Les éditions de l’avenir sous Nethys

N°26 / Printemps 2024
Journaliste Mélanie De Groote
Journaliste Vincent De Lannoy

V. L’arme atomique

Quand la trêve de Noël arrive, les syndicalistes respirent. Si un plan de restructuration se signe toujours à l’encre acide, celui-ci résonne tout de même comme une petite victoire. Ils ont fait le boulot en un temps record. Pour eux, c’est terminé.
« Ce que le personnel ne sait pas en donnant son préaccord début décembre, c’est qu’il y aura dans le texte final une clause qui permet des licenciements secs », recadre Martine Simonis. Entre les pages 4 et 5 de l’accord signé par les syndicats et la direction, un point indique que les départs sont suffisants dans tous les départements sauf au sein de la rédac-tion, où seules huit personnes sur trente-deux sont candidates. La direction se réserve le droit d’envisager des licenciements si les objectifs ne sont pas atteints à la date du 14 février 2019. « Il avait pourtant toujours été question de départs volontaires ou de prépensions, jamais de licenciements. Cette clause qui concerne les journalistes a été omise ou ajoutée après le vote. On n’en saura jamais rien, mais les travailleurs n’auraient évidemment jamais voté ces lignes qui les mettent en danger », assure la secrétaire générale de l’AJP. Mais pour la direction, un accord signé est un accord signé. Le 11 février 2019, elle décline l’invitation de l’AJP à renégocier les conditions de départ des journalistes.
Après cet te découverte, les journalistes condamnent la « complicité » des syndicalistes et les syndicalistes méprisent le « corporatisme » des journalistes. Parmi ces derniers, ceux qui ont écrit sur l’affaire Publifin quelques mois plus tôt s’imaginent déjà faire la file au Forem. L’ombre d’une liste noire plane sur la rédaction. Quand des informateurs au sein du comité de direction confirment au personnel l’intention de licencier, les travailleurs les plus diplomates cèdent le front aux profils plus guerriers. Le personnel décide à la quasi-unanimité un arrêt de travail. « On parlait de plus de vingt journalistes licenciés sèchement, rappelle Yves Raisière, chef du service national. Toutes les options traditionnelles pour peser sur le rapport de force étaient épuisées. Il ne nous restait qu’à sortir la bombe atomique. »
Le vendredi 15 février, la bravade est inédite. Depuis plusieurs jours, dans les couloirs moroses de la rédaction, une édition spéciale se prépare au nez et à la barbe de Philippe Lawson. Dans les dernières minutes qui précèdent le bouclage, les quatre premières pages du journal du week-end seront remplacées en catimini par une longue enquête qui raconte « le manque de vision et la stratégie de pourrissement de Stéphane Moreau et Pol Heyse, dirigeants de Nethys ». Un article illustré par une caricature du premier, enculotté en enfant capricieux. « Il n’y a pas eu de plaisir ou de satisfaction lors de la préparation de ce journal, confie Yves Raisière. Cinq ans après, cet épisode me laisse toujours un goût très fort en bouche. On était arrivé à un point de non-retour dans une longue bataille très engageante. Ce moment, c’est plutôt un soulagement. On allait enfin pouvoir raconter notre vérité, qui n’est qu’une partie de la vérité. C’était le sens de notre combat : garder le contact avec les lecteurs qui ne nous ont jamais laissés tomber. »

Le week-end s’impose lentement sur le plateau de la rédaction. Philippe Lawson et Yves Berlize ont quitté les lieux. Sous les îlots de lumières blanchâtres qui meurent un à un, Didier Malempré, journaliste sportif très impliqué dans les négociations, observe la maquette du journal en train d’être modifiée. Il faut maintenant que tous les maillons de la chaîne de production restent soudés. Les maquettistes, les relecteurs, les imprimeurs, tout le monde doit garder le secret. « Je me souviens de la main d’un rédacteur en chef adjoint qui se pose sur mon épaule. Juste avant de boucler, il m’a demandé si on était bel et bien en train de faire un truc pareil », raconte-t-il. « Ils vont virer des gens. Il nous reste quoi comme solution ? Évidemment qu’on le fait ! »
Samedi matin, persuadé d’avoir presté son dernier jour, Yves Raisière, responsable du service qui a couvert le scandale Publifin, se rend à la rédaction. Depuis des mois, des collaborateurs de Stéphane Moreau lui indiquent qu’il est sur la sellette. Loin des regards de ses collègues, il fait ses cartons.

Notes de bas de page

1. Soupçon de fraude à l’assurance à l’égard de Stéphane Moreau. L’affaire se solde par des non-lieux en juin 2018 ; le parquet se désiste de son appel en décembre 2019.
2. La loi Renault spécifie que l’employeur est tenu d’organiser un tour d’information et de consultation avant un licenciement collectif. Pendant cette période de négociation, les employés doivent avoir la possibilité de formuler des questions et des propositions à l’employeur.
3. Wilfried a tenté sans succès, de contacter Stéphane Moreau.

Cette enquête a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme.

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