Trois scrutins, treize leçons

N°27 / Été 2024
Journaliste François Brabant
Photographe Karoly Effenberger

Basculement à droite de la Belgique francophone, triomphe nationaliste en Flandre : au-delà de ce verdict, les élections régionales, fédérales et européennes du 9 juin auront livré de nombreux enseignements. François Brabant, rédacteur en chef de « Wilfried », en retient treize.

 

1. L’hégémonie selon Bart De Wever

 

Aucune autre personnalité politique n’aura autant marqué de son empreinte la destinée de la Belgique depuis presque un quart de siècle. Président de la N-VA depuis 2004, l’Anversois a réussi à transformer un micro-parti indépendantiste flamand (un seul siège à la Chambre en 2003) en machine de guerre invincible. C’est simple, depuis quinze ans, la N-VA est arrivée en tête de toutes les échéances électorales (2010, 2012, 2014, 2018, 2019 et donc 2024). La victoire, cette fois, n’était pas acquise. « Avouez que vous ne vous y attendiez pas », a lancé dimanche soir Bart De Wever à ses militants. Depuis le printemps 2020, les sondages se succédaient, et invariablement ils plaçaient le Vlaams Belang devant la N-VA. Cela n’a pas été le cas.

Bart De Wever a retenu deux leçons des élections récentes aux Pays-Bas, largement gagnées par le PVV (extrême droite) de Geert Wilders. Primo : il a évité de nourrir le Vlaams Belang en se plaçant trop sur son terrain de prédilection, et il a par conséquent privilégié d’autres thèmes de campagne que la sécurité et l’immigration – la prospérité économique de la Flandre, le budget, les dangers du wokisme… Secundo : il a fermé la porte, quelques semaines avant le 9 juin, à tout rapprochement avec le Vlaams Belang. Aux Pays-Bas, quand le leader du parti libéral (VVD) avait affirmé ne pas exclure de gouverner avec Geert Wilders, ce dernier en était ressorti renforcé.

 

2. Travail, travail, travail : un discours porteur

 

Combien de fois Georges-Louis Bouchez a-t-il prononcé le mot travail dans son adresse aux militants du MR, dimanche soir ? Vingt fois ? Trente fois ? Il fallait en tout cas plus que les doigts de deux mains pour le dénombrer, et ce pour un speech de six minutes à peine… Un discours final en parfaite correspondance avec la tonalité d’une campagne que le président du MR aura placée sous le signe de l’effort, du mérite, de la responsabilité individuelle, de la réussite, du goût d’entreprendre – et du travail bien sûr. Force est de constater que ce discours est porteur. Il a permis au MR, dans le contexte d’une société elle-même en pleine mutation, de pêcher bien au-delà de ce qui a longtemps été le vivier naturel du parti libéral : les notables et les indépendants. Force est aussi de constater que le style « GLB », cassant, souvent agressif, a conduit le MR vers une victoire considérable. Un signe des temps ? En se présentant comme la seule alternative face à « 50 nuances de gauche », en optant pour une stratégie de la polarisation et de la confrontation, pilonnée sans répit, placardée à tire-larigot, le Montois a fait basculer le centre de gravité politique de la Wallonie.

Une seule fois, au sud du pays, le MR avait devancé le PS. C’était aux élections fédérales de juin 2007 et le parti était alors présidé par Didier Reynders (23 sièges pour le MR, 20 pour le PS). Cette exception mise à part, le MR était toujours resté à bonne distance derrière le PS, même dans ses meilleurs crus, comme aux régionales de 2014 où il avait engrangé 26,7 % des voix (30,9 % pour le PS). C’est dire si la cuvée 2024 est exceptionnelle. À la Chambre, rapport de forces sans appel : 20 sièges pour le MR, 16 pour le PS. Au scrutin wallon, l’écart est net : 29,6 % pour le MR ; 23,2 % pour le PS. Et en Région bruxelloise aussi, le MR devance le PS. Carton plein.

 

3. Pas de dimanche noir, ah bon ?

 

Quelques commentateurs distraits ont pu annoncer, à la lecture des résultats le 9 juin, que la Belgique avait échappé à un « nouveau dimanche noir ». Erreur patente d’analyse. Certes, le Vlaams Belang n’est pas le premier parti de Belgique, contrairement à ce qu’annonçaient les sondages. C’est à peu près la seule bonne nouvelle pour les personnes qui considèrent encore que non, l’extrême droite n’est pas un courant politique comme les autres. Pour le reste, c’est bien un score historiquement élevé qu’ont obtenu les héritiers du Vlaams Blok. On rappellera aux oublieux que l’expression « dimanche noir » est née en 1991. La cote d’alerte était alors atteinte : pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite dépassait les 10 % en Flandre. À ce dimanche noir liminaire, en ont succédé bien d’autres. Tout au long de la décennie 1990, d’élection en élection, le VB n’a cessé de grimper.

La percée du Belang lors des élections du 26 mai 2019 a marqué le retour d’une extrême droite à l’offensive, après une phase de tassement. Le VB s’était alors imposé comme deuxième parti flamand (18,5 %), menaçant le leadership de la N-VA (24,8 %). Surtout, il confirmait son ancrage sur l’ensemble de la Flandre. Fini, le temps où de larges portions de territoire, comme le littoral ou le Limbourg, résistaient à l’extrême droite. Là voilà désormais solidement implantée partout, pour ainsi dire normalisée.

Ce 9 juin, par rapport à 2019, le Vlaams Belang a encore progressé. L’écart par rapport à la N-VA est devenu minime : 22,7 % pour le parti de Tom Van Grieken ; 23,9 % pour Bart De Wever et les siens. L’extrême droite arrive en tête dans près de la moitié des 300 communes flamandes, et notamment dans les villes d’Ostende, Roulers, Ypres, Dixmude, Kuurne, La Panne, Renaix, Grammont, Alost, Dendermonde, Saint-Nicolas, Lokeren, Tirlemont, Aarschot, Westerlo, Geel, Tongres, Lommel… On arrête ici une longue énumération, faute de place.

 

4. La Belgique pas tirée d’affaire

 

Elle paraît bien lointaine, cette Belgique où Joëlle Milquet et Benoît Lutgen, pour le CDH, ou bien Charles Michel, au nom du MR, mettaient en garde contre les dangers d’une N-VA « séparatiste », « extrémiste », « dangereuse », et on en passe. Les libéraux et les centristes francophones rivalisent désormais d’arguments pour convaincre que gouverner avec le parti de Bart De Wever ne pose aucun problème. La N-VA, pourtant, n’a changé ni de nature ni de cap. L’article 1 de ses statuts proclame toujours que le but ultime est la fin de la Belgique et la création d’une Flandre indépendante. Et à intervalles réguliers, d’importants mandataires de la N-VA rappellent à quel point cet article 1 est le socle qui justifie l’existence même du parti.

Georges-Louis Bouchez a d’ores et déjà posé ses conditions : d’accord pour des ajustements institutionnels, à condition que ces derniers permettent de « mieux faire fonctionner l’État », a-t-il déclaré lundi soir à la RTBF. Quel intérêt un parti qui veut la fin d’un État aurait-il à le faire fonctionner mieux ? La devinette prend des allures de défi logique pour tous les héritiers d’Aristote, Descartes, Hegel, et autres raisonneurs de ce monde. La N-VA n’est pas une sorte d’Open VLD en un plus conservateur, ou de CD&V un chouïa plus à droite. La différence n’est pas de degré, mais de nature : le projet nationaliste est sa raison d’être. Ce 9 juin, au soir des élections, dans son speech devant les militants de son parti, Bart De Wever a encore mis les points sur les i : « La Flandre plus que jamais a opté pour l’autonomie. Il faudra tenir compte du choix des Flamands. »

Ceci dit, cette nouvelle donne place Bart De Wever dans une position inconfortable. Avec une Wallonie plus à droite que jamais, l’Anversois est privé d’un de ses principaux arguments en faveur du confédéralisme. Son discours sur les « deux démocraties » inconciliables (Wallonie à gauche, Flandre à droite) devient tout à coup moins opérant. Dès lors, c’est en quelque sorte l’heure de vérité pour la N-VA. Voulait-elle le confédéralisme pour permettre une gestion de droite ? Ou bien portait-elle un discours de droite parce que c’était là le meilleur véhicule pour faire avancer son projet indépendantiste ? Bruno De Wever, « frère de » et historien de référence du nationalisme flamand, l’a toujours dit : ce que veut fondamentalement la N-VA, ce n’est pas une Flandre de droite, mais une Flandre indépendante. Et si la N-VA met provisoirement en veilleuse ses velléités confédéralistes pour former un gouvernement avec le MR et les Engagés, il y a tout à parier que celles-ci ressurgiront, d’une manière ou d’une autre, d’ici quelques mois.

 

5. La droitisation du monde (et de la Wallonie)

 

Dans son livre La droitisation du monde, paru en 2016, l’historien François Cusset analysait l’immense virage vers la droite engagé partout dans le monde un demi-siècle plus tôt. Un virage par à-coups ou plus progressif selon les régions. Constat validé par Paul Magnette, du moins dans les grandes lignes. « On n’a jamais vécu dans une société autant à droite, c’est terrible », s’épouvantait le bourgmestre de Charleroi dans une interview en 2017.

Cette droitisation est aujourd’hui flagrante dans une Wallonie longtemps dominée par la gauche. À double titre. D’une part, parce que les scores du centre-droit (Engagés) et de la droite (MR) ont progressé par rapport à 2019, tandis que les trois partis de gauche (PS, Ecolo, PTB) se tassaient simultanément. D’autre part, parce qu’aussi bien Les Engagés (ex-CDH) que le MR se présentaient devant les électeurs avec un programme bien plus à droite qu’en 2019 – droitisation qui a donc été récompensée, validée par les électeurs. Ce glissement vers la droite du MR et des Engagés a notamment été documenté par les chercheurs Stefaan Walgrave et Jonas Lefevere (Universiteit Antwerpen), Benoît Rihoux (UCLouvain) et Michiel Nuytemans (Tree Company), lesquels ont analysé l’évolution de tous les partis belges sur un double axe gauche-droite, économique et culturel, entre 2019 et 2024 (voir graphique ci-dessous).

Graphique représentant l'évolution des positions des partis politiques entre 2019 et 2024
Source : De Standaard.

 

Cette droitisation se marque de façon particulièrement forte dans la Wallonie semi-urbaine. Des cantons qui étaient naguère de solides bastions socialistes, comme Waremme (Liège), Jemeppe-sur-Sambre (Namur) ou Ath (Hainaut), battent désormais pavillon libéral – et la conversion est si profonde que le phénomène semble appelé à durer. Dans sa propre commune de Rochefort (Namur), le vice-Premier ministre socialiste Pierre-Yves Dermagne a dû s’incliner face à la liste MR conduite par David Clarinval. Au-delà des paramètres électoraux, il faut sans doute y voir le signe d’une transformation générale des mentalités, devenues plus individualistes. Au terme de la campagne électorale, plusieurs membres du PS et d’Ecolo rapportent un sentiment diffus : l’impression d’être confrontés à une population qui a changé, qui n’a plus les mêmes valeurs qu’il y a encore dix ou quinze ans… Que ce soit sur la fiscalité, l’immigration ou les services publics.

 

6. Entre les grandes villes et le reste du pays, la fracture

 

À l’échelle de la Belgique entière, le poids cumulé du centre-droit, de la droite et de l’extrême droite représente 62 % des suffrages à la Chambre. Agrégés, les résultats du centre-gauche, de la gauche et de l’extrême gauche totalisent 34 %. Mais le tableau diffère énormément dans les cinq grandes villes belges.

À Bruxelles, à rebours de la tendance nationale, le spectre de gauche (47 %) domine l’éventail de droite (38 %). Même constat à Charleroi où PS, PTB et Ecolo frôlent ensemble les 60 %. Le rapport de forces penche clairement dans le même sens à Liège : 56,1 % pour le pôle de gauche, 37,5 % pour le pôle de droite.

À Anvers, l’hémisphère droit (boosté par Bart De Wever qui était tête de liste N-VA) récolte 53 % des voix. Les trois partis de gauche atteignent 44 %, un chiffre bien supérieur à la moyenne belge. Et c’est à Gand que le match se révèle le plus serré : 49,1 % à droite ; 48,9 % à gauche.

Il y a sans doute là quelques enseignements à méditer. De toute évidence, l’état d’esprit dans les grandes villes, où se concentre l’élite économique, médiatique, académique, mais aussi les classes précarisées et les nouvelles vagues d’immigration, n’est pas celui du reste du pays. Pour les dirigeants politiques de toutes tendances, il y a là une responsabilité : travailler à la cohésion de la société, pour éviter que ces fractures ne s’agrandissent encore.

 

7. En Flandre, deux îles sur une mer jaune

 

Les cartes électorales de la Flandre, indiquant commune par commune la liste arrivée en tête, apparaissent bien uniformes. Elles s’apparentent à un grand tapis jaune clair (N-VA) ou jaune foncé (Vlaams Belang), selon les endroits, qui recouvre l’intégralité du territoire. Seules exceptions : une poignée de communes en Flandre-Occidentale où les chrétiens-démocrates du CD&V ont sauvé leur leadership, mais surtout deux îlots – ou deux camps retranchés – cernés par les flots de la droite et de l’extrême droite nationalistes. Les villes universitaires de Gand et Louvain se démarquent en effet de manière saisissante du reste de la Flandre.

À Gand, pour la Chambre, c’est la liste Groen emmenée par la vice-Première ministre Petra De Sutter qui prend la pole position (22 %). Le Vlaams Belang n’y est que le sixième parti (11,6 %). À Louvain, ce sont les socialistes de Vooruit qui sont la première force (22 %), alors que le Vlaams Belang fait pâle figure avec 8,3 %. Notons aussi qu’à Gand comme à Louvain, l’extrême droite est chaque fois devancée par le PTB.

 

8. Et Maxime Prévot ressuscita le PSC

 

Un grand parti du centre, d’ailleurs plutôt de centre-droit que de centre-gauche, prêt à gouverner, et particulièrement puissant le long de la Nationale 4, depuis le sud-est de Bruxelles jusqu’à Arlon, en passant par Namur, Ciney, Marche et Bastogne, cela ne vous rappelle rien ? Bingo ! Cela ressemble à s’y méprendre au profil de l’ancien Parti social-chrétien (PSC). Sauf qu’un rebranding est passé par là. Couleur turquoise plutôt qu’orange délavé, l’appareil porte désormais une nouvelle étiquette : Les Engagés. Son leader Maxime Prévot a réussi l’impossible, après des décennies et des décennies de récession. Le Namurois a réussi à enrayer un déclin que beaucoup (dont une bonne partie de la rédaction de Wilfried, soyons honnêtes) pensaient irrémédiable. Que l’on se réfère, pour mieux mesurer la prouesse, à l’évolution du nombre de sièges à la Chambre du parti centriste francophone (PSC, puis CDH, puis Engagés) : 12 en 1995 ; 10 en 1999 ; 8 en 2003 ; 10 en 2007 ; 9 en 2010 ; 5 en 2019 ; 14 en 2024, année miraculeuse.

Pour ce parti encore plus que pour d’autres, il sera particulièrement intéressant de mener dans les prochains moins une analyse sociologique et géographique plus fine. Pour déterminer justement dans quelle mesure l’électorat Engagés recouvre celui de l’ancien PSC. Le démographe français Emmanuel Todd a avancé le concept de « catholiques zombies » pour désigner les catégories de personnes qui ne sont plus nécessairement croyantes, encore moins pratiquantes, mais dont l’état d’esprit reste façonné par la culture catholique et ses institutions… La victoire des Engagés résulte peut-être d’un sursaut …

 

9. Le PTB, ce parti flamand

 

Dans les médias francophones, le léger tassement du PTB en Wallonie a occulté son importante progression en Flandre. Fait notable : cette progression se marque dans les grandes villes, mais aussi dans des communes populaires semi-urbaines, en particulier dans le Limbourg et la province d’Anvers. Le parti marxiste-léniniste dépasse les 15 % à Genk, Renaix, Maasmechelen, Boom, Zelzate, Houthalen… et les 10 % à Gand, Malines, Lokeren, Saint-Nicolas, Hal, Heusden-Zolder, Turnhout, Grimbergen…

Le PTB arrive même en tête dans deux communes de la périphérie flamande de Bruxelles : Vilvorde et Machelen. Le résultat le plus renversant, et le plus inattendu des bookmakers, se produit toutefois dans la ville d’Anvers, dans le jardin de Bart De Wever et Tom Van Grieken : fort de ses 22,9 %, le PTB y talonne la N-VA (25,4 %) et devance largement le Vlaams Belang (15,8 %). Au classement des voix de préférence pour le Parlement flamand, toutes circonscriptions confondues, le leader du PTB anversois Jos D’Haese se classe 5e, seulement précédé par Tom Van Grieken, Hilde Crevits, Jan Jambon et Conner Rousseau.

Seul parti unitariste et bilingue de Belgique, le PTB courait ces dernières années un risque important pour sa cohésion. Fort au sud du pays, mais modeste au nord, il s’exposait à une forme de déséquilibre, voire à l’apparition de divergences en son sein, sur une base linguistique. C’est en partie pour éviter ce piège que le PTB a fait le choix stratégique de concentrer sur la Flandre l’essentiel de ses forces durant la campagne électorale. Son charismatique leader Raoul Hedebouw, en particulier, a intensifié sa présence dans les médias flamands et sur les réseaux sociaux, dans un néerlandais assez truculent. Et comme les ressources, en temps, en énergie, en argent, ne sont pas illimitées, ce qui a été investi en Flandre s’est inévitablement payé d’un recul en Wallonie.

 

10. « Jeunes de droite » n’est pas un oxymore

 

Il n’y avait plus eu d’élections en Belgique depuis 2019. Parmi les 8,3 millions de citoyens appelés ce dimanche aux urnes (pour la Chambre), 547 000 étaient des primo-votants. Un chiffre considérable. Que ce renouvellement important coïncide avec une victoire de l’extrême droite et de la droite nationaliste, en Flandre, et du centre-droit et de la droite, en Wallonie, montre sans doute que la jeunesse n’est pas automatiquement acquise à la gauche, en dépit d’un cliché tenace.

Les marches pour le climat en 2019, de même que la vague #metoo, ont pu entretenir l’illusion que les nouvelles générations étaient, par définition, éprises d’écologie et d’égalité. On peut d’ores et déjà dire que la réalité est plus complexe, moins homogène.

On notera d’ailleurs que la part des primo-votants dans l’électorat était encore plus élevée aux européennes. S’ajoutaient en effet 384 000 jeunes de 16 et 17 ans appelés à voter pour la première fois. Or la victoire de la droite y a encore été plus spectaculaire qu’au niveau régional et fédéral. Dans le collège néerlandophone, le Vlaams Belang arrive en tête (22,9 %) devant la N-VA (22,1 %). Dans le collège francophone, le MR triomphe (34,9 %) loin devant le PS (20,5 %). Le rôle des réseaux sociaux, avec leur kyrielle d’influenceurs identitaires et conservateurs, a pu exercer une influence majeure sur certaines franges de la jeunesse. Une hypothèse à étayer.

 

11. Ecolo en manque de charisme

 

Retour à la case départ, ou presque. Dans son naufrage, Ecolo se retrouve avec à peine deux députés à la Chambre, soit le même nombre qu’en… 1981, juste après la création du parti. Cette comparaison a été cruellement rappelée sur le plateau de l’émission « Déclic » (RTBF) par Philippe Lamberts, ex-député européen Ecolo en conflit ouvert avec la direction de son parti.

Les raisons de cette cuisante défaite sont forcément multiples, et on ne se lancera pas ici dans leur énumération. Mais ce qui frappe après analyse des résultats, entre autres éléments, est le piteux score personnel des ministres sortants et des principaux dirigeants du parti. Manifestement, il y a dans les rangs d’Ecolo un manque cruel de figures capables de rayonner. Une question à creuser : la dynamique même du parti n’empêche-t-elle pas l’émergence de vraies « stars » ? En attendant, les chiffres sont sans appel. Au hit-parade des voix de préférence à la Chambre, toutes listes confondues, la première personnalité Ecolo pointe à la 98e place : Sarah Schlitz (11 359 voix). Au Parlement wallon, il faut attendre la 61e place pour trouver trace d’une écologiste : Céline Tellier (6 372 voix). Le coprésident Jean-Marc Nollet (5 344 voix), les ministres Georges Gilkinet (4 329 voix) et Philippe Henry (1 343 voix), émargent dans les tréfonds du classement. La situation est un peu différente en Région bruxelloise où l’on retrouve Zakia Khattabi (9e) et Barbara Trachte (23e) en meilleure position.

Ce constat place inévitablement Ecolo face à des dilemmes existentiels. Dans n’importe quel autre parti, il serait inconcevable de maintenir à des postes ministériels ou à des fonctions dirigeantes des personnalités qui ne sont pas, d’abord, charismatiques et populaires. Mais faut-il toujours imiter les autres partis ? Ecolo se targue, depuis ses origines, de faire de la politique autrement. Une exception dans ce marasme : le très bon résultat personnel d’Olivier De Schutter, 55 984 voix aux élections européennes, seulement devancé par quatre têtes de liste (Wilmès, Di Rupo, Verougstraete, Botenga) et un ex-président de parti (Olivier Chastel). Le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits humains et l’extrême pauvreté fait même mieux que la tête de liste Ecolo, Saskia Bricmont (53 192 voix). Victime de la récession globale de son parti, il ne deviendra cependant pas député européen.

Les militants écologistes rétorqueront que leur présence dans les gouvernements (au fédéral, en Wallonie, à Bruxelles) a permis pendant cinq ans d’initier des réformes nécessaires en vue d’une « transition juste ». Plaidoyer légitime, arguments solides à l’appui. Et nouvelle illustration du célèbre adage : une élection ne se gagne pas sur un bilan.

 

12. La fin d’un PS « surcoté »

 

Des générations de politologues se sont creusé les méninges pour expliquer l’apparent mystère. Alors que les partis socialistes et sociaux-démocrates refluaient partout en Europe, jusqu’à disparaître parfois, le PS maintenait avec constance sa primauté sur la scène politique wallo-bruxelloise. Parmi la multitude de facteurs explicatifs, contentons-nous d’en épingler un seul : la personnalité hors-normes d’Elio Di Rupo. Le Montois a ceci de commun avec Bart De Wever qu’il a pu, par moments, modifier la destinée de la Belgique entière. Capable de parler à toutes les tranches d’âge, toutes les catégories professionnelles, toutes les origines, le magnétisme d’Elio Di Rupo a opéré depuis le milieu des années 1990 jusqu’à ces derniers mois. Et il a contribué à masquer, ou à adoucir, les effets de la droitisation évoquée ci-dessus. « Mon analyse, c’est que la gauche a longtemps été surcotée en Wallonie. On risque de subir un effet de rattrapage », hasardait il y a quelque temps un intellectuel proche du PS. Par ailleurs, l’émergence durable du PTB a déstabilisé le PS et Ecolo, qui ont eu du mal à trouver le positionnement adéquat face à cette menace nouvelle, ce qui a amené des effets en cascade.

Depuis son accession à la présidence, Paul Magnette, avec du punch et un brio indéniable, n’a pas ménagé ses efforts pour rafraîchir la doctrine du PS. Le parti va-t-il poursuivre sur la voie de l’écosocialisme, théorisé par Magnette lui-même dans son livre La vie large ? Les personnalités les plus proches de cette sensibilité, comme Pierre-Yves Dermagne ou Malik Ben Achour, ne sortent pas renforcées par l’échéance du 9 juin. Et dans un contexte de défaite générale, parmi les candidats du PS qui s’en tirent le mieux, on remarque que plusieurs affichent un profil très centriste, de gestionnaire modérés et peu portés sur la rhétorique « lutte des classes ». C’est notamment le cas de Nicolas Martin à Mons, de Ludivine Dedonder à Tournai, ou de Thomas Dermine à Charleroi.

Le PS va devoir trouver ses marques dans une société où prévaut désormais un certain « chacun pour soi », et où les anciennes solidarités collectives sont moins opérantes. « Nous sommes tous devenus des libéraux », observait déjà le philosophe Vincent de Coorebyter (ULB), dans une interview au Vif en 2011. « Nous sommes tous attachés à cette liberté d’aller et de venir, de consommer, de choisir l’école que nous préférons pour nos enfants. La pensée libérale-libertaire est devenue notre idéologie à tous, le cadre mental implicite de nos existences. »

 

13. Les militants font la différence

 

Dimanche soir, Bart De Wever a commencé son speech en remerciant les militants de la N-VA. « Les sondages n’étaient pas bons, les commentaires dans la presse étaient destructeurs, les faire-part de décès étaient déjà écrits, mais vous n’avez jamais laissé tomber les bras. Les militants sont véritablement le rocher sur lequel repose notre parti. » Au-delà de la formule de circonstance, l’Anversois mettait en avant un élément déterminant. La N-VA, comme auparavant la Volksunie, doit ses succès à une armée de militants fidèles, disciplinés, actifs, qui croient dur comme fer dans la cause nationaliste flamande et sont prêts à sacrifier beaucoup de leur vie privée et de leurs loisirs pour faire avancer celle-ci.

La progression faramineuse du PTB depuis dix ans peut s’appréhender selon la même grille de lecture : un parti à l’ossature réduite, comme la N-VA, mais qui s’appuie sur des forces militantes fidèles et combatives. Le déficit en énergie militante, justement, a longtemps été l’un des talons d’Achille des libéraux francophones. C’est l’un des talents de Georges-Louis Bouchez d’avoir su galvaniser et mobiliser une nouvelle génération d’adhérents au MR. Des hommes et des femmes prêts à animer les réseaux sociaux, à coller des affiches, à parcourir sans relâche les quartiers et les campagnes…

À l’inverse, les forces vives au PS apparaissent vieillissantes. Les affiliés les plus jeunes sont souvent des collaborateurs du parti, des attachés de cabinet – bref, des professionnels de la politique. Seront-ils prêts à se démener encore pour le parti, à présent que celui-ci risque d’être rejeté partout hors du pouvoir ? En ce qui concerne Ecolo, l’impression persiste d’une campagne de basse intensité, menée « en-dedans ». Peut-être est-ce lié à une propension à l’entre-soi propre aux milieux écologistes ? Ou à une forme de retenue, de pudeur, qui empêche les sympathisants verts à faire du démarchage trop agressif ? Commentaire grinçant entendu dans la dernière ligne droite de la campagne : « Que croient-ils, les écolos ? Que les voix vont tomber du ciel ? »

 

***
Disclaimer : ceci constitue une esquisse. Les éléments d’analyse assemblés ci-dessus ne constituent que des hypothèses. Elles devront être étayées par des reportages de terrain et un travail plus approfondi dans les mois prochains. Vous pouvez compter sur les journalistes de Wilfried pour s’y atteler.

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