En septembre 2008, bien avant l’élection de Donald Trump et le surgissement des gilets jaunes, David Van Reybrouck publiait un essai au titre provocateur et au contenu déstabilisant, « Plaidoyer pour le populisme ». Le célèbre écrivain flamand y prenait à revers aussi bien la gauche droits-de-l’hommiste que la droite libérale pro-européenne. Dix ans après, Van Reybrouck maintient : l’intolérance n’est pas toujours là où l’on croit.
[:fr]
Jamais, avant de publier un livre, je n’ai ressenti une telle anxiété qu’en écrivant Pleidooi voor populisme (« Plaidoyer pour le populisme »). Mes meilleurs amis m’ont mis en garde contre sa parution, mon éditeur m’a prédit une sortie houleuse, et les premiers lecteurs ont réagi avec méfiance. N’était-ce pas hérétique, ou même dangereux ? J’avais montré de la sympathie, me disait-on, pour les militants d’extrême droite, pour les électeurs populistes, et pour toute la mouvance xénophobe en Belgique et aux Pays- Bas, deux pays qui, au moment de la parution du livre (septembre 2008), étaient encore déstabilisés par les succès électoraux de la droite radicale au cours des années précédentes.
Les mois passant, le texte a bénéficié d’une attention approfondie et critique, notamment de la part du milieu culturel flamand. L’éminente revue culturelle Rekto :Verso lui a consacré un dossier spécial, le théâtre bruxellois du Beursschouwburg a organisé un débat sur le sujet. Par la suite, des hebdomadaires néerlandais de portée nationale comme De Groene et Vrij Nederland ont publié de longues interviews. Que le livre ait finalement été distingué par les deux prix de référence pour un essai publié dans le monde néerlandophone (le prix Jan Hanlo aux Pays-Bas et le Prix culturel flamand de la critique et de l’essai) a bien sûr été gratifiant et a dissipé ma peur de propager des idées qui peuvent de prime abord paraître étranges.
Mais quelle était l’étrange idée soulevée dans cet essai ? Que se servir du mot « populisme » comme d’une insulte facile n’allait pas aider à résoudre un nouveau défi politique majeur auquel sont confrontées nos sociétés. Que ne pas distinguer les électeurs populistes et les leaders populistes était une grave et dangereuse erreur. Que diaboliser de larges franges de l’électorat, considérées comme une forme de mérule démocratique, selon l’expression qu’a un jour employée le ministre libéral Karel De Gucht, allait s’avérer extrêmement contre-productif à long terme.
Je me rappelle avoir éprouvé un profond sentiment de frustration en voyant la facilité avec laquelle le mot « populiste » était (et est toujours) utilisé dans un débat public pour attaquer ses adversaires. Sur le plan rhétorique, cela peut s’avérer efficace, mais sur le plan intellectuel, c’est paresseux, et sur le plan moral, c’est déloyal. Inspiré par le Plaidoyer en faveur de l’intolérance (1998) du philosophe slovène Slavoj Žižek, j’ai décidé de secouer tout ça.
La question centrale qui sous-tend mon titre gentiment provocateur est la suivante : qui, aujourd’hui, se soucie encore du prolétariat blanc, hormis les populistes ? Qui se bat pour cette catégorie de gens-là ? En apparence, du moins, car il n’est pas certain que les populistes réalisent leurs promesses. Leur « engagement » au service de leurs électeurs glisse souvent vers une forme cynique d’entrepreneuriat politique qui se nourrit du ressentiment populaire, s’en sert pour gagner une élection et utilise le mandat ainsi obtenu pour continuer à servir les intérêts de l’élite. Pendant tout ce temps, à travers du show et des discours, les électeurs sont anesthésiés par l’illusion que leurs besoins sont rencontrés. Il suffit de se tourner vers les États-Unis, le pays connu autrefois comme « le leader du monde libre », pour voir ce cynisme à l’œuvre.
La question demeure. Si les gens sans diplôme du supérieur ont plus de chances de voter pour un parti populiste (je considère que c’est le cas), et si l’éducation est devenue le critère décisif dans la ligne de démarcation sociale, à l’ère de l’économie de la connaissance (la diplomocratie est une réalité), est-ce bien intelligent de réagir à l’ascension des partis populistes en stigmatisant leurs électeurs ?
Lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, Hillary Clinton avait décrit une partie de l’électorat de Trump comme « un ramassis de gens pitoyables ». Est-ce bien intelligent ?
Et à l’ouverture du Buchmesse, le salon du livre de Francfort, Martin Schulz, alors président du parlement européen, nous avait encouragés à « contredire haut et fort » la montée du populisme en Europe. Il ne demandait rien de moins qu’un « soulèvement des gens décents » (1). Sa demande avait été accueillie par une standing ovation.
Si seulement je pouvais partager cet enthousiasme, avais-je alors pensé. Bien sûr, tout comme Schulz, je m’inquiète du populisme, mais il ne sert à rien d’attaquer cette perversion politique sans prêter attention à ses causes profondes.
Supposons que je sois un ouvrier non qualifié, mal payé de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale (2), bénéficiant certes de vacances annuelles, mais à l’avenir incertain.
Et supposons que j’aie entendu le président du parlement européen, le chef de l’élite politique, à l’ouverture de la foire du livre de Francfort, la grand-messe de l’élite culturelle, plaider pour un « soulèvement des gens décents ». Ne devrais-je pas me mettre en colère alors ? Cela ne me choquerait-il pas qu’une élite ose suggérer que je suis indécent, alors que j’ai travaillé dur toute ma vie et que je paie des impôts D’accord ! Si c’est comme ça, je donnerai ma voix de façon encore plus spontanée, plus fréquente et plus fervente à Alternative für Deutschland (AfD), le parti allemand de la droite populiste.
En dépit de ses bonnes intentions, Martin Schulz avait creusé le fossé entre l’élite et le peuple.
J’ai souvent pensé à mes grands-parents quand j’étais en train d’écrire Pleidooi voor populisme. Aucun d’eux n’a eu accès à l’enseignement supérieur. Mes grands-parents étaient des ouvriers qui travaillaient à Bruges et alentour – l’un d’eux complétait ses revenus avec une petite activité agricole. Ils ont pris soin de leur famille, de trois et six enfants respectivement. Durant toute leur vie, ils se sont sentis représentés par les grands partis politiques pour lesquels ils votaient. Leurs doléances et leurs aspirations parvenaient jusqu’aux détenteurs du pouvoir par l’intermédiaire de l’étroit maillage du parti, du syndicat ou de l’Église. Si mes grands-parents étaient toujours en vie aujourd’hui, il y aurait de bonnes chances pour qu’ils soient séduits par le langage et l’attrait d’un leader populiste. En réalité, certains de leurs descendants le sont. Au sein de ma famille élargie, un certain nombre de parents, pour la plupart des personnes qui n’ont pas pu aller à l’université, votent effectivement pour des partis populistes.
Bien sûr, Pleidooi voor populisme n’a pas été écrit pour défendre ma famille, mais il a assurément été écrit pour rendre son humanité à l’électeur populiste.
D’autres auteurs ont entrepris la même tâche. Depuis que mon essai est paru, l’écrivain britannique Owen Jones a publié son livre phare, Chavs : The Demonization of the Working Class (2011). Hillbilly Elegy (2016), l’influent ouvrage signé par J.D. Vance, présente une approche bienveillante, vue de l’intérieur, de la communauté white trash, comme on l’appelle aux États-Unis, et est en cours d’adaptation au cinéma. En Europe, l’auteur français Didier Eribon et son récit autobiographique Retour à Reims (2009) ont eu un impact majeur, y compris dans le débat public allemand, notamment grâce à son adaptation au théâtre par Thomas Ostermaier. Pendant ce temps, l’auteur allemand Bernd Stegemann a publié Das Gespenst des Populismus : Ein Essay zur politischen Dramaturgie (2017). Lui aussi essaye de contourner le tabou qui pèse sur une compréhension plus compassée de l’électeur populiste.
L’Allemagne est l’une des dernières nations européennes à avoir été confrontées à la montée du populisme de droite, un phénomène qui sévit aux Pays-Bas depuis quinze ans et en Flandre depuis vingt-cinq ans. En tant que Flamand, qui est publié aux Pays-Bas et qui a vécu à Berlin en 2016-2017, je soupire de dépit en voyant comment l’Allemagne fait les mêmes erreurs que celles commises par nos pays, belge et néerlandais, il y a de nombreuses années.
La même confusion entre dirigeants populistes et électeurs populistes. La même diabolisation d’un authentique malaise social. La même propension à témoigner plus de sympathie pour les réfugiés que pour les ouvriers et les personnes peu éduquées. La même peur panique à l’égard du fascisme qui ne fait qu’alimenter le fascisme. Les électeurs populistes ne sont pas encore fascistes, mais ils pourraient vite le devenir, dès lors qu’on les considère comme tels.
Cela ne me semble pas très sage. Les récents référendums et élections aux États-Unis, au Royaume- Uni, en Autriche, aux Pays-Bas et en France, ont montré combien nos sociétés sont profondément divisées. Tous ces pays témoignent de l’existence de ce qu’on peut appeler
la Nouvelle Grande Division, la fracture séparant les électeurs «ouverts» et « fermés », le fossé entre individus avec ou sans diplôme universitaire, entre les jeunes et les vieux, entre les urbains et les ruraux. Dans une certaine mesure, ces catégories se superposent même. La révolte des gilets jaunes qui a éclaté à l’automne 2018 le confirme.
Pleidooi voor populisme était un cri passionné pour que l’on voie l’électeur populiste derrière le leader populiste, et que l’on découvre le citoyen derrière l’électeur. Bien que les remèdes suggérés restent plutôt vagues (un parlement plus diversifié, un populisme plus éclairé, une société qui suscite davantage de rencontres entre « haut » et « bas »), je crains que mon diagnostic d’alors ne soit toujours en adéquation avec les développements récents. Ce n’est que des années plus tard, dans mon essai Contre les élections, que j’ai pu présenter un raisonnement plus étoffé sur la façon de transformer des électeurs passifs en citoyens actifs. En ce sens, cet essai ultérieur était une réponse aux questions d’abord posées dans Pleidooi voor populisme.
Plutôt que de simplement contester les leaders populistes, nous devrions aussi laisser les citoyens s’exprimer eux-mêmes, pas seulement via des élections ou des référendums, car ce sont là des instruments primitifs, mais par le biais d’une authentique participation citoyenne. Nous n’avons pas besoin d’un soulèvement des gens décents. Les gens décents ont déjà bien assez de pouvoir. Nous avons besoin d’un soulèvement de la délibération démocratique, de la concertation démocratique. Parce que les citoyens ne se résument pas à des électeurs et parce que la démocratie ne se résume pas à des élections.
Aujourd’hui encore, je continue à trouver étrange à quel point les intellectuels progressistes et libéraux manifestent si facilement de la compassion pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, sans élargir leurs manifestations d’empathie aux démunis locaux, qui pourraient être considérablement mieux traités. Mais si nous croyons réellement en une société inclusive, pourquoi alors y a-t-il si peu de considération pour les doléances d’une large part de l’électorat ? Une société réellement inclusive ne peut se montrer sélective dans sa compassion. Il nous faut apprendre à aimer ceux que nous adorons détester. Peut- être est-ce tout ce que je voulais dire. —
Ce texte a été publié une première fois en septembre 2017 sous forme de préface à la traduction allemande de Pleidooi voor populisme, et adapté par David Van Reybrouck en décembre 2018 pour Wilfried.
Pleidooi voor populisme (« Plaidoyer pour le populisme », non traduit en français) est disponible aux éditions De Bezige Bij. Le titre est d’abord paru aux éditions Querido en 2008.
(1) En allemand: Aufstand der Anständigen. L’expression, courante dans le débat politique allemand, est née après l’attentat contre une synagogue de Düsseldorf en 2000. Le chancelier Gerhard Schröder avait alors appelé à un forme de courage civil des citoyens respectables, des démocrates ordinaires : il ne suffit plus de déplorer les actes de l’extrême droite, il faut lui résister.
(2) Le Land de Mecklembourg- Poméranie-Occidentale est situé en ex- Allemagne de l’Est,sur la côte de la mer Baltique. Il compte le taux de chômage le plus élevé d’Allemagne.
[:]