McCartney, d’autres employés s’empressent de placarder un trèfle à trois feuilles, les trois mousquetaires sans d’Artagnan ou la célèbre main jaune « Touche pas à mon journal ! »
Entre les conseils d’entreprise extraordinaires, ce sont ces assemblées générales qui donnent le tempo. « Ces jours-là, les assemblées ne prenaient jamais vraiment fin. On ne parlait plus que de la restructuration », se souvient Sylvie Colin, alors responsable marketing produit. Du propre aveu des journalistes, ils y ont parfois pris beaucoup de place, surtout lorsqu’ils estimaient que l’identité éditoriale du journal était menacée par les déci-sions de l’actionnaire Nethys. « Généralement, on était assez raccord avec ceux qui s’exprimaient et si on ne l’était pas, on pouvait le dire », nuance Sylvie Colin. À L’Avenir, comme dans d’autres entre-prises de presse, la rédaction ne vit pas au même rythme que les services non éditoriaux (compta-bilité, abonnements, marketing…). Il est parfois compliqué d’établir de véritables liens avec des journalistes aux horaires imprévisibles, qui vont et viennent au rythme de l’information. Mais selon Sylvie Colin, cette fois, tous les services sont restés soudés : « La disposition des bureaux mettait inévitablement une distance. On sentait qu’il y avait une autre dynamique à la rédac. Si j’avais pu taper mon bureau à côté de celui d’un journaliste, j’aurais été contente. » Dans l’adversité pointe une complicité. « Un dimanche soir, une collègue m’a envoyé un SMS pour me passer le mot d’ordre qui circulait. Le lundi, on était tous en noir pour faire une haie d’honneur à la direction qui débarquait pour un conseil d’entreprise. »
La colère de ces réunions va se focaliser sur Philippe Lawson, le nouveau directeur des rédac-tions. Choisi pour pallier l’absence de rédacteur en chef, cet ancien journaliste de La Libre et de L’Écho — toujours chiquement sapé, toujours rigolard — ne convainc guère depuis son arrivée en juillet 2018. Surtout, originaire de Liège, il est soupçonné par les travailleurs d’être un proche des administrateurs de Nethys, ceux-là mêmes qu’ils accusent d’avoir sabordé l’entreprise.