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L’énigme George Arthur Forrest : le col blanc des gueules noires

Bâtisseur d’un empire minier dans le sud du Congo, adoré de ses amis politiques et craint par certains militants et opposants, l’homme est une énigme. Il côtoie l’élite et les plus grands diplomates de ce monde, inquiète les renseignements américains, fait de généreux dons pour des causes nobles. Son nom surgit dans des rapports des Nations unies, lors de la commission « Kazakhgate », au détour des « Dubaï Papers ». Septuagénaire loin de la retraite, grand sensible en manque de reconnaissance, tour à tour séducteur et sur la défensive... Mais qui est donc George Arthur Forrest ?

Le siège de l’entreprise est un cube de briques rosées, entou­ré d’un car­ré de ver­dure à l’entrée d’un parc indus­triel. La voi­ture garée dans la rousse dou­ceur autom­nale, on va enfin à la ren­contre de celui à pro­pos duquel on a tant lu, articles de presse, rap­ports, archives et leaks, celui dont on a tant par­lé et enten­du par­ler depuis des semaines. Son nom évo­quait à nos inter­lo­cu­teurs les réac­tions les plus variées.

« Vous n’avez pas choi­si un p’tit mor­ceau, dites-moi », avait lan­cé une source congo­laise. « C’est déli­cat », avait répon­du, gêné, un expert. Sans comp­ter les « ouh » apeu­rés, les « pfff » décou­ra­gés et les « ah » pan­tois. Et puis, ceux, nom­breux, qui avaient deman­dé l’anonymat. « Je pré­fère ne pas devoir me retour­ner dans la rue », avait plai­san­té un contact. Certaines de nos requêtes, lan­cées et relan­cées, étaient res­tées lettres mortes. Plusieurs mails, coups de fil, mes­sages. Rien. Sauf ce « Zou dit niet doen. Wat denk jij ? » (« Je ne le ferais pas. Qu’en penses-tu ? ») qu’un porte-parole nous a adres­sé par erreur, pen­sant trans­fé­rer notre demande à son supé­rieur. On appe­lait dans le vide. Le silence de ceux qui pré­fèrent se faire oublier, faire oublier tout lien qui les unit à cet homme. Pourquoi ? Sans doute cette ren­contre va-t-elle nous appor­ter des réponses… Manifestement, l’homme intrigue et fait peur.

Doigt sur la son­nette, tête reflé­tée en forme d’ampoule dans la petite camé­ra. Une voix dans l’interphone nous répond : « Je vous fais mon­ter. » Dans l’ascenseur, les bou­tons ne marchent pas. On attend que l’engin se mette en branle de lui-même. Après avoir patien­té une ving­taine de minutes dans une salle de réunion, buvo­tant un verre d’eau frap­pé du logo de l’entreprise, tri­angle d’acier tel l’insigne de Superman, on nous informe qu’il est prêt à nous recevoir.

À l’entrée de son bureau digne d’une suite d’hôtel, s’étire un lion de por­ce­laine, de Delft ou de Chine. Derrière un paravent de bois, il est là, assis dans un cana­pé moel­leux. George Arthur Forrest. L’entrepreneur bel­go-congo­lais, yeux plis­sés, cos­tume jaune cana­ri, se lève. Et on se fige. Il n’est pas seul pour cet entre­tien pour­tant pré­vu en tête-à-tête. À ses côtés, son ami se lève aus­si. La main de l’entrepreneur est froide et sèche. Celle de l’homme poli­tique plus cha­leu­reuse. Les deux, com­plices. « Je ne suis pas là », lance le second, les mains en l’air, avant qu’on puisse dire quoi que ce soit. Pantoise, on entame l’interview, sous les oreilles vigi­lantes de cet homme de pou­voir à la longue et pres­ti­gieuse car­rière belge et inter­na­tio­nale, dont le visage se cache der­rière un livre sur le doc­teur Mukwege, moins d’une semaine après que le célèbre gyné­co­logue a gagné le prix Nobel de la paix.

Toute per­sonne qui a mis les pieds en République démo­cra­tique du Congo (RDC) a enten­du par­ler de lui. Autrefois à la tête d’un empire minier dans la pro­vince sud-orien­tale du Katanga, aujourd’hui scin­dée en quatre, le pré­sident exé­cu­tif du Groupe Forrest International (GFI) est un « per­son­nage presque mythique, comme l’était son père il y a cin­quante ans dans cette par­tie du monde », d’après l’ancien ministre Herman De Croo (Open VLD), grand connais­seur de l’Afrique. « On fait par­fois beau­coup de légendes autour de grandes per­son­na­li­tés à grand impact éco­no­mique et social, à grande enver­gure, à grande tra­di­tion d’entreprise fami­liale. » Des légendes. Il y avait eu des affaires avec des soup­çons res­tés vagues, des accu­sa­tions dont il était sor­ti blan­chi. Était- ce l’imagination débor­dante des « petits jour­na­listes » – car « les grands jour­na­listes ont une autre opi­nion », selon George Forrest ? N’y avait-il là que fan­tasmes d’ONG et com­bats contre des mou­lins à vent de mili­tants des droits de l’homme ? Où était la vérité ?

Commençons par les faits. À l’aube de nos recherches, on avait grif­fon­né dans un car­net : George Arthur Forrest. Né en 1940 dans ce qu’on appe­lait le Congo belge. Fils d’un père néo-zélan­dais et d’une mère juive séfa­rade. De natio­na­li­té belge depuis 1995. Ancien consul hono­raire de France. Ancien conseiller au Commerce exté­rieur belge. Marié à deux reprises. Père de quatre enfants : Malta (un pré­nom choi­si en hom­mage à son grand-père), qui occupe les fonc­tions de direc­teur exé­cu­tif du groupe depuis 2013 et de conseiller éco­no­mique pour  la diplo­ma­tie belge ; les jumeaux, Mike et George (chez les Forrest, les mêmes pré­noms se suc­cèdent de géné­ra­tion en géné­ra­tion); et sa cadette Rowena, sty­liste et, depuis peu, res­pon­sable desi­gn et com­mu­ni­ca­tion de la cris­tal­le­rie du Val-Saint-Lambert. Franc-maçon. Et seconde for­tune d’Afrique, esti­mée à 800 mil­lions de dol­lars par Forbes en 2016 — « Ce sont des choses pri­vées, rétorque-t-il, quand on lui pose la ques­tion. L’homme est l’homme, ce n’est pas l’argent qui le fait. J’ai 78 ans et je suis encore au bureau. Je ne l’ai pas volé. Je suis celui qui paie le plus d’impôts et de taxes au Congo. » À l’origine de cette for­tune : l’entreprise fami­liale fon­dée par Malta Forrest en 1922.

« Les rela­tions de Forrest avec les offi­ciels belges et congo­lais sont, dans le meilleur des cas, troubles. » – Sam Fox, ambas­sa­deur amé­ri­cain en Belgique

Une pho­to noir et blanc d’un homme élé­gant, aux che­veux gomi­nés, trône der­rière son bureau. Son père, sans doute. Dans l’entrée, sur un pré­sen­toir allon­gé, quatre por­traits d’adultes sou­riants. Ses enfants.

« Le père de mon père avait été mobi­li­sé pour faire la guerre des Boers, à la fin du XIXe siècle, raconte le patron au grand sens de la famille. Chaque pays de l’Empire colo­nial bri­tan­nique don­nait un bataillon. Il a ren­con­tré ma grand-mère qui était sud-afri­caine d’origine anglaise. Ils se sont mariés. Il est retour­né avec elle en Nouvelle-Zélande et il a tel­le­ment par­lé d’Afrique que mon père a vou­lu y aller. » D’abord en Afrique du Sud, puis au Congo. Adolescent, Malta est pris sous l’aile d’un Libanais chré­tien qui l’intègre, à Élisabethville (future Lubumbashi), à la com­mu­nau­té juive ori­gi­naire de Rhodes, pous­sée à émi­grer par les dif­fi­cul­tés éco­no­miques qui frappent cette île, alors colo­nie ita­lienne. « C’est comme ça qu’il a ren­con­tré ma mère qui avait été veuve très jeune en Afrique. »

D’abord socié­té de trans­ports, l’Entreprise géné­rale Malta Forrest (EGMF) fait ensuite son entrée dans le sec­teur de la construc­tion. Puis, au tour­nant des années 1930, dans les mines. Avant de se consa­crer au sec­teur BTP, bâti­ments et tra­vaux publics, pen­dant l’ère de Mobutu. En 1973, Malta Forrest cède le groupe à son fils adop­tif Victor Eskenazi, secon­dé de son cadet George. Cinq ans plus tard, la guerre s’abat sur la pro­vince du Katanga, rebap­ti­sée Shaba par le Maréchal et enva­hie par les sépa­ra­tistes du Front natio­nal de libé­ra­tion du Congo (FNLC), sou­te­nus par l’Angola. George, sa femme et ses enfants sont « faits pri­son­niers, mis au mur pour être fusillés ». « Ce sont les tra­vailleurs qui nous ont sau­vés, se sou­vient le sep­tua­gé­naire, un léger sou­rire sur ses lèvres fines. Un des plus beaux sou­ve­nirs de ma vie. »

La mine de Kamoto, riche en cuivre et en cobalt.

George Forrest devient le seul maître à bord de l’entreprise fami­liale en 1986 au décès de son demi-frère, après avoir rache­té les parts de ses neveux. « C’est lui qui a véri­ta­ble­ment don­né un essor aux acti­vi­tés d’EGMF », ana­lyse Guillaume Léonard, his­to­rien au musée royal de l’Afrique cen­trale de Tervueren (aujourd’hui Africa museum).

Il obtient notam­ment une série de mar­chés auprès du gou­ver­ne­ment zaï­rois pour asphal­ter les routes du Katanga. Il rachète Baron & Levêque en 1989, entre­prise de Flémalle spé­cia­li­sée dans la sidé­rur­gie et la char­bon­ne­rie, et, trois ans plus tard, la socié­té de machines-outils Lachaussée, à Herstal. Il pénètre le sec­teur éner­gé­tique dans les années 1990, avec, bien plus tard, « la réno­va­tion de cer­taines cen­trales et des par­te­na­riats pour la dis­tri­bu­tion d’électricité », observe Guillaume Léonard. Il a des socié­tés basées à Johannesbourg, Wavre et Lubumbashi, avec des suc­cur­sales et des ate­liers au Kenya et à Kinshasa.

Grâce à des contrats pour le compte de la Générale des car­rières et des mines (Gécamines), il retourne à l’exploitation minière. L’exploitation du sol, riche en or, cuivre, cobalt, zinc et col­tan, mine­rais uti­li­sés dans la fabri­ca­tion des smart­phones, qui fait pla­ner sur la RDC la « malé­dic­tion des res­sources minières ». Source de for­tunes et de mal­heurs, source de convoi­tises d’hommes d’affaires de toutes natio­na­li­tés, source de guerres menées par les forces armées et rebelles d’ici et d’ailleurs. À cause de ce sol, le Congo pleure des mil­lions de morts, compte plus de cinq mil­lions de dépla­cés et assiste, impuis­sant depuis 1998, à des viols, armes de guerre ayant lacé­ré deux cent mille femmes, mais aus­si des enfants et des bébés, dans leur chair et dans leur être.

Tout est net, propre, brillant. Des cadres lus­trés au bois sombre habillant les murs. Pas une pous­sière, pas une trace. Doté d’un sens aigu de la sape congo­laise, l’occupant des lieux aus­si est paré comme une châsse : fines lunettes dorées, che­mise pâle qua­drillée, cra­vate à car­reaux ani­sés, pochette de soie.

« Nous avons, nous, com­men­cé avant que des pré­da­teurs n’arrivent au Congo, affirme le dan­dy, se raclant la gorge à maintes reprises. Je me suis bat­tu à l’époque quand on a vou­lu libé­ra­li­ser d’une façon anar­chique l’exploitation des mines en auto­ri­sant les creu­seurs », ces arti­sans-mineurs dits « clan­des­tins », tra­vaillant hors de toute entre­prise. Dans ses locaux de Wavre mal­gré un âge bien au-delà de celui de la retraite, l’homme est encore actif qua­si à temps plein, se par­ta­geant entre l’Afrique, où il passe la majeure par­tie de son temps, et l’Europe, la Belgique, la Grèce et la France.

Son nom est par­tout à Lubumbashi, ville verte à la cha­leur tem­pé­rée et l’air res­pi­rable, bien loin de la chaude et grouillante Kinshasa. Estampillé sur quelques réa­li­sa­tions de son groupe : « Don de George Arthur Forrest ». Lisible sur l’uniforme jaune de ses ouvriers maniant d’imposants engins sur les chan­tiers rou­tiers dans la pous­sière ocre. Associé au colos­sal mau­so­lée de l’ancien pré­sident Laurent-Désiré Kabila (1997 – 2001), au mar­ché de Lubumbashi, ou encore à la réfec­tion de la route de Kasumbalesa, sur la fron­tière zam­bienne. À la fin des années 1990, il est « le prin­ci­pal acteur éco­no­mique et une figure cen­trale dans le monde des expa­triés puisqu’il est pro­prié­taire du cercle hip­pique », ana­lyse Benjamin Rubbers, anthro­po­logue à l’ULiège et spé­cia­liste du bas­sin minier katangais.

« Hakuna Matata : ces mots signi­fient que tu vivras ta vie sans aucun souci. »

« C’est l’un des cercles autour des­quels se construit la vie sociale des Blancs et tournent beau­coup de ses employés, des membres de son entou­rage, j’aurais envie de dire de sa Cour », ajoute-t-il. L’homme d’affaires est incon­tour­nable. « Quand je me pro­mène au Congo, s’il y a un déjeu­ner qu’on veut faire, pour faire plai­sir et si George est là, on l’invitera, constate Herman De Croo. C’est aus­si nor­mal que de boire de l’eau à la fontaine. »

Sa famille béné­fi­cie d’une aura qui, due à son implan­ta­tion ancienne dans la région, per­met à George Forrest de nouer des contacts avec des per­son­na­li­tés influentes de l’État ou du sec­teur minier, remarque Guillaume Léonard du musée de Tervueren. Des connais­seurs le disent proche de Mobutu. Puis du « Mzee » (le Vieux), l’ancien gué­rille­ro mar­xi­sant Laurent-Désiré Kabila. Moins de Joseph Kabila, dont il a finan­cé la cam­pagne du par­ti, le PPRD, comme il l’a recon­nu à plu­sieurs reprises, affir­mant sou­te­nir d’autres par­tis, d’ailleurs. Sa proxi­mi­té avec « papa Kabila » le place de 1999 à 2001 à la pré­si­dence du conseil d’administration de la Gécamines, man­dat exer­cé « à titre gra­tuit ». Son fils est vice-pré­sident du club de foot local Tout-Puissant Mazembe, dont le pré­sident n’est autre que Moïse Katumbi, ex-gou­ver­neur du Katanga, busi­ness­man et oppo­sant de Joseph Kabila, né d’une mère congo­laise et d’un père juif séfa­rade immi­gré de Rhodes.

En Belgique, où il a étu­dié à l’ULB et d’où est ori­gi­naire sa pre­mière épouse décé­dée jeune, George Forrest est éga­le­ment proche de cer­taines per­son­na­li­tés du pay­sage poli­tique. Le socia­liste lié­geois Jean-Claude Marcourt a été l’avocat de son groupe à la fin des années 1980 – son cabi­net, Marcourt & Collins, s’occupe tou­jours de cer­tains dos­siers – et en 2001, lorsqu’il était chef de cabi­net de la vice-Première ministre Laurette Onkelinx, il a éga­le­ment été l’administrateur d’une de ses socié­tés, GFI S.A., basée à Flémalle, avant de démis­sion­ner en juillet 2004 lorsqu’il devient ministre wal­lon de l’Économie. Le dépu­té euro­péen Louis Michel (MR), ancien vice-Premier ministre, l’aiguille dans ses déci­sions de dons en tant que pré­sident du comi­té scien­ti­fique de sa fon­da­tion. L’ex-secrétaire d’État au Commerce exté­rieur Pierre Chevalier (Open VLD) a été avo­cat puis admi­nis­tra­teur de GFI. Il est désor­mais le pré­sident du Val-Saint-Lambert, rache­té par George Forrest des mains de Jacques Somville, un indus­triel belge actif au Congo.

Pour eux, George est un ami. Ce sont là des « rela­tions humaines, per­son­nelles, et non poli­tiques », pré­cise Jean-Claude Marcourt. Mais, pour les obser­va­teurs exté­rieurs, « les rela­tions de Forrest avec les offi­ciels belges et congo­lais sont, dans le meilleur des cas, troubles », comme le juge l’ambassadeur amé­ri­cain à Bruxelles Sam Fox dans une note confi­den­tielle adres­sée à la secré­taire d’État Condoleezza Rice en amont d’une ren­contre diplo­ma­tique belge en 2007.

On scrute cet homme qui nous avait été décrit comme quelqu’un de « pas très grand mais impres­sion­nant phy­si­que­ment, avec ses sour­cils en bataille, une puis­sance de paume de main ». Pas bien grand en effet, une voix basse et grin­çante qui rompt briè­ve­ment le silence de phrases laco­niques, un tem­pé­ra­ment à sang froid, lent et dis­tant, dans son bureau cli­ma­ti­sé. Roi de la jungle entou­ré d’une faune de pein­ture et de por­ce­laine, lions, per­ro­quet, che­val, porc et aigles sus­pen­dus aux murs et figés sur la bibliothèque.

Pas pré­da­teur, mais proie, assure-t-il : « J’ai été mal­heu­reu­se­ment très com­bat­tu par la presse et par des ONG parce que c’était facile de m’attaquer. On pou­vait mettre un nom sur le déve­lop­pe­ment tan­dis que tous les autres sont des ano­nymes. À chaque fois, nous avons été blan­chis, que ce soit par l’ONU, par l’OCDE, par le Sénat. Ils n’ont jamais trou­vé de faute, n’importe où. Nous avons tou­jours tra­vaillé dans un esprit de trans­pa­rence et d’éthique. » D’une seule phrase, qui ferme la porte à toute autre ques­tion, il balaie des semaines de recherches.

Pour qui le fouille, le pas­sé est jon­ché de scan­dales, d’articles sou­vent rédi­gés au condi­tion­nel, de dos­siers citant des sources mul­tiples. Des accu­sa­tions toutes niées par George Forrest. Au début des années 2000, il est épin­glé par le « panel des experts des Nations unies sur l’exploitation des res­sources natu­relles et d’autres formes de richesses en République démo­cra­tique du Congo ». Et le rap­port final, trans­mis en octobre 2002 au Conseil de sécu­ri­té, évoque à son sujet « fla­grant conflit d’intérêts », « sou­tien fort de la part de chambres poli­tiques en Belgique » et « ten­ta­tive pour contrô­ler le sec­teur minier ».

En Belgique, la com­mis­sion « Grands Lacs » est mise sur pied en juin 2001, accou­chant de pages et de pages de débats. Des élus inter­rogent « le rôle de cer­tains res­pon­sables poli­tiques belges dans le fonc­tion­ne­ment du groupe Forrest » sur le plan déon­to­lo­gique. D’autres cri­tiquent le tra­vail des experts onu­siens dont l’entrepreneur serait le « grand bouc émis­saire », selon le séna­teur libé­ral fla­mand André Geens. Le rap­port res­semble à un « bot­tin de rumeurs », pour l’écologiste Jacky Morael. Étonné de la « façon dont cer­taines infor­ma­tions arri­vaient et à qui elles étaient des­ti­nées » au sein de la com­mis­sion d’enquête, le séna­teur dit s’être « par­fois posé des ques­tions en termes de confu­sion d’intérêts ». Et « croit se sou­ve­nir qu’un mon­sieur qui a été rela­ti­ve­ment célèbre dans ce pays au point d’en être le Premier ministre, Jean-Luc Dehaene, est admi­nis­tra­teur d’Umicore, le prin­ci­pal concur­rent de George Forrest ».

L’homme d’affaires est audi­tion­né le 19 sep­tembre 2002. Et, le 8 novembre, Jean-Claude Marcourt, alors admi­nis­tra­teur « dor­mant » et chef de cabi­net. « Ce qui m’a frap­pé, c’est la grande agres­si­vi­té de George Forrest, se sou­vient le séna­teur Georges Dallemagne (CDH). Il est arri­vé avec toute une série de conseillers, dont Jean-Claude Marcourt, quand il s’est pré­sen­té au Sénat : on aurait dit le pré­sident des États-Unis. »

Il répond par la néga­tive ou à huis clos aux ques­tions des séna­teurs qui brassent large, bien au-delà des « contrats léo­nins » qu’il aurait noués à la tête de la Gécamines, et s’inquiètent de l’achat en 1998 « pour le pré­sident Kabila de sep­tante-cinq jeeps Toyota des­ti­nées à trans­por­ter les forces armées vers la Zambie ». De la vente de « dia­mants Unita », du nom du groupe rebelle de Jonas Savimbi, l’Union natio­nale pour l’indépendance totale de l’Angola, qui mène « la plus grande opé­ra­tion de contre­bande de dia­mants au monde », d’après un rap­port de l’ONU. De son jet qui « aurait décol­lé avec des armes à bord », depuis Bujumbura en 1996, selon l’écologiste fla­mand Michiel Maertens citant un rap­port de Human Rights Watch (HRW). De l’aval jugé « éton­nant » octroyé en 1999, pen­dant la deuxième guerre du Congo, par l’office belge du Ducroire, com­pa­gnie d’assurance à l’exportation, pour l’exploitation en joint-ven­ture du ter­ril de Lubumbashi (STL). Et enfin du « telex­gate », scan­dale révé­lant qu’un rap­port confi­den­tiel du consul belge à des­ti­na­tion du minis­tère des Affaires étran­gères avait atter­ri quelques heures plus tard sur le bureau de George Forrest, alors soup­çon­né « de vou­loir mono­po­li­ser le sec­teur minier », pré­cise Benjamin Rubbers (ULiège). Sans élé­ments concrets, la com­mis­sion d’enquête se solde par une « grosse bagarre », affirme Georges Dallemagne : « Certains col­lègues libé­raux et socia­listes ont essayé de pro­té­ger George Forrest. » Un séna­teur proche des débats confirme : « On a essayé de noyer le poisson. »

Le silence se fait à nou­veau autour de l’entrepreneur. Tout cela n’est qu’une « vaste blague », selon un ami. Difficile de tran­cher, recon­naissent les spé­cia­listes. Quant aux véhi­cules ache­tés pour Laurent-Désiré Kabila lors de l’arrivée des troupes de son Alliance des forces démo­cra­tiques pour la libé­ra­tion (AFDL), « il n’a pas eu le choix », ana­lyse Benjamin Rubbers. « Autant le faire de manière adroite, ce qui lui a réus­si », lui per­met­tant de déve­lop­per des liens étroits avec le régime Kabila, après des années de proxi­mi­té avec Mobutu. En revanche, son impli­ca­tion dans l’exploitation des dia­mants Unita, ins­crite noir sur blanc en 2000 par les experts de l’ONU, est « avé­rée », assure un cher­cheur : « David Zollman, dia­man­taire anver­sois, a sol­li­ci­té George Forrest qui avait les moyens tech­niques et logis­tiques. Mais c’était avant la cam­pagne “Diamants du sang”. »

Sur le qui-vive, sus­pi­cieux, le regard à l’affût. Les réponses de George Forrest prennent des allures de plai­doyer pro domo. Et de contre- inter­ro­ga­toire. « Pourquoi me posez-vous cette ques­tion ? » lance-t-il dans l’air cli­ma­ti­sé, à l’évocation de Patrick Balkany, ancien conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy.

De la pru­dence tou­jours, des jus­ti­fi­ca­tions encore et encore. Jusqu’à la para­noïa ? Lorsque nous avions deman­dé, des semaines plus tôt et pour la troi­sième fois, à le ren­con­trer, sa char­gée de com­mu­ni­ca­tion nous avait inter­pel­lée : « Il nous revient que vous avez contac­té d’autres per­sonnes pour ce por­trait. Avez-vous l’intention d’en contac­ter d’autres encore ? »

En 2004, l’association 11.11.11, s’exprimant au nom de quinze autres, décèle trois infrac­tions (notam­ment « des preuves de can­cer à cause de tra­vaux dans les mines ») aux direc­tives de l’Organisation de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques (OCDE) dans le chef de GFI. « On a vou­lu don­ner un exemple concret qui illustre un des pro­blèmes fon­da­men­taux du Congo : la col­lu­sion entre le Congo et les acteurs impor­tants du monde éco­no­mique au détri­ment de la popu­la­tion congo­laise », explique Marc-Olivier Herman, ex-membre du ser­vice d’études de l’ONG Broederlijk Delen. « Il y a eu quatre ses­sions au cours des­quelles il était entou­ré de sept avo­cats très chers, raconte Johan Cottenie, employé retrai­té de 11.11.11. C’est David contre Goliath et ses amis politiques. »

Mais dès que l’audience est levée, l’homme d’affaires devient « poes­lief »,  « ado­rable comme un chat », comme le veut l’expression fla­mande : « Dehors, il vou­lait faire ami-ami avec nous ». En dehors de cette pro­cé­dure de média­tion, George Forrest contre-attaque et porte plainte contre 11.11.11., Broederlijk Delen et la bri­tan­nique RAID. Il exige plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’euros. Toutefois, ce pro­cès, contrai­re­ment à celui enga­gé contre le maga­zine MO*, qui se sol­de­ra par le ver­se­ment d’un euro sym­bo­lique au mil­lion­naire, n’ira pas plus loin.

« Quand je me pro­mène au Congo, s’il y a un déjeu­ner qu’on veut faire et si George est là, on l’invitera. C’est aus­si nor­mal que de boire de l’eau à la fon­taine. » – Herman De Croo

Dix ans plus tard. Images satel­lites, pho­tos et vidéos à l’appui, Amnesty dénonce des faits sur­ve­nus en 2009 dans le vil­lage de Kawama : des cen­taines d’habitations détruites avec la par­ti­ci­pa­tion de la Compagnie minière du Sud Katanga (CMSK), déte­nue à 60% par l’EGMF et à 40% par la Gécamines. Des expul­sions for­cées qui violent les droits humains. « Il y avait des creu­seurs illé­gaux dans le vil­lage et George Forrest avait fait une demande d’intervention pour “sécu­ri­ser les lieux”, se sou­vient Philippe Hensmans, direc­teur géné­ral d’Amnesty Belgique fran­co­phone. La police a réqui­si­tion­né ses bull­do­zers et a démo­li les habi­ta­tions. Cela a duré deux jours, il aurait pu inter­ve­nir… 387 loge­ments et com­merces ont été rasés en plus de ceux des creu­seurs. Une infor­ma­tion judi­ciaire a été menée par l’avocat géné­ral de Lubumbashi, qui a reçu l’ordre de sa hié­rar­chie de ne pas pro­non­cer d’inculpation. Les voies du sei­gneur sont impé­né­trables… » Alors que le groupe Forrest assure qu’ils ont « agi uni­que­ment sous la contrainte, la menace et la peur », des chauf­feurs affirment avoir reçu l’ordre d’un haut res­pon­sable de l’EGMF d’aller à Kawama, « où la police leur indi­que­rait quoi faire », pré­cise le rap­port d’Amnesty.

À la confé­rence de presse de l’ONG, cer­tains jour­na­listes sont « très mal à l’aise », eux « qui avaient déjà béné­fi­cié d’un voyage finan­cé » par le mil­lion­naire, relate un témoin. À la sor­tie, le char­gé de com­mu­ni­ca­tion de GFI, Olivier Alsteens, ancien porte-parole de Louis Michel et futur direc­teur de com­mu­ni­ca­tion du MR, attend pour par­ler à la presse : « Je savais que les jour­na­listes allaient m’appeler à la sor­tie et qu’il y avait des points de diver­gence. Sur la vidéo qu’Amnesty avait mon­trée, il y avait un homme qui se disait vic­time et vil­la­geois. C’était en réa­li­té un dépu­té de la majo­ri­té pré­si­den­tielle. Je crains qu’Amnesty n’ait été floué. »

« Ce qui m’a toujours frappé, c’est son amabilité »

Entendant les jus­ti­fi­ca­tions de son ami busi­ness­man, l’homme au cos­tume sombre, posé avec toute sa pres­tance dans le cana­pé qui lui fai­sait face, inter­vient : « Parfois, les amis de George ont un peu mal pour lui, c’est une belle per­sonne. » Le livre qu’il tenait jusqu’alors devant son visage, tel un loup, est main­te­nant ouvert sur ses genoux, près de la canne de bois noble dont il ne se sépare plus depuis peu : ce grand habi­tué des médias et des hémi­cycles s’est joint, yeux et bouche, à la conversation.

Les per­sonnes qui ont tra­vaillé avec George Forrest ou l’ont vu à l’œuvre dans ses usines décrivent un patron d’entreprise fami­liale, qui connaît cha­cun, parle le swa­hi­li et offre de bonnes condi­tions de tra­vail. « Ce qui m’a tou­jours frap­pé, c’est son ama­bi­li­té qui est égale pour tout le monde. Le type grimpe sur le gros camion-benne pour par­ler au conduc­teur, lui deman­der com­ment va sa famille », explique un proche. Dans « la mine de cobalt gigan­tesque, impec­cable, de Luiswishi », ses hommes, « tout au plus quelques dizaines de Congolais, portent des casques de pro­tec­tion et uti­lisent des exca­va­trices dont les jantes sont plus hautes qu’un homme », raconte dans son livre Congo. Une his­toire l’écrivain David Van Reybrouck, mar­qué par le contraste avec la mine de Ruashi où tra­vaillent, dans des condi­tions dif­fi­ciles et dan­ge­reuses, des cen­taines de creu­seurs et d’enfants des­cen­dant « dans des puits mal étayés ». Un de ses avo­cats, Xavier Magnée, pour­suit : « C’est un homme qui a construit la civi­li­sa­tion locale, qui a fait fran­che­ment beau­coup de bien autour de lui. Il fau­drait sou­hai­ter qu’il y ait mille Forrest au Congo parce que c’est une des rares expé­riences de suc­cès de l’après-colonialisme. »

Le patron pro­pose de bons salaires, des écoles et un centre médi­cal dont béné­fi­cient les employés et leur famille ain­si que la popu­la­tion locale. « C’est un peu la vitrine », affirme un élu belge « pas très impres­sion­né » par la visite des lieux, recon­nais­sant que les gens l’aiment plu­tôt bien au Congo. « Il y a là une tra­di­tion d’évergétisme, observe Benjamin Rubbers (ULiège), terme épin­glé par des his­to­riens de l’antiquité grecque, qui consiste à consa­crer une par­tie de sa for­tune pri­vée pour le bien de la cité. »

« Nous avons, nous, com­men­cé avant que des pré­da­teurs n’arrivent au Congo. » – George Forrest

En 2011, George Forrest crée une fon­da­tion qui porte son nom, pré­si­dée par l’ex-Premier ministre malien Cheick Modibo Diarra et au conseil d’administration de laquelle on retrouve l’ancien pré­sident burun­dais Pierre Buyoya et le pre­mier pré­sident nami­bien Samuel Nujoma. Au comi­té scien­ti­fique, pré­si­dé par Louis Michel, siègent notam­ment l’ex-représentant spé­cial de l’Union euro­péenne dans l’Afrique des Grands Lacs Aldo Ajello, le chef du bureau spé­cial de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel Mohamed Ibn Chambas et l’ancien ministre luxem­bour­geois de la Coopération Jean-Louis Schiltz.

Le mil­lion­naire n’hésite pas à délier les cor­dons de la bourse. Tout
comme son épouse, Lydia Forrest, qui dirige la Fondation Rachel Forrest, du nom de la mère de George. Pour des artistes congo­lais, des étu­diants, des cher­cheurs. Pour des écoles, des biblio­thèques et des orphe­li­nats, pour aider les she­gués, les enfants de la rue, ou lut­ter contre la mal­nu­tri­tion. Pour des infra­struc­tures et le zoo de Lubumbashi.

Pour le doc­teur Denis Mukwege, aus­si, « l’homme qui répare les femmes », et pour son confrère, le doc­teur Guy-Bernard Cadière. Avec sa tech­no­lo­gie peu inva­sive, la paro­sco­pie, le chi­rur­gien du CHU Saint-Pierre peut opé­rer les fis­tules et dégâts pel­viens les plus com­plexes sans devoir ouvrir le ventre des patientes. Quatre fois par an, il se rend avec son équipe une semaine en RDC. Chaque voyage coûte vingt-cinq mille euros, payés à 90 % par George Forrest. « C’est quelqu’un d’hyper enthou­siaste, presque comme un enfant, à l’idée de faire une bonne action, sou­rit le méde­cin de sa voix cas­sée. Il est loin du pro­fil des hommes d’affaires qui ne parlent que de leur bilan. Il m’a par­lé de sa pas­sion pour l’Afrique. Il a envie d’améliorer le sort des gens au Congo. »

« Toute cette vio­lence…, dode­line de la tête George Forrest, front dégar­ni et tempes gri­son­nantes, les deux poings enfon­cés dans le cana­pé. Nous n’avons jamais accep­té… Tous ces groupes de ban­dits qui volent les corps des femmes pour leur plai­sir de sadisme et pour la poli­tique. » Ce qui le pousse à la géné­ro­si­té et au res­pect des plus faibles, c’est sa convic­tion laïque, d’après un « frère » franc-maçon. L’homme a été éle­vé comme ça : quand on reçoit des gains, on doit les redis­tri­buer, « mes parents m’ont tou­jours dit ». Eux qui lui ont trans­mis le tra­vail, l’humilité, le respect.

Or, ce dont manque ter­ri­ble­ment ce per­son­nage, c’est la recon­nais­sance. « Il fonc­tionne à l’instinct affec­tif, il a un côté cré­dule et fait vite confiance, observe une rela­tion de longue date. Il lui arrive d’avoir des coups de cœur pour l’un ou l’autre beau par­leur qui inquiète sa garde rap­pro­chée, celle qui a un vrai res­pect pour lui et le pro­tège. » Et, « sen­sible », il peut faire un vire­ment de cin­quante mille euros dès le len­de­main, pen­sant avoir « décou­vert un ami de plus » dans ce qui n’est qu’un oppor­tu­niste. D’ailleurs, « il faut être un solide niais pour ima­gi­ner que ce voyou de des Rosaies pou­vait l’aider à deve­nir noble en Belgique ».

Ce « voyou », Jean-François Étienne des Rosaies, est conseiller de l’Ordre de Malte et char­gé de mis­sion à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy. George Forrest aurait ver­sé nonante-cinq mille euros à cet homme de l’ombre « en échange… de son inter­ven­tion auprès du roi de Belgique pour obte­nir un titre de baron », écrit Le Monde, dans le cadre du « Kazakghate ». Cette affaire tumul­tueuse où le pré­fet aurait ten­té de régler les pro­blèmes judi­ciaires du busi­ness­man bel­go-ouz­bek Patokh Chodiev en accé­lé­rant l’adoption d’une loi belge sur la tran­sac­tion pénale en 2011. Dans cette saga, « l’épisode George Forrest était une fausse piste et une ten­ta­tive pour salir les libé­raux », scande le dépu­té David Clarinval (MR).

Pourtant, « c’est la même galaxie, les mêmes per­son­nages, observe cet inter­lo­cu­teur qui a sui­vi de près les tra­vaux de la com­mis­sion sur la tran­sac­tion pénale à la Chambre. George Forrest connaît Chodiev (dont l’entreprise ERG est active dans le sec­teur minier congo­lais) et est un grand dona­teur de l’Ordre de Malte. » Ce ne sont là qu’ « amal­games gros­siers », rétorque le groupe Forrest dans un com­mu­ni­qué ferme et menaçant.

Finalement, le busi­ness­man belge reçoit du Royaume la dis­tinc­tion de grand offi­cier de l’Ordre de la Couronne en 2014. Cette nou­velle affaire, cepen­dant, n’a pas fini de rebon­dir. Si, en France, le par­quet natio­nal finan­cier signale que George Forrest n’est pas mis en exa­men dans ce dos­sier, le par­quet géné­ral de Mons enquête tou­jours sur le fameux « Kazakhgate » et se refuse à tout commentaire.

Tout ça pour un titre ? « Ce n’est pas pour qu’on l’appelle baron mais pour une sorte de recon­nais­sance du pays de ce qu’il a fait pour lui dans des condi­tions dif­fi­ciles », affirme une vieille connais­sance. D’ailleurs, une femme poli­tique est « cer­taine que c’est pour ça qu’il a rache­té le Val- Saint-Lambert » à titre privé.

« Je crois que tu peux dire que là aus­si, hein, tu as quand même posé un acte d’affection pour la Wallonie, c’est ça, la véri­té. » Le livre posé à côté de lui, l’ami a ces­sé de lire pour de bon. Et répond, de sa voix caver­neuse, à la ques­tion qui ne lui était pas adres­sée. « C’est plus un acte d’affection, de ne pas lais­ser par­tir une socié­té… », répète l’industriel à gauche. « Un fleu­ron », reprend le poli­tique à droite. « Un fleu­ron de la Belgique… », dit encore le vieil homme. « Je le sais, tu m’as expli­qué tout ça, tu n’oses pas le dire parce que tu es modeste », pouffe d’un rire bon­homme celui qui devait être là inco­gni­to. « Ce que j’avais fait avec Lachaussée, qu’on a redres­sé », sur­en­ché­rit le patron. « Ben oui. » Au Q.G. de Wavre, on est tom­bé d’accord…

Sur la carte du monde, George Forrest plante des pions en Belgique et dans de nom­breux pays d’Afrique, du Kenya à l’Afrique du Sud, en pas­sant par la Tanzanie, où New Lachaussée a briè­ve­ment obte­nu en 2005 une licence d’exportation de machines des­ti­nées à équi­per une usine de muni­tions de petits calibres. Licence reti­rée après l’intervention d’ONG à pro­pos de ce pays par lequel « ont tran­si­té des armes qui ont ali­men­té des groupes armés de la région des Grands Lacs », selon Marc-Olivier Herman (Broederlijk Delen).

Et puis, homme du monde, le Belgo-Congolais « côtoie des res­pon­sables aux États-Unis, au Canada, en France, au Royaume-Uni, en Belgique parce qu’il a une connais­sance extrê­me­ment fine de la situa­tion géo­po­li­tique du centre de l’Afrique », explique Jean-Claude Marcourt.

Les acti­vi­tés du grand patron sont aus­si implan­tées « dans des para­dis fis­caux comme le Luxembourg » pour STL, d’après un rap­port du Carter Center. Et, plus loin, s’étirent jusqu’à Dubaï… Comme son patron, l’argent, non plus, n’a pas de fron­tières. En 2010, George Forrest aurait, selon L’Observateur, trans­fé­ré 1,5 mil­lion d’euros sur un compte liba­nais du « réseau émi­ra­ti, soup­çon­né d’évasion fis­cale et de blan­chi­ment de fraude fis­cale ». Une ombre plane sur ces « Dubaï Papers » : celle de l’ancien cadre du géant fran­çais spé­cia­li­sé dans le nucléaire Areva, Sébastien de Montessus, mis en exa­men notam­ment pour abus de confiance et cor­rup­tion active d’agent public étran­ger. Deux ans avant ce ver­se­ment vers l’Orient, l’entrepreneur katan­gais aurait reçu plu­sieurs mil­lions de dol­lars de la part du « baron noir d’Areva » qui, « sur conseil du Quai d’Orsay et de l’Élysée », venait de faire appel à lui pour jouer les faci­li­ta­teurs en Centrafrique pour la conces­sion d’une mine d’uranium. À leurs côtés, le dépu­té fran­çais Patrick Balkany, conseiller du pré­sident Sarkozy.

L’année sui­vante, en 2009, George Forrest lui verse cinq mil­lions de dol­lars de com­mis­sion dans le cadre du rachat de la socié­té minière Forsys Metals Corporation. Mais son pro­jet d’acquisition inquiète jusqu’à la secré­taire d’État amé­ri­caine Hillary Clinton, car l’entreprise cana­dienne est pro­prié­taire d’une mine d’uranium en Namibie. Et « les États-Unis ont des infor­ma­tions qui lient GFI à des dis­cus­sions en cours avec de hauts offi­ciels ira­niens, lit-on dans un cour­rier top secret signé « Clinton », pio­ché dans les eaux troubles de WikiLeaks. Ces dis­cus­sions peuvent être liées aux efforts de l’Iran pour acqué­rir de l’uranium addi­tion­nel. » L’enquête menée par les ren­sei­gne­ments cana­diens ne semble avoir abou­ti à rien, encore une fois. Tout comme le deal, rom­pu par le groupe canadien.

Après l’entame du XXIe siècle, et sym­bo­li­que­ment avec la fin du contrat entre la Gécamines et GFI sur le fameux ter­ril de Lubumbashi, George Forrest quitte peu à peu le sec­teur minier, au pro­fit de l’Israélien proche de Joseph Kabila, Dan Gertler, mais aus­si de groupes chi­nois, indiens et libanais.

Son règne s’achève dou­ce­ment. Son fils a repris les rênes. Même s’il garde un œil, et en par­tie la main, sur les négo­cia­tions et les grandes stra­té­gies. À titre pri­vé, il conserve les « fleu­rons » wal­lons, des parts dans une marque de lin­ge­rie fémi­nine, l’activité ban­caire et ses trente- six mille têtes de bétail dans son ranch de cinq cents hectares.

Au bout de notre entre­tien de deux heures, le magnat demande à relire son por­trait avant paru­tion, ce que nous avions déjà refu­sé à sa char­gée de com­mu­ni­ca­tion. « Laisse, glisse avec un clin d’œil son ami et « frère » à l’imposant cha­risme. J’ai confiance en mademoiselle. »

Les portes de l’ascenseur se ferment. Ne res­tent plus de cette ren­contre que la rage brouillonne au ventre d’être res­tée médu­sée face à ce drôle de guet-apens. Et dans la bouche, l’amer goût d’inachevé, le sen­ti­ment d’avoir obser­vé l’énigme de plus près, sans avoir pu la per­cer à jour. —