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Charles Michel : « Je ne me contente pas d’être un philosophe »

Pour l’entendre citer du Platon ou du Heidegger, il faudra repasser. Pour la verve et la spontanéité aussi. Par contre, Charles Michel s’épanche enfin en matière d’écologie. D’habitude peu bavard sur la question, le Premier ministre est invité à parler d’aviation, de pailles en plastique et de biodiversité. Son mantra n’a toutefois pas changé : des jobs, jobs, jobs, la clé de voûte du développement (durable). Lui qui est de la génération de Rio 1992, le premier sommet mondial sur l’environnement, maintient sa totale confiance dans la capacité du « génie humain » à relever le défi du réchauffement climatique. Un entretien en toute prudence, où l’on ne saura pas si, oui ou non, Charles Michel a bu du vin de Moselle avec Emmanuel Macron.

Le Premier ministre s’en sou­vient-il ? C’était en 2006. Dans la salle des fêtes d’une école secon­daire d’Ottignies, en Brabant wal­lon, des repré­sen­tants de chaque grand par­ti fran­co­phone – PS, MR, Ecolo et CDH – sont appe­lés à débattre devant les rhé­to­ri­ciens de l’établissement. C’est Charles Michel, fraî­che­ment émou­lu bourg­mestre de Wavre, qui défend l’écurie libé­rale. Au cours des échanges, la repré­sen­tante d’Ecolo se lance dans une tirade en faveur d’une forme de décroissance.

Du haut de ses 31 ans, le fils de Louis la coupe sèche­ment : « Si on suit votre rai­son­ne­ment, on devra bien­tôt péda­ler sous sa douche pour avoir de l’eau. » Déluge de rires dans la très jeune assem­blée. Charles Michel savoure sa réplique en se res­ser­vant une rasade de Spa gazeuse. Son adver­saire avale de tra­vers. Dans les der­niers rangs de la salle se trou­vait l’un des futurs jour­na­listes de Wilfried, qui n’a jamais oublié la chi­que­naude anti-Ecolo du futur Premier.

L’anecdote semble l’attester : Charles Michel n’était pas, à l’époque, le plus fervent sup­por­ter de pro­grammes visant à pré­ser­ver l’environnement et à lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Les temps ont chan­gé. Charles Michel est désor­mais Premier ministre. Quand il s’exprime, il ne s’adresse plus à des rhé­to­ri­ciens d’un col­lège bra­ban­çon, mais à l’ensemble du peuple belge. Le spectre d’un réchauf­fe­ment dévas­ta­teur est deve­nu obsé­dant. Révolue, l’époque où l’on badi­nait avec le cli­mat. Charles Michel s’est donc offert une timide mue éco­lo­gique. Par oppor­tu­nisme, par obli­ga­tion, par convic­tion ?C’est ce qui a gui­dé cet entre­tien : l’entraîner sur un ter­rain qu’il arpente, à nos yeux, très rarement.

La ren­contre avec le Premier ministre a eu lieu peu après le décès de Mawda, 2 ans, tuée acci­den­tel­le­ment par un tir de la police belge, laquelle pour­sui­vait une camion­nette trans­por­tant une tren­taine de migrants kurdes. Ce drame place les ques­tions migra­toires encore un peu plus au centre des débats. Comment, dès lors, ne pas inter­ro­ger le Premier ministre sur sa concep­tion des fron­tières ? Notion de plus en plus connec­tée au réchauf­fe­ment de la pla­nète : l’ONU annonce 250 mil­lions de réfu­giés cli­ma­tiques à l’horizon 2050.

Rien, dans le bureau de Charles Michel, au 16 rue de la Loi, ne révèle la per­son­na­li­té de l’homme qui y séjourne. Hormis une pein­ture du sur­réa­liste belge Pierre Alechinsky. La pré­sence d’un tableau sur­réa­liste dans le bureau de Charles Michel peut sem­bler elle-même sur­réa­liste, tant le per­son­nage use d’un dis­cours cali­bré. Certains de ses pré­dé­ces­seurs (Jean- Luc Dehaene, Guy Verhofstadt, Herman Van Rompuy…) s’exprimaient avec davan­tage d’éclat et de spontanéité.

Charles Michel s’inscrit dans la filière de l’extrême pru­dence et de la parole for­ma­tée – le canal Wilfried Martens, Yves Leterme, Elio Di Rupo –, mas­quant pour­tant une vio­lence froide, contrô­lée. À l’opposé de son père, l’ancien ministre Louis Michel, le Pantagruel de Jodoigne à la verve cha­leu­reuse, qui confiait au Vif/L’Express en 2014 : « Charles fonc­tionne à l’analyse, pas à l’instinct. C’est une dif­fé­rence assez fon­da­men­tale avec moi. En fait, il est beau­coup plus le fils de sa mère, qui est une per­sonne hyper rigoureuse. »

Une car­rière en poli­tique était dif­fi­ci­le­ment contour­nable pour le jeune Charles. Enfant, il assis­tait, dans la mai­son fami­liale de Saint-Jean-Geest, au bal­let des citoyens qui venaient pré­sen­ter par dizaines leurs doléances au bourg­mestre de Jodoigne. La mère Michel ravi­taillait les troupes en fai­sant cou­ler des jattes de café. À 17 ans, Charles est nom­mé pré­sident de la fédé­ra­tion des Jeunes Réformateurs libé­raux de Jodoigne. Pas de temps à perdre pour le « fils de ».

En 1999, il entre à la Chambre en tant que dépu­té. Sur son pupitre, il découvre une lettre manus­crite signée par son père, dans laquelle ce der­nier lui sou­haite une heu­reuse car­rière. Lui-même fils de maçon, Louis Michel en pro­fite pour admi­nis­trer au fis­ton une sorte de tes­ta­ment phi­lo­so­phique, l’encourageant à gar­der à l’esprit la dimen­sion sociale du libé­ra­lisme. Il faut être du côté des faibles, écrit-il, ne jamais oublier d’où l’on vient.

Cette mise en garde rece­lait, peut-être, une part pré­mo­ni­toire. Charles, à la droite du Père ? Pour de nom­breux obser­va­teurs, l’ancien bourg­mestre de Wavre s’est éloi­gné du libé­ra­lisme social prô­né par Louis. Éloignement qui a net­te­ment gagné en sub­stance après l’accord de gou­ver­ne­ment signé avec la N‑VA en 2014, consa­crant Charles Michel au poste de Premier ministre à 38 ans – le plus jeune de l’histoire de la Belgique.

— L’enjeu cli­ma­tique semble fort absent de vos prio­ri­tés, de vos pré­oc­cu­pa­tions. on n’a pas le sou­ve­nir que vous ayez pro­non­cé un dis­cours mar­quant sur le sujet. Le pré­sident fran­çais Emmanuel Macron, avec lequel vous entre­te­nez une cer­taine proxi­mi­té poli­tique, semble faire preuve de bien plus de volon­ta­risme sur le sujet. Il a nom­mé Nicolas Hulot ministre de l’Environnement. Il a lan­cé le hash­tag #MakeourPlanetGreatAgain après la déci­sion de Donald Trump de se reti­rer des accords de Paris.
C’est vrai­ment dingue, ce que vous me dites là, parce que la for­mule Make our pla­net great again, je l’ai uti­li­sée avant Emmanuel Macron.

— Ah, il vous l’a chipée ?
C’est plu­tôt les grands esprits qui se ren­contrent, à mon avis… Non, plus sérieu­se­ment, la presse inter­na­tio­nale ne regarde pas l’expression du Premier ministre belge sur les accords de Paris comme elle regarde celle du jeune pré­sident fran­çais qui vient d’entrer en fonc­tion. Et puis, ce sont les accords de Paris, pas de Bruxelles.

— On sent quand même chez Macron, ou chez Angela Merkel, une volon­té plus nette de mettre l’écologie à l’avant-plan.
C’est vrai qu’on ne peut pas col­lec­tion­ner dix iden­ti­tés à la fois, et que la pre­mière d’entre elles, pour moi, ce fut d’abord les jobs. Dans déve­lop­pe­ment durable, il y a durable, mais il y a aus­si déve­lop­pe­ment. Si on veut pous­ser le déve­lop­pe­ment, on a besoin de jobs. C’est peut-être cette ambi­tion-là qui a davan­tage rete­nu l’attention.

Ensuite, la réa­li­té sécu­ri­taire s’est impo­sée à nous suite à la tra­gé­die qu’ont été les atten­tats de Paris et de Bruxelles. Mais je peux vous garan­tir que le pacte éner­gé­tique, direc­te­ment connec­té aux ques­tions envi­ron­ne­men­tales, est un sujet de pré­oc­cu­pa­tion per­ma­nent. Je n’assiste pas à une seule ren­contre bila­té­rale avec un autre chef de gou­ver­ne­ment sans que la ques­tion du cli­mat ne soit abor­dée par­mi les quatre ou cinq points principaux.

— Vous pen­sez sin­cè­re­ment, en votre for inté­rieur, qu’on par­vien­dra à limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à l’échelle pla­né­taire au fameux seuil des deux degrés, au-delà duquel la pla­nète bas­cu­le­rait dans un état d’instabilité incontrôlable ?
Je pense qu’on doit en tout cas être ambitieux.

— Mais vous qui êtes de la géné­ra­tion du som­met de Rio, qui fut en 1992 le pre­mier cri d’alerte mon­dial, vous savez per­ti­nem­ment qu’on dit ça depuis bien­tôt trente ans. on voit où on en est…
La dif­fé­rence, même par rap­port aux années 2000, c’est que la res­pon­sa­bi­li­té humaine n’est plus niée. J’observe un consen­sus sur le diag­nos­tic. En outre, qu’on soit de gauche ou de droite, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’est plus vu comme une contrainte mais comme une oppor­tu­ni­té pour le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et l’innovation. Je me dis­tan­cie par contre de cer­tains envi­ron­ne­men­ta­listes radi­caux, qui sont prêts à assu­mer une stra­té­gie de décroissance.

— La décrois­sance des émis­sions de CO2, cela dit, est jugée indis­pen­sable par tous les experts sérieux. Comment la conci­lier avec la crois­sance économique ?
Je crois que les sciences et l’innovation sont une des clés très impor­tantes. Elles nous per­met­tront de récon­ci­lier la ques­tion du déve­lop­pe­ment et de la dura­bi­li­té. Prenez la pro­blé­ma­tique du sto­ckage d’énergie, ou celle des bat­te­ries : il va fal­loir des bonds tech­no­lo­giques pour les résoudre. Quand j’étais enfant, on uti­li­sait de gros télé­phones à touches ATT ; aujourd’hui, ma fille de deux ans et demi chi­pote avec aisance sur une tablette. Ces bonds, je crois, vont s’accélérer. Mais c’est une muta­tion qui pren­dra tout de même des années.

— Le pro­blème, c’est que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique appelle des réac­tions très rapides. N’est-ce pas pécher par excès de naï­ve­té de pen­ser qu’on pour­ra res­pec­ter les accords de Paris grâce aux pro­grès tech­no­lo­giques – sans chan­ger fon­da­men­ta­le­ment nos modes de vie par ailleurs ?
Si vous avez trou­vé la baguette magique qui va nous faire pas­ser du jour au len­de­main d’un monde avec plein de car­bone à un monde sans car­bone, don­nez-la-moi, je l’utiliserai avec plai­sir. Mais ça ne se pas­se­ra pas comme ça. Je vous donne des faits. La Belgique est le deuxième pays d’Europe, après la France, à avoir mis en place les green bonds, pour cinq mil­liards d’euros.

Il s’agit d’obligations vertes, qui consistent en réa­li­té à inves­tir dans le cadre de pro­jets res­pec­tueux des accords de Paris. Autre exemple, les éoliennes : ce fut un sujet extrê­me­ment dif­fi­cile, on a pris nos res­pon­sa­bi­li­tés. Même chose avec le rail, puisqu’on a libé­ré le mil­liard d’euros dit ver­tueux pour relan­cer le RER. C’est très concret, ce n’est pas sim­ple­ment dire : j’attends béa­te­ment que les inno­va­tions tech­no­lo­giques règlent le problème.

— Cela dit, la Belgique régresse dans cer­tains domaines.
Par exemple ?

— Le tra­fic aérien. Il n’est pas inté­gré de façon chif­frée dans les accords de Paris. Or, le tra­fic aérien inter­na­tio­nal repré­sente déjà 5 % de l’impact humain sur le cli­mat, et ce chiffre n’arrête pas d’augmenter. La Belgique, pen­dant ce temps, s’enorgueillit de l’essor de ses aéroports.
Je compte sur les ingé­nieurs pour réno­ver l’aéronautique.

— Mais deman­dez à des ingé­nieurs. Ils vous diront qu’il n’existe pas de solu­tion tech­no­lo­gique, mal­gré de mul­tiples expé­riences. Selon eux, dans vingt ans, l’avion propre ne sera tou­jours pas sor­ti d’usine.
Les ingé­nieurs que je consulte sont plus opti­mistes que les vôtres, alors. Maintenant, je ne veux pas être popu­liste sur un sujet pareil. Le déve­lop­pe­ment des aéro­ports est aus­si lié à la vita­li­té éco­no­mique, aux échanges, aux connexions… Je ne crois pas dans un futur où cha­cun serait replié sur lui-même. Je décèle par ailleurs de nom­breuses avan­cées posi­tives. La révo­lu­tion à laquelle on assiste en une géné­ra­tion est assez spec­ta­cu­laire. L’acte de consom­mer, par exemple, est deve­nu un acte politique.

Changement cli­ma­tique, chan­ge­ment cli­ma­tique… Est-ce que j’ai une tête de chan­ge­ment cli­ma­tique, moi ?

— À la marge, peut-être.
Non, pas du tout. Je vais vous en faire la démons­tra­tion. En Belgique, un sec­teur est en grande dif­fi­cul­té : la grande dis­tri­bu­tion. Il n’a pas vu l’accélération du chan­ge­ment dans le com­por­te­ment des consom­ma­teurs. Ce sec­teur doit main­te­nant se trans­for­mer. Regardez les réformes chez Carrefour, chez Mestdagh… Le citoyen demande de la trans­pa­rence sur les prix, des pro­duits locaux, des cir­cuits courts. C’était mar­gi­nal voi­ci dix ou quinze ans, c’est géné­ra­li­sé aujourd’hui.

Sur ces sujets-là, la popu­la­tion est en ébul­li­tion. Je suis donc moins pes­si­miste que vous. Je pense que l’histoire du monde a révé­lé sa capa­ci­té à affron­ter les défis grâce à de sou­daines accé­lé­ra­tions de l’innovation. Mais la tran­si­tion éner­gé­tique, c’est un pro­ces­sus long et com­pli­qué. On nous reproche par exemple de man­quer de déter­mi­na­tion sur la sor­tie du nucléaire, mais l’alternative va mettre en péril nos enga­ge­ments envi­ron­ne­men­taux. On ne peut pas plai­der tout et son contraire.

— Vous vou­lez dire qu’entre réduire les émis­sions de CO2 et sor­tir du nucléaire, il faut choisir ?
Non, je ne dis pas ça, je dis simplement…

— Parce que c’est ce qu’affirme la N‑VA.
La N‑VA a voté la loi qui pré­voit la sor­tie du nucléaire en 2025, donc la N‑VA peut affir­mer ça, mais elle a voté la loi. Non, la réa­li­té, c’est qu’il existe des prin­cipes qui ne sont pas spé­cia­le­ment concor­dants. Les tarifs, par exemple. Parce qu’on peut sou­dain décla­rer : c’est par­ti, on res­pecte dès à pré­sent les accords de Paris, comme ça (il claque des doigts), et on impose des normes très strictes pour y arri­ver, comme ça (il reclaque des doigts). Mais qui va le plus souf­frir des fac­tures d’électricité qui ne man­que­ront pas de flam­ber ? Les moyens et bas salaires. Voilà la dif­fé­rence entre ma vision en tant que Premier ministre et celle de ceux qui hurlent dans l’opposition : moi, je suis en res­pon­sa­bi­li­té. On doit donc avan­cer de manière balancée.

« Si vous avez trou­vé la baguette magique qui va nous faire pas­ser du jour au len­de­main d’un monde avec plein de car­bone à un monde sans car­bone, don­nez-la-moi, je l’utiliserai avec plai­sir. Mais ça ne se pas­se­ra pas comme ça. »

— Autre domaine où la Belgique fait figure de mau­vaise élève : la sau­ve­garde de la bio­di­ver­si­té. Fin mai der­nier, dans La Libre Belgique, 270 scien­ti­fiques belges appe­laient le gou­ver­ne­ment à se mobi­li­ser pour la pro­tec­tion des ani­maux et des végé­taux. Notre pays serait-il insen­sible à la « sixième extinc­tion de masse », comme la défi­nissent les scientifiques ?
Pour être tout à fait franc, ce sujet n’est pas du res­sort prin­ci­pal du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Il appar­tient d’abord aux enti­tés fédérées.

— Mais un Premier ministre peut don­ner l’impulsion.
Oui, d’ailleurs, dès qu’on peut mettre quelque chose en œuvre, on le fait. Récemment, on a inter­dit les pes­ti­cides totaux de façon immé­diate, pure­ment et sim­ple­ment ; et de façon pro­gres­sive, les pes­ti­cides dits sélec­tifs, c’est-à-dire com­po­sés d’assemblages de molé­cules qui posent problème.

— Pourquoi n’agissez-vous pas plus vigou­reu­se­ment pour réduire la pro­duc­tion de plas­tique, qui s’avère être un désastre envi­ron­ne­men­tal ? Même si la com­pé­tence relève des régions, le gou­ver­ne­ment fédé­ral dis­pose, lui aus­si, de cer­tains leviers.
Le plas­tique est extrê­me­ment pol­luant, c’est un vrai pro­blème. Vous par­lez de la Belgique, mais il faut se rendre en Afrique sub­sa­ha­rienne, et même au Maroc, pour com­prendre visuel­le­ment ce que ça repré­sente. Quand on sait les délais impres­sion­nants de dés­in­té­gra­tion du plas­tique… Heureusement, des start-up sont en train de déve­lop­per des conte­nants dans des maté­riaux tota­le­ment biodégradables.

— Sept res­tau­rants McDonald’s en Belgique viennent d’interdire les pailles en plas­tique. Que le sec­teur pri­vé prenne des mesures envi­ron­ne­men­tales avant que les auto­ri­tés publiques ne les lui imposent, n’est-ce pas le signal que là aus­si, nos gou­ver­ne­ments sont à la traîne ?
Moi, je trouve ça bien que cer­taines entre­prises adoptent une vision avant-gardiste.

— Pour le coup, c’est peut-être l’État qui est arrière-gardiste.
Franchement, la véri­té est au milieu. Ma vision du monde, ce n’est pas l’idée d’un plan quin­quen­nal du par­ti com­mu­niste qui déter­mine ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Je compte sur la conscience indi­vi­duelle et la liber­té d’entreprendre pour jouer ce rôle d’aiguillon. Ce n’est pas l’État qui est res­pon­sable de tout et l’initiative pri­vée de rien. Quand j’allais à des fes­ti­vals dans ma jeu­nesse, les gobe­lets étaient en plas­tique. Aujourd’hui, je constate qu’ils sont réuti­li­sables. Je ne suis pas naïf, mais je pense que le génie humain, la force créa­trice de l’humanité, ont sou­vent réus­si à rele­ver des défis qu’on croyait insurmontables.

— Même avec un Donald Trump à la tête des États-Unis, qui doute encore de la res­pon­sa­bi­li­té humaine dans le réchauf­fe­ment climatique ?
Le dan­ger, avec les États-Unis, c’est qu’ils risquent de pra­ti­quer du dum­ping envi­ron­ne­men­tal vis-à-vis de l’Europe depuis leur sor­tie des accords de Paris. De nou­velles alliances sont donc nécessaires.

— « Nous devons for­cer la créa­tion d’un label “made in Europe”, pour sen­si­bi­li­ser les citoyens au thème du patrio­tisme éco­no­mique », décla­riez-vous en mars 2013. À l’époque, vous jugiez into­lé­rable que « des pays émer­gents, avec cynisme, inondent notre mar­ché de pro­duits qui ne rem­plissent pas les mêmes exi­gences sociales et envi­ron­ne­men­tales que les pro­duits euro­péens ». Vous sem­blez avoir déser­té ce ter­rain du « made in Europe » comme enjeu écologique.
Absolument pas. Je suis pour la réci­pro­ci­té, je suis contre un monde pro­tec­tion­niste. Le libre-échange a entraî­né, sur le plan mon­dial, un recul de la pau­vre­té, une pro­gres­sion de l’accès à l’éducation… Par contre, on doit arrê­ter de per­mettre, là où se pra­tique le libre-échange, que d’autres ne le pra­tiquent pas, de manière directe ou dégui­sée. Pendant que nous, en Europe, nous ouvrons notre mar­ché public aux entre­prises extra-euro­péennes, les États-Unis ferment presque tota­le­ment leur mar­ché public aux entre­prises non amé­ri­caines. Ce n’est pas correct.

— Restons sur cette notion de fron­tière. En sep­tembre 2015, votre père, Louis Michel, esti­mait dans La Libre Belgique qu’il est « dif­fi­cile pour un libé­ral de ne pas consi­dé­rer que tout être humain sur terre a un droit inalié­nable à aller où il veut ». Et il pour­sui­vait : « La liber­té qui vit au cœur de chaque être humain ne se lais­se­ra jamais contraindre dura­ble­ment par des fron­tières, quand bien même on ten­te­rait de les pro­té­ger par tous les moyens. Je pense que les fron­tières sont des notions tota­le­ment arti­fi­cielles. (…) Imaginons qu’on ouvre toutes les fron­tières du monde, où iraient les flux ? Là où il y a des besoins. Cela abou­ti­rait à une régu­la­tion plus natu­relle des flux migra­toires. » Le même ques­tion­ne­ment vous anime-t-il par­fois ? Comment, sur le plan phi­lo­so­phique, peut-on inter­dire à un être humain d’aller où il veut sur la terre ?
Je conçois par­fai­te­ment que, quand on est uni­ver­sa­liste, on estime que tout homme, toute femme a les mêmes liber­tés fon­da­men­tales intrinsèques.

— Y com­pris la liber­té de circulation ?
Oui. C’est d’ailleurs ça, l’Europe, avec l’espace Schengen.

— Les fron­tières externes de l’Europe, elles, sont dure­ment contrô­lées. Certains parlent d’une Europe forteresse.
C’est un slo­gan d’une absur­di­té totale. La Belgique figure dans le top 7 des pays euro­péens qui accueillent le plus de migrants. Au moment où je vous parle, 6 000 places d’accueil sont dis­po­nibles, dans la minute, dans le réseau Fedasil. Si un can­di­dat à l’asile vient en Belgique pour s’établir dans notre pays car il est per­sé­cu­té dans le sien, il intro­duit une demande et il est aus­si­tôt pris en charge par le réseau Fedasil – contrai­re­ment aux fables, je dis bien aux fables, répan­dues par cer­tains res­pon­sables asso­cia­tifs et poli­tiques. J’entends bien la ques­tion phi­lo­so­phique, mais en tant que Premier ministre, je ne me contente pas d’être un phi­lo­sophe, je suis confron­té aux ques­tions de sécu­ri­té, de séjour irré­gu­lier et donc de la pro­tec­tion de nos fron­tières. Le débat sur les migra­tions en Europe est très dif­fi­cile. Pas seule­ment parce que les Hongrois et les Polonais ne veulent pas assu­mer leur part de res­pon­sa­bi­li­té – quand bien même on aurait un accord avec eux, ça ne met­trait pas un terme aux crises qui sévissent au sud de l’Europe – mais parce qu’il fau­drait mettre en place des canaux de migra­tion légaux et orga­ni­sés depuis l’autre côté de la Méditerranée. Plutôt que de per­mettre un modèle qui laisse des pas­seurs et des tra­fi­quants pros­pé­rer en envoyant à la mort des migrants sur des rafiots pour­ris… Ça, c’est un vrai sujet qu’il faut oser aborder.

— Vous par­lez de crises migra­toires au sud de l’Europe. Dans votre ana­lyse, de quoi résultent-elles ?
Le cock­tail explo­sif dans cette région mélange crois­sance démo­gra­phique expo­nen­tielle en Afrique, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, et en de nom­breux endroits, insé­cu­ri­té, manque de démo­cra­tie, fai­blesse de l’État de droit et absence de cer­taines liber­tés fon­da­men­tales. Ce cock­tail va faire pres­sion sur l’Europe. Le pre­mier enjeu à mes yeux, c’est le déve­lop­pe­ment de l’Afrique. Il faut qu’émerge sur ce conti­nent une classe moyenne. Dans beau­coup de pays afri­cains, on observe soit des super-riches, soit des super- pauvres. Or, une classe moyenne garan­tit une cer­taine sta­bi­li­té et une cer­taine cohé­sion de la socié­té. C’est impor­tant pour l’Afrique, c’est impor­tant pour l’Europe : en l’absence de classe moyenne, l’insécurité per­sis­te­ra, offrant un ter­reau favo­rable au ter­ro­risme et aux conflits.

— Selon l’écrivain et phi­lo­sophe fran­çais Régis Debray, le sou­ci des droits de l’homme a curieu­se­ment pris la forme, ces der­nières années, d’une arro­gance occi­den­tale. Les grandes puis­sances euro­péennes ne manquent-elles pas, par­fois, d’humilité ?
Ma convic­tion intrin­sèque, en tant que libé­ral, c’est que la liber­té indi­vi­duelle – qui sup­pose une res­pon­sa­bi­li­té – consti­tue le moteur le plus sûr pour amé­lio­rer le pro­jet col­lec­tif. Partout où nous avons vou­lu nier ou écra­ser cette liber­té indi­vi­duelle, hier ou aujourd’hui, cela a engen­dré davan­tage de pau­vre­té, de misère, d’insécurité. La ques­tion, c’est plu­tôt : com­ment atteindre ces objectifs ?

Je crois qu’en effet, dans l’histoire, cer­tains gou­ver­ne­ments ou cer­taines ONG, ani­més par les meilleures inten­tions du monde, ont glis­sé vers une forme d’arrogance. Notre modèle démo­cra­tique en Europe, très impar­fait car en per­ma­nence remis en ques­tion – si j’en crois le pré­sident de la Ligue des droits de l’homme en par­tance (Alexis Deswaef, ndlr), la Belgique est une dic­ta­ture, et je cari­ca­ture à peine –, notre modèle démo­cra­tique, donc, est le fruit de plu­sieurs siècles, depuis Montaigne, Voltaire, le siècle des Lumières, d’un pro­ces­sus fait de pas en avant et de pas en arrière.

Certains, à tort, ont sui­vi un rai­son­ne­ment selon lequel exis­te­rait un modèle de per­fec­tion démo­cra­tique. Quand je regarde la situa­tion dans des pays qu’on dit « en déve­lop­pe­ment », où la notion de res­pect des aînés ou de soli­da­ri­té par exemple est très forte, je me dis qu’on a des choses à apprendre de ces socié­tés sur le plan cultu­rel. On est trop peu nom­breux, dans notre pays, à faire preuve de cette ouver­ture d’esprit. Je pense être par­mi ceux qui tentent d’avoir cette remise en ques­tion de notre manière de faire, voire de notre manière d’être.

— C’est un secret de poli­chi­nelle : vous vous enten­dez très bien avec Emmanuel Macron, ain­si qu’avec le Premier ministre luxem­bour­geois, Xavier Bettel.
C’est vrai. D’ailleurs nous nous sommes déjà vus à six avec ma com­pagne Amélie, Brigitte Macron et Gauthier Destenay, le mari de Xavier Bettel. Une pre­mière fois à Paris, une seconde au Luxembourg.

— Le tout arro­sé d’un bon vin de Moselle ? 
Oh, je ne sais plus de quoi il s’agissait…

— Qu’est-ce qui vous lie, tous les trois, tous les six ?
D’abord, nous sommes glo­ba­le­ment confron­tés aux mêmes défis : la sécu­ri­té, la lutte contre le ter­ro­risme, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, la pro­tec­tion de notre modèle de sécu­ri­té sociale, l’avenir de l’Europe, les défis tech­no­lo­giques comme l’intelligence arti­fi­cielle… Aussi, nous sommes de la même géné­ra­tion, ce qui contri­bue à nous rap­pro­cher. Le cou­rant passe bien, tout simplement.

Et puis, nous exer­çons des fonc­tions dont la pres­sion engendre un impact sur nos vies pri­vées. Il nous arrive donc, avec Xavier Bettel et Emmanuel Macron, d’avoir une dimen­sion plus intime. Quand je dis plus « intime », je ne dis pas voyeu­riste. Je veux par­ler de la recherche de l’équilibre entre des fonc­tions tel­le­ment exi­geantes et la capa­ci­té à entre­te­nir notre jar­din pri­vé, qui est un res­sour­ce­ment dans lequel on puise notre éner­gie pour affron­ter les tempêtes. —