Lettre ouverte à Bart De Wever: « Je connais les gens de votre espèce »

Jelle Vermeersch, photographe originaire de Dixmude, est l’un des piliers de Wilfried. L’image est son domaine d’expression. Quand il écrit, rarement, c’est que monte en lui un besoin irrépressible de faire jaillir les mots. Quelques jours avant les élections de mai 2014, il publiait dans De Morgen une lettre ouverte à Bart De Wever. Cinq ans plus tard, les motifs de la missive sont plus aigus encore. Il nous a paru opportun de la traduire en français.

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Cher B.,

Pour commencer, je voudrais vous dire que je vais mieux. Voilà des années que je vous observe à distance en secouant la tête, que je m’emporte contre vous, mais depuis peu, c’est fini. À présent, j’ai compris : vous n’y pouvez rien. C’est plus fort que vous. Mais je tiens à vous aider.

Ne craignez rien, je suis l’un des vôtres. Vous ne trouverez pas plus flamand que moi. Je suis issu d’une famille qui a su faire des «sacrifices». Maurice, mon arrière-grand-père, était secrétaire communal et membre du VNV (1) lorsque, en 1940, l’État belge l’a envoyé croupir des années derrière les barreaux. Quand pépé Vanoutryve est finalement rentré au village, il s’estimait heureux d’être encore en vie. Si le sort de Joris van Severen (2) lui a été épargné, il n’a jamais tout à fait remonté la pente. Quand on a balancé ses meubles dans la rue, il a encaissé.

Mon grand-père, pépé André, Dries pour les intimes — il est toujours de ce monde — était un autre flamingant farouche. Passionné, intelligent, un idéaliste dans l’âme. Il était âgé de 16 ans en 1940. Il a rejoint le Vlaamse Jongerenkorps (3) avant de s’élever au rang d’officier de la Wehrmacht. Dur, mais juste, disaient de lui ses hommes groupés autour du PaK (4). Il a vécu avec les Allemands la retraite vers le Rhin. Au fond, il a servi de chair à canon (même si je n’ose utiliser cette expression devant lui), tout ça pour la cause flamande. Il a fui en Autriche après la capitulation, y a été arrêté, a passé un an en prison à Paris et a failli finir pendu.

Depuis, mon pépé est parfois amer, il a l’impression d’avoir été trahi par les Allemands, mais il est resté un flamingant convaincu, pas un Vlaams Blokker. Il n’a pas un caractère facile, mais je l’aime.

Mon pépé a donc, en quelque sorte, préparé le terrain, cher B., comme dans votre famille. Aussi ne serez-vous pas étonné d’apprendre que chez nous, un buste en plâtre de Cyriel Verschaeve (5) côtoyait fraternellement une imposante statue du Christ sur la bibliothèque, laquelle renfermait des œuvres de Reimond Tollenaere (6), martyr disparu beaucoup trop tôt, et de Filip De Pillecyn (7), le « prince des lettres néerlandaises ».

Ce n’était pas mon genre de littérature, je préférais Paul Snoek et Hugo Claus, tout comme mon père, d’ailleurs. Les autres livres, il les avait hérités de ma grand-tante, une proche de Mik Babylon (8). Quant à moi, j’exhibais un lion de Flandre sur la manche gauche de l’uniforme du KSA Torenwacht, le mouvement de jeunesse catholique auquel j’étais affilié et à 18 ans, j’ai rejoint les rangs des Jeunes Volksunie. J’estimais faire partie de l’aile gauche, j’étais un progressiste; j’appréciais Lionel Vandenberghe (9), je trouvais moins convaincant votre premier chef conservateur, [Geert] Bourgeois. Quoi qu’il en soit, voici ce que je voulais vous dire : je connais les gens de votre espèce. Je suis du même acabit.

Combien de fois n’ai-je pas entendu dire que la langue, c’était « tout le peuple ». Dès mon plus jeune âge, mes grands-parents m’ont répété que la francisation opprimait le peuple flamand et que les Wallons n’étaient pas à proprement parler les gens les plus conciliants du monde. À l’époque, je comprenais, ces paroles correspondaient à une réalité. De fait, au cours des dernières décennies, on a pris des mesures indispensables au développement d’un État fédéral équilibré. La Flandre a obtenu les compétences dont elle avait besoin et a pu toujours plus imprimer sa marque sur les politiques d’enseignement, de culture, de finances. De quoi satisfaire tout le monde. Le nationalisme a atteint son but et, avec l’implosion de la Volksunie, il s’est de facto lui-même sabordé. Mais c’était évidemment sans vous compter, vous et vos disciples.

Le fond du problème, cher B., c’est qu’avec vous, on sort du nationalisme culturel. Vous vous servez de la cupidité comme d’un lubrifiant pour forcer tout un chacun à avaler votre objectif, l’indépendance de la Flandre. Je ne me reconnais pas dans votre nationalisme du fric. Encore moins dans vos discours de comptoir sur l’économie de droite. Vous remettez en question tous les mécanismes de solidarité, parce que vous visez le leadership. Je comprends votre stratégie, mais ce sera sans moi.

Voyez-vous, si l’on vous écoute, c’est toujours la faute des autres. Quand ce ne sont pas les Espagnols, ce sont les Wallons, les chômeurs ou les gauchistes en bakfiets. Vos déclarations me font penser à un enfant qui joue avec les allumettes et met le feu à la forêt, pour s’étonner ensuite de la vivacité des flammes et de l’état de la terre calcinée.

Vous ne me connaissez pas, B.; moi, je vous connais un peu. Je vous ai vu devenir blême quand votre petite dernière a fait dans sa culotte, j’ai lu le désarroi dans votre regard quand votre femme s’est retrouvée coincée dans la neige avec la voiture, devant votre porte, et que je lui ai donné un coup de main. Je vous ai vu rouler des yeux, ce samedi matin sur les docks d’Anvers, alors qu’elle ne trouvait pas d’endroit pour petit-déjeuner avec les enfants. Des réactions tout ce qu’il y a de plus humaines, et même si vous faites parfois preuve de maladresse, vous les aimez. Je le sais.

En toute sincérité, je vous souhaite le meilleur. J’en discutais hier avec un médecin. Nous parlions de vous. Il m’assurait qu’en continuant ainsi, vous ne feriez pas de vieux os. Vous-même, vous m’avez dit à plusieurs reprises que votre rythme de vie finirait par vous tuer. Que vous évoluiez dans une maison de fous.

C’est pourquoi je vous suggère, cher B., de lever le pied, de cesser de monter les gens les uns contre les autres. Laissez votre « nationalisme du bifteck » derrière vous. Créez du lien, rassemblez les gens. Passez du temps avec vos enfants, avec votre femme. Faites-le. Et soyez enfin heureux.

Votre bien dévoué,
Jelle Vermeersch
Un photographe qui vous a rendu visite quelques fois

P.S. : Ma grand-mère votera à coup sûr pour vous et Geert [Bourgeois], ce dimanche. Quant à mon grand-père, depuis ses 21 ans, il refuse de se laisser manipuler par les politiques.

(1) Vlaams Nationaal Verbond. Parti nationaliste fondé en 1933 par Staf Declercq. Collaborationniste durant la guerre.
(2) Dirigeant nationaliste flamand, fondateur du mouvement fasciste Verdinaso. Arrêté le 10 mai 1940 par les autorités belges, il sera exécuté de façon sommaire le 20 mai par des militaires français.
(3) Brigade de volontaires flamands enrôlés dans l’armée allemande.
(4) Panzerabwehr- Kanone, canon antichar. (5) Prêtre nationaliste flamand, partisan de la collaboration. Condamné à mort à la Libération, il finira ses jours en Autriche.
(6) Chef de la propagande du VNV. Mort sur le front de l’Est en 1942.
(7) Auteur d’une importante œuvre littéraire. Membre du VNV, il a été condamné pour collaboration à la Libération.
(8) Député de la Volksunie de 1965 à 1977.
(9) Ancien président du Pèlerinage de l’Yser. Sénateur du parti Spirit (nationaliste de gauche) de 2003 à 2007.

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