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Charleroi, Pennsylvania, « The Magic City »

Au coeur de la "rust belt"
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Quatre mille âmes, une rue principale, une gare, deux églises et une usine. Bienvenue à Charleroi ! Pas la ville wallonne fondée sur les rives de la Sambre. Non, la bourgade nord-américaine traversée par la route 88, dans la vallée de la rivière Monongahela. De Charleroi à Charleroi : l'hiver dernier, Paul Magnette a entrepris, avec quelques amis, un parcours à travers la "ceinture de l'acier", dans le nord-est des États-Unis, pour observer le redressement d’une région meurtrie depuis la fermeture des hauts-fourneaux et des aciéries. Pour "Wilfried", qui ne recule pas devant le talent de jeunes pigistes, le bourgmestre socialiste en a tiré un récit de voyage, balade étonnée dans une contrée où de nombreux ouvriers ont voté Trump. Cette déambulation impressionniste est aussi une méditation sur une question aujourd'hui parmi les plus débattues de la sociologie politique : pourquoi les pauvres votent-ils à droite ?

 

 

Nous ne devions nous arrê­ter qu’une heure à Charleroi. Une brève halte au cours de notre long périple sur les routes de la Pennsylvanie, de l’Ohio et du Michigan. Voyager léger, entre amis, sans les contraintes des visites officielles.

Nous ne vou­lions avoir de compte à rendre à per­sonne, être libres de bifur­quer à tout moment, au gré des ren­contres. Un seul point du pro­gramme n’était pas négo­ciable : nous irions voir Charleroi, Pennsylvania, la seule ville au monde qui porte le même nom que la nôtre, fon­dée en 1890 par des ver­riers caro­los. Quatre mille âmes, deux kilo­mètres car­rés, une rue prin­ci­pale, une gare, deux églises et une usine. Pas de quoi rem­plir une jour­née, pen­sions-nous. Mais on ne plai­sante pas avec l’hospitalité des Carolos, pas plus en Pennsylvanie qu’en Wallonie.

À Pittsburgh, nos inter­lo­cu­teurs avaient paru scep­tiques. Nous étions venus pour com­prendre com­ment les grandes villes de la Rust Belt se relèvent après la fer­me­ture des hauts- four­neaux et des acié­ries. Pittsburgh était la réponse par­faite, pour­quoi se perdre dans la val­lée ? Nous ne le savions pas nous-mêmes. Mais nous ne pou­vions sim­ple­ment pas pas­ser à 30 miles d’une ville nom­mée Charleroi sans faire le détour.

 

Nous étions arri­vés pleins d’espoir, nous repar­tions vague­ment déprimés.

 

Sur papier, Pittsburgh est en effet la réponse par­faite. Elle a redé­cou­vert ses rivières, rasé les usines désaf­fec­tées, sans en conser­ver le moindre ves­tige, pour bâtir des parcs, des places et d’immenses tours de par­king. Le monde des affaires s’est ras­sem­blé, for­mant avec les maires démo­crates suc­ces­sifs une alliance sacrée, pour atti­rer les fleu­rons des nou­velles tech­no­lo­gies, et sub­ven­tion­ner la créa­tion du Cultural District. Sous la neige, nous avons par­cou­ru les immenses cam­pus des deux grandes uni­ver­si­tés. Nous nous sommes réchauf­fés dans les Starbucks et Shake Shack, atta­blés entre deux étu­diants absor­bés par l’écran de leur Mac. À la pour­suite de Jennifer Beals, dont les danses rageuses avaient tour­men­té notre ado­les­cence, nous avons mar­ché dans les quar­tiers où fut tour­né Flashdance.

Sur les lieux des anciennes fabriques, nous n’avons croi­sé que lofts et bars cos­mo­po­lites, et plus per­sonne qui se sou­vienne de Jennifer. De l’autre côté de la rivière, au Musée Warhol, l’enfant du pays qui a cédé l’essentiel de son œuvre à sa ville natale, nous avons croi­sé d’autres tou­ristes, atti­rés comme nous par la légende du nou­veau Pittsburgh.

Tom Murphy, l’ancien maire, nous a tout mon­tré. Les vil­las patri­ciennes des ingé­nieurs réno­vées avec soin. Les loge­ments neufs, imi­tant les anciennes rues du Midwest pros­père, là où domi­naient naguère les fon­de­ries et les lami­noirs. Les immenses stades de base-ball et de foot­ball, posés sur les berges où trô­naient les acié­ries. Les anciens squats où Google a ins­tal­lé l’un de ses prin­ci­paux centres de recherche, entraî­nant dans son sillage les hips­ters-bikers. Tous les cli­chés de l’Amérique qui gagne. Pittsburgh a gagné sa bataille, et défi­ni­ti­ve­ment tour­né la page. Seule la tour d’acier du puis­sant syn­di­cat de la métal­lur­gie rap­pelle qu’elle fut, un jour, une ville d’industrie lourde.

Nous étions arri­vés pleins d’espoir, nous repar­tions vague­ment dépri­més. Contrairement à Pittsburgh, notre Charleroi n’est pas la métro­pole d’une aire urbaine de cinq mil­lions d’habitants. Nous n’avons pas d’université. Pas de Downtown où se massent les tours des grandes com­pa­gnies his­to­riques. Il y a beau temps que les for­tunes faites ici sont par­ties fruc­ti­fier ailleurs. Magritte a gran­di au bord de nos ter­rils et canaux, mais le musée est à Bruxelles.

Nous étions impa­tients de prendre la route pour Detroit. L’ancienne capi­tale de l’automobile a per­du, comme Pittsburgh et beau­coup d’autres shrin­king cities, plus de la moi­tié de sa popu­la­tion après la crise de l’industrie. Mais là-bas, pas de smart decline. Un chô­mage mas­sif et tenace, de sombres affaires poli­ti­co-finan­cières, des mil­liers d’hectares à l’abandon.

Detroit ne fas­cine que les pion­niers de l’agriculture urbaine et les néo­tou­ristes par­cou­rant les usines désaf­fec­tées, un Canon autour du cou, comme les roman­tiques sillon­naient les friches antiques le car­net de cro­quis à la main. Mais, avant d’arriver dans la Motown, nous étions atten­dus de pied ferme à Charleroi. Pour qu’ils n’apprennent pas après coup que nous étions pas­sés sans les saluer, nous avions pré­ve­nu les auto­ri­tés de notre ville sœur de notre bref pas­sage. Nous pen­sions ne nous arrê­ter qu’une heure. L’accueil caro­lo en a déci­dé autrement.

Suivant le conseil de Tom Murphy, nous avons délais­sé l’autoroute et par­cou­ru les 30 miles qui séparent Pittsburgh de Charleroi sur la route 88, lon­geant la rivière Monongahela. « It’s quite devas­ta­ted down there.» La zone est sinis­trée, nous avait pré­ve­nus Tom, avec dans le regard le regret de n’avoir pu pro­pa­ger le miracle de la grande ville jusque dans la val­lée. Nous avons vu les petites fabriques, plus ou moins en acti­vi­té. Les belles vil­las aux façades de bois blanc et les vastes jar­dins, rap­pe­lant que la val­lée fut riche. La pein­ture lépreuse des petites mai­sons ouvrières, confir­mant qu’elle ne l’est plus. Nous aurions pu être dans la Basse-Sambre, du côté de Moustier, ou en bord de Meuse, quelque part entre Andenne et Seraing.

 

 

Ici, pas de « smart decline ». Un chô­mage mas­sif et tenace, de sombres affaires poli­ti­co-finan­cières, des mil­liers d’hectares à l’abandon.

 

Au bout de la route 88, un pan­neau accueille fiè­re­ment le visi­teur : Welcome to Historic Downtown Charleroi, More than 100 busi­nesses to serve you. Une voi­ture de la police nous attend, fumante dans l’air ennei­gé. Portant sur les flancs l’inscription Charleroi Regional Police et le matri­cule 911,  elle semble sor­tie d’un épi­sode de Starsky et Hutch. Elle entre dans la ville à pas d’homme, pour nous lais­ser voir, en un long tra­vel­ling, tous les signes de l’urbanité de Charleroi. Excités comme des ado­les­cents en voyage sco­laire, nous pho­to­gra­phions tout ce qui porte le nom de la ville, le nom de notre ville. United States Post Office, Charleroi PA, 15022. Charleroi Pyrex Company. Charleroi Second Chance Community Church. Charleroi Masonic Hall. L’escorte marque un temps d’arrêt quand elle entre dans le Historic District. Une longue rue, par­fai­te­ment rec­ti­ligne, bor­dée de petites échoppes à un étage bâties à la fin de l’avant- der­nier siècle. Nous sommes dans un album de Lucky Luke, pre­mière planche, quand le lone­some cow­boy entre dans une ville nou­velle. La séquence ne dure que quelques secondes. Viennent les mar­chands de voi­ture d’occasion et les par­kings, la ville se ter­mine déjà. L’escorte tourne deux fois à gauche, fran­chis­sant les feux rouges sus­pen­dus au-des­sus de la chaus­sée, peut-être pour mon­trer son auto­ri­té, peut-être parce qu’il n’y a per­sonne en ville un jour de neige. On n’est plus dans Lucky Luke, on est dans Fargo.

Sur le per­ron de la mai­rie, la délé­ga­tion offi­cielle nous attend sous une bâche impri­mée à la hâte : Welcome to our Sister City. Charleroi Belgium. Ils sont tous là, le maire, les conseillers muni­ci­paux et leurs épouses, les offi­ciers de police et quelques qui­dams pré­ve­nus par Facebook de la visite du Mayor of Charleroi BE. Notre brève visite pri­vée est deve­nue une ren­contre offi­cielle. Je recon­nais le maire, Ed Bryner, je l’ai goo­glé avant d’arriver. Ancien ouvrier ver­rier, 63 ans, élu quelques mois plus tôt sous les cou­leurs des démo­crates, sans rival. Barbiche blanche, regard azur, veste de cuir noir et cas­quette de base-ball, il me serre lon­gue­ment la main. Puis tout le monde serre la main de tout le monde, dans de grands sou­rires et de franches acco­lades. Il n’y a pas cinq minutes que nous sommes entrés à Charleroi, mais nous sommes à la mai­son. On com­prend vite que nos cou­sins amé­ri­cains ne vont pas nous lais­ser repar­tir de sitôt. La der­nière fois qu’un Mayor of Charleroi BE a visi­té Charleroi PA, c’était il y a trente-six ans, me dit une conseillère en me mon­trant, tout en gra­vis­sant les esca­liers, les cou­pures de jour­naux de l’époque qu’elle a conser­vées dans un grand clas­seur. « Ce n’est pas rien pour nous, vous savez. » Et pour nous donc.

Il faut tout visi­ter. La salle du conseil, ornée d’un plan du Charleroi des ori­gines. La vaste pièce voi­sine où nos hôtes ont ras­sem­blé, en notre hon­neur, les pho­tos de tous les anciens maires et tout ce qu’ils ont trou­vé d’images du Charleroi pion­nier, celui qu’avait visi­té le pré­sident Roosevelt en 1905. Nous mon­tons au der­nier étage, voir la salle de spec­tacle. Depuis que le toit laisse pas­ser la pluie, c’est là qu’on amasse les archives, mais les tra­vaux sont pour bien­tôt. Nous des­cen­dons au rez-de-chaus­sée, visi­ter les locaux de l’administration fis­cale et de la police, le bureau du shé­rif et la geôle. Il faut déjà repar­tir. Le timing est ser­ré. Les repré­sen­tants de la busi­ness com­mu­ni­ty nous attendent au River House Cafe. Nos amis sont arri­vés avant nous. Ils se sont ins­tal­lés le long de la grande table en U et nous ont lais­sé la place d’honneur, face à eux, comme dans un mariage. Ed Bryner invite ma First Lady à prendre place et s’assied sans un mot aux côtés de la sienne. Ce n’est pas un bavard. Il a lais­sé le rôle de maître de céré­mo­nie à l’un de ses conseillers ; Larry Celaschi Jr porte le tee-shirt que son grand-père a rap­por­té de sa visite à Charleroi BE, il y a plus de vingt ans. Bombant le torse, il me montre le coq de Pierre Paulus, « You see, the roos­ter ? » Larry est à son affaire. Il a tout pré­pa­ré. Un buf­fet de tacos, salades et dough­nuts nous attend. Les bières sont ser­vies, elles viennent de la bras­se­rie Stoney, qu’un citoyen de Charleroi a gagnée au poker il y a plus d’un siècle. La recette n’a pas varié depuis 1907. Le maire trinque à l’eau, « I don’t drink any­more », explique-t-il sobre­ment. Personne ne semble sur­pris. Larry se sai­sit du micro et nous annonce le pro­gramme, avec l’intonation d’un meneur de music-hall. Nous écou­te­rons d’abord les hymnes natio­naux, puis il dira quelques mots au nom du maire. Nous rece­vrons la clef de la ville, et quelques cadeaux, tous made in Charleroi. Aux pre­mières notes de La Brabançonne, tout le monde se lève et écoute les hymnes dans un silence d’école primaire.

 

Le len­de­main, dans les édi­tions du Mon Valley Independent, c’est le dis­cours du CEO de la Mon Valley Alliance que le cor­res­pon­dant retien­dra. « We share more than a name », nous par­ta­geons plus qu’un simple nom. Nos his­toires se res­semblent, mal­gré la dis­tance et la dif­fé­rence de taille. Nous lut­tons pour sur­vivre, après la débâcle indus­trielle, et pré­ser­ver le way of life de nos petites com­mu­nau­tés. Je n’ai pas grand-chose à ajou­ter. We share more than a name. Nous avons vécu la même crise, et nous résis­tons. Nous sommes les des­cen­dants des ver­riers qui ont quit­té Charleroi BE il y a 128 ans, pour fon­der Charleroi PA. Ils étaient pleins de peurs et d’espoirs à la fois. Ils savaient ce qu’ils quit­taient, pas ce qu’ils trou­ve­raient. The same for us. Le cor­res­pon­dant du Observer Reporter rap­porte que plu­sieurs conseillers « avaient res­sen­ti l’émotion de Magnette durant son dis­cours ». Georgios et Thomas, Carolos de nais­sance, Ben le Bruxellois et ma First Lady lié­geoise étaient aus­si émus que moi. Nous étions à six mille kilo­mètres de chez nous, dans une bour­gade de quatre mille habi­tants, et nous avions en face de nous des Carolos. Ils nous par­laient d’eux et nous les enten­dions nous racon­ter notre his­toire. Nous les regar­dions nous regar­der. Nous leur disions nos dif­fi­cul­tés, la fatigue d’entendre notre ville trai­tée avec mépris par les habi­tants des grandes villes voi­sines, ils croyaient entendre leur histoire.

Quand le grand maga­zine pro­gres­siste The Atlantic vou­lut com­prendre, à la veille de l’élection pré­si­den­tielle de 2016, pour­quoi les ouvriers de l’ancienne Manufacturing Belt déser­taient en masse le Parti démo­crate, c’est à Charleroi qu’il envoya son reporter.

 

Quand le grand maga­zine pro­gres­siste The Atlantic vou­lut com­prendre, à la veille de l’élection pré­si­den­tielle de 2016, pour­quoi les ouvriers de l’ancienne Manufacturing Belt déser­taient en masse le Parti démo­crate, c’est à Charleroi qu’il envoya son repor­ter. Il décou­vrit que les habi­tants de la Mon Valley, démo­crates de toute éter­ni­té, avaient déjà tour­né le dos à Barack Obama en 2008. Le jeune séna­teur de l’Illinois avait eu le tort de décla­rer que si quelqu’un vou­lait construire une cen­trale  au char­bon, il irait droit à la faillite. Ici on ne plai­sante pas avec le char­bon. Tous les jours, des trains longs d’un mile et demi tra­versent la Mon Line, pas­sant sans jamais s’y arrê­ter à côté de la gare de Charleroi. Ils trans­portent l’or noir des mines de Pennsylvanie du Nord vers les cen­trales élec­triques de l’Ohio. Un long mur d’acier mobile, qui pen­dant un quart d’heure chaque jour sépare la ville de sa rivière. Alors, quand Donald Trump a pro­mis qu’il relan­ce­rait le char­bon et l’industrie, pour pro­té­ger l’American way of life, les ouvriers de Charleroi ont sen­ti que quelqu’un les com­pre­nait enfin. Pittsburgh, ville modèle dans la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, cité phare de la nou­velle éco­no­mie, n’est qu’à trente miles, mais une fron­tière invi­sible sépare la métro­pole de sa vallée.

Nous avons sui­vi jusqu’au bout le pro­gramme que nos amis nous avaient pré­pa­ré. Au pas de charge, nous avons visi­té la ver­re­rie cen­te­naire. Sans le maire, pour­tant ancien ouvrier de l’usine. « I’m not wel­come there », nous dit-il. Nous n’en sau­rons pas plus. La fabrique a comp­té jusqu’à mille ouvriers, quand la ville, au som­met de sa gloire, abri­tait douze mille habi­tants. Elle en conserve trois cents, dans une ville de quatre mille citoyens. Les pro­por­tions sont res­pec­tées, la ville a fon­du avec l’industrie qui lui a don­né naissance.

Charleroi a‑t-elle vrai­ment été fon­dée par des ver­riers wal­lons ? Après la grande crise de l’industrie du verre dans les années 1880, des mil­liers de ver­riers ont quit­té la Wallonie, embar­quant d’Anvers pour les États-Unis sur le Red Star. Parmi eux, Oscar Falleur, condam­né avec son ami Xavier Schmidt à vingt ans de tra­vaux for­cés pour inci­ta­tion à la révolte après les émeutes de Roux de 1886, où une dou­zaine d’ouvriers tom­bèrent sous les balles de la gen­dar­me­rie. Libéré deux ans plus tard à condi­tion de quit­ter le pays, il gagna la Pennsylvanie, où il fon­da les pre­mières coopé­ra­tives verrières.

 

Mais Falleur n’est jamais venu à Charleroi. La ville fut fon­dée au même moment, non par des ver­riers caro­los, mais par d’authentiques entre­pre­neurs amé­ri­cains. Détenant les secrets de fabri­ca­tion du verre plat, que leur avaient trans­mis des ingé­nieurs venus de Belgique, ils acquirent un ter­rain d’un mile sur un mile le long de la rivière et fon­dèrent deux socié­tés : l’une pour gérer l’usine, l’autre pour valo­ri­ser le fon­cier. Le ter­rain était raide, mais il était bor­dé de bois qui four­ni­raient les poutres et planches néces­saires à la construc­tion des habi­ta­tions. La Charleroi Land Co. tra­ça les plans de la ville au cor­deau, en rédui­sant autant que pos­sible la taille des par­celles pour aug­men­ter les béné­fices. Les mai­sons des ouvriers occupe- raient une par­celle, celle des ingé­nieurs en comp­te­raient deux. Toutes seraient de style Queen Anne, copiant les grandes demeures bour­geoises de Washington, elles-mêmes ins­pi­rées de l’Angleterre vic­to­rienne. Tout serait sim­ple­ment plus petit, topo­gra­phie et rente fon­cière obligent. La ville nou­velle fut bap­ti­sée Charleroi par réfé­rence à la cité sam­brienne, alors capi­tale mon­diale du verre et métro­pole pros­père. Le nom était une marque, un argu­ment de vente. Quand les Carolos arri­vèrent, la ville était déjà fon­dée. Tant pis pour la légende.

Charleroi avait été conçu pour que ses habi­tants n’en sortent jamais – où seraient-il allés, d’ailleurs ? Chaque bloc com­por­tait vingt-cinq mai­sons, un bureau de tabac, une épi­ce­rie et une mer­ce­rie. Quelques par­celles étaient réser­vées aux bâti­ments publics et au busi­ness, elles comp­taient toutes un nicke­lo­déon, un petit ciné­ma de quar­tier. Une plaque de bronze rap­pelle que l’une des pre­mières salles des États-Unis fut bâtie à Charleroi, en 1905. On pou­vait tra­vailler, habi­ter, ache­ter et se diver­tir sans jamais sor­tir de la ville. La com­mu­nau­té, blot­tie autour de l’usine, entre la rivière et la forêt, était unie dans le repos comme dans le labeur. Charleroi a échap­pé aux grandes opé­ra­tions immo­bi­lières de l’Urban Renewal Era. Tout est encore là. Les petites mai­sons en bois des ouvriers, avec leur ter­rasse cou­verte à l’avant et leur pignon poin­tu. Les maga­sins début de siècle, et les bâti­ments publics comme la Charleroi National Bank and Trust, bâtie en 1922 sur les plans d’un archi­tecte de Washington. Des fonc­tion­naires avaient ima­gi­né, il y a vingt-cinq ans, clas­ser la moi­tié de la ville, 1 200 immeubles d’époque, concen­trés sur  un kilo­mètre car­ré, pour atti­rer les tou­ristes. Certains y repensent. Demain, si les hips­ters de Pittsburgh veulent voir à quoi res­sem­blait une ville amé­ri­caine au temps des fon­da­teurs, ils n’auront qu’à des­cendre la route 88, des­ti­na­tion Charleroi. Peut-être cer­tains d’entre eux vien­dront-ils s’y éta­blir, il ne manque pas de mai­sons à vendre.

 

Ici on ne plai­sante pas avec le char­bon. Tous les jours, des trains longs d’un mile et demi tra­versent la Mon Line, pas­sant sans jamais s’y arrê­ter à côté de la gare de Charleroi. Ils trans­portent l’or noir des mines de Pennsylvanie du Nord vers les cen­trales élec­triques de l’Ohio.

 

Les citoyens de Charleroi y croient-ils encore ? Larry, lui, est fati­gué. Cela fait bien­tôt cinq ans qu’il est conseiller muni­ci­pal, il salue cha­cun des rares pas­sants par son pré­nom, mais il ne se repré­sen­te­ra pas lors des pro­chaines élec­tions. Il me montre ses lieux pré­fé­rés, « the best piz­za in town, an ama­zing BBQ, it’s a shame you don’t have enough time to try them ». Un club de boxe, des bou­tiques de seconde main et un mar­chand d’armes. Larry confie ses doutes. La moi­tié des maga­sins sont vides, et beau­coup de mai­sons à l’abandon. On ne sait pas où sont les pro­prié­taires, ils sont par­tis. Le der­nier hôtel a été fer­mé sur ordre de police, il atti­rait trop de tra­fics. La poli­tique, c’est dif­fi­cile. Trop de plaintes, de rési­gna­tion, de Charleroi bashing dans les bars et sur Facebook. Pas assez d’argent. Le com­té aide la ville mais le gou­ver­ne­ment fédé­ral ne semble pas savoir qu’elle existe.

Larry me pré­sente le pro­prié­taire du BBQ, qui est en train de construire une nou­velle bras­se­rie. Quand on demande au jeune entre- pre­neur pour­quoi il inves­tit ici, il nous répond :

« I believe in Charleroi. » J’ai déjà enten­du ça quelque part. Larry, lui, a retrou­vé le sou­rire. Il veut que nous mon­tions sur le toit de la mai­rie, d’où on a la plus belle vue sur la ville, et où il rêve d’ouvrir une grande ter­rasse pour emme­ner les enfants des écoles. Il faut par­tir. Le jour tombe et nous avons encore cinq heures de route pour Detroit. En saluant nos amis, j’aperçois sur une vitrine vide un vieil auto­col­lant, qui arbore notre coq. Je m’approche pour lire l’inscription. Charleroi, The Magic City. C’est le slo­gan inven­té par la deuxième géné­ra­tion, au temps où la crois­sance de la ville était si rapide qu’elle était citée en exemple dans tout le Midwest. Nous avons gar­dé le sur­nom, me dit Larry. Dans la val­lée, tout le monde nous appelle The Magic City. Certains en se moquant. « But believe me, we’ll make Charleroi a Magic City again ! » —