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Mouscron, le Far West wallon.

« – Ce serait alors un crime, mon­sieur Arsène. Le crime des crimes, un suicide.
- Possible, répli­qua le maire de Fenouille. Que vou­lez-vous ? Je ne suis pas trop vaillant de nature, je ne me fais pas à l’idée de me détruire autre­ment. Sinon ! »

Georges Bernanos, Monsieur Ouine

C’était vers la fin de l’hiver. Pas le der­nier, la sor­tie 2 et de là, le bou­le­vard des Alliés, route natio­nale celui d’avant. Jean-Pierre Detremmerie s’est don­né la mort. C’était le maïeur. Depuis quelques années déjà, on ne le voyait plus, sauf lon­ger les murs, ombre de lui-même, iso­lé, acca­blé d’un ter­rible trem­ble­ment. C’était que le maïeur, pas de quoi se sen­tir orphe­lin. Bien que lui le fût. Enfant de l’assistance publique, dit-on. Quand même. Être le pre­mier citoyen de Mouscron pen­dant plus d’un quart de siècle et finir au bout d’une corde sur la ter­rasse de sa petite mai­son, chaus­sée d’Aelbeke. « On n’arrive tou­jours pas à com­prendre, hein », res­sasse André Delhaye, ancien secré­taire fédé­ral de la CSC-Hainaut occi­den­tal, qui l’a fré­quen­té trente ans durant. Comme si, avec le temps, devait inévi­ta­ble­ment sur­gir un élé­ment qui éclair­ci­rait le mys­tère, qui ren­drait le geste – et sa vio­lence – moins opaque.

Le jour même de ses funé­railles était pro­non­cé le non-lieu rela­tif à son incul­pa­tion dans le cadre des finan­ce­ments occultes de l’Excelsior, son club de foot, sa pas­sion dévo­rante. On serait ten­té de voir dans cette simul­ta­néi­té un lien de cau­sa­li­té, de pla­cer des parce que entre sa mort et les affaires. Mais les choses sont-elles si simples ?

On se sou­vient des mots de son avo­cat, Me Gérard Rivière. « Il était affli­gé par la tra­hi­son de cer­tains de ses proches. » On se rap­pelle les larmes de Georges Leekens, l’entraîneur qui avait emme­né la petite équipe de Mouscron vers la pre­mière divi­sion, au mitan des années 1990. « On était tous des frères, presque des enfants de Detremmerie, raconte aujourd’hui l’ex-coach des Diables rouges. C’était une ambiance ter­rible. Du jamais vu. » Petit dor­meur, bon vivant, tyran, bour­reau de tra­vail, fervent catho­lique, exces­sif, homme de pou­voir, homme au grand cœur, Detrem était un per­son­nage qui ne se laisse pas cer­ner en quelques mots quand deux suf­fisent à résu­mer son par­cours. Rise. Fall.

Rares sont les hommes qui ont lais­sé sur leur ville une empreinte aus­si colos­sale que Detrem à Mouscron. Une ville éton­nante, Mouscron. Far West wal­lon – seule Comines-Warneton, rico­chet de Wallonie, se trouve plus à l’ouest encore. Coincée entre la Flandre et la France, c’est le tra­cé de la fron­tière lin­guis­tique qui la jette, en 1963, dans le Hainaut. Avant cela, elle appar­tient à la Flandre occi­den­tale et vue du ciel, elle fait incon­tes­ta­ble­ment par­tie de la métro­pole lil­loise. Peu importe donc les décou­pages administratifs.

Le Mouscronnois s’accommode de cette iden­ti­té en creux, de n’être ni Wallon, ni Flamand, ni Français. Mouscron reste Mouscron tant que la bière y coule à flots au mar­ché de Noël, à la fête des Hurlus, au Bœuf gras, aux 24 heures ou à n’importe quel soir de match au Canonnier.

On n’arrive pas dans cette ville par hasard. Ceux qui ont déci­dé de s’y éta­blir avaient une bonne rai­son. Les pay­sans mena­cés de famine s’y sont ins­tal­lés pour accé­der faci­le­ment aux emplois indus­triels fran­çais. Les grandes familles du tex­tile du Nord y ont éta­bli leurs usines, sûres d’y trou­ver, outre une fis­ca­li­té attrayante, une main‑d’œuvre qua­li­fiée et peu dis­po­sée à l’agitation sociale. Des entre­prises agroa­li­men­taires fla­mandes l’ont choi­sie en résul­tat de la poli­tique des zonings. Les Français y font des incur­sions pour ache­ter des clopes à meilleur prix.

On n’arrive pas dans cette ville par hasard. Passé Tournai, l’E42 file vers Lille. Un peu plus loin, l’automobiliste qui a une bonne rai­son la quitte pour emprun­ter l’E403 jusqu’à comme il y en a tant, gar­nie de ce que l’American way of life a de meilleur à offrir : conces­sion­naires, pompes à essence, super­mar­chés, McDo, bow­ling. Plus loin, la route croise le bou­le­vard Industriel. Le rond-point est encom­bré de camions mais il faut l’emprunter pour prendre la direc­tion du centre. Si on passe sous le che­min de fer puis qu’on le longe jusqu’à la gare, on aper­çoit les ves­tiges épars de l’industrie tex­tile, comme la manu­fac­ture Vanoutryve et sa che­mi­née, remar­quable dans un pay­sage urbain où rien ne dépasse. Les quar­tiers fron­ta­liers vont à vau‑l’eau, gan­gre­nés de night shops aux enseignes tapa­geuses qui rompent un peu la mono­to­nie des façades mitoyennes. Celles-ci ne sont pas très grandes, mais on peut y loger sa famille et Pierre Bachelet.

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« Si tu es un Mouscronnois, frappe des mains. »

On n’arrive pas dans cette ville par hasard et pour­tant on y recense quelques épi­sodes inso­lites, dont per­sonne ne veut cher­cher à savoir s’ils appar­tiennent à la légende ou à l’histoire. Jimi Hendrix y aurait don­né son seul concert belge. Madonna y aurait séjour­né l’année de ses vingt ans, tan­dis que le Chanteur s’imaginait allant les boire, ses vingt ans, avec l’ami Jojo et avec l’ami Pierre, dans le quar­tier de Mont-à-Leux, chez l’Adrienne.

C’est aus­si une ville qu’on quitte, qu’on délaisse, dont on s’extirpe. En che­vau­chant les mots, comme Raymond Devos, « qui a com­pris le mal­heur trop tôt », dira-t-il, quand les affaires tex­tiles de son père comp­table ont été comme tant d’autres balayées par la crise de 1929. On la quitte à bicy­clette, parce qu’il faut que le des­tin, si tra­gique soit-il, s’accomplisse. La mort a dit non à Frank Vandenbroucke à trois reprises. Elle s’est ravi­sée sur la côte séné­ga­laise. On la quitte à la faveur d’une faille juri­dique, comme les frères Mpenza, parce que le contrat mal fice­lé avec l’Excelsior per­met d’aller pour­suivre sa car­rière au Standard de Liège. On la quitte tout sim­ple­ment, comme Jean-Marc Nollet, Thomas Gadisseux ou Stéphane Pauwels parce que le monde est vaste et qu’elle ne fait que 40 km².

Boston et New York dépendent encore de la cou­ronne bri­tan­nique que Mouscron s’occupe déjà de tex­tile. Des familles quittent Tourcoing et Roubaix pour s’installer dans ce qui n’est alors qu’un vil­lage agri­cole, sur le ter­ri­toire des Pays-Bas autri­chiens, afin de pour­suivre leur acti­vi­té que des cor­po­ra­tions lil­loises sont par­ve­nues à faire inter­dire par arrê­té royal pour s’en réser­ver la pra­tique exclusive.

En mode home­wor­king, elles filent et tissent à domi­cile la laine et le lin pour fabri­quer le mol­le­ton, que le mar­chand repren­dra. On est encore loin du fra­cas des usines, de la cha­leur des ate­liers, des mains ava­lées par les machines et du sif­flet qui signe la fin de la jour­née. Néanmoins, cette indus­trie bal­bu­tiante marque pour Mouscron le début de l’ère tex­tile. Celle-ci dure­ra plus de deux siècles.

Fin du XIXe siècle, les grandes familles indus­trielles du Nord ins­tallent à Mouscron des exten­sions de leurs usines qui feront de la ville un centre répu­té de fila­ture de laine pei­gnée et de tis­sage de tapis. Au milieu du siècle der­nier, la soixan­taine d’entreprises tex­tiles mous­cron­noises occupent quelque six mille ouvriers. Deux mille per­sonnes fran­chissent quo­ti­dien­ne­ment les portes des fila­tures Motte. À ces chiffres, s’ajoutent les onze mille fron­ta­liers mous­cron­nois qui partent chaque jour tra­vailler en France, dans le tex­tile aussi.

Dès les années 70, ça devient coton. La concur­rence inter­na­tio­nale force les entre­prises à fer­mer, les unes après les autres. L’incidence sur l’emploi est consi­dé­rable. À la manière d’une rouille, la misère com­mence à ron­ger les porte-mon­naie et le moral. Il faut y appor­ter une réponse sociale, éco­no­mique, poli­tique. Les temps sont mûrs pour l’entrée en scène d’un lea­der aux épaules larges et au pedi­gree unique. Ce sera Jean-Pierre Detremmerie. Mais patience.

On dit de Raymond Devos qu’il est le Hurlu le plus célèbre. Il n’est pour­tant pas le Devos le mieux connu des Mouscronnois. Robert Devos sera le pre­mier bourg­mestre du grand Mouscron, après la fusion en 1977 avec Luingne, Herseaux et Dottignies. Dans cette agglo­mé­ra­tion où le pilier social-chré­tien domine, sa plus belle intui­tion est d’avoir uni­fié poli­ti­que­ment les deux prin­ci­paux cénacles d’obédience catho­lique : le petit cercle, issu du monde ouvrier, lié aux syn­di­cats et aux mutua­li­tés, et le grand cercle, plu­tôt ancré à droite, proche des classes moyennes. L’opération pro­pulse le Parti social-chré­tien (PSC) au rang de pre­mière force poli­tique, relé­guant le Parti socia­liste à la deuxième place pour bien des décennies.

Parmi les jeunes loups qui évo­luent dans l’ombre de Robert Devos, se détache un tren­te­naire bon­homme à la tête ras­su­rante de prof de néer­lan­dais, bor­dée d’un col­lier de barbe et piquée d’un nez tom­bant : Jean-Pierre Detremmerie. Son enfance res­semble à du Dickens. Il dit avoir vécu dans la rue quand son père, inva­lide, res­pi­rait encore. Privé de ses deux parents avant l’adolescence, il res­te­ra mar­qué à jamais par un bref séjour à l’orphelinat d’Aartrijke, près de Bruges, sui­vi de l’heureuse prise en charge par un oncle pater­nel. Il par­tage ses années d’adolescence entre le salon de coif­fure de celui-ci et l’internat du col­lège Saint-Joseph, à Mouscron. Renfermé, com­plexé, il est alors loin de l’animal poli­tique qu’il va deve­nir. Mais, en secret, il nour­rit de grandes ambi­tions pour sa ville. Detremmerie s’estime rede­vable envers elle puisqu’il a long­temps vécu à sa charge. « Revenait régu­liè­re­ment dans son dis­cours le fait qu’il avait une dette vis-à-vis de Mouscron. Il devait tra­vailler sans cesse pour payer cette dette », rap­porte Guy Depauw. C’est à ce der­nier que Devos remet, en 1980, son écharpe maïo­rale éli­mée par vingt années au ser­vice de Mouscron. En 1982, Detrem ren­force le score déjà excellent du PSC.

En 1986, le bourg­mestre crée l’intercommunale d’étude et de ges­tion (IEG), struc­ture agile au péri­mètre d’action limi­té et débar­ras­sée de l’encombrante Tournai. Municipaliste en diable, il n’est pas prêt à confondre les inté­rêts de sa ville avec ceux de ses écra­santes voi­sines. « Il man­geait du Tournaisien à peu près à tous les repas », se marre encore Patrick Declerck, pré­sident du Royal Excel Mouscron et patron d’une entre­prise de béton archi­tec­to­nique. Bien vite, l’IEG devient l’instrument pri­vi­lé­gié de la stra­té­gie de recon­ver­sion indus­trielle mous­cron­noise. À tra­vers elle, Jean-Pierre Detremmerie se lance dans une entre­prise de séduc­tion du patro­nat de Flandre occidentale.

Le bouche-à-oreille fonc­tionne rapi­de­ment. Detrem va frap­per à toutes les portes, va cher­cher tous les sub­sides, se décar­casse pour trou­ver des solu­tions. Il peut régler en deux jours des pro­blèmes que d’autres mettent deux mois à entendre. L’histoire des deux Roger, Mylle et Dick, l’illustre assez bien. Roger Mylle, négo­ciant en patates, décide de se lan­cer dans la frite sur­ge­lée. Éconduit par le bourg­mestre de Courtai qui reste sourd à ses demandes, il se tourne vers Detrem qui lui fixe ren­dez-vous le len­de­main, à 7 heures du matin. Le soir même, le contrat est signé et Mylle ins­talle Mydibel à Mouscron. L’entreprise emploie aujourd’hui plus de 400 per­sonnes. Quand l’usine de légumes sur­ge­lés de son ami Roger Dick brûle, il le met en rela­tion avec Detremmerie. Il faut impé­ra­ti­ve­ment qu’un site de pro­duc­tion soit opé­ra­tion­nel dans les plus brefs délais, au risque de perdre la récolte de l’année. L’IEG relève le défi et l’engagement est tenu : Dicogel s’installe à Mouscron. Les deux amis s’associeront plus tard à tra­vers Roger & Roger pour créer les chips Croky.

Au sein de l’IEG, Detremmerie s’appuye sur Guy Depauw, pour qui il a créé une fonc­tion sur mesure, « ani­ma­teur éco­no­mique ». Celui-ci joue le rôle de rabat­teur et c’est au Cristal, res­tau­rant gas­tro­no­mique en face du cime­tière du Risquons-Tout, que les contrats se signent et que les mains se serrent. Roland, le patron, n’a pas son pareil pour mettre le client à l’aise. Farceur invé­té­ré et grand ama­teur de vin, il laisse rare­ment un client tra­ver­ser le bar, pas­sage obli­gé pour accé­der à la salle, sans lui ser­vir quelques pintes. Certains jours, Detrem invite jusqu’à trois indus­triels au même déjeu­ner. Le bourg­mestre fait le tour des tables. Entrée avec l’un. Poignée de main. Plat avec le sui­vant. Signature. Dessert avec le troi­sième. Promesse. Cette stra­té­gie va per­mettre de quin­tu­pler, le por­tant à 500, le nombre d’entreprises pré­sentes sur le sol mouscronnois.

Disponible pour les inves­tis­seurs, il l’est aus­si pour ses admi­nis­trés, qui savent où le trou­ver. Depuis les cafés de la Grand-Place, les noceurs aper­çoivent la lumière de son bureau à l’hôtel de ville s’éteindre, vers 23 heures. Ensuite, il fait la tour­née des esta­mi­nets, où il paye des coups à boire, par­fois jusque tard dans la nuit. Le len­de­main, il est à pied d’œuvre dès 7 heures. Il tient aus­si per­ma­nence à domi­cile. Sa femme, Françoise, ouvre la porte et sert le café. Le same­di, on est presque sûr de le retrou­ver au Rallye, chez Paula, juste en face de chez lui. C’est là aus­si que le bourg­mestre emmène ses éche­vins, après les réunions du col­lège, pour des palabres qui se pro­longent long­temps après la tom­bée du jour. Les dimanches d’après-match, ce sont les apé­ros cor­sés sui­vis de longs ban­quets à La Cloche, res­tau­rant tenu par son ami « Double-Gras », Ghislain Coussement pour l’état-civil.

Mouscron, où sont jadis pas­sés Jimi Hendrix, Gene Vincent, The Kinks,
The Moody Blues et Madonna.

Ce dévoue­ment total à sa ville repose sur une sorte d’impatience onto­lo­gique, le pres­sen­ti­ment qu’il n’aura pas le temps de faire tout ce qu’il doit. La hâte le pousse à action­ner tous les leviers, à réunir en un temps record tous les acteurs impli­qués dans une déci­sion. Lorsqu’il apprend, un same­di soir de match, que l’abattoir des frères Goemaere, à Wevelgem, est par­ti en fumée, il saute sur la balle et leur pro­pose de se ren­con­trer le len­de­main à 10 heures. À 15 heures, il a réuni tous les inter­ve­nants concer­nés, com­mu­naux, régio­naux, pom­piers, ser­vices de l’eau. Le mar­di expire le pre­mier cochon Goemaere d’une longue série, ren­ta­bi­li­sant ain­si un abat­toir qui, depuis des années, tour­nait en sous-régime.

En se rasant en ce matin dia­phane de l’automne 1996, Jean-Pierre Detremmerie voit face à lui un homme com­blé. Il est dépu­té-bourg­mestre. L’intercommunale qu’il a sor­tie du néant fête ses dix ans et son effi­ca­ci­té ne se dément pas. Les entre­prises se pressent pour obte­nir un ter­rain dans les zonings des envi­rons. Un busi­ness­man égyp­tien asso­cié à des hommes d’affaires de Waregem s’apprête à ache­ter quatre hec­tares à Mouscron pour y bâtir une usine de tapis. Il exige que le com­pro­mis soit signé au Caire. Flingues, gardes du corps, suite avec vue sur le Nil, salons pri­vés… Detrem prend la parole devant un aréo­page d’industriels et de ministres égyp­tiens puis revient avec 5 mil­lions de francs belges pour les caisses de l’IEG. L’usine ne ver­ra pas le jour, l’Égyptien s’étant dis­pu­té avec ses par­te­naires, mais l’IEG gar­de­ra l’argent. Detrem peut jubi­ler. Mais ce qui étire le plus son sou­rire sous la mousse à raser, c’est un exploit impen­sable : avoir per­mis à son club de foot­ball, l’Excelsior, de se his­ser en D1, au terme de la sai­son 1995 – 1996.

Le stade du Canonnier n’est pas n’importe quel stade. Sous la tri­bune, trois vitraux un peu gros­siers pro­tègent une demi-dou­zaine de vierges, en bois, en plâtre, en pierre, en verre. Disposées en ronde, en alter­nance avec des bou­geoirs, la lueur vacillante des flammes don­ne­rait presque l’impression qu’elles dansent, étrange sab­bat, autour d’une sphère posée sur des galets et coif­fée d’un cha­pe­let. Le globe ren­ferme le méca­nisme d’une fon­taine. L’ensemble évoque une crèche de Noël vague­ment folk­lo­rique, plu­tôt qu’un lieu de recueille­ment. Il faut croire que le bourg­mestre défunt y a vu le récep­tacle adé­quat de ses prières. Soucieux d’œcuménisme, l’abbé Jean-Yves Pollet avait pro­po­sé d’y ajou­ter une fon­taine pour sym­bo­li­ser l’idée uni­ver­selle d’un Dieu source de vie. Mais les sym­boles catho­liques et la figure de Marie ont pesé plus lourd que les conseils de l’ami abbé.

« Jean-Pierre était très pieux. Beaucoup plus pieux que moi, qui suis prêtre », relève Jean-Yves Pollet.

Detremmerie qui, dans ses jeunes années, a cou­vert pour Nord Éclair les matchs de l’Excelsior quand le club n’était qu’en pro­mo­tion, qu’on voyait cir­cu­ler dans sa Coccinelle verte, pré­sident du comi­té des jeunes, a ins­tal­lé son club dans la cour des grands. Début des années 2000, ministres et patrons se pressent au Canonnier. « Si tu es un Mouscronnois frappe des mains », entonnent-ils bras des­sus, bras des­sous. Il règne à Mouscron une ambiance unique, fami­liale, dont peut témoi­gner le chro­ni­queur télé­vi­sé Stéphane Pauwels.

Ce der­nier, recru­té par Detrem en qua­li­té de conseiller mar­ke­ting, a vécu de près l’ascension ful­gu­rante. « Si on gagnait le same­di soir, qu’il y avait entraî­ne­ment le dimanche matin, on man­geait à La Cloche jusqu’à 5 heures. Et on rigo­lait. On riait plein notre panse. On buvait des chopes et on riait, on riait. C’était Mouscron, quoi. C’était la fête. En fait, ça n’a jamais été un club de foot, c’était des buveurs de mousse qui aimaient bien le foot­ball. » Alex Teklak, qui a usé neuf sai­sons durant ses cram­pons dans le Canonnier, garde pour sa part le sou­ve­nir d’un Detrem sub­til psy­cho­logue. « Il ne s’intéressait pas qu’au joueur de foot mais aus­si à l’homme qu’il y avait der­rière, à sa famille. Il avait mis en place des per­sonnes annexes qui s’occupaient de trou­ver des mai­sons aux joueurs qui venaient chez nous. Il avait ins­tau­ré les cours de langue Berlitz qui étaient sug­gé­rés aux joueurs étrangers. »

Jean-Pierre Detremmerie attri­bue-t-il au des­sein divin les réus­sites flam­boyantes de l’Excelsior ? Se croit-il récom­pen­sé de ses ren­dez-vous fur­tifs – et quo­ti­diens – avec la fas­ci­nante Vierge, à l’église Notre-Dame de la Marlière, juste de l’autre côté de la fron­tière, à Tourcoing ? Peu importe si, dans son dos, les médi­sants l’appellent le sacris­tain, tant qu’il la voit, toute petite et dra­pée de noir à l’entrée, immense pour­tant, vêtue d’or der­rière l’autel. Couronnée. Énigmatique tou­jours. Comment fait-elle pour être par­tout, plus pâle à Beauraing, sans cou­ronne à Lourdes, mul­tiple mais une au bout du compte, quand sa mère à lui n’est nulle part, n’est aucune ?

L’ascension de l’Excelsior, l’impatience de Detremmerie et son rap­port à l’argent forment un cock­tail explo­sif. « L’argent, il ne connais­sait pas. Il disait que les banques étaient pleines d’argent. On trou­ve­ra l’argent, disait-il sans cesse », relate Guy Depauw. Quand le club se hisse en pre­mière divi­sion, il devient une obses­sion pour Detremmerie qui « condi­tionne presque tout aux suc­cès de l’Excel, de façon tou­jours plus irra­tion­nelle », indique André Delhaye. « Il avait qua­si­ment dépla­cé l’administration com­mu­nale au stade. Ils tra­vaillaient tous là », com­plète Michel Franceus, éche­vin de la culture et actuel pré­sident de l’IEG.

Les réus­sites de l’Excelsior : un des­sein divin ?

Il faut sans cesse nour­rir la bête. Toujours plus gour­mande, elle réclame des fes­tins pour les joueurs, pour les mai­sons des joueurs, pour les entraî­neurs et les nou­velles tri­bunes. Au début, l’IEG est un garde-man­ger bien rem­pli et les spon­sors pri­vés se lais­saient traire de bon cœur. Mais ça passe. Bien vite, l’argent vient à man­quer. Il faut insis­ter auprès des patrons ins­tal­lés à Mouscron, leur faire com­prendre que le spon­so­ring n’est qu’un juste retour des choses pour les bonnes condi­tions dont ils ont béné­fi­cié. Jusqu’à ce que cer­tains se sentent rackettés.

Detrem pré­tend qu’il s’agit de dif­fi­cul­tés pas­sa­gères, de pro­blèmes de liqui­di­tés, le temps qu’on fina­lise la vente d’un joueur. En fait, l’argent s’évapore dès qu’il approche du Canonnier. Les mon­tages finan­ciers sont de plus en plus confus, de plus en plus fara­mi­neux. Detrem est un joueur inca­pable de quit­ter la table.

Il avait fait cam­pagne avec ce slo­gan : « Detrem, qui d’autre ?» Comme un boo­me­rang, la réponse lui revient, cin­glante, lors des élec­tions com­mu­nales de 2006.

En 1997, il répé­tait qu’il devait trou­ver pour le club un mil­lion de francs belges par jour. Cinq ans plus tard, il annonce aux jour­na­listes, devant un Hugo Broos médu­sé, qu’il ambi­tionne de doter le club d’un bud­get d’un milliard.

« Un tel pro­jet deman­dait du temps, ana­lyse l’entraîneur avec le recul. Dix ans, quinze ans, étape par étape, mais si on finit troi­sième lors de la pre­mière année en pre­mière divi­sion, ça fait rêver. Quand tout est très facile, on perd la réa­li­té de vue. On manque des étapes clés et ça se paie après. »

Il avait fait cam­pagne avec ce slo­gan : « Detrem, qui d’autre ? » Comme un boo­me­rang, la réponse lui revient, cin­glante, un soir d’élections com­mu­nales, au mois d’octobre 2006. Le scru­tin se solde par une décu­lot­tée. Pour chaque citoyen qui a coché son nom, deux ont glis­sé dans l’urne un bul­le­tin en faveur d’Alfred Gadenne, son fidèle éche­vin des tra­vaux. Au bout de la nuit, le décompte des voix est cruel : 2 874 pour Detremmerie, 7 083 pour Gadenne. Ce n’est pas un pro­blème dont devrait se sou­cier un des­pote éclai­ré. « Les élec­tions, je n’ai pas le temps pour ça », se plai­sait à dire le patron du CDH mous­cron­nois, constam­ment affai­ré. Le suf­frage uni­ver­sel a pour­tant scel­lé son des­tin. En ver­tu d’un nou­veau décret wal­lon, les clés de la ville reviennent auto­ma­ti­que­ment au can­di­dat qui tota­lise le plus de voix sur la liste la plus impor­tante de la majo­ri­té. Ce sera Gadenne, donc.

« Vous n’aurez jamais à rougir de votre papy »

Difficile de trou­ver deux hommes plus dis­sem­blables. Alfred Gadenne est un buveur d’eau. Il ne va pas au stade. Il rentre man­ger chez lui à midi. Chaque jour que Dieu fait, il ouvre à 8 heures pré­cises la grille du cime­tière de Luingne, emprunte l’allée prin­ci­pale et salue par leur pré­nom cer­tains de ses élec­teurs retour­nés à la pous­sière. Chez les Gadenne, on s’appelle Alfred de grand-père en petit-fils et Henri quand on est fils d’Alfred et père d’Alfred. Les deux Henri qui l’ont pré­cé­dé ont été bourg­mestres de Luingne – son père le res­te­ra pen­dant plus de trente ans. Petit agri­cul­teur et pri­son­nier de guerre, il aurait été por­té en triomphe par la popu­la­tion cleu­gnotte à la Libération pour avoir par­ta­gé les maigres récoltes avec ceux qui avaient faim. La tac­tique du fils, élec­to­ra­le­ment payante depuis de nom­breuses années, est d’occuper en per­ma­nence le ter­rain. « Les petits scouts du Risquons-Tout se réunissent l’après-midi ? Ben, si le bourg­mestre ne passe pas, ils sont pas contents. » Pendant vingt-quatre ans, Gadenne a veillé à régler les petits pro­blèmes de cha­cun, à envoyer quelqu’un tailler une haie qui dépasse ou résoudre un pro­blème d’égouttage, accrois­sant ain­si sa popu­la­ri­té auprès d’une popu­la­tion de plus en plus exas­pé­rée par la folie des gran­deurs de Detremmerie.

Detrem s’est ména­gé une porte de sor­tie. Deux mois après les élec­tions, il prend la pré­si­dence de l’IEG. Avec ce poste, il est assis sur le coffre-fort de la Ville, se gargarise-t-il.

En 2006, Philippe Dufermont, un homme d’affaires proche de l’Excelsior, rachète à la Ville un bâti­ment, rue de Menin, ayant abri­té un maga­sin Sarma. Le pro­duit de la vente est ver­sé sur le compte du club, pas sur celui de la Ville. Le sys­tème de vases com­mu­ni­cants entre la ville, l’équipe de foot et l’intercommunale appa­raît au grand jour. Une enquête est ouverte, des per­qui­si­tions sont menées, au domi­cile de Detrem notam­ment. Qui s’épanche dans les médias : « Quand je suis ren­tré hier, j’ai dit à mes enfants et à mes petits-enfants : Vous n’aurez jamais à rou­gir de votre papy, de votre papa. Je le redis en public aujourd’hui. »

Fin jan­vier 2009, les éche­vins CDH prient Detrem de démis­sion­ner de tous ses man­dats. Il refuse. Le 1er février, une pro­cé­dure d’exclusion du groupe cen­triste au conseil com­mu­nal est enga­gée contre lui. Le sur­len­de­main, à l’antenne de No Télé, Jean-Pierre Detremmerie appa­raît fleg­ma­tique. S’il est démon­tré qu’il a com­mis une faute, il en assu­me­ra plei­ne­ment les consé­quences, détaille-t-il sur un ton presque pate­lin. Mais il refuse de se reti­rer pour des com­bines. Il a la conscience tran­quille, assure-t-il, au contraire d’autres pour qui « le silence sera lourd à porter ».

Deux semaines plus tard, dans la salle du conseil com­mu­nal, ils sont tous là, face à lui, ceux qu’il connaît depuis si long­temps, qu’il a conseillés, gui­dés, cou­vés dans leur par­cours poli­tique. Mathilde Vandorpe, Michel Franceus, Damien Yzerbyt… Damien, son sup­pléant aux der­nières régionales.

Ce soir-là, l’agitation est extrême. Jean-Pierre Detremmerie tremble. « Je vous demande sim­ple­ment d’avoir la cor­rec­tion de répondre par oui ou par non et de me dire si je fais encore par­tie du groupe des élus CDH de Mouscron. » « Non », répond Alfred Gadenne. Alors, il s’assied tout au bout, à côté des éco­lo­gistes. Il demande la parole quand vient à l’ordre du jour la ques­tion des man­dats à attri­buer. Ses man­dats. Ceux qu’on lui retire. Le micro est trop haut et ses pre­miers mots sont per­dus. Il abaisse le micro puis tape deux fois des­sus pour s’assurer qu’il fonc­tionne. Les gestes d’un étranger.

Une voix sar­cas­tique s’élève de l’assemblée. « C’est le micro de l’opposition, il va fal­loir s’y habi­tuer ! » De par­tout, les ban­de­rilles fusent. Il se donne en spec­tacle, il n’est pas digne de ce qu’il a été, s’indignent en chœur les élus mous­cron­nois. Ça com­mence à bien faire ! Qu’il s’en aille ! Faut-il dire mer­ci, sou­rire et par­tir sur la pointe des pieds quand vos par­te­naires vous jettent dehors ? A‑t-on encore le droit de cra­cher son dégoût d’avoir été tout bon­ne­ment trahi ?

On l’apercevra encore quelques fois, conseiller sans éti­quette. « Je vais sié­ger sans famille, mais comme j’ai été sans famille à mes débuts, être sans famille n’est pas quelque chose à me surprendre. »

Fin 2009, l’Excelsior se met en liqui­da­tion volon­taire. Dès 2010, il appa­raît que les caisses de l’IEG sont vides. Le coffre-fort sur lequel Detrem disait être assis cachait un puits sans fond, un défi­cit de 4,5 mil­lions d’euros pour les seuls sec­teurs de la ville de Mouscron.

Detrem est à genoux et la dou­leur est intense, bien plus que celle cau­sée par les écor­chures sur le marbre por­tu­gais de ses pèle­ri­nages à Fatima. Il réa­lise peut-être que la poli­tique lui a tout pris, sans rien lui don­ner en échange. Au détri­ment de ses enfants par exemple, pour qui il n’a peut-être pas été pré­sent comme il aurait vou­lu et qu’il a par la suite essayé mal­adroi­te­ment d’aider, de pous­ser, de pla­cer, d’imposer dans les struc­tures aux­quelles il avait accès, accrois­sant encore l’ire à son égard. C’est son fils cadet qui se retrouve désor­mais dans la tour­mente. Lettre ano­nyme. Harcèlement. Emplois fic­tifs. Faut-il être achar­né pour cher­cher à l’atteindre à tra­vers ses enfants ? Va-t-on faire payer à ses fils le fait qu’il est leur père ? Son fils cadet a‑t-il déconné ?

En décembre 2011, Detremmerie est incul­pé de faux, usage de faux et abus de biens sociaux, suite de l’enquête sur les finan­ce­ments occultes de l’Excelsior.

Orphelin, il s’était sans doute inven­té des parents, et des démons un peu plus grands que ceux des autres. Et pour les com­battre, peut-être s’était-il dit que le seul moyen était de vivre par­mi les hommes, de leur accor­der sa confiance, de les aider comme il le pou­vait, en bon chré­tien. Mais le temps a pas­sé et, de la même manière qu’il s’est  réso­lu, sur la fin de sa vie et à la sur­prise géné­rale, à ne plus consom­mer d’alcool, il décide alors qu’il peut très bien se pas­ser de la com­pa­gnie des hommes. On ne le voit plus, dès lors, que s’éclipsant de l’église avant la fin de la messe, se ren­dant à la Marlière, qu’il appro­vi­sionne en cierges, lon­geant les murs pour aller cher­cher ses petits-fils à l’école et, peut-être, les emme­ner à la ferme Saint-Achaire, la struc­ture de réin­ser­tion des sans-abri de l’abbé Pollet, par lui ren­due possible.

Est-ce la vieillesse ? L’usure ? Les nerfs, qui à leur tour tra­hissent ? Est-ce qu’à vivre à 200 km/h, on arrive au bout du che­min avant les autres ? Est-ce que l’âge tient inévi­ta­ble­ment le bras de la mala­die ? Tant de ceux qui comptent ont déjà levé l’ancre. Jacques Fervaille. Ghislain Coussement. Damien Yzerbyt, empor­té en quelques semaines par le même fléau que celui contre lequel sa femme lutte depuis si long­temps. Mourir, la belle affaire.

Chaussée d’Aelbeke, le Rallye aurait bien besoin d’un coup de pein­ture. Il est désor­mais loin le temps où les murs réson­naient des rires des plus vaillants éche­vins. La mai­son fami­liale est en vente. Les fils Detremmerie, orphe­lins à leur tour, l’ont vidée. Ils ont offert à l’abbé Pollet les sta­tues, les icônes, les livres de pié­té dans les­quels Detrem sou­li­gnait les pas­sages où il était ques­tion de pau­vre­té, et cinq ou six bibles.

Sur la Grand-Place, les noceurs guettent en vain désor­mais. Ce n’est pas le genre Gadenne de venir mettre un verre, la nuit. Et sur­tout, le bourg­mestre est main­te­nant ins­tal­lé dans le nou­veau centre admi­nis­tra­tif, au bout d’une espla­nade Damien Yzerbyt, piquée d’une très impro­bable œuvre d’art, hom­mage mal­adroit au pou­lain dis­pa­ru trop tôt, au M. Kurtz d’Au cœur des ténèbres ou à Vlad l’Empaleur, on ne sait trop. Pas de square Detremmerie ni de sta­tue pour l’instant, dans une ville pour­tant prompte à bap­ti­ser ses lieux publics du nom de ses illustres personnages.

Que reste-t-il de l’ère Detremmerie ? Des entre­prises dans les zonings, et des gros camions qui y entrent ou en sortent. Là où on fai­sait pous­ser des patates, à pré­sent, on les pèle, on les coupe, on les cuit, on les frit, on les écrase, on les sur­gèle, on les emballe. Call it pro­gress.