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Anvers, Bruxelles, Charleroi : à la verticale de la Belgique

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La géographie n’avait pas prévu de relier un jour Anvers à Charleroi en passant par Bruxelles. Il aura fallu faire s’écouler les eaux d’un canal navigable, dérouler les rails ferroviaires, tracer le plus court chemin de la mine au port. L’axe ABC a permis le déploiement de l’industrie, des mouvements sociaux, des transferts d’idées et de biens; il est aujourd’hui la verticale des polarisations politiques, des questionnements identitaires et de la came. À la veille du 26 mai, il apparaît comme le fil par lequel la Belgique tient encore. L’heure ou jamais de le remonter.

À la sor­tie de la gare de Charleroi-Sud, la Volkswagen Jetta grise sta­tionne entre deux taxis jaune et noir flan­qués d’un motif en damier. La flotte a beau se don­ner depuis peu des airs new-yor­kais, rien ne res­semble moins à une comé­die de Woody Allen qu’un plu­vieux matin caro­lo­ré­gien. Au volant, l’inspecteur prin­ci­pal Fabrice Vanderest jette un œil sur son télé­phone. Avec ses tatouages et sa ges­tuelle asser­tive, ses quinze ans de flag, mises au sol et autres « per­quis », ce res­pon­sable de l’ORA, la sec­tion stu­pé­fiants de la police locale, aurait pu figu­rer au cas­ting de Dode Hoek (Angle mort), de Nabil Ben Yadir.

Dans ce film noir sor­ti en 2017, Jan Verbeeck, homo­logue anver­sois et fic­tif de Vanderest, démis­sionne de la bri­gade des stups pour s’engager aux côtés d’un par­ti popu­liste avant de se payer une ultime des­cente dans un labo clan­des­tin de Charleroi.  La conscience du pire n’empêche pas de filer droit. Il suf­fit pour ne pas dévier d’emprunter le canal Bruxelles-Charleroi, pro­lon­gé à par­tir de la capi­tale par le canal de Willebroek pour ensuite ral­lier le port d’Anvers. L’axe ABC, comme on l’appelle dans le sec­teur des voies navi­gables, forme sur la carte une ver­ti­cale presque par­faite. Achevé en 1832, au len­de­main de l’indépendance de la Belgique, il fut long­temps la prin­ci­pale route éco­no­mique du pays, où tran­si­taient la houille et l’acier depuis le sud indus­trieux jusqu’à la ville por­tuaire, en pas­sant par les fabriques bruxelloises.

Car si l’Escaut s’écoule de Tournai à Anvers, et la Meuse de Dinant à Liège, aucun fleuve ne bar­rait en ce sens le ter­ri­toire natio­nal. L’axe ABC est donc un pur pro­duit de l’histoire et un pur pro­duit de la Belgique. Cicatrice ori­gi­nelle. Cette ver­ti­cale lamine aus­si les nuits de Fabrice Vanderest. Des points lumi­neux s’y déplacent : ce sont les pylônes qui s’activent quand les dea­lers sur écoute signalent qu’ils sont « à sec ». Alors, en train IC ou en voi­ture de loca­tion, « on monte sur Anvers ». Ça cli­gnote à Nivelles, Bruxelles, Malines. On redes­cend fis­sa, le sac banane far­ci de bou­lettes brunes et blanches. Les affaires reprennent ; les télé­phones vibrent ; la mar­chan­dise s’éparpille en rhi­zomes urbains.

Cocaïne, héroïne et riot gun à canon scié

Les flics, sous leur casque, ont la tête comme un seau. Un mois plus tôt, après une fila­ture de ce genre, Vanderest et son équipe ont pro­cé­dé à l’interpellation de dix-neuf per­sonnes, dont deux à Anvers, pour déten­tion et vente de stu­pé­fiants. De grosses quan­ti­tés de cocaïne et d’héroïne ont été sai­sies. Au domi­cile caro­lo du diri­geant pré­su­mé de l’organisation, on a trou­vé un riot gun à canon scié. À Anvers, un pis­to­let mitrailleur. Joli coup de filet qui ins­pire à l’inspecteur un haus­se­ment d’épaules. « OK, j’ai déman­te­lé une filière, mais d’autres vont prendre la place. » La Jetta file vers la Ville haute.

« À Charleroi, nous arrê­tons tous les deux jours un dea­ler de cocaïne ou d’héroïne, avec la par­ti­cu­la­ri­té que 95 % d’entre eux sont des clan­des­tins. » La plu­part viennent du Rif, région mon­ta­gneuse du Maroc. Depuis la Belgique, des orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles font miroi­ter aux « blé­dards » un bou­lot sur les mar­chés ou dans le bâti­ment. Transitant par le port anda­lou d’Algésiras, les gars finissent ven­deurs de came entre la rue Turenne et le bou­le­vard Janson. La voi­ture bana­li­sée accoste. « Regardez, ça, c’est des mecs qui dealent. » Cinq ou six jeunes sont plan­tés sur le trot­toir, mains vague­ment dans les poches. Il est 10h 30 ; la bou­tique va bien­tôt ouvrir. « La plu­part sont des mineurs car les mecs des orga­ni­sa­tions ont bien com­pris le fonc­tion­ne­ment du sys­tème pénal en Belgique. Si vous êtes majeur et que vous êtes pris avec des bou­lettes de came, vous allez direc­te­ment en pri­son. Si vous êtes mineur, vous pas­sez devant le juge de la jeu­nesse et comme les places en IPPJ sont limi­tées, il y a beau­coup de chances pour que vous soyez  remis en liberté. »

« Raconte pas des couillon­nades aux journalistes »

Le der­nier gamin que Vanderest a col­lé au sol avait 12 ans. « Raconte pas des couillon­nades aux jour­na­listes », lance le patron du bis­trot où l’inspecteur emmène boire le café. Rien à nous dire, mais quelque chose à nous mon­trer. Très remon­té, le cafe­tier s’est glis­sé sur la ban­quette et four­rage dans son télé­phone, à la recherche de la vidéo de sur­veillance tour­née, la veille, dans son autre éta­blis­se­ment de Marchienne-au-Pont. « Regarde, regarde. Je vais te mon­trer com­ment ils se com­portent, ces chiens. Tu vas mettre tes mains dans tes che­veux et tu vas dire : où est-ce qu’on est ici ? En Belgique ou dans le Bronx ? » Sur l’image un peu floue, une bande d’ados se dan­dine et lampe du whis­ky. Ils viennent de « prendre Marchienne ».

Les éphé­mères rois du monde auront pour un tour le mono­pole de la vente de poudre, avant d’être éjec­tés par une autre bande. Leur chiffre d’affaires jour­na­lier ? Mille euros cha­cun. Le chef de l’organisation leur en lais­se­ra un dixième. Largement assez pour se payer le loge­ment dans un « bac à schnik » — « repaire de bara­kis », sous-titre Vanderest. Véritable for­tune, dès l’instant où le cash tran­site via Western Union en direc­tion des mon­tagnes maro­caines, où cent euros équi­valent au reve­nu mensuel.

L’avertissement est don­né par la police en per­sonne : une femme avec du plomb dans la cer­velle ne des­cend pas à la gare de Marchienne-au-Pont après la tom­bée du jour. Se fier aux airs coquets du châ­teau de Cartier, où séjour­na enfant Marguerite Yourcenar, serait d’une naï­ve­té confon­dante. Se sen­tir ras­su­rée par les élé­gantes vil­las d’ingénieurs, un ana­chro­nisme cou­pable. Érigées en quelques points stra­té­giques pour sur­veiller les corons, ces bâtisses ne sont que les ves­tiges du temps où Marchienne sus­ci­tait l’appétit des capi­taines d’industrie. Au début du XXe siècle, 500 000 Flamands pauvres immigrent le long du sillon indus­triel wal­lon pour cher­cher un emploi.

En 1910, ils repré­sentent quelque 6 % de la popu­la­tion de Charleroi et jusqu’à 15 % dans les com­munes de Marchienne-au-Pont ou Montignies-sur-Sambre. Voilà pour­quoi, ici, cer­tains bourg­mestres déchus s’appellent Van Cauwenberghe et Van Gompel. Par le canal et la voie fer­rée, Marchienne et ses alen­tours irriguent alors le pays de char­bon. Les pro­duc­tions sidé­rur­giques, métal­lur­giques et ver­rières se mul­ti­plient dans ce sillage. La Belgique devient la deuxième nation la plus riche du monde. La pareille ne sera pas ren­due. La com­mune, fusion­née avec Charleroi depuis 1977, donne l’impression de vivre sur les reliefs pour­ris­sants du festin.

Coquilles d’usines déca­ties, devan­tures pous­sié­reuses d’associations floues, snacks turcs où se terrent les patrons du tra­fic de drogue, tan­dis que leurs boys planquent la came der­rière les boîtes aux lettres. Au feu rouge, un toxi­co­mane attend sa dose. D’autres s’agitent, à la recherche des cinq ou dix euros man­quants. Il fau­dra peut-être bri­ser une autre vitre, pour racler le vide-poche d’une voi­ture déglin­guée. Dans d’autres bagnoles, des filles accros font à ce même tarif des fel­la­tions de la der­nière chance.

Promenade flu­viale le long de la sky­line de Charleroi.

À l’étage de l’hôtel de ville, on pré­fère par­ler d’amour. « Parfois, ce sont les his­toires d’amour impro­bables qui se révèlent les plus durables. On se dit que ces deux-là, ça ne mar­che­ra jamais… et fina­le­ment… La Belgique, c’est un peu comme ça », médite le bourg­mestre Paul Magnette, vêtu de noir dans son élé­gant bureau art déco. L’axe ABC ins­pire le socia­liste ; l’axe ABC est socia­liste. « Le mou­ve­ment ouvrier belge naît à Bruxelles autour des typo­graphes dans les années 1830 et s’organise ensuite autour des figures mythiques du sidé­rur­giste, du mineur et du docker.

Tout en étant assez dif­fé­rents, les bas­sins de Charleroi, Bruxelles et Anvers prennent assez vite conscience de leur com­plé­men­ta­ri­té. Ils forment une sorte de colonne ver­té­brale dans la lutte pour les grandes conquêtes sociales. Liège et Gand, qui sont les deux autres grandes villes du pays, sont un peu à part, avec une his­toire plus sin­gu­lière, bien à elles. » Jusqu’à une époque récente, l’axe ABC appa­raî­tra comme struc­tu­rant sur le plan économique.

En 1991, un pro­to­cole d’accord est conclu sous ce sigle entre trois socia­listes : Bob Cools, bourg­mestre d’Anvers, Charles Picqué, ministre-pré­sident bruxel­lois, et Jean-Claude Van Cauwenberghe, bourg­mestre de Charleroi. Il devait assu­rer le rayon­ne­ment conjoint d’Anvers, de Bruxelles et de Charleroi au-delà des fron­tières. Cependant les étapes suc­ces­sives de la régio­na­li­sa­tion, tout comme la ten­dance à la métro­po­li­sa­tion des trois villes, relé­guèrent peu à peu l’accord de coopé­ra­tion aux oubliettes. La sta­bi­li­té des pôles rouges devait per­du­rer davantage.

L’axe ABC, comme on appelle dans le sec­teur des voies navi­gables cette ver­ti­cale presque par­faite, est un pur pro­duit de la Belgique. Une cica­trice originelle.

De 1932 à 2012, Anvers n’aura pas d’autre cou­leur offi­cielle. Mais la Scheldestad (ville sur l’Escaut) est aus­si le ber­ceau du natio­na­lisme fla­mand. L’Anversois Hugo Schiltz fut la figure tuté­laire de la Volksunie avant l’explosion du mou­ve­ment natio­na­liste en plu­sieurs fac­tions, dont le Vlaams Blok, deve­nu depuis Vlaams Belang. Ce par­ti réa­lise une pre­mière per­cée d’ampleur aux élec­tions de 1991, un choc res­té dans les mémoires sous le nom de « dimanche noir ». Pendant long­temps, à Anvers, un élec­teur sur trois a por­té sa voix à l’extrême droite.

« À par­tir du moment où le lea­der Filip Dewinter a mis l’immigration au cœur du pro­gramme — et non l’agenda natio­na­liste et sépa­ra­tiste —, le par­ti a vrai­ment décol­lé », ana­lyse Dave Sinardet, poli­to­logue anver­sois qui enseigne dans deux uni­ver­si­tés bruxel­loises, la VUB et Saint-Louis. Et de sou­li­gner que, dans les années 1990, le Vlaams Blok séduit para­doxa­le­ment les plus roya­listes et bel­gi­cains des électeurs.

Mais rafle aus­si une part de l’électorat ancien­ne­ment socia­liste : ouvrier, vic­time de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion, outré par les petits arran­ge­ments du pou­voir. En 2003, l’affaire des cartes Visa — accu­sant des man­da­taires SP.A de dépenses indues sur le compte du contri­buable — pro­voque à Anvers la démis­sion de tout le col­lège éche­vi­nal et le départ de la bourg­mestre socia­liste Leona Detiège, dans une atmo­sphère de têtes baissées.

En 2006, récol­tant les fruits de ce lièvre par lui déter­ré, Filip Dewinter manque de peu le pou­voir maïo­ral face au socia­liste Patrick Janssens. Seuls Bart De Wever et la N‑VA — micro par­ti né en 2003 et deve­nu en quelques années hégé­mo­nique — par­vien­dront à mettre fin, en 2012, à quatre-vingts années de domi­na­tion socia­liste. À Charleroi, l’électorat tra­di­tion­nel­le­ment socia­liste l’est res­té. La détresse post­in­dus­trielle est pour­tant simi­laire et pal­pable. Les « affaires » pas moins graves que celle des cartes Visa.

Domino de scan­dales poli­ti­co-judi­ciaires, « La Carolo » faillit avoir rai­son du PS dans les années 2005 – 2007. Mais Paul Magnette, lan­cé sur la piste poli­tique par Elio Di Rupo comme une der­nière carte à jouer, est par­ve­nu à main­te­nir les socia­listes en place. Et même à deve­nir l’homme de la situa­tion. S’il est aujourd’hui talon­né, c’est par le PTB. Emmené par Sofie Merckx, géné­ra­liste à la mai­son médi­cale de Marcinelle, le par­ti mar­xiste a obte­nu à Charleroi plus de 15 % des voix aux der­nières élec­tions communales.

Le PTB dans l’axe ABC

Fille de Kris Merckx, l’un des pères fon­da­teurs du PTB, éga­le­ment méde­cin, Sofie Merckx a gran­di à Anvers. Rien d’étonnant lorsqu’on sait que l’actuel pré­sident du seul par­ti belge encore diri­gé par un état major uni­taire et bilingue, Peter Mertens, est éga­le­ment anver­sois. Bref, le PTB suit lui aus­si l’axe ABC : fon­dé en Flandre, des­cen­du à Bruxelles avant d’aller, iro­nise Paul Magnette, « évan­gé­li­ser les Wallons ». « Même si une par­tie de son élec­to­rat est en train de pas­ser au PTB, le PS wal­lon est une excep­tion euro­péenne car il est par­ve­nu à gar­der assez lar­ge­ment son élec­to­rat, estime Dave Sinardet. La Wallonie est l’une des seules régions en Europe où il n’y pas de droite radi­cale, même si les études montrent qu’il y a un mar­ché élec­to­ral du côté fran­co­phone pour un par­ti de ce type, qui se foca­lise sur les ques­tions d’immigration, de sécu­ri­té, d’islam. Contrairement à ce qu’on croit, il n’y a pas beau­coup de dif­fé­rences entre l’opinion publique fla­mande et fran­co­phone. La dif­fé­rence se joue au niveau de l’offre électorale. »

Pour Paul Magnette, Patrick Janssens, bourg­mestre socia­liste d’Anvers de 2003 à 2012, fait figure de men­tor. Janssens, ancien publi­ci­taire, était d’ailleurs un des membres du jury qui a déci­dé du nou­veau logo de la ville en 2015 : un C noir sur­mon­té de trois tri­angles évo­quant les ter­rils, qui rap­pelle le logo anver­sois conçu sous sa gou­verne — un A majus­cule cer­né de six traits oran­gés. Bart De Wever, qui l’a conser­vé, a tou­te­fois pris soin d’effacer dès sa prise de fonc­tion en 2012 la devise asso­ciée : « ‘t Stad is van iede­reen » (« La ville est à chacun »).

Pour le natio­na­liste, chantre de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, qui aime rap­pe­ler que les droits ne vont pas sans les devoirs, le slo­gan devait son­ner comme un appel à l’incivilité. Au mieux, comme un man­tra un peu niais. À l’instar de Paul Magnette, le bouw­mees­ter Georgios Maillis arbore une élé­gance décon­trac­tée. Taille pareille­ment haute, tenue iden­ti­que­ment sombre et sobre, en accord avec le dress code clas­sieux qu’il a vou­lu pour Charleroi.

Du centre cultu­rel Eden à la bras­se­rie du Quai 10, la nou­velle « iden­ti­té visuelle » de la ville se construit en noir et blanc. Charleroi est la seule ville wal­lonne à s’être dotée, comme Bruxelles et d’Anvers, d’un « maître-archi­tecte », tra­duc­tion peu appro­priée, pré­cise Maillis, puisque sa mis­sion ne se réduit pas au bâti, mais consiste à éla­bo­rer un « récit urbain » qui se résu­me­rait comme suit : « la ville la plus moche du monde se relève » — com­pli­ment impri­mé pour la pre­mière fois en 2008 dans le quo­ti­dien néer­lan­dais De Volkskrant.

La croyance peut être en une quel­conque méca­nique des pro­fon­deurs, qui veut qu’il faille tou­cher le fond pour remon­ter. Rive Gauche, le mall qui domine désor­mais la place Verte, est issu de cette logique. Il a fal­lu, pour construire ce temple consu­mé­riste, expro­prier, abattre, raser, éven­trer la Ville basse. Aux com­mandes de ce pro­jet ? Le pro­mo­teur Shalom Engelstein, fils d’une famille de dia­man­taires, et son com­parse Eric De Vocht (Iret Development), 138e for­tune de Belgique, connu pour avoir por­té de grands pro­jets urbains à Anvers et à Bruxelles. Des petits com­merces alen­tour, il ne reste rien ou presque. La rue de la Montagne, qui per­met de ral­lier la Ville haute, n’est plus qu’une suc­ces­sion déso­lée de vitrines vides. Des scan­dales de dum­ping social ont par­fait l’ironie de la situa­tion : le renou­veau du ber­ceau pro­lé­ta­rien par une lita­nie de Zara, H&M et Primark, sous la hou­lette de deux riches Anversois.

Pour le meilleur et pour le pire, les liens entre Anvers et Charleroi semblent pro­fon­dé­ment enra­ci­nés. Bart De Wever et Paul Magnette sont eux-mêmes des reflets inver­sés l’un de l’autre. Même âge, même pro­fil d’intellectuel, même ascen­sion poli­tique ful­gu­rante, même aura à l’échelle de leur par­ti comme de leur ville — mais des idées radi­ca­le­ment dif­fé­rentes et peut-être inconciliables.

Comme le seront le PS et la N‑VA aux len­de­mains des élec­tions du 26 mai ? Tête de liste à la Chambre en pro­vince d’Anvers, Jan Jambon a décla­ré que le confé­dé­ra­lisme était à pré­sent à por­tée de main et que pour atteindre ce but, la N‑VA était prête à « dia­lo­guer ». Au vu des der­niers son­dages, qui laissent à pen­ser que le pays res­te­ra pola­ri­sé entre un PS domi­nant en Wallonie et une N‑VA qui donne le la en Flandre, on ne peut exclure le scé­na­rio d’une nou­velle crise inter­mi­nable, comme celle qui lais­sa la Belgique sans gou­ver­ne­ment pen­dant 541 jours en 2010 – 2011. Mais les temps ont chan­gé, assure Paul Magnette.

« Bien sûr, le Vlaams Belang est tou­jours pour la fin de la Belgique et l’article 1 des sta­tuts de la N‑VA vise tou­jours la sépa­ra­tion de la Belgique, mais les enjeux com­mu­nau­taires ne donnent plus le ton de la cam­pagne 2019 qui tourne autour de la ques­tion sociale et de l’enjeu du cli­mat, en tout cas du côté fran­co­phone, mais c’est assez net­te­ment le cas en Flandre aus­si. Le débat sur la loi cli­mat a eu la même réso­nance au nord et au sud, ce qui montre qu’il y a bien une opi­nion publique belge. » Le moment « tra­gique » serait donc der­rière nous — ou devant, mais loin devant.

« La Belgique a tou­jours connu alter­na­ti­ve­ment des pics com­mu­nau­taires et des pics de la ques­tion sociale, com­mente le bourg­mestre caro­lo. Là, nous ne sommes clai­re­ment pas dans un pic com­mu­nau­taire. Je suis arri­vé en 2007 et j’ai pas­sé les sept pre­mières années de ma vie poli­tique dans ce cli­mat de fin du monde, avec les dra­peaux belges aux fenêtres et une ques­tion natio­nale domi­nante. Puis, il y a eu la sixième réforme de l’État qui a eu un ter­rible effet d’apaisement. Aujourd’hui, plus per­sonne ne parle de la fin de la Belgique. »

Jocelyne, mère de famille sexa­gé­naire ayant tout vu et tout vécu du tra­gique de l’existence, pré­fère par­ler de l’agonie de Charleroi. Sa mai­son est à deux pas du vaste cime­tière de Roux, que longe un buco­lique coupe-gorge. Avec la phar­ma­cie, c’est le seul « ser­vice à la popu­la­tion » qui sub­siste dans cette ancienne com­mune pha­go­cy­tée par Charleroi en 1977. Le dis­tri­bu­teur de billets le plus proche est à qua­rante minutes de marche. Les com­merces ont tous fermé.

Il reste bien un café, le Pullman, en sur­sis grâce aux rares ran­don­neurs de la Boucle noire, exten­sion du GR 412 tra­cée par un couple de Carolos, rockeurs alter­na­tifs recon­ver­tis en poseurs de balises sur ter­rils. Le voi­sin de Jocelyne, ancien de Caterpillar, acquiesce : si c’était à refaire, on ne le refe­rait pas. Si c’était à refaire, on n’achèterait pas une mai­son dans ce trou, où les triples vitrages ne consolent pas d’être pri­vé d’apéros dans le jar­din, assour­di de vols low cost. « Évidemment, l’aéroport, on ne peut pas être contre : il n’y a plus que ça, rigole Jocelyne. On nous a tout pris. Il n’y en a que pour Charleroi. »

Charleroi centre et ses artistes venus de Saint-Gilles, ses bobos sym­pa­thiques contre les­quels Jocelyne n’a rien, mais qui ne vont pas non plus sau­ver le monde. « La culture, c’est bien, mais ça se fait aus­si en soi­rée et on n’ose pas aller à Charleroi après cinq heures du soir. C’est trop dan­ge­reux. » Jocelyne n’en veut même pas à Magnette qui « n’y arri­ve­ra pas, car il fau­dra des décen­nies pour rat­tra­per les choses ». Les enfants qui cherchent à se tirer ? Ils ont mille fois rai­son. De jeunes ménages bruxel­lois se char­ge­ront d’acheter leurs mai­sons pour une bou­chée de pain.

Le canal de Bruxelles sera tou­jours sale, tou­jours brun. Il faut l’aimer
comme ça. – Benoît Hellings (Ecolo)

Quarante-neuf vir­gule neuf kilo­mètres séparent Bruxelles de Charleroi. Une baga­telle qui laisse pen­ser à cer­tains que le salut de Charleroi serait de s’ériger une bonne fois pour toutes en ban­lieue bruxel­loise. À la gare de Charleroi-Sud, on peut mon­ter toutes les demi-heures dans l’IC qui passe par Bruxelles et ral­lie Anvers, sui­vant l’axe nord-sud.

« Charleroi-Anvers, ce n’est pas la ligne la plus chouette car elle est très fré­quen­tée et on est sou­vent sub­mer­gé de bou­lot, explique Romain, accom­pa­gna­teur de train. Mais il n’y pas de pro­blèmes par­ti­cu­liers, sauf par­fois entre Charleroi et Marchienne, à cause du tra­fic de drogues. » La plu­part des pas­sa­gers ne feront tout au plus que la moi­tié du che­min. Ceux qui poussent jusqu’à Anvers sont prin­ci­pa­le­ment des tou­ristes venus de l’aéroport, par­fois les petits tra­fi­quants pis­tés par la bri­gade des stups qui, avec un titre de trans­port valable, ont peu de risques de voir leur iden­ti­té contrô­lée — bien moins que sur la route. À plu­sieurs reprises, la N‑VA a évo­qué son ambi­tion de scin­der cette ligne, notam­ment pour évi­ter les réper­cus­sions en région fla­mande des grèves wal­lonnes. L’aberration logis­tique que cela sup­po­se­rait — avec un demi-tour des trains à Bruxelles — n’enlève rien au sym­bole : qui veut mettre fin à la Belgique devra d’abord atta­quer l’axe ABC.

Dans les cou­loirs de l’hôtel de ville de Bruxelles, à l’abri des rumeurs de la Grand-Place, l’écologiste Benoît Hellings, éche­vin du Climat et des Sports, com­mente avec verve les pein­tures qui ornent les murs. La Senne et le canal y appa­raissent de manière récur­rente, rap­pe­lant que la capi­tale s’est aus­si construite autour de l’eau. Ancien pré­sident du port de Bruxelles, Benoît Hellings se défi­nit comme un « amou­reux du canal ».

Bruxellois de cœur depuis de nom­breuses années, l’homme, né en 1978, a gran­di à Huy, face aux trois réac­teurs nucléaires de Tihange. Il fait par­tie de ces figures ayant pré­si­dé au renou­veau des verts, aux côtés de per­son­na­li­tés comme Zakia Khattabi, copré­si­dente d’Ecolo. Si l’on en croit les der­niers son­dages, le par­ti, por­té par les marches pour le cli­mat, devrait s’imposer à Bruxelles avec quelque 21,5 % des suf­frages, ce qui pour­rait en faire le pivot des futures coa­li­tions. « Le canal reliait déjà la capi­tale à Anvers depuis le XVIe siècle, mais il n’a été éten­du vers Charleroi qu’au XIXe, com­mente l’écologiste devant un tableau repré­sen­tant l’écluse de Willebroek. À par­tir de ce moment, Bruxelles devient un vrai port de mer. C’est encore aujourd’hui le port de mer le plus enfon­cé dans les terres du monde. »

Jusqu’à Neder Over Heembeek, on peut voir voguer d’imposants bateaux venus du large qui se déles­te­ront au ter­mi­nal à contai­ners. De l’autre côté de la route, domi­nant le tram, le domaine royal de Laeken laisse débor­der une ver­dure incon­grue. La vue d’ensemble est d’autant plus curieuse que l’avant-port accueille le BRYC (Bruxelles Royal Yacht Club) et son res­tau­rant sélect — nappes blanches et boi­se­ries — don­nant sur le « port de plai­sance », coin­cé entre l’incinérateur de Bruxelles-Énergie et une sta­tion Esso. Vers trois heures de l’après-midi, un jour de semaine, on voit pas­ser sur ces berges des mes­sieurs en voi­ture de col­lec­tion et des ado­les­cents à l’arrogance sécu­laire. La ver­ti­cale noire prend ici des reflets bleu marine et se par­court à mocas­sins. En direc­tion du centre, le canal se rétré­cit fran­che­ment. Tour & Taxis se reflète. Sur la rive d’en face, des ouvriers s’activent sur l’un des nom­breux chan­tiers de construction.

« L’aristocratie, elle, a tou­jours occu­pé le haut de la ville »

Au fur et à mesure que les abords du canal se gen­tri­fient, cer­tains rive­rains rêve­raient que ses eaux opaques gagnent en trans­pa­rence, mais l’échevin Ecolo est d’avis qu’« il faut l’aimer comme ça » : « Le canal accueille la sur­verse des égouts. Il sera tou­jours sale, tou­jours brun. » Il ne fau­drait pas davan­tage qu’on le coupe de son iden­ti­té popu­laire, labo­rieuse. « La main‑d’œuvre a tou­jours été là, dans le bas de la ville, de même que les usines éri­gées sur les anciennes zones maraî­chères de Molenbeek et d’Anderlecht. L’aristocratie, elle, a tou­jours occu­pé le haut de la ville : c’est le lieu du pou­voir, des ins­ti­tu­tions. C’est une répar­ti­tion qui est ancrée his­to­ri­que­ment et qui ne chan­ge­ra pas. »

Qui veut le mélange des genres n’a qu’à prendre la tan­gente au niveau de la tour UP-site, en direc­tion du quar­tier Nord. Dans un décor de gratte-ciels miroi­tants, c’est le chas­sé-croi­sé impro­bable des navet­teurs tra­vaillant pour l’administration fla­mande toute proche et des migrants du parc Maximilien, autour d’une gare ados­sée à la rue d’Aerschot, haut lieu de pros­ti­tu­tion au néon rouge et de tra­fics en tout genre.

« Bruxelles est une ville inco­hé­rente, une ville laby­rinthe », com­mente le jour­na­liste et écri­vain Pascal Verbeken, qui vient de publier Brutopia (non tra­duit en fran­çais), une odys­sée médi­ta­tive dans les méandres de l’histoire bruxel­loise jusqu’à ses impasses contem­po­raines. « On peut être dans un joli square du XIXe siècle, tour­ner au coin de la rue et se retrou­ver à Saint-Josse, la com­mune la plus pauvre de Bruxelles. »

Philippe Van Parijs, phi­lo­sophe de l’UCLouvain, a gran­di à Molenbeek. Là même où Sharia4Belgium, mou­ve­ment sala­fiste né en 2010 à Anvers, a éten­du sa zone d’influence dans la capi­tale, sous la hou­lette de Fouad Belkacem, condam­né en jan­vier 2016 à douze ans de pri­son et déchu de sa natio­na­li­té belge en octobre 2018. Épinglé depuis les atten­tats de Paris comme la base arrière du ter­ro­risme isla­miste, Molenbeek semble depuis cou­pé de son his­toire, réduit à son rôle de triste sym­bole. Mais s’il songe aux rues de son enfance, Philippe Van Parijs peut encore sen­tir les vapeurs âcres de la fabrique de cho­co­lat Godiva, les entê­tantes odeurs de bière et les effluves écœu­rantes de la tan­ne­rie — com­po­si­tion olfac­tive nuan­cée au gré des vents contraires souf­flant sur « la petite Manchester », comme on sur­nom­mait ce quartier.

« J’ai une ten­dresse spon­ta­née pour les Marocains, qui ont rem­pla­cé les Flamands pauvres venus autre­fois cher­cher du tra­vail en bord de canal. » L’universitaire, qui vit aujourd’hui rue de Pavie, dans le quar­tier euro­péen, aime à don­ner ses ren­dez-vous à mi-che­min de son lieu d’origine et de son lieu d’élection. Ce sera un café du bou­le­vard Anspach, dont la pié­ton­ni­sa­tion réjouit celui qui fut l’initiateur de « Picnic the streets », apé­ri­tifs impromp­tus visant à contrer l’omniprésence de la « bagnole » en ville. « La pié­ton­ni­sa­tion, ce n’est pas seule­ment une ques­tion de mobi­li­té, pré­cise-t-il. Les gens ne se ren­contrent pas sur un par­king : pour que les Molenbeekois et les euro­people puissent se croi­ser, il fal­lait une place publique. »

Car le canal, qui avait jadis per­mis l’essor éco­no­mique de Molenbeek, est deve­nu une fron­tière de plus en plus infran­chis­sable. Le géo­graphe de la KU Leuven Chris Kesteloot parle d’une « guerre lar­vée » entre les euro­crates de la rive droite et les Marocains de la rive gauche. « Au fur et à mesure que les euro­crates enva­hissent la rive droite où se trouvent les ins­ti­tu­tions, les uni­ver­si­tés et les trois plus anciennes écoles euro­péennes, les prix de l’immobilier aug­mentent, com­mente Van Parijs. Cela pousse les Marocains qui s’y trouvent à revendre leur mai­son avec un gros pro­fit pour aller s’installer ailleurs, entraî­nant la for­ma­tion d’une sorte de ghet­to euro­péen dans le sud-est de Bruxelles. »

Encore quelques euro­crates de plus le long du canal et ce camion se trans­for­me­ra en food-truck bio.

Bruxelles est avec Dubaï la ville la plus cos­mo­po­lite au monde. Six rési­dents sur dix n’y sont pas nés. Les der­nières don­nées confirment le phé­no­mène de ségré­ga­tion urbaine entre les rési­dents euro­péens, ceux ori­gi­naires d’Afrique du Nord et ceux ori­gi­naires de Turquie, ces der­niers étant concen­trés à Saint-Josse et à Schaerbeek. Philippe Van Parijs reprend : « Bruxelles compte 1,2 mil­lion d’habitants. Mais depuis 2000, 1,2 mil­lion de per­sonnes sont aus­si arri­vées à Bruxelles et 1,1 mil­lion en sont par­ties ! Cela veut dire qu’il existe une flui­di­té maxi­male de la popu­la­tion. Cette flui­di­té signi­fie aus­si que Bruxelles, c’est de moins en moins la Belgique, mais que la Flandre et la Wallonie se res­semblent quant à elles de plus en plus : en par­ti­cu­lier, Anvers res­semble de plus en plus à Charleroi. Il y a cin­quante ans, il y avait beau­coup plus d’étrangers et de Belges d’origine étran­gère en Wallonie qu’en Flandre. La Flandre a aujourd’hui rat­tra­pé ce retard car elle est beau­coup plus pros­père que la Wallonie et attire plus d’immigrants. Désormais, dans les écoles anver­soises, une majo­ri­té d’enfants n’ont aucune racine belge. »

Nicolas Brookes, tren­te­naire fran­co-anglais, tra­vaille pour la Conférence des régions péri­phé­riques mari­times, une des nom­breuses orga­ni­sa­tions éta­blies dans le quar­tier euro­péen. Avec le Brexit, les élec­tions euro­péennes du 26 mai sont au cœur de ses pré­oc­cu­pa­tions. Quoiqu’installé à Tervueren depuis 2007, il igno­rait pour­tant qu’elles coïn­ci­daient avec les élec­tions fédé­rales et régio­nales belges.

« J’ai un peu honte », confesse-t-il, ins­tal­lé à une ter­rasse du rond-point Schuman, une fois de plus fer­mé à la cir­cu­la­tion. Sûr qu’il n’est pour­tant pas un cas iso­lé. Le quar­tier euro­péen est une île, dont les confins sont les bars de la place Jourdan et de la place du Luxembourg. Parmi ses col­lègues, c’est bien simple, Nicolas Brookes ne compte aucun Belge. Sa femme est polo­naise ; leurs enfants vont à l’école euro­péenne. Il doit à sa pas­sion du cyclisme les quelques Belges dont il a fait la connais­sance. « On fait l’erreur de res­ter entre nous. Beaucoup de tra­vailleurs des ins­ti­tu­tions euro­péennes vivent dans des villes dor­toirs du Brabant wal­lon et ne connaissent même pas Bruxelles. » Anvers ? Il y est déjà pas­sé, mais bien moins sou­vent qu’à Louvain ou à Gand. Charleroi ? Il n’y a jamais mis les pieds et a ouï dire, comme cha­cun, sa mau­vaise réputation.

Le canal a rejoint Anvers, qui s’étend au bord de la rive droite de l’Escaut. Dans le Stadspark, à quelques minutes de la gare, des ados font du skate à côté de la plaine de jeux, où des mères en longs man­teaux sombres sur­veillent une kyrielle d’enfants : fillettes aux allures de pou­pées de cire, petits gar­çons por­tant la kip­pa. À deux pas, des familles indiennes — avec les­quelles les juifs d’Anvers se par­tagent désor­mais le mar­ché du dia­mant — pro­fitent, elles aus­si, d’une fin de jour­née par­ti­cu­liè­re­ment douce. Dans un entre­tien accor­dé en mars 2018 au jour­nal De Zondag, Bart De Wever affir­mait, selon les franches géné­ra­li­sa­tions qui lui sont cou­tu­mières : « Les juifs ortho­doxes attachent, comme les musul­mans, beau­coup d’importance aux signes exté­rieurs de la foi. Mais ils en acceptent les consé­quences. Je n’ai encore jamais vu de juif ortho­doxe tra­vaillant dans une admi­nis­tra­tion. Ils évitent les conflits. C’est la dif­fé­rence. Les musul­mans reven­diquent une place dans l’espace public, dans l’enseignement, avec leurs signes de croyance exté­rieurs. C’est ce qui crée des tensions. »

Le bourg­mestre d’Anvers a tou­jours pris soin de res­ter en bons termes avec la com­mu­nau­té juive, en dépit des débats sur les signes reli­gieux osten­ta­toires, très vivace à Anvers. « En 2006, le SP.A a intro­duit l’interdiction du port du voile dans la fonc­tion publique, ce qui a cau­sé une rup­ture avec la com­mu­nau­té musul­mane. C’est pour ça qu’une par­tie de cet élec­to­rat a com­men­cé à voter PTB », ana­lyse le poli­to­logue Dave Sinardet. Dans le dis­trict de Borgerhout, où réside une grande par­tie de cette com­mu­nau­té, le PTB a recueilli 15,9% des voix aux élec­tions com­mu­nales (8,7 % sur l’ensemble de la ville d’Anvers). Rédacteur en chef du maga­zine Joods Actueel, Michael Freilich occu­pe­ra la cin­quième place de la liste N‑VA anver­soise à la Chambre. Lors d’une confé­rence de presse, il a rap­pe­lé ses prio­ri­tés : migra­tion contrô­lée sur le modèle cana­dien, confé­dé­ra­lisme et lutte ren­for­cée contre la menace ter­ro­riste, « car ce n’est pas nor­mal que des sol­dats soient tou­jours néces­saires devant nos écoles ».

Des communautés séparées

Freilich a même osé un paral­lèle entre la réa­li­té de la com­mu­nau­té juive en Belgique et la théo­rie des deux démo­cra­ties de Bart De Wever : « Si l’on regarde com­ment fonc­tionne le pays actuel­le­ment, on voit deux com­mu­nau­tés évo­luant tout à fait sépa­rées l’une de l’autre. Comme les com­mu­nau­tés juives de Bruxelles ou Anvers qui n’ont pra­ti­que­ment aucun contact entre elles. » Yasmine Kherbache a fixé ren­dez-vous sur la place De Coninck, jadis infré­quen­table. Cette socia­liste, qui fut la cheffe de cabi­net néer­lan­do­phone d’Elio Di Rupo lorsqu’il était Premier ministre, est aujourd’hui tête de liste SP.A à la Chambre. Mains dans les poches, snea­kers aux pieds, elle dégage une impres­sion de calme un peu mélancolique.

« Mon père était algé­rien. Il a fait l’école navale d’Anvers. Dans les années 1960, il a beau­coup fré­quen­té cette place qui était rem­plie de bars, où Nina Simone est venue jouer. Au début des années 2000, elle est deve­nue l’épicentre des pro­blèmes de drogue et de pros­ti­tu­tion, jusqu’à ce que la ville décide d’y ins­tal­ler la biblio­thèque publique, sur le site d’un ancien garage. » En 2010, Yasmine Kherbache a ache­té une mai­son avec son mari sur la place De Coninck. Au rezde chaus­sée, ils ont ouvert le Beautiful Planet, un café popu­laire où des mili­tants du PTB boivent des coups avec des dockers votant Filip Dewinter.

Ne pas faire demi-tour face aux idées qui fâchent et refâchent, Kherbache connaît. Après les élec­tions com­mu­nales de 2018, la meneuse des socia­listes anver­sois a conclu un accord de majo­ri­té bap­ti­sé « De Grote Verbinding » (la Grande Convergence), avec la N‑VA et l’Open VLD — coa­li­tion dite bour­gui­gnonne — s’attirant de vives cri­tiques dans son propre camp. « Anvers n’est pas un cas iso­lé, sou­ligne-t-elle. En Flandre, les pro­gres­sistes ont conclu un accord avec la N‑VA dans quatre-vingts com­munes. Dans une démo­cra­tie, la situa­tion est telle que dési­gnée par les élec­teurs : on n’a pas le luxe de ne pas se mettre autour de la table. »

Mettant en avant les garan­ties obte­nues, notam­ment en matière de lutte contre la pau­vre­té ou d’objectivation de la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche, elle ajoute : « Ce n’est pas parce qu’on a un accord que De Wever est deve­nu “plus de gauche” ou plus pro­gres­siste. Mais on l’a for­cé à faire des choix pro­gres­sistes. » La ques­tion qui demeure est par ailleurs la sui­vante : un accord entre socia­listes et natio­na­listes est-il trans­po­sable à l’échelon régio­nal et fédé­ral, où les enjeux sont d’une tout autre nature ? « Anvers a tou­jours été un labo­ra­toire gran­deur nature pour le pays, rap­pelle Dave Sinardet. De nou­velles ten­dances poli­tiques y ont sou­vent vu le jour avant de se géné­ra­li­ser ailleurs. En 1921, Anvers accueillait par exemple la pre­mière coa­li­tion entre socia­listes et chré­tiens-démo­crates, ce qu’on a appe­lé le “mariage mys­tique” et qui est deve­nu la coa­li­tion stan­dard après la Seconde Guerre mondiale.

De même, la coa­li­tion sué­doise est plu­tôt ce que j’appelle la coa­li­tion anver­soise puisqu’elle a d’abord été pré­sente à Anvers avant de se tra­duire aux niveaux fla­mand et fédé­ral. C’est pour­quoi je pense que la coa­li­tion bour­gui­gnonne, nou­velle et peu évi­dente, sera sans doute tra­duite au moins au niveau régio­nal fla­mand. Au niveau fédé­ral, c’est plus com­pli­qué, car il fau­drait déjà par­ve­nir à une alliance entre le PS et la N‑VA. Mais Yasmine Kerbache, qui a aus­si bien des contacts avec Bart De Wever qu’avec Elio Di Rupo, serait bien pla­cée pour le faire. » Prudente, la can­di­date socia­liste se contente de sou­li­gner qu’elle fait clai­re­ment la dis­tinc­tion entre un accord au niveau com­mu­nal et fédé­ral : « Je la fais car mon idéal, c’est quand même un axe pro­gres­siste plus fort. »

À la N‑VA, on rêve aus­si. Et le rêve est puis­sant, à en croire les espaces publi­ci­taires que les natio­na­listes se sont offerts dans les grands titres de la presse fla­mande. Aux côtés d’un Bart De Wever à l’avant-plan, on y voit mar­cher la dépu­tée euro­péenne Anneleen Van Bossuyt, l’ex-secrétaire d’État Zuhal Demir, Theo Francken — homme poli­tique le plus popu­laire de Flandre après Bart De Wever — et Jan Jambon, can­di­dat Premier ministre, dans une com­po­si­tion maî­tri­sant tous les codes de la start-up inno­vante : expres­sions réjouies, poses dyna­miques, clas­si­cisme ves­ti­men­taire tout en décon­trac­tion. Francken a une main en poche et rajuste sa cra­vate de l’autre ; Jambon a l’air de fran­che­ment s’amuser ; Van Bossuyt porte d’élégants escar­pins rouges et sou­rit vers Demir qui avance en bot­tillons poin­tus — regard com­plice à la camé­ra. Casting par­fait pour une série qui se pro­met plu­sieurs saisons.

Autour des bas­sins du port d’Anvers, la chair de la chair de la socié­té de consom­ma­tion. Et par­fois, au milieu d’une car­gai­son de bananes, quelques kilos de cocaïne.

Il est pos­sible d’arpenter long­temps Anvers sans fran­chir la fron­tière du deuxième plus grand port d’Europe, gigan­tesque ville dans la ville de 12 000 hec­tares — l’équivalent de 20 000 ter­rains de foot — qui accueille 1 000 entre­prises et génère quelque 143 000 emplois en Flandre, dont 60 000 sur le site, d’après les chiffres déli­vrés par l’autorité por­tuaire d’Anvers. Il est pos­sible d’y arri­ver sans jamais le trou­ver, car le gigan­tisme du lieu abo­lit les fron­tières entre l’eau et la terre, qui s’entrelacent autour de bas­sins et de quais où s’activent grues et machines. De leurs pinces géantes, celles-ci empilent façon Lego des contai­ners rai­nu­rés, alour­dis de fruits, vête­ments, meubles, chaus­sures, maté­riel électronique.

La chair de la chair de la socié­té de consom­ma­tion. Et par­fois, au milieu d’une car­gai­son de bananes, quelques kilos de cocaïne. En 2017, les ser­vices de police ont sai­si 41 tonnes de drogue dans le port d’Anvers, autre­ment dit l’essentiel des 45,9 tonnes sai­sies sur le ter­ri­toire belge. En quelques années, le tra­fic a connu une explo­sion phé­no­mé­nale : 4,7 tonnes avaient été sai­sies en 2013, soit presque dix fois moins. Alors, Bart De Wever a décla­ré sa « war on drugs ». Essentiellement répres­sive et pour l’instant en échec.

La colom­bienne, un cadeau divin.

En mars, quatre voi­tures ont été incen­diées aux alen­tours du parc Spoor Noord, amé­na­gé sur le site d’une ancienne gare de tri, à deux pas de l’entrée du port. Des inci­dents liés à des règle­ments de comptes dans le milieu des dea­lers qui n’ont ces­sé de se mul­ti­plier dans cette zone aux confins des dis­tricts de Borgerhout, Deurne et Merksem. En deux ans, on a recen­sé plus de soixante faits graves : enlè­ve­ments, explo­sions, incen­dies, jets de grenades.

À deux mois des élec­tions, Bart De Wever, mis à la une de la presse fla­mande, s’est retrou­vé sérieu­se­ment sous pres­sion. Manolo Tersago, res­pon­sable de la police judi­ciaire, et Ken Witpas, magis­trat en charge de la lutte contre la drogue, sont sor­tis de leur réserve pour accu­ser publi­que­ment le bourg­mestre anver­sois de mener une poli­tique inef­fi­cace, visant les petits dea­lers au détri­ment des « gros poissons ».

Bart De Wever s’est aus­si vu repro­cher de délais­ser la pré­ven­tion et de ne pas se sou­cier des consom­ma­teurs. Le pré­sident de la N‑VA en a pro­fi­té pour rap­pe­ler sur la VRT ce qu’il pen­sait des « yogis snif­feurs », ces « yup­pies éco­lo­gi­que­ment très conscients qui sniffent volon­tiers une ligne et n’éprouvent appa­rem­ment aucun pro­blème à entre­te­nir les réseaux cri­mi­nels ». Pour ten­ter d’enrayer le tra­fic au niveau du port, le bourg­mestre a mis en place le « Stroomplan » (plan du fleuve).

« De façon insi­dieuse, De Wever essaie d’établir des liens entre les dockers et la mafia de la drogue »

La sur­veillance ren­for­cée a ren­du l’accès aux quais plus dif­fi­cile. Les dockers sont désor­mais sur la sel­lette au cœur de leur propre ter­ri­toire. Deux d’entre eux ont été arrê­tés en avril, sus­pec­tés de col­la­bo­rer avec des gangs intro­dui­sant de la drogue en contre­bande. « De façon insi­dieuse, De Wever essaie d’établir des liens entre les dockers et la mafia de la drogue », déplore Ivan Heyligen. Ce docker anver­sois tra­vaille sur le ter­mi­nal ATS, qui emploie à lui seul 1 200 ouvriers. Conducteur d’un « élé­phant » — grue mobile sur laquelle viennent se gref­fer trois autres machines cir­cu­lantes —, il assure le char­ge­ment et le déchar­ge­ment de contai­ners. Il ne se ver­rait pas faire autre chose.

« Docker for life. » Charleroi n’a plus ses mineurs mais, à l’autre bout de l’axe ABC, les dockers tiennent encore. Ivan Heyligen milite désor­mais au PTB, dont il pense qu’il est le seul par­ti à pou­voir défendre la pro­fes­sion. « Il faut 60 000 voix pour faire élire Peter Mertens à la Chambre. Soixante mille Anversois avec un grand cœur et qui soient un peu rebelles. » Ces voix per­met­traient au pré­sident du PTB de rejoindre les élus com­mu­nistes wal­lons au par­le­ment fédé­ral et d’atténuer ce para­doxe qui veut que ce par­ti né en Flandre ne compte à ce jour que des dépu­tés francophones.

« Les condi­tions de tra­vail, la loi Major, la sécu­ri­té de l’emploi. »

L’objectif est à por­tée de main : les pro­jec­tions du poli­to­logue de l’ULB Pascal Delwit, réa­li­sées à par­tir des der­niers son­dages, portent à douze le nombre de sièges que pour­rait obte­nir le PTB le 26 mai, dont deux en pro­vince d’Anvers. Ce qui pré­oc­cupe les col­lègues d’Ivan Heyligen ? « Les condi­tions de tra­vail, la loi Major, la sécu­ri­té de l’emploi. » La loi Major, qui régit depuis 1974 le tra­vail por­tuaire en Belgique, est contes­tée depuis plu­sieurs années par la Commission euro­péenne, qui consi­dère que celle-ci cade­nasse les moda­li­tés d’embauche. Les dockers, eux, estiment qu’ils ont beau­coup à perdre. La méfiance d’une par­tie d’entre eux vis-à-vis de la concur­rence étran­gère s’en est trou­vée renforcée.

« Beaucoup d’ouvriers du port ignorent encore pour qui ils vote­ront le 26 mai, indique le docker. La plu­part hésitent entre le PTB et le Vlaams Belang. La ques­tion de l’immigration sera sans doute déter­mi­nante dans leur choix. Nous, on essaie de leur dire qu’une voix pour l’extrême droite, c’est une voix contre leur porte-mon­naie. » Et de racon­ter com­ment Fernand Huts, patron de Katoen Natie, petite entre­prise por­tuaire anver­soise deve­nue en deux décen­nies un géant mon­dial de la logis­tique, a finan­cé en 2015 une fête en grande pompe pour l’anniversaire de ‘t Pallieterke, un jour­nal proche du Vlaams Belang, où sont venus para­der Filip Dewinter et toutes les huiles du parti.

« Le Vlaams Belang fait croire qu’il est proche des petites gens, mais il est en réa­li­té com­plice d’un Huts qui prône depuis des années le déman­tè­le­ment de la loi Major. » À proxi­mi­té des récents lofts de luxe conçus à l’entrée du port, la nou­velle café­té­ria des dockers, le Schaft, res­semble désor­mais à n’importe quelle can­tine heal­thy. « L’ambiance est par­tie », déplore Ivan Heyligen. Fini la taverne de marins dans laquelle ces hommes à la sil­houette ath­lé­tique, en gilet orange, se retrou­vaient il y a quelques années encore dans le brou­ha­ha et la pro­mis­cui­té : leur QG a désor­mais des airs d’open space. « Ça change beau­coup de choses. Avant, les gens des syn­di­cats traî­naient ici : c’était leur manière d’être au cou­rant de ce qui se passait. »

Sans comp­ter que le kot, le han­gar qui per­met­tait aux dockers en quête de tra­vail de se regrou­per quatre fois par jour pour sol­li­ci­ter une embauche, a été rem­pla­cé il y a quelques années par sa ver­sion vir­tuelle. Les ouvriers por­tuaires qui tra­vaillent avec des contrats à la jour­née — envi­ron 20 à 25 % des huit mille dockers du port d’Anvers — doivent désor­mais se connec­ter à une pla­te­forme en ligne. Au Schaft, tout en man­geant le plat du jour, un chef d’équipe fait défi­ler sur sa tablette les pro­fils des ouvriers por­tuaires, façon Tinder. « Avec la dis­pa­ri­tion de ces lieux de ras­sem­ble­ment, les syn­di­cats ont dû chan­ger leurs méthodes. La FGTB a ache­té un mobile home et se déplace désor­mais aux quatre coins du port. »

Du pétrole et du plastique au point A

La croi­sière de deux heures trente à bord du Jan Plezier pro­met­tait une échap­pa­toire. Mais il n’a pas fal­lu plus de quelques minutes pour que l’excursion bon enfant prenne des allures de voyage lunaire. Au milieu de rares cris de mouettes, les éoliennes saturent un hori­zon sans fin. Une odeur d’essence monte au nez ; de petits nuages noir de noir rejoignent la voûte gris mat qui recouvre si sou­vent la Belgique tout entière. Le port d’Anvers est aus­si le plus grand com­plexe pétro­chi­mique inté­gré d’Europe ; les res­sources natu­relles y sont trans­for­mées en plas­tique et engrais de syn­thèse, en atten­dant que les marches pour le cli­mat passent par là.

Sur la car­casse rouille ou bleue de bateaux pétro­liers longs comme des barres d’immeubles, un aver­tis­se­ment s’affiche en lettres de plu­sieurs mètres de haut : no smo­king. L’axe ABC serait-il deve­nu explo­sif ? Anvers la natio­na­liste et Charleroi la socia­liste ont beau tenir leur rôle de fausses jumelles, les deux villes sont aujourd’hui tra­ver­sées par les mêmes ten­sions iden­ti­taires, le même sen­ti­ment d’abandon social, la même dif­fi­cul­té pour de nom­breux citoyens de se sen­tir à leur juste place, qu’ils soient nés ici ou ailleurs. Le cock­tail est par­fait pour les addic­tions, par­fait pour l’offre et la demande, par­fait pour un pas sup­plé­men­taire vers la gauche ou la droite. Au milieu, sous la vague verte, le nœud bruxel­lois condense la somme des anta­go­nismes, inextricables.

C’est ici, sur la rive droite du canal, dans les salons du Lambermont, quelque part entre la rue de la Loi et les sen­tiers du parc de Bruxelles qu’arpentent par­fois les déci­deurs et leurs conseillers, que se joue­ra au len­de­main du 26 mai la pos­sible conti­nui­té de la Belgique, ou l’inévitable marche vers sa dés­in­té­gra­tion. Car l’axe ABC est désor­mais une piste noire dans une nation qua­li­fiée par Paul Magnette de « faus­se­ment débon­naire », que domine un « huma­nisme tra­gique ». Une ver­ti­cale à haute ten­sion, au milieu d’un pays où tout est permis. —

Avec le sou­tien du Fonds pour le journalisme.