Roger Lespagnard, l’homme dans l’ombre de Nafi Thiam

Le grand écart

Bourgmestre CDH de Fléron, ancien député fédéral, Roger Lespagnard traverse la vie politique par inadvertance, un peu, beaucoup, malgré lui. Sur sa route l’entraîneur de toujours de Nafissatou Thiam croise aussi bien le cigare de Jean-Pierre Grafé que le keffieh de Yasser Arafat.

Elle se tord de dou­leur. À l’intérieur, la joie brûle et la dévore. Blessée au coude, la jeune hep­tath­lo­nienne vient de lan­cer le jave­lot par-delà les cin­quante mètres. Le stade olym­pique de Rio de Janeiro, au Brésil, applau­dit des deux mains son nou­veau record per­son­nel. Nafissatou Thiam met une option sur le graal. Deux épreuves plus tard, à quelques enca­blures de son vingt-deuxième anni­ver­saire, la Namuroise pare son cou du métal doré. Derrière ce suc­cès : Roger Lespagnard. L’ado qu’il avait repé­rée à Seraing, au beau milieu de son qua­tor­zième hiver, enchaîne tous les titres pos­sibles. Championne olym­pique, d’Europe en salle, du monde et ath­lète de l’année 2017. Une pre­mière dans le royaume. Mais Roger, lui, reste tapi dans l’ombre. « Quand Nafi reçoit des féli­ci­ta­tions, elle rou­git. Roger est un peu pareil, il n’aime pas qu’on le mette en avant », atteste Elsa Loureiro, 26 ans, ingé­nieure indus­trielle et triple sau­teuse, qua­torze ans sous ses ordres.

Entre un stage à Tenerife et une com­pé­ti­tion en bor­dure pari­sienne, il veille, de sa fenêtre, sur sa ville, sa cam­pagne où tombe la neige. Fléron, en pro­vince de Liège, a le teint pâle. Lui, se dit « encore en pleine forme » et cite le nombre exact d’habitants – 16 491 – qu’il gou­verne en tant que bourg­mestre. « Il y a eu beau­coup de morts cette année-ci, mal­heu­reu­se­ment. On a une popu­la­tion assez âgée. » À 71 balais, l’ancien décath­lo­nien jongle entre deux dis­ci­plines, le sport et la poli­tique. Debout à six, sur la piste à dix-sept. Son « moment détente ». « Il sépare vrai­ment les deux mondes, pour­suit Elsa Loureiro. Quand on le voit, c’est Roger le coach, en trai­ning. À l’entraînement, il oublie sa vie de bourg­mestre. » Comme un amant s’offre sans sour­ciller à son amour véri­table. « À la base, mon métier, c’est prof de gym, puis entraî­neur. Je ne suis pas très bien payé pour ce que je fais. Si j’étais au foot ou au ten­nis ce que je suis à l’athlétisme, je ne serais même plus ici. En deux ans, je rachè­te­rais Fléron. » Avant cela, Roger Lespagnard se retrouve un peu par hasard, cartes en main, dans le jeu poli­tique. « Moi, j’étais juste un spor­tif. Sauf que j’enseignais dans la même école qu’Anne-Marie Hansenne, la sœur de Michel. Elle m’a dit que son frère deve­nait ministre et qu’il cher­chait un conseiller pour le sport », rem­bo­bine celui qui rem­porte un pre­mier concours de circonstances.

Le prof de gym et de bio­lo­gie se mue en cabi­net­tard, de 1978 à 1980. Deux à trois fois par semaine, il ral­lie la capi­tale pour sou­mettre ses idées au ministre, Michel Hansenne, membre du PSC d’alors, ancêtre de l’actuel CDH. « Du jour au len­de­main, j’ai été cata­lo­gué calo­tin. J’étais chré­tien, j’ai fait l’école catho­lique, mais je ne savais même pas ce qu’était la poli­tique. » La tren­taine tas­sée, la conscience poli­tique qui ne s’éveille que par sou­bre­sauts, il prend une carte du par­ti, par défaut. Bref, il suit le mou­ve­ment. « Vu sa répu­ta­tion d’athlète, c’était logique que je le recrute, rap­pelle Michel Hansenne, qui découvre, lui aus­si, les cou­loirs d’un minis­tère. C’était une col­la­bo­ra­tion inté­res­sante puisqu’il avait des connais­sances dans le milieu et, sur­tout, des convic­tions sur le terrain .»

« Ouvert à tout »

Roger se fait les dents, dou­ce­ment. En réa­li­té, il ne sait pas trop où il a mis les pieds et on le lui fait remar­quer. « C’est son sen­ti­ment, pas le mien, conteste Michel Hansenne. De toute façon, ce n’est pas d’un très bon mili­tant poli­tique que j’avais besoin, mais d’un ges­tion­naire spor­tif com­pé­tent. Et c’est ce qu’il était. » Aujourd’hui encore, Lespagnard se dit « ouvert à tout », ni de droite, ni de gauche. Au centre, mais « plus socia­liste que les socia­listes eux-mêmes ». En 1987, sept ans après avoir quit­té son pre­mier minis­tère, il réin­tègre un cabi­net. Jean-Pierre Grafé, figure du PSC lié­geois, s’installe, entre autres, à l’Enseignement et aux Sports. « Roger, c’était un tech­ni­cien, pas un poli­tique, sou­ligne Jean-Pierre Grafé. Il était très peu poli­ti­sé, mais il fai­sait preuve d’une fidé­li­té extra­or­di­naire. Je pou­vais le consul­ter sans pro­blème, même après mon départ. » Ils se ren­contrent à Sclessin, où Lespagnard offi­cie en paral­lèle comme pré­pa­ra­teur phy­sique du Standard. Ensemble, ils lancent une cam­pagne anti-tabac. Le comble. « Je fumais comme un Turc », glousse l’avocat de for­ma­tion, qui envoie son pou­lain au char­bon. Lors d’un dis­cours à Francorchamps, Lespagnard démonte tout ce qui touche à la nico­tine. Les patrons du cir­cuit de Spa rient jaune : des marques de ciga­rettes les spon­so­risent ; un fonds de com­merce s’évapore. « Ils n’étaient pas contents. On par­lait de dizaines de mil­lions de francs belges, chiffre le prin­ci­pal inté­res­sé, son­geur. Je soup­çonne mon ami Jean-Pierre de m’avoir envoyé là-bas parce que lui n’osait pas le dire. »

Finalement, deux arrê­tés royaux, en 1990 et 1991, inter­disent de fumer dans les lieux publics. Roger Lespagnard quitte le cabi­net un an après. Chez les Rouches, il côtoie Michel Foret, secré­taire géné­ral du club. L’ex-sénateur et gou­ver­neur MR lui glisse ces mots, à moi­tié iro­nique : « Fais atten­tion, tu vas deve­nir dépu­té. » Troisième sur la liste du PSC, per­sua­dé de ne jamais entrer à la Chambre, Lespagnard se pré­sente, naïf, en 1994. Le voi­là dépu­té, en pleine affaire Agusta. Six ans plus tôt, plu­sieurs ministres socia­listes sont accu­sés de cor­rup­tion pour l’achat d’hélicoptères de com­bat. Il observe, encore : « J’étais dans l’hémicycle, tout était à huis clos. Chacun venait expo­ser avec ses avo­cats, et tout le bazar qui va avec. C’était d’un niveau supé­rieur au mien. » C’était aus­si l’époque de la vache folle et d’un autre dos­sier épi­neux, celui concer­nant Marc Dutroux. Au terme de son man­dat, en 1999, il accouche de son bébé : un pro­jet de loi sur la recon­nais­sance juri­dique des empreintes géné­tiques, qui deviennent enfin des preuves légales. Roger avance en bon petit sol­dat du par­ti, avec un dévoue­ment que rien ne lais­sait pour­tant pré­sa­ger. Né au len­de­main de la Seconde Guerre, il gran­dit à Boncelles, sur les hau­teurs de Liège. « Le der­nier vil­lage com­mu­niste, sou­rit-il. Le bourg­mestre bos­sait à Cockerill, juste en des­sous. Je voyais les fumées des hauts-four­neaux de chez moi. » Une enfance clas­sique pour un mar­mot de son temps, entre la messe, l’école et le com­merce du père, qui vend du beurre et du lait. Si loin des consi­dé­ra­tions du pou­voir. À ses vingt bou­gies, il se met au décath­lon. Son pote Freddy Herbrand lui refile le tuyau, deux ans avant les Jeux de Mexico. Ils s’asseyent dans les tra­vées de l’arène olym­pique quand Tommie Smith et John Carlos montent sur le podium. Les deux sprin­teurs noirs lèvent un poing gan­té pour pro­tes­ter contre la ségré­ga­tion raciale qui sévit aux États-Unis. « Je me suis deman­dé ce qu’ils étaient en train de faire, avoue le coach de Nafi Thiam. En 1968, dans mon esprit, la poli­tique, ça n’existait pas. J’en avais rien à faire. Moi, c’était les Jeux qui m’intéressaient. »

Rien ne peut le détour­ner de cet objec­tif. Dix jours avant l’ouverture des Jeux, le 2 octobre, une fusillade éclate à Tlatelolco, quar­tier de la capi­tale mexi­caine. L’armée ouvre le feu sur une mani­fes­ta­tion étu­diante et enlève la vie à près de 300 per­sonnes. Roger Lespagnard pour­suit sa pré­pa­ra­tion, sans trem­bler. « Je vois encore les cen­taines de mili­taires sur notre che­min vers le stade. Mais j’avais d’autres pro­blèmes. J’étais tou­jours ce gamin de Boncelles qui fai­sait du beurre avec son père, avant d’aller à l’école et de reve­nir pour m’y remettre. En fait, j’ai fait ça toute ma vie : tra­vailler jour et nuit. Je ne sais pas faire autre­ment. » Rebelote en 1972, à Munich. Au retour d’un entraî­ne­ment, il apprend la prise en otage de onze ath­lètes de l’équipe israé­lienne par l’organisation pales­ti­nienne Septembre noir. Il loge à une cen­taine de mètres. Bloqué. Ennuyé, sur­tout. Son décath­lon doit se dérou­ler deux jours plus tard… « Une nuit, il y a eu un sacré bor­del dans les sou­ter­rains. Il y avait aus­si plein de poli­ciers, des héli­co­ptères, puis ça s’est mis à canar­der. De loin, on voyait un peu ce qui se pas­sait. » Les onze Israéliens sont assas­si­nés, un poli­cier alle­mand est tué, tout comme cinq des huit membres de Septembre noir.

Le len­de­main, Lespagnard n’assiste pas à la céré­mo­nie de recueille­ment, trop longue, qui repousse par la même occa­sion son épreuve. « Ça devait durer des heures. C’était le bar­num, souffle-t-il. J’étais un peu embê­té parce que nor­ma­le­ment, je ne me repose que deux jours. Là, c’était trop. Mais bon, il y avait plus impor­tant…» Le 8 sep­tembre, il se place au qua­tor­zième rang, troi­sième Belge. Au Liban, l’année d’avant, il frôle un grave acci­dent alors qu’il effec­tuait un stage à Beyrouth, non loin du quar­tier où viennent de s’installer Yasser Arafat et son Organisation de libé­ra­tion de la Palestine. Une Mercedes per­cute le cou­pé sport qui le ramène à l’hôtel. Le chauf­feur d’en face ter­mine en pri­son, tan­dis que Roger s’en tire avec les côtes cho­quées, le souffle cou­pé. Comme ce jour de 2000, où il échoue à l’élection com­mu­nale de Fléron, après douze ans au poste d’échevin des Sports. Il se réveille dans l’opposition, sans man­dat, et retourne à l’enseignement, faute de mieux. En 2010, après dix ans de disette, il ren­verse la majo­ri­té et s’empare du mayo­rat, grâce à une coa­li­tion avec le MR et une alliance avec Ecolo. Huit ans plus tard, il est tou­jours bourg­mestre. Désormais, il connaît les règles. « C’est inté­res­sant de voir qu’il est deve­nu une espèce d’acteur du monde poli­tique. À croire que sa pre­mière expé­rience avec moi ne l’a pas trop dégoû­té », iro­nise Michel Hansenne. « Il a mor­du dedans, abonde Jean-Pierre Grafé, qui ne le croise que rare­ment au par­ti. La plu­part des membres ne savaient même pas qu’il était le coach de Nafi Thiam. Il n’a jamais exploi­té ce sta­tut .» Jusqu’à ce qu’elle explose, en 2016. Mis à part un titre d’ambassadrice de l’Unicef, Nafissatou Thiam, elle, se dés­in­té­resse de ce « monde ». Studieuse, dis­crète, modèle. Elle lui res­semble. « C’est notre papa spor­tif, illustre Elsa Loureiro, par ailleurs spar­ring-part­ner de Nafi. « Quand elle per­forme, c’est la Belgique entière qui est heu­reuse. Ce n’est pas qu’une Wallonne qui gagne, c’est plus que ça .» Une autre réus­site de Roger Lespagnard, qu’il le veuille ou non. Produit du métis­sage, fille d’une mère namu­roise et d’un père séné­ga­lais, Nafissatou Thiam repré­sente un sym­bole fort. « J’entraîne des Noirs, des demi-Noirs, des demi-Blancs, des Jaunes, des Verts… Je ne fais pas atten­tion à tout ça », coupe-t-il, le regard tra­his­sant sa méfiance. Les vipères guettent. « Je lui ai sur­tout dit de ne pas faire de poli­tique, parce qu’on va se ser­vir d’elle. Et si jamais, c’est elle qui doit s’en servir. » —