Alisson De Clercq, du Parlement aux massages tantriques

Voir la politique puis s'enfuir

Dans une autre vie, elle était députée fédérale PS. Tout Charleroi l’adoubait aux élections. Depuis peu, Alisson De Clercq prodigue des massages tantriques, une activité à visée spirituelle qui a pour particularité de se pratiquer sur un sujet entièrement nu. En l’occurrence, moi.

Il fut des jours d’élections où Alisson De Clercq récol­tait plu­sieurs mil­liers de voix de pré­fé­rence. Ce 14 octobre, elle n’ira même pas voter. Tant pis si, puni­tion à retar­de­ment, une amende admi­nis­tra­tive se glisse dans sa boîte aux lettres quelques semaines plus tard. « Ce sys­tème est en train de s’écrouler, je ne vois plus l’intérêt de l’entretenir », boy­cotte-t-elle. Pendant que ses conci­toyens s’agglutineront devant leur bureau de vote, elle res­te­ra sans doute à se pro­me­ner dans la ferme post-pétrole bâtie par son com­pa­gnon, à Theux, un écrin de quié­tude en auto­no­mie éner­gé­tique, un péri­mètre d’une beau­té inat­ten­due d’où l’on aper­çoit, tache brune qui s’élève modes­te­ment sur la ligne d’horizon, le som­met des Hautes Fagnes.

Alisson, 36 ans, est assise sur la ter­rasse de la rou­lotte qui fait office de mai­son prin­ci­pale. Son com­pa­gnon tond la pelouse, les enfants s’agitent entre les par­celles de terres en per­ma­cul­ture, des bre­bis errent dans la dou­ceur d’un été qui décline à contre-cœur. Elle attend, quelque peu anxieuse je crois, que je me lance. C’est étrange d’amorcer une inter­view avec une incon­nue devant qui, une heure plus tôt, j’étais tout nu. En séance, c’est elle qui manœu­vrait. À pré­sent, c’est à moi de tenir les manettes. Je vou­drais sim­ple­ment l’interroger sur la nature de ce bas­cu­le­ment qu’elle a opé­ré dans sa car­rière, cette réorien­ta­tion pro­fes­sion­nelle peu cou­rante qui l’a vue glis­ser de la poli­tique vers le mas­sage tantrique.

Elle a enta­mé la séance par ce qu’elle appelle la « salu­ta­tion du cœur ». J’étais face à elle, accrou­pi, « tout nu dans ma ser­viette qui me ser­vait de pagne » ; elle dans la même pos­ture, en culotte et che­mi­sier. Nos mains jointes se sont éle­vées du sol jusqu’à nos poi­trines, cal­me­ment, sans que nous nous quit­tions du regard, puis nous avons cour­bé l’échine et nos fronts se sont aiman­tés. Nous étions ain­si sus­pen­dus, nez contre nez, pen­dant une dizaine de secondes. Aucun bruit n’est venu contra­rier le silence de cette drôle d’entrée en matière, pas même une péta­rade en pro­ve­nance de la rue sur laquelle don­nait le centre de bien-être. Le léger embar­ras qui habi­tait la pièce depuis mon arri­vée a gagné en intensité.

Il ne s’est pas vrai­ment dis­si­pé quand je me suis cou­ché sur le ventre, la ser­viette désor­mais hors d’usage. Le cul à l’air, donc. De l’huile chaude s’est mise à cou­ler len­te­ment, par­tout, pour flui­di­fier le trans­port des mains. Après une petite heure à cares­ser mon ver­so, l’ancienne dépu­tée fédé­rale m’a invi­té à expo­ser mon rec­to. J’oscillais, sur­tout au début, entre exci­ta­tion et inti­mi­da­tion. C’est nor­mal. C’est la pre­mière fois. Même Alisson était un peu moins à l’aise que d’habitude, confie­ra-t-elle en fin de séance, parce qu’elle se trou­vait face à un jour­na­liste. « Et les jour­na­listes, ça ne me rap­pelle pas de bons sou­ve­nirs. » Subrepticement elle lais­sait entre­voir une vieille entaille, une trace de sa vie d’avant. Nous pour­sui­vrions la dis­cus­sion à la ferme, à une ving­taine de minutes en voi­ture du centre de bien-être.

« L’accueil n’a pas été cha­leu­reux au sein de mon par­ti. J’étais poten­tiel­le­ment dangereuse .» 

Le père d’Alisson n’avait pas « le pro­fil du père au foyer », dit-elle avec iro­nie, alors que chiens et chats se mettent à cir­cu­ler sur la ter­rasse de la rou­lotte. À l’époque, Jean-Pierre De Clercq, avo­cat et dépu­té per­ma­nent PS à la pro­vince du Hainaut, exerce plus de cin­quante man­dats à la fois dans la région de Charleroi, depuis son quar­tier géné­ral, un châ­teau mil­lé­naire de Monceau-sur-Sambre où séjour­naient autre­fois princes et évêques. Il rêve de voir sa fille triom­pher sur la même voie que lui. « Comme je suis assez sage et sociable de nature, il m’emmenait par­tout, se sou­vient Alisson. J’ai gran­di dans les congrès du par­ti, les sou­pers bou­din-com­pote, les cou­loirs des cours et tri­bu­naux. C’était mon envi­ron­ne­ment, je ne le ques­tion­nais pas. » À l’approche des élec­tions com­mu­nales de 2000, Elio Di Rupo lance un appel au renou­veau. Alisson cor­res­pond à mer­veille au pro­fil recher­ché : femme et jeune.

Son père lui pro­pose de se lan­cer. Elle n’a que 18 ans. Dans un pre­mier temps, elle décline. « Jusqu’à ce qu’une réunion de famille déboule dans le calen­drier, alors qu’à l’époque on ne se retrou­vait même pas pour Noël. Tout le monde m’a pous­sée. J’ai cédé sous la pres­sion fami­liale. Les inten­tions n’étaient pas mau­vaises, mais ne cor­res­pon­daient pas à mes aspi­ra­tions. » Elle récolte près de deux mille voix de pré­fé­rence, ce qui la pro­pulse conseillère com­mu­nale. En 2003, pour les élec­tions légis­la­tives, Elio Di Rupo réitère son appel, Alisson remet le cou­vert et la mois­son est plus abon­dante encore : douze mille voix. « Personne ne s’y atten­dait, sauf mon père », s’amuse-t-elle. Quand elle entre à la Chambre des repré­sen­tants, où elle siège en qua­li­té de sup­pléante de Rudy Demotte nom­mé ministre, ça se corse. « L’accueil n’a pas été cha­leu­reux au sein de mon par­ti. J’étais poten­tiel­le­ment dan­ge­reuse. Je pou­vais com­prendre cette hos­ti­li­té : d’autres avaient tra­vaillé dur toute leur vie pour sié­ger au Parlement fédé­ral alors que moi, je débar­quais à l’âge de l’éligibilité. J’ai subi de nom­breuses ten­ta­tives de désta­bi­li­sa­tion. Toute mon éner­gie a été déployée pour sur­vivre dans ce milieu de com­pé­ti­tion. Si vous ne poi­gnar­dez pas celui qui est devant vous, c’est vous qu’on poi­gnar­de­ra dans le dos. J’ai été prise dans un truc qui me dépas­sait complètement. »

Son man­dat tourne au vinaigre lorsqu’en avril 2007, la police judi­ciaire fédé­rale lui reproche d’avoir occu­pé illé­ga­le­ment une atta­chée par­le­men­taire à mi-temps pen­dant trois mois. En audi­tion, Alisson s’avouera cou­pable, plai­dant l’ignorance de bonne foi. « Ça fonc­tion­nait comme ça avec tous les dépu­tés socia­listes. L’IEV, le centre d’études du par­ti, enga­geait les atta­chés par­le­men­taires et les met­tait à notre dis­po­si­tion. Je suis entrée dans un sys­tème déjà éta­bli. Je ne savais pas que c’était illé­gal, c’est le par­ti qui fonc­tion­nait comme ça. Tout ce qui était racon­té dans la presse était soit faux, soit défor­mé ou incom­plet. Je ne sais pas si c’était un moyen de s’acharner sur moi, mais j’ai été bouf­fée toute crue. » Elle ter­mine son job de par­le­men­taire au petit trot. Un article de La Dernière Heure résume son bilan : « À part le sou­tien appuyé de Brigitte Bardot dans un com­bat des­ti­né à la pro­tec­tion des ani­maux, elle ne s’était guère signa­lée en faveur d’une région qui l’avait élue, avec l’appui de son nom et de son père. »

« Ce que j’ai obser­vé de l’intérieur, c’est que le pou­voir cor­rompt. Il cor­rompt systématiquement. »

Elle opine, nul­le­ment vexée. « Je l’assume. J’ai béné­fi­cié du capi­tal sym­pa­thie de mon papa, auquel s’ajoutait mon capi­tal propre, basé sur le vent de fraî­cheur que j’apportais. À part ça, je suis sor­tie de cette expé­rience fra­gi­li­sée et humiliée. »

Deux ans plus tard, elle lit Le Pouvoir du moment pré­sent, un guide d’éveil spi­ri­tuel d’Eckhart Tolle écou­lé à trois mil­lions d’exemplaires. Cette lec­ture pro­voque en elle une expé­rience inté­rieure tel­le­ment puis­sante qu’elle se retrouve pro­je­tée dans une autre dimen­sion. Celle où l’on observe ses propres pen­sées avant de s’en libé­rer pour de bon. « À par­tir de ce moment, j’ai été pré­sente pour la pre­mière fois de ma vie. » Alors Alisson lit énor­mé­ment, pra­tique la médi­ta­tion, se forme à la sophro­lo­gie. Un jour, elle expé­ri­mente le mas­sage tan­trique chez un thé­ra­peute psy­cho­cor­po­rel bruxel­lois. Sous les mains duquel elle se liqué­fie de volup­té. Sur le site du thé­ra­peute, elle écrit : « Je me suis sen­tie accueillie dans ma glo­ba­li­té, avec mon feu, ma sen­sua­li­té et mes émo­tions débor­dantes, tout ce pour­quoi j’ai été condam­née ou main­te­nue à dis­tance dans ma vie. (…) Merci d’avoir tou­ché mes bles­sures avec tant d’amour, sans les consi­dé­rer comme une catas­trophe. » Conquise par la phi­lo­so­phie du tan­tra, Alisson suit une thé­ra­pie, se forme à la pra­tique et, en jan­vier 2018, pro­digue son pre­mier massage.

Certaines reli­gions consi­dèrent les par­ties géni­tales comme sales et hon­teuses ; le tan­trisme sti­pule que tout ce qui nous consti­tue est joli et sacré. Il tire ses ori­gines, vieilles de sept mille ans, du jaï­nisme, de l’hindouisme et du boud­dhisme. Il vise à faire cir­cu­ler l’énergie sexuelle, la kun­da­li­ni, par­tout dans le corps afin d’accéder à la plé­ni­tude des sens. Évidemment, la pra­tique est l’objet de nom­breuses idées reçues, notam­ment parce qu’elle s’est invi­tée dans les lupa­nars où elle a été fre­la­tée. On sou­tient alors que c’est de la pros­ti­tu­tion dégui­sée. Que l’érotisme a pris le pas sur la spi­ri­tua­li­té. Que l’orgasme est néces­sai­re­ment com­pris dans le menu. En prin­cipe pour­tant, point de péné­tra­tion ni d’éjaculation, sinon l’essence du tan­tra s’évapore. Il s’agit d’abord d’une séance de thé­ra­pie qui per­met de ren­for­cer l’estime de soi, de trans­cen­der cer­tains com­plexes ou de soi­gner des trau­ma­tismes. Le tan­tra peut ser­vir de voie de rési­lience, gué­rir d’un inceste ou d’une agres­sion, comme il peut révé­ler les aspects refou­lés de ses dési­rs – l’homosexualité, par exemple – ou élec­tro­cu­ter la vie noc­turne d’un couple par l’exploration de nou­veaux plai­sirs. « Moi, confie Alisson, le tan­tra m’a gué­rie et m’a libé­rée – et c’est fabu­leux. C’est pour ça que j’ai envie, à mon tour, de le proposer. »

La nou­velle acti­vi­té d’Alisson sus­cite une cer­taine gêne dans son entou­rage. « Mon père a du mal à com­prendre. Je pense qu’il est arri­vé à un stade de sa vie où il n’a plus envie d’être confron­té à cer­tains ques­tion­ne­ments exis­ten­tiels. » À 73 ans, Jean- Pierre De Clercq se contente désor­mais de son métier d’avocat, son ultime man­dat. Il n’imaginait sans doute pas sa fille se choi­sir un des­tin aus­si éloi­gné de la poli­tique. Aujourd’hui le théâtre joué par les élus la révulse. « Ce que j’ai obser­vé de l’intérieur, c’est que le pou­voir cor­rompt. Il cor­rompt systématiquement. »

Seul le PTB retient ten­dre­ment son atten­tion, car les valeurs com­mu­nistes font écho en elle. Un héri­tage, peut-être, de son arrière-grand-père, mineur de fond à Goutroux et fon­da­teur par­mi d’autres du Parti com­mu­niste de Belgique. Alisson reproche tou­te­fois aux diri­geants du PTB leur volon­té obtuse de res­ter dans l’opposition, alors que l’urgence d’agir est mani­feste. « On est au bord de la sixième extinc­tion de l’espèce. On est au bord de l’effondrement. Tout le monde ne sur­vi­vra pas. » Elle se voit mal, dans ce contexte cata­clys­mique, confier sa res­pon­sa­bi­li­té à des élus qui pro­cras­tinent une révo­lu­tion déjà en phase de sou­lè­ve­ment à l’échelon citoyen. Une révo­lu­tion jusqu’ici paci­fique mais qui contient, dit-elle, beau­coup de colère. Alisson De Clercq craint de voir ce mou­ve­ment cultu­rel contraint de recou­rir à la vio­lence et le monde bas­cu­ler dans la pré­da­tion. Tout ce qui l’a abî­mée, tout ce qu’elle a fui. —