L’époque a du mal avec les gamins qui braillent dans les trains, les petits qui accaparent leurs parents aux mariages ou éclaboussent les abords de piscine en vacances. Peut-être par manque d’habitude : on en croise aujourd’hui peu dans l’espace public, exception faite des plaines de jeux. L’ambition d’une ville pour tous les âges n’est pas pour autant enfouie au fond d’un bac à sable. Bruxelles tente depuis quelques années une mue inversée, du grand au petit. Balade didactique autour de pistes en cours.
En ce dernier week-end d’été, on observe trois types de parents le long de l’avenue du Roi Chevalier à Woluwe-Saint-Lambert. Ceux qui, d’une main, rajustent sur de frêles épaules les housses de raquette ou de crosse, de l’autre, vérifient l’adresse du match. Ceux qui rêvaient de boire tranquillement un café en terrasse se retrouvent au milieu d’une fête foraine — week-end de braderie oblige. Abasourdis par les enceintes aux hits criards, ils tendent un billet à la marmaille en jurant « un tour, un seul » (il y en aura trois).
Et les autres, qui se dirigent vers la nouvelle star des plaines de jeux, au coeur du parc Georges Henri. La réouverture de l’aire en juin 2025 a dévoilé une immense pieuvre aux tentacules-toboggans dont émanent depuis des cris de joie. Le succès est visible au nombre de mères qui filment les exploits de leurs bambins en marinière et, paradoxalement, s’explique par la multitude de cachet tes que l’endroit propose, ainsi que par les formes abstraites des jeux. Des éléments qui caractérisent un changement de cap ludique, enclenché il y a une quinzaine d’années : faire la part belle aux sens et à l’imaginaire.
Mornes plaines
L’arrivée de Céci le Duvivier à Bruxelles Environnement en 2008 coïncide avec l’amortissement de la plupart des aires de jeux dont l’institution est responsable, celles situées dans les parcs. La nouvelle cheffe de projet « jeu et sport » en profite pour lancer une étude d’envergure sur le sujet.
Les résultats quant à la qualité révèlent une note moyenne… moyenne, 6,5/10. « D’une part, certains équipements étaient délabrés, inutilisables. D’autre part, on se retrouvait presque systématiquement avec le même schéma : un enclos, quelques engins dont un canard à ressort, un banc et un horrible revêtement en EPDM. En bref, une surface aseptisée qui n’était pas du tout intégrée dans l’espace public ou dans le parc », explique-t-elle. Outre le fait d’être
inadaptée aux enfants à besoins particuliers, que ce soit en raison de leur mobilité réduite ou de leur peu d’intérêt pour la psychomotricité seule, cette configuration peut se révéler dangereuse. Un enfant s’ennuie vite dans un environnement où son comportement lui est dicté, il va alors tenter d’en contourner l’usage, quitte à prendre des risques : « Plutôt que d’aller dans la petite maison, il va vouloir en escalader le toit. » Voire, comme ce blondinet lassé d’attendre son tour à la balançoire, s’emparer d’une branche au sol avant de pourchasser sa soeur avec sa nouvelle épée. Depuis, les autorités bruxelloises essaient de varier les formes de ludicité — que le correcteur orthographique s’évertue à changer en « lucidité » — mais aussi d’ôter les enclos inutiles, d’utiliser des matériaux écologiques, de favoriser l’autonomie des usagers.
Le modèle classique 4S (slides, swings, sandboxes et seesaws1) n’a pas été abandonné partout. Sur les quelque trois cents plaines de jeux que compte Bruxelles, certaines sont prévues pour se défouler un coup après les cours, d’autres pour passer le dimanche entier. L’usage façonne la structure et dicte l’investissement nécessaire.
Atouts inégaux
Sur le volet quantitatif, l’étude pointe des zones de carence qui subsistent. Une carte issue du Manuel espaces publics en Région de Bruxelles-Capitale2 reprend les zones distantes de plus de cinq cents mètres — l’équivalent de dix minutes de marche pour un enfant — d’une aire de jeu. Des taches violettes s’accumulent sur le croissant pauvre bruxellois où la densité du bâti restreint l’espace public, et avec lui la possibilité d’améliorer le maillage du jeu.
L’inégalité ne réside pas seulement dans le nombre de structures à proximité mais aussi dans l’accès à la verdure en général. Les quartiers défavorisés comptent beaucoup de jeunes et peu d’espaces végétalisés, jardins privés inclus. Il y a plus de jardins que de Bruxellois de moins de 18 ans à Watermael-Boitsfort. Ce ratio est de 0,18 jardin par enfant à
Koekelberg3, « quartier où les enfants passent par ailleurs rarement leurs dimanches à courir sur un terrain de hockey », ajoute Cécile Duvivier.
À cela faut-il encore ajouter l’ambiance des environs. À la plaine de jeux Bonnevie (Molenbeek-Saint-Jean), toujours en ce samedi de septembre, le soleil darde ses rayons et les enfants brillent par leur absence. Le coin a pourtant été refait intelligemment, en concertation avec les habitants. Il se concentre en hauteur pour faire fi du manque de superficie :
une tour vertigineuse, « totem qui entend rendre une certaine fierté aux enfants du quartier » d’après Suède 36, le concepteur du projet, surplombe l’aire aux infrastructures destinées à différents publics. Des qualités qui ne suffisent pas à faire oublier les douilles retrouvées sur le sol de la place voisine, quelques semaines plus tôt, restes des fusillades
qui ont retenti ici tout l’été.
De l’autre côté du canal, la fréquentation nocturne de la plaine de la Porte de Hal refroidit certaines pratiques. Les parents se précipitent pour rechausser les enfants qui voulaient tâter le sable de l’orteil. Une ville kids friendly ne se construit pas uniquement de tyroliennes et de ponts suspendus.
Faire jeu de tout bois
Pour Cécile Duvivier, l’enjeu ne réside pas tant dans les espaces qu’on consacre aux enfants que dans la liberté qu’on leur laisse en ville. « En réalité, les plaines de jeux, à la base, c’est un besoin des parents. Dans le meilleur des mondes, il n’en faudrait plus : l’enfant a déjà une lecture ludique de l’espace. Mais son autonomie et sa liberté à l’extérieur ont été tant réduites au fil du temps qu’on est maintenant obligé de lui faire des espaces dédiés. »
Quiconque a marché trois minutes dans la rue avec un bambin peut difficilement lui donner tort. Les petits s’émerveillent des bibelots qu’on laisse traîner sur les appuis de fenêtre des rez-de-chaussée, s’empressent de sauter d’une bande blanche à une autre en traversant la rue et rêvent de courir sous les jets d’eau des fontaines — ou, très souvent, courir sans but autre que de sentir ses jambes tricoter. Face à ces impulsions, le réflexe de l’adulte consiste souvent à garder la menotte dans la sienne et d’intimer le calme.
« Le fait que la ville soit un lieu peu adapté aux enfants constitue une difficulté supplémentaire pour les caregivers, qui doivent redoubler d’organisation avant de sortir de la maison, et d’attention une fois dehors. Cela entraine de la frustration autant du côté des grands, sans cesse en état d’alerte, que des petits, constamment ramenés à l’ordre », expose Élisabeth Meur-Poniris, dans Penser une ville « enfant admis » (Barricade, 2019). Résultat, selon une étude flamande, en 2024, seul un enfant sur trois joue encore dehors, alors qu’en 2019, ils étaient près de la moitié4.
L’insécurité réelle ou perçue — l’affaire Dutroux a traumatisé plusieurs générations de parents —, les loisirs qui se sont introduits dans les foyers par l’intermédiaire des écrans, et l’utilisation intensive de la voiture sont autant de facteurs cités par l’autrice qui favorisent l’exclusion des jeunes des lieux publics.
La ville dans l’école
En attendant qu’on puisse laisser traîner son fils, Valeria Cartes Leal, du service École et Vie étudiante de Perspective.brussels, travaille depuis 2016 sur un autre lieu où les enfants passent beaucoup de temps : l’école. En 2010, un rapport de l’IBSA (Institut bruxellois de statistique et d’analyse) avertit que les établissements scolaires existants ne pourront bientôt plus contenir l’afflux d’élèves.
De nouvelles écoles doivent être construites. On en profite, une fois encore, pour repenser les normes. Les cours de récréation doivent-elles vraiment être nappées d’asphalte ? Les enfants sont consultés durant le processus, « ce sont eux les véritables experts », assure l’architecte. Elle rappelle que « si on imagine une ville à hauteur d’enfants, c’est une ville à hauteur de tout le monde qui se crée. Les trottoirs plus larges, les lieux mieux éclairés le soir, les îlots de fraîcheur fournis par une végétalisation accrue, ce sont autant les jeunes que les personnes âgées, les invalides ou les femmes qui en profitent ».
Car les prescript ions s’intéressent aussi aux abords d’écoles, importants à différents égards. Celui de la mobilité, d’abord. La voiture reste le moyen de transport privilégié des familles, mais la morphologie de Bruxelles, très compacte — la moitié des élèves de la capitale habitent à moins de 1,2 km à vol d’oiseau de leur école5 — permet d’espérer un changement vers le vélo ou la marche, si les infrastructures suivent. Les recommandations de Perspective.brussels préconisent la création d’un parvis, dont peu d’écoles étaient pourvues jusque-là. « À Paris, il y a plus d’écoles qui donnent sur des aires de jeux, sur des places alors qu’à Bruxelles on est souvent directement sur la route », analyse l’urbaniste sociologue Zélie Chomez, collaboratrice au bureau ERU. L’espace devant l’école sert également un autre objectif que la sécurité, celui de la convivialité. Ce mot fourre-tout se matérialise en des bancs installés face à face ou simplement en un auvent, de sorte que l’averse n’arrête pas la conversation.
Du je(u) au nous
Zélie Chomez insiste sur la dimension sociale des endroits pensés pour les jeunes. « Quand je pense “enfant” je pense aussi automatiquement “maman” — enfin, aux parents de manière générale mais cela reste majoritairement les mères qui emmènent leurs enfants jouer, précise Zélie Chomez. Il faut prévoir les accompagnants dans les agencements des lieux. » Elle cite en exemple la nouvelle plaine de Forest, plantée au milieu du parc pour que s’y mélangent les habitants du quartier.
Les petits s’accrochent aux cordages des alvéoles en bois, les grands profitent de la proximité de la guinguette pour siroter un verre et papoter entre eux tout en gardant un oeil sur les gamins. Un préau les protège de l’ombre et des chutes de marrons, plus tard réutilisés pour jouer aux dames sur le plateau intégré à une table. On frôle le cliché du bonheur béat — un vieux monsieur joue même de l’accordéon sur un banc, c’est dire.
Un peu à l’écart, le cadavre d’un pigeon à moitié dévoré par les chiens tempère la carte postale. La bestiole fascine un groupe de gamins. Parmi eux, un marmouset décoiffé semble prêt à remettre son quatre-heures, mais tient à prouver qu’il est grand assez pour contempler des viscères à l’air libre. C’est aussi à cela, l’apprentissage par étape de l’indépendance, que servent les plaines de jeux et les trajets école-domicile.
Un parcours qui prend des trajectoires différentes selon les genres. Les années passant, les presque mecs s’évadent des plaines de jeux pour se retrouver en nombre sur les terrains de sport. Ils y shootent dans un ballon, en lancent un autre en direction d’un anneau, trébuchent d’un skate. On ne voit plus trop les filles. Comme si elles avaient déjà intégré que, dehors, ce n’était pas pour elles.
Au canard à ressort, « symbole des plaines de jeux à l’ancienne », Cécile Duvivier, qui se concentre désormais sur l’accès au sport pour les jeunes, préfère donc les nids d’hirondelles. Ces balançoires multiplaces hébergent de temps à autre une espèce rarement observable dans l’espace public : des bandes d’adolescentes. Qui sait si, en se multipliant, elles n’amèneront pas le printemps.