La traversée du Béwé

N°28 / Automne 2024
Journaliste Quentin Jardon
Cartographie Claire Allard

Elle est, avec sa jumelle flamande, la province la plus jeune du pays. La plus petite, aussi. Et surtout la plus riche. Née voici trente ans, elle présente depuis sa création, parmi toutes les régions d’Europe occidentale, la plus forte croissance économique. Un tel niveau de prospérité ne pouvait se gagner sans une brutale transformation de la morphologie du paysage. Urbanisation boulimique, gonflement dingue des prix de l’immobilier, congestion des voiries, recul constant de la nature : malgré sa qualité de vie « exceptionnelle », le Brabant wallon menace de n’être plus qu’une extension géante de Bruxelles, une base arrière peuplée de nantis. À l’approche des élections communales et provinciales, « Wilfried » a traversé à pied cette province « de bric et de broc », ce « non-pays » sans identité, sans homogénéité sinon le bleu du MR qui la peinturlure de part en part. Une randonnée de 80 km pour débusquer les contrastes, rencontrer l’habitant, inventorier ce qu’il reste de faune et de flore, ressentir les vibrations du territoire. Dormir parmi les rats. Boire de la chicorée avec Louis Michel. Souffrir d’une chiasse foudroyante. Se faire éconduire au golf de Waterloo. Et, comme une quête entêtante, chercher une réponse à cette question bien plus vieille que le « Béwé » : quelle société veut-on, à la fin ?

Ça te rappellera tes hike chez les scouts, quand vous borniez comme des animaux migrateurs du lever au coucher du soleil, que vous pieutiez chez l’habitant. Ça te rappellera ta jeunesse, puisque c’est ici que tu as grandi. Que s’est construit ton rapport au monde. Tu ressentiras sans doute, comme souvent lorsque l’on retourne sur les terres de son enfance, un mélange de tendresse et de répulsion. Tu marcheras et tu verras, et tu comprendras des choses que tu ne pouvais pas voir, ne pas comprendre avec tes yeux de gamin.
Tu traceras ta route. Tu réciteras un extrait d’Espèces d’espaces de Georges Perec, ses questions ricocheront dans ta tête comme des billes de flipper : « Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de la planète Terre nos semelles auront-elles touchés ? » Tu suivras ton itinéraire d’est en ouest, et on te demandera pourquoi tu n’es pas passé par Nivelles, Wavre, Villers-la-Ville, Rebecq… Tu hausseras les épaules. Oh, au diable l’exhaustivité. Tu voulais simplement tirer la ligne la plus longue possible et embrasser les contrastes, de la ruralité à la désindustrialisation, de la vie d’étu-diant à la vie de rentier. Tu chercheras à donner de la chair et des arêtes à cette phrase pronon-cée par un économiste de la Banque nationale de Belgique, selon qui en Brabant wallon les gains de productivité par travailleur sont les plus impor-tants du continent. On t’assommera avec d’autres chiffres, on t’apprendra que depuis 1996, sur les 92 régions d’Europe occidentale, le Brabant wallon est celle qui enregistre la plus forte croissance écono-mique ; que ses exportations représentent 40 % des exportations wallonnes ; que son taux d’emploi est de 74,6 % contre 65,5 % en moyenne en Wallonie et son taux de chômage de 5,8 % contre 8,2 % ; et ces chiffres, tu les éprouveras en mettant un pied devant l’autre pendant 80 km, malgré la chiasse, malgré les cloches aux panards. Tu chercheras à comprendre ce que cela apporte de bien et de mal, ce que cela amène de progrès et de prospérité, de dommages à l’environnement, de gens heureux et de laissés-pour-compte, ce que cela dit de la nature humaine, toujours plus encline à l’entre-soi et à l’appât du gain, et pourtant capable de bravoure, d’élans de générosité.
Tu échoueras pour une bonne partie. Tu passeras un bon moment.

I. Far Far East

C’est un dimanche soir de fin avril, mon père me largue sur une petite route trouée, humide de la dernière averse, le ciel est bleu et sans soleil. Mon père repart seul. Je dépose au milieu de la voirie mon sac à dos Lafuma, reçu à l’âge de 7 ans et pour lequel je voue un culte fétichiste. J’entends des chiens aboyer, un cheval hennir, un tracteur travailler, le pastoralisme dans son expression la plus convenue. J’essaie de prendre la mesure du basculement qui s’opère, comment il suffit en un instant d’épouser la destinée d’un vagabond à trente kilomètres de chez soi, alors que la minute d’avant j’étais dans la voiture bien chaude du daron, on écoutait Musiq3.
J’ai rendez-vous un peu plus loin, à la sortie du village de Saint-Jean-Geest, chez Jean-Paul Dalcq. Enfin, je crois avoir rendez-vous : lorsque je l’ai joint via sa ligne fixe, le vieux fermier m’a dit sur un ton hésitant que oui, si j’y tenais vraiment, je pouvais venir. Qu’il y aurait bien un coin de paille pour passer la nuit. Qu’il aurait fort à faire avec l’ensilage de l’herbe, qu’il oublierait peut-être ma venue, qu’il faudrait l’excuser. J’approche de l’exploitation. Trois voitures, un tracteur à l’arrêt, une grange, un hangar pour les vaches. Un remuement motorisé à l’arrière des installations, qui m’invite à m’en approcher. Je traverse le hangar tapissé d’une épaisse boue, et là, je me pète la gueule. Le flanc aussitôt couvert d’une chiure fermière. J’observe Jean-Paul, 66 ans, aux commandes de sa machine, qui ne m’a pas vu arriver, qui m’a évidemment oublié, qui façonne avec énergie une montagne d’herbe fraîchement coupée à la lumière de ses gros phares ; je ne sais plus trop quoi faire de mon corps.

Quand il m’aperçoit enfin, le fermier descend de son tracteur. Il a le front dégarni, une dentition accidentée, une expression immédiatement sympathique, il me tend une fameuse patte qui en a connu d’autres, des journées de labeur finies après le soleil. « Ah oui, le journaliste… Ça m’était sorti de la tête. »
Il part dans un rire enfantin et tonitruant, qui résonnera encore souvent au cours de la soirée.

Jean-Paul et Ingrid Dalcq ont trois filles. L’aînée vient d’avoir son premier enfant. Les deux autres vivent encore à la ferme. Anne-Catherine me tient compagnie le temps que son père en ait fini à faire monter l’herbe jusqu’au ciel. C’est la deuxième de la famille, elle a 31 ans, elle possède un doctorat en ingénierie agrologique obtenu à Gembloux, elle se lance en politique1, et à peine rentrée d’un congrès du MR à Bruxelles, elle a enfilé ses bottes, son imper et son bandana orange. « J’adore ensiler ! J’adore ! Ça m’a beaucoup manqué aujourd’hui, c’était un déchirement. » On mange debout, dans le froid qui nous engourdit soudain, en compagnie de deux ouvriers flamands, on mange sur le seuil de la ferme une tarte aux cerises car c’est la Saint-Georges, le saint-patron local. Anne-Catherine a siégé au CEJA (le Conseil européen pour les jeunes agriculteurs) après avoir tenu la vice-présidence de la FJA (la Fédération des jeunes agriculteurs), elle s’est taillée une petite réputation dans le milieu. Elle assure qu’elle se battra à cor et à cri pour défendre les intérêts des siens, au cas où elle serait élue députée wallonne — loin de se douter que le destin lui tresserait des lauriers de ministre.

J’aime mes vaches, je les aime vraiment très fort… Ça fait du bien de passer un peu de temps avec elles après une journée à faire de la politique. J’oublie
les biesses commentaires sur les réseaux sociaux. Les vaches, elles sont gentilles

Jean-Paul nous rejoint. Il paie ses deux ouvriers en cash, cent cinquante euros chacun pour quatorze heures de boulot. Il les met en garde : « L’argent… Geld… Niet perdre hein ! », avant d’éclater de rire. Anne-Catherine me prête de hautes bottes et un bout de tuyau, elle a besoin d’aide pour isoler deux vaches dans un enclos muni d’une caméra, les bêtes risquent de mettre bas au cours de la nuit. Nous voilà au milieu du troupeau sous la voûte étoilée, les pieds dans la gadoue. L’exploitation des Dalcq compte trois cents laitières. « Le plan, c’était que je reprenne l’affaire, mais j’avais prévenu : pas plus de cent quatre-vingts bêtes. Sauf que maintenant, il y a la politique… » On localise l’une des deux vaches enceintes, on l’approche de l’enclos avec nos bouts de tuyau. L’autre est introuvable. Anne-Catherine me dit de rester à côté de la première vache, le temps qu’elle repère la seconde. Elle disparaît parmi le troupeau. Je me retrouve seul pendant plusieurs minutes dans la nuit noire, des paires de grosses narines visqueuses viennent de partout me renifler, je suis pétrifié, mon bout de tuyau pendu à la main. Si on m’avait vu… « Ça y est, je l’ai ! » s’écrie Anne-Catherine au loin. On finit par installer les deux bestiaux dans l’enclos où ils donneront peut-être la vie. « J’aime mes vaches, je les aime vraiment très fort… Ça fait du bien de passer un peu de temps avec elles après une journée à faire de la politique. J’oublie les biesses commentaires sur les réseaux sociaux. Les vaches, elles sont gentilles. »

Il est 22 heures, on rentre pour becqueter. Le rez tient en une seule et grande pièce, un ameublement daté d’avant l’ère Ikea, un grand téléviseur à côté de la table à manger, le salon couvert d’objets oubliés et de fardes à trous, le plancher du dessus à nu au plafond. Ingrid sert les frites, la salade et les brochettes de bœuf. La table grince et danse au rythme du mouvement des couverts qui dépiautent la bidoche. On boit du sirop de mandarine dilué dans l’eau. Repu, Jean-Paul s’encalmine dans l’unique fauteuil de la maison. Avec Anne-Catherine, on bavarde encore un peu à propos de la crise paysanne, des élections qui viennent. Et alors le fermier qui n’avait presque pas moufté du repas, dont le téléphone indiscipliné crache le son de vidéos jouées brièvement au passage de ses doigts, qu’on croyait trop fatigué pour encore dire quelque chose à cause de l’heure à cause de l’âge à cause de l’ensilage, le fermier s’anime tout à coup, éructe des vérités qui lui viennent des tripes, une rage qu’il tonne au milieu de la campagne, à minuit passé. « Tous les trois jours, on est photographiés par satellite. C’est scandaleux ! Moi, le week-end, je suis heureux, car je sais que le facteur ne viendra pas. Mais la semaine… La semaine, j’ai la boule au ventre. Quand je vois une petite voiture blanche approcher, je me dis : ça y est, on va perdre des primes. Les écolos, faut pas qu’ils viennent chez moi ! Faut pas qu’ils viennent chez moi ! » Il a poussé sa colère, et aussi vite qu’elle était montée il retombe sur son énorme rire qui efface tout.

Je cherche dans la grange, au milieu des veaux, à la lumière de mon téléphone, un coin où étendre mon couchage léger. Il fait six degrés. J’aperçois des rats courir sur la paille. C’est un peu trop pour ma nature, je retourne chez les Dalcq. « Ah, mais bien sûr ! s’esclaffe Jean-Paul. C’est toi qui tenais à dormir sur le plancher des vaches… Viens, il y a un canapé qui t’attend dans le salon. » Un chien grimpe, se love près de moi, il me lèche les cheveux. Je m’enfouis dans mon couchage.

Le premier matin se signale d’abord par le chien qui fait grincer le parquet à l’étage, où il a sans doute fini par trouver son content d’affection humaine. D’abord le chien qui glapit, ses griffes sur les planches, puis le radio-réveil du couple Dalcq, Jean-Paul que l’on devine s’ébrouer, le dernier à être monté, le premier à redescendre le petit escalier scabreux qui ramène au salon. Bientôt tout le monde est de retour à la cuisine. Café, sirop de grenadine, corn-flakes, gâteau au chocolat, gaufres maison. « On a tellement d’œufs que le fer à galettes reste tout le temps sur la table », dit Ingrid. Je ne sais pas si c’est l’air de la campagne, mais je me suis réveillé avec un ventre en lambeaux, une horrible envie de pisser par derrière, ce que j’appellerai ma « tourista brabançonne ». Je demande à pouvoir visiter les toilettes, en faisant mine qu’il n’y a là rien d’urgent, pour garder un semblant de prestance. Je sens que le sujet embarrasse. Anne-Catherine se montre évasive, elle me dit qu’elle doit régler un « problème » et que je pourrai me rendre à l’étage quand ce sera chose faite. Ça dure cinq ou sept minutes, parmi les plus longues de ma vie. Finalement, il s’avère que les toilettes sont bouchées depuis plusieurs jours, la future ministre wallonne ne parvient pas à venir à bout de l’avarie. « Mais vas-y, tu peux quand même faire ta petite affaire, je nettoierai après », m’encourage-t-elle avec un sens de l’hospitalité qui dépasse de loin les standards humains. « C’est gentil, mais ça peut encore attendre », mens-je. En quittant les Dalcq, en les remerciant de tout cœur pour le couvert et la nuit, je leur annonce que j’ai rendez-vous à 9 heures chez Louis Michel, à vingt minutes à pied.
« Oh, paraît qu’il déteste quand les gens ne sont pas ponctuels ! s’amuse Jean-Paul. Même à son âge… » Ni une ni deux, je commets une déjection pirate dans un talus à la sortie de la ferme et je prends la direction de Jodoigne, qu’on surnomme dans le coin « Michelville ».

 

C’est une quatre-façades anodine en bord de chaussée. Je me présente devant la porte avec mes baskets et le flanc de mon jean maculés d’une croûte de ferme, la dégaine du type pas lavé, les plis du canapé peut-être encore imprimés sur la face. « Vous n’avez pas l’air d’un journaliste… » relève la femme de Louis Michel quand elle m’ouvre. L’ancien Vice-premier ministre, ancien commissaire européen, ancien bourgmestre de Jodoigne de 1983 à 2004, 77 ans, ne tarde pas à m’accueillir à son tour, flanqué de deux fillettes. « Ce sont les enfants de Charles », m’indique-t-il. « Mon fils (alors encore président du Conseil européen) a fort à faire en ce moment… » On s’installe à son bureau. Sa femme nous apporte deux brioches nappées d’une couche de chocolat. Il boit de la chicorée. « Pure, précise-t-il. Ni théine, ni caféine. J’ai arrêté le café il y a un mois, après une vie à en boire plusieurs litres par jour. Ça me rappelle mon enfance… Chez mes grands-parents, on mettait une cuillère de chicorée Pacha dans un ramponneau, de gros granules bien huileux, et on buvait ça comme de l’eau. »

À Jodoigne, il suffit de lancer un drone dans le ciel pour prendre la mesure du mal qui ronge la localité et, je l’apprendrai rapidement, l’ensemble de la province : l’engorgement automobile. On se croirait aux heures de pointe comme à l’entrée d’une mégapole, tant ça cahote parechoc contre parechoc. En attendant l’aménagement d’un contournement, qui ne vient pas. « Nous autres, nous avons une commune très étalée, qui comprend dix villages, situe l’ancien maïeur. Quand j’étais bourgmestre, on a voulu développer des circuits de petits bus électriques affrétés par la commune pour rallier la gare ferroviaire de Tirlemont. Mais les Flamands n’en ont pas voulu. Ils ont dit que ça ferait concurrence à De Lijn. C’est dommage… Moi, j’aime le train. Ça me détend. Au lieu de quoi, tout le monde se fourre dans sa voiture. »

Il reste un mois avant les élections régionales et fédérales, et le père Michel voit les choses venir. Il pressent la fin du règne des socialistes en Wallonie. « Les socialistes, mais aussi les écologistes, ils ont apporté une culture de la permissivité, du laxisme… Attention, je ne suis pas un défenseur du grand capital. Je vomis le financiarisme, qui est le contraire du libéralisme. On ne met pas les choses en concurrence, on cherche seulement à exploiter. Moi, libéral, j’ai par exemple un très gros problème avec les banques. Quand vous voyez combien il est difficile aujourd’hui d’accéder aux crédits pour faire construire… Honnêtement, même pour un couple qui travaille, si vous n’avez pas l’aide de vos parents, c’est impossible. »

Dans le Brabant wallon, le prix médian d’une maison s’élevait en 2023 à 375.000 euros, le montant le plus élevé de Wallonie (la moyenne régionale étant à 210.000 euros). Plus cher donc que dans les provinces limitrophes, vers lesquelles un nombre croissant de jeunes ménages reportent leurs rêves de nidification. Mais toujours moins cher que dans la couronne sud de Bruxelles, ce qui entraîne un exode de la capitale vers le Brabant wallon. Aujourd’hui, la population brabançonne dépasse les 400.000 habitants, soit un taux de croissance de 22,1 % depuis 1992 (contre 11,2 % dans le reste de la Wallonie). « Cet exode de la capitale vers notre province, les décideurs politiques l’ont-ils intégré dans leurs raisonnements ? s’interroge Louis Michel. Quand je vois comme on pousse au stop béton, à l’interdiction de nouvelles quatre-façades, quelque part, ça m’énerve. C’est une atteinte à ma liberté. D’autant que dans le Brabant wallon, on dispose d’un réservoir de terrains qui n’est pas mince. » Le vieil homme aujourd’hui retiré de la vie politique, que l’on aurait bien imaginé demeurer fidèle jusqu’au bout à la maison qu’il a bâtie de ses mains, envisage pourtant avec sa femme une étonnante reconversion immobilière : la tiny house. « Je suis un fanatique de ça. On étudie avec Mathieu (son deuxième fils, secrétaire d’État à la Digitalisation, aussi surnommé « Double M ») l’idée d’installer une tiny house dans le fond de son jardin, pour nous, plus tard, au cas où nous ne pourrions plus rester ici. Il habite un terrain de septante ares en pleine campagne, sur le domaine d’une ancienne ferme, dans un petit hameau près d’ici, au bout d’un chemin de terre. Ce serait un baraquement de soixante mètres carrés, petit living, salle d’eau, une seule chambre. Quand nous ne serons plus là et que Mathieu aura vieilli, il pourra l’utiliser à son tour. L’avantage c’est que vous n’êtes pas dans les pieds des enfants, mais vous n’êtes jamais loin d’eux. J’y crois beaucoup. Ça éviterait la prolifération de constructions sauvages. Et puis, comme on dit maintenant, ça crée du lien humain. Ça rassure, ça enlève aux gens de l’angoisse. Parce que la société est devenue anxiogène à crever. Les vieux ont peur de tout. »

Louis Michel se lève, quitte son bureau d’un pas ralenti. « Je vais vous ramener quelque chose… » Il revient de la cuisine avec un emballage sous cellophane. « Regardez. Je n’ai encore jamais goûté ça. Ce sont des saucisses végétariennes.
— Et qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Je ne sais pas. »
On examine la notice : pleurotes, poivrons, échalotes. « Vous voyez, je m’y mets. J’essaie de contribuer comme je peux. J’ai aussi acheté une voiture hybride, quarante-neuf mille euros. Je ne suis pas convaincu… Charles, lui, il a jeté son dévolu sur une Tesla. Cinquante-deux mille euros. »

On ne saura pas en quoi roule l’autre fils Michel. Mais « Double M », qui fut président du collège provincial du Brabant wallon durant sept ans, a renforcé la conviction, chez le père, que cet échelon de pouvoir que l’on moque volontiers pour son inutilité présumée, demeure indispensable. « Si les provinces n’existaient plus, l’immense valeur ajoutée financière et fiscale du Brabant wallon serait essentiellement redistribuée aux autres. On jouit ici d’un niveau de revenus qui est tel… (le salaire médian, en 2024, y est de 3.620 euros bruts par mois d’après des chiffres de SD Worx, le plus élevé du pays à l’exception de Bruxelles). On est une vache à lait pour la Wallonie. Moi, je suis pour la solidarité. Mais imaginons que le Brabant wallon soit dissous en tant qu’entité politique. Eh bien, je peux vous garantir que ce serait un manque pour les infrastructures, les services, les écoles… Si une province en Wallonie a bien du sens, c’est la nôtre. »
Louis Michel me raccompagne sur le perron. Au moment des salutations, il me lance, comme il m’aurait souhaité bonne route : « Ah, une autre chose dont il faudrait parler, c’est la fusion des communes… Jodoigne ne devrait-elle pas absorber ses voisins ? »

Ce n’est pas la journée de marche que j’avais imaginée. Je traîne ma carcasse affaiblie par la tourista brabançonne sur des chemins pédestres, des sentiers agricoles, des petites routes de village, des Ravel, à travers les champs de betteraves et de céréales en voie de germination. J’aimerais être dans un lit, avec une pharmacie à portée de main, et des toilettes pour leur confier mes projections intempestives, et ma mère pour me dorloter. J’atteins péniblement Incourt, à mi-chemin entre Jodoigne et Chaumont-Gistoux. Petite place pittoresque avec de la vieille brique, un jardin public où je m’étale un instant dans l’espoir de reprendre du poil de la bête. Là se trouve la maison communale, et là travaille Léon Walry, bourgmestre de l’entité depuis 1976.
Il m’offre un sandwich au thon, que j’entame avec la plus grande précaution. Chemise à carreaux, fine monture sur le nez, un œil un peu ralenti, et une grosse montre. Certains disent de Léon Walry qu’il aurait mérité, pour son intelligence et sa loyauté, d’être ministre wallon, mais que le PS l’a cruellement maintenu à distance, l’a laissé s’encroûter dans son patelin. Ça fait donc un demi-siècle que l’homme à la couronne de cheveux blancs administre Incourt, la vingt-sixième plus petite commune sur les vingt-sept de la province, 5.500 habitants. « Mais on connaît ici une forte croissance démographique, comme partout en Brabant wallon », pose Léon Walry en trempant son sandwich au crabe dans une grande tasse de café. « Le prix des terrains et des maisons explose. Les jeunes ne sont plus en capacité d’acheter ici, ils se rabattent sur Namur ou Éghezée. J’ai lancé un mécanisme qui marche bien : je leur permets de louer à bas prix, ensuite s’ils acquièrent le bien occupé, ils récupèrent un quart de ce qu’ils ont dépensé en loyer. » Incourt n’échappe pas non plus à la pression automobile, même dans une localité de taille aussi modeste. « La plupart des gens sont liés à un véhicule. La vérité, c’est ça, qu’on le veuille ou non. J’ai tenté de créer une liaison de bus entre Incourt et Louvain, mais ça n’a pas marché. Les bus étaient vides. La ligne n’existe plus. »
Le bourgmestre socialiste est candidat à sa propre succession aux élections d’octobre. Il boit une gorgée de son café maintenant parfumé à la chair de crabe. « Notre programme électoral, si je puis dire, c’est de préserver le trésor qu’est la ruralité. » Une équation presque insoluble traverse toute la province : comment éviter que le « Béwé » ne devienne une ville de 110 kilomètres de long et 22 kilomètres de large, sans pour autant en faire une forteresse inaccessible aux nouveaux candidats, a fortiori les moins nantis ?

À ma propre surprise, je viens à bout de mon sandwich au thon, et je me sens apte à reprendre la route. Un autre territoire s’ouvre devant moi, presque un autre pays.

 

Wilfried N°28 - La Wallonie qui se lève tôt


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