Pouvoirs obscurs, qui sont ceux qui dirigent les écoles catholiques ?

N°24 / Automne 2023
Journaliste Nicolas Lahaut
Illustratrice Florence Wojtyczka

Sur le ton de la rigolade, on les appelle « pouvoirs obscurs », « barons locaux », « vieux P.O. », « notables des villes ». D’aucuns disent qu’ils mangeraient les enfants. Sauf que parmi les enseignants des écoles catholiques, leur personnel, leur direction, certains ne se marrent pas du tout. Héritiers d’une vieille époque où les curés et les bonnes sœurs régnaient en maîtres sur leur institution, les membres des pouvoirs organisateurs des écoles libres, tous bénévoles, peu connus du reste de la communauté scolaire, se choisissent entre eux, hors de tout cadre démocratique. Et ont pratiquement tous les droits. Beaucoup d’emmerdes, aussi. Qui sont-ils ? « Wilfried » a pénétré un monde éclaté où la philanthropie et la bienveillance font parfois place aux guerres d’ego, à l’opacité, à l’entre-soi bourgeois et à un manque de compétence étonnant.

Il devait être 16 h et l’été allait bon train. Je revenais d’une séance de quilles finlandaises qui m’avait valu une dérouillée des familles ; j’étais bougon. J’étais venu visiter une connaissance dont le dernier rejeton, Léa, s’apprêtait à entamer sa troisième année dans une école primaire catholique du Namurois. Pour passer ma mauvaise humeur, j’avais commencé à taper dans le goûter de l’enfant, un pain perdu parfumé au Grand Marnier.
La rentrée se profilait dangereusement et la discussion avait dévié sur les pouvoirs organisateurs des écoles, les fameux P.O., dont bon nombre de parents, d’élèves et même d’enseignants ne semblent pas savoir grand-chose, curiosité s’il en est, quand on connaît l’étendue de leurs pouvoirs — j’y reviendrai.

Le père, prof dans une école catholique du secondaire depuis peu, m’expliquait ne rien savoir de son P.O., si ce n’est que son président, un juge un peu austère, s’était un temps bisbrouillé avec l’ancienne directrice qui avait fini par claquer la porte de l’établissement. « Le gars est une forte tête, pas trop enclin au compromis. Du genre “je sais ce que je fais, et ce n’est pas la petite nouvelle qui va m’expliquer la vie”. Il est là depuis vingt ans. Indéboulonnable. La directrice était jeune, elle a jeté l’éponge. » Tandis que ma fourchette faisait des allées et venues dans le pain perdu parfumé au Grand Marnier de Léa, l’attitude passive de cette dernière avait figé mon attention. Le regard de l’enfant pointait vers son cartable, peuplé de cahiers aux motifs K-pop, mais il semblait atterrir plus loin, ailleurs, là où se tapissent les afflictions les plus existentielles.

J’avais posé un genou au sol, une main sur son épaule, et ramené l’esprit de Léa dans la pièce que son anatomie n’avait jamais quittée. Je lui avais dit : « Léa, je risque de finir ton pain perdu parfumé au Grand Marnier avant même que tu y touches. » Elle avait entortillé ses doigts, pris une inspiration et chuchoté : « À l’école, un copain m’a dit que le P.O. (elle prononçait « l’EPO »), ce sont de vieux messieurs qui mangent les enfants. »

Son père avait levé les yeux au ciel. J’avais choisi de ne pas me débiner. Issu d’une famille truffée d’enseignants du libre catholique, j’avais nourri des inquiétudes similaires dans ma jeunesse, alors que ce vocable bizarre, nébuleux, insaisissable s’immisçait dans des discussions animées entre adultes.
J’avais exercé une légère pression bienveillante sur son épaule. Je lui avais soufflé : « Écoute, Léa. Je vais être franc avec toi. La tache rouge qui te suit partout dans la piscine quand tu urines dedans, je peux t’assurer d’expérience qu’elle n’existe pas. Le croque-mort en dessous du lit, c’est des salades. Les P.O. qui mangent les enfants… Eh bien, je ne sais pas. Mais tu sais quoi : je vais mener l’enquête. »

En Belgique francophone, sur un peu plus de 907 000 enfants et adolescents, 431 000 fertilisent leur esprit sur les bancs des écoles catholiques. Ça fait un paquet de parents, d’enseignants, de personnel, de directions. Et, a fortiori, de pouvoirs organisateurs. Plus de sept cents pour quelque dix mille membres.
Les P.O., ce sont les boss des écoles. Ceux qui emploient les enseignants, le personnel, qui nomment la direction, qui esquissent le projet pédagogique, gèrent les finances, les infrastructures, l’administration. Sur le papier, ils ont tous les pouvoirs. Toutes les responsabilités, aussi.

Dans l’enseignement officiel, les pouvoirs publics endossent ce rôle : l’organisme d’intérêt public Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE), pour les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) ; les députés provinciaux en charge de l’enseignement pour les écoles provinciales ; les échevins de l’enseignement dans les écoles communales. La moindre ampoule à changer nécessite l’approbation de l’autorité concernée.
Dans l’enseignement libre catholique — le terme exact, c’est « l’enseignement confessionnel subventionné », mais, comme l’explique le sociologue Christian Maroy, les défenseurs historiques de ce réseau favorisent l’appellation « libre » pour affirmer leur autonomie vis-à-vis de l’État — les P.O. sont composés de particuliers qui s’organisent sous la forme d’ASBL. Aucune règle légale n’encadre la désignation de leurs membres ou la durée de leur mandat : liberté totale leur est laissée de se coopter comme bon leur semble et de rester en place pendant des décennies. L’avantage, c’est que l’ampoule est vite changée.
Autrefois, dans les écoles catholiques, les P.O. étaient principalement constitués d’ecclésiastiques, de prêtres, de religieuses. Aujourd’hui, on y trouve de tout, mais surtout d’anciens enseignants, des directeurs, des notables. Souvent âgés. Souvent des hommes. « On les appelle les “vieux P.O.”, ils regorgent de retraités, d’anciens qui ne décrochent pas », nous souffle un délégué aux contrats d’objectif de Wallonie-Bruxelles Enseignement. Tous volontaires, tous bénévoles. Et ce sont eux que je soupçonne de manger des enfants.

 

Son P.O., Max Stockmans n’en avait jamais vu la couleur avant ça. Enfin, une fois son président, vaguement, vite fait. C’est le lot de la plupart des enseignants : on connaît la direction, rare-ment son P.O., quand bien même ce dernier demeure le véritable patron de l’école — une directrice, un directeur, leur collège, ne sont théoriquement que les délégués à la gestion quotidienne. Quand on découvre subitement le sommet de la hiérarchie, bien souvent, c’est que ça sent le roussi.

Cela fait deux ans que Max Stockmans enseigne la géographie dans une école secondaire villageoise de la province de Luxembourg. Avant ça, le prof de 35 ans travaillait dans la plomberie. Là, on est en juin 2022, il est assis à une table et il passe un sale quart d’heure.
« Désolé, on ne vous croit pas. »

En face de lui, aux côtés de la direction, le toisent des hommes âgés de 60 et 75 ans, principalement des directeurs retraités. La raison de sa convocation : l’avis défavorable d’un inspecteur, ancien rédacteur du programme de géographie, qui lui reproche de ne pas respecter le programme de géographie, justement, de négliger l’approche spatiale, de s’attarder trop longuement sur les questions écologiques.
C’est vrai qu’il a pris bien des libertés, Max Stockmans, lui qui considère sérieusement ce programme comme obsolète, qui milite pour y intégrer les questions de société contemporaines, pour l’ancrer dans le réel, un réel où le monde brûle, où le moteur thermique file à sa perte, où les territoires sont confrontés à des enjeux sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

Sauf qu’il a pris en compte les remarques de l’inspecteur. Plutôt baisser partiellement les armes que d’abandonner ses élèves. Il a modifié ses cours pour les conformer aux normes en vigueur. « Je leur ai expliqué tout ça, mais ils n’ont rien voulu entendre. Cette réunion qui me laissait la possibilité de me défendre, c’était une farce : leur décision était déjà prise, on m’a licencié sur-le-champ. »
Tant pis pour la pétition en faveur de sa réintégration qui obtiendra plus de cinq cents signatures de parents dans une école qui compte autant d’élèves. « J’ai été confronté à un milieu hyper fermé. Fait de gens qui se cooptent, sans la moindre pluralité. C’est eux qui déterminent si les profs font bien leur travail ou non. Ils ont leur idée de l’enseignement et si tu ne rentres pas dans le moule et que tu n’es pas encore protégé par l’ancienneté ou la nomination, bah, c’est buiten. »
Il fut un temps pas si lointain où la gestion du personnel enseignant dans les écoles catholiques avait l’allure d’un véritable Far West. Bien après les années 1950, où les femmes, dès le jour de leur mariage, étaient remerciées en vue d’assumer les bonnes tâches matrimoniales.

Bien après les années 1960, quand les sœurs, chargées de verser les salaires des enseignantes, en choisissaient le montant selon des préceptes qui ont aujourd’hui mal vieilli : « Vous n’êtes pas mariée, Giselle ? Eh bien l’on vous payera moins : après tout, vos besoins sont réduits. Et puis vous prendrez l’internat à votre charge, puisque personne ne vous attend à la maison. Attendez donc : comme on vous offre le logis et le couvert, on rabotera encore votre salaire. »
Même après les années  1970, époque à laquelle un divorce vous valait régulièrement un C4 en bonne et due forme.

Marie*, quand elle a commencé à travailler à la fin des années 1980, elle vivait dans le péché. Comprendre : un type partageait sa couche sans l’avoir épousée. Surprise de voir une enseignante arrivée après elle dans l’institution récupérer ses heures, elle s’était entendu dire par le directeur de l’époque : « Tu ne seras jamais nommée tant que tu persévéreras dans ta situation de concubinage. » Quand elle s’était finalement mariée, une nouvelle venue l’avait à nouveau doublée : « Tu comprends, son papa est directeur d’une grosse école voisine. Un service donné engendrera, tôt ou tard, un service rendu. »
Fabienne*, au début des années 1990, c’est son mari, prof de math, qui avait trinqué pour elle. Enceinte et légitimement désireuse de prendre l’entièreté de son congé de maternité, elle avait tenu tête à un abbé qui lui demandait d’écourter son absence pour ne pas avoir à la remplacer. Il avait sifflé : « On s’apprêtait à donner des heures à votre époux. Au vu de votre manque de coopération, son dossier va retourner en bas de la pile. » Il ne serait jamais venu à l’idée de Fabienne de contester cette injustice. « Il n’était pas envisageable de répondre à un curé. — À ce propos, demandai-je, avez-vous entendu des histoires de curés qui mangeaient les enfants ?Non, jamais. — Dites-vous ça parce qu’il n’est pas envisageable de dénoncer un curé ?Monsieur, vous aviez évoqué une interview sérieuseOubliez ce que je viens de dire. »

Anne-Françoise Jans se rappelle bien cette époque. Ancienne directrice et membre du P.O. de l’institut Saint-André, à Ixelles, éreintée par l’augmentation des charges administratives, elle a plié bagage il y a quelques années pour se lancer dans la psychothérapie et le coaching. « Des histoires du genre, j’en ai entendu pas mal. C’était un temps où l’enseignement libre, bien que subventionné par l’État depuis le pacte scolaire de 1958, était très peu régulé, bien plus libre qu’aujourd’hui, à vrai dire. On faisait ce qu’on voulait. Ça a fortement changé à partir du décret de 1993 qui a fixé le statut des enseignants. »

 Autrefois dans les écoles catholiques, les P.O étaient principalement constitués d’ecclésiastiques, de prêtres, de religieuses. Aujourd’hui on y trouve de tout, mais surtout d’anciens enseignants, des directeurs, des notables. Souvent âgés. Souvent des hommes.

Aujourd’hui, les salaires des profs sont payés par la FWB et, à partir de leur deuxième année au sein d’un établissement, les mécanismes d’ancienneté et de nomination limitent grandement la possibilité de renvoi. À côté, dans l’élan de sécularisation généralisé en Occident, le nombre de clercs dans les écoles a drastiquement chuté. « Pour le dire plus platement, ils meurent progressivement et ne sont pas remplacés. »

Des libertés quasi illimitées d’antan, des logiques de chapelle, il reste tout de même quelque chose. La possibilité de ne pas reconduire un prof, sans motivation, après sa première année, d’abord. Celle d’esquisser son projet pédagogique et de promouvoir ses valeurs propres. Celle, surtout, pour un P.O. de se constituer sans le moindre procédé démocratique. « À la différence d’un échevin en charge de l’Instruction publique ou d’une ministre de l’Enseignement, les P.O. du libre n’ont aucune légitimité politique. Ils s’autorisent de leur tradition philosophique et religieuse », constate Christian Maroy, professeur émérite à l’UCLouvain, membre du P.O. de l’institut Sainte-Marie, à Saint-Gilles. « Bien que ces institutions soient largement financées par les pouvoirs publics, leurs membres se cooptent sans la moindre règle. Ça peut donner des choses très bien, mais ça pose quand même question », regrette Philippe Defeyt, l’un des fondateurs d’Ecolo, membre du conseil d’administration de l’UCLouvain.

Un risque évident : l’accaparement de ces espaces de responsabilité par des petits cercles peu enclins à se diversifier, à accepter la divergence d’opinions. Paul-Benoît de Monge se décrit comme un fan invétéré des écoles congréganistes et de leurs projets pédagogiques. L’ancien directeur du collège Saint-Michel, à Etterbeek, n’en cultive pas moins une forme de regard critique sur l’institution qu’il a dirigée jusqu’en 2018. À commencer par le regret d’une culture de l’entre-soi bourgeois, à son sens contraire aux valeurs jésuites originelles. « Certains se sont accrochés à un idéal élitiste d’un autre temps, sans comprendre que l’enjeu contemporain est d’offrir au plus grand nombre un enseignement de grande qualité, pas de le réserver à un cercle restreint. J’ai vu des membres de P.O., mais aussi des enseignants, céder à ces logiques. Promouvoir, quelque part, les inégalités scolaires. Certains les combattent depuis longtemps. Dans les années 1970, je me souviens de jésuites qui quittaient leur collège pour devenir des prêtres ouvriers : ils ne voulaient plus travailler dans des écoles exclusivement réservées aux enfants de riches. »

Avec ses collègues, Pierrot*, enseignant, a vu le P.O. de son école bruxelloise, réputée joviale et inclusive, se faire progressivement coloniser par l’école voisine. « Le directeur de cette école, bien plus élitiste, est devenu le président de notre P.O. et y a amené des amis à lui, d’anciens profs de son école. Quand il a fallu nommer une nouvelle direction adjointe, il a choisi quelqu’un de l’extérieur, qu’il connaissait, alors même que tout le corps enseignant soutenait une collègue qui avait postulé. C’est l’esprit même de notre école, très soudée, très bienveillante, qu’on a senti s’évaporer. »
Les derniers jours avant la rentrée m’ont permis de discuter avec de nombreux acteurs du monde de l’enseignement. Un élément, qui pourrait bien corroborer la thèse d’un réseau de mangeurs d’enfants, me frappe particulièrement : le brouillard qui nimbe, encore aujourd’hui, de nombreux P.O. — pas tous. Une majorité des enseignants semblent bien incapables de détailler les membres de leur pouvoir organisateur. Du point de vue des parents d’élèves, c’est carrément de la purée de pois.

Il me revient des histoires étonnantes. Ce prof délégué du personnel dans une grosse école namuroise, par exemple, qui m’explique avoir un jour, lors d’un conseil d’entreprise où il soulevait une potentielle faute grave dans la gestion du P.O., demandé à son président, seul interlocuteur régulier, la liste des administrateurs de l’ASBL. « Il n’a pas voulu me la donner. Je me suis rendu au greffe du tribunal pour l’obtenir : stupeur, elle comptait plusieurs personnes décédées. »

Claude*, jeune professeure dans une école du Hainaut, s’est confrontée à un refus similaire, alors qu’elle désirait entrer en contact avec son P.O. pour contester un choix pédagogique de la direction jugé calamiteux par le corps enseignant. Le président du P.O., qu’elle connaissait, était convaincu qu’il ne pouvait pas lui donner la liste et les adresses mail de ses membres. « Je l’ai obtenue par hasard, un jour où ce monsieur, très âgé, m’a envoyé un mail où apparaissaient par mégarde les adresses des autres membres du P.O. Ce n’était que des hommes, tous du même âge, tous issus de la même promotion de rhéto. Tous bien établis, cela va sans dire. Dans mon école, la direction fait tout ce qu’elle veut : ce P.O. est fantomatique. » Des P.O. fantômes, démissionnaires, absents, incompétents, on m’en a décrit quelques-uns.

Dans l’école liégeoise de Valery *, il a fallu six ans de violents conflits entre la direction et l’entièreté des membres du personnel, la perte d’un tiers des élèves, pour que le P.O. se décide à sortir de sa boîte. « Toutes ces années, on ne les voyait jamais. À rien. Ceux qui arrivaient à entrer en contact avec le président s’entendaient dire : voyez avec la direction. »
Ce qu’elle s’était sentie seule, Mariam*, quand elle était directrice. Des gens bien sympas, bienveillants même, les membres de son P.O., tous des retraités, à une exception. Mais tellement à côté de la plaque, étouffés par la torpeur. « Ils ne portaient aucun projet, n’étaient au fait d’aucun enjeu éducatif ou pédagogique. Surtout : ils ne connaissaient pas du tout leur école. Un jour, ils avaient répondu à une enquête du Segec qui cherchait à comprendre les points faibles et forts des écoles. Quand j’ai vu les réponses, j’ai halluciné, c’en était presque drôle. Ils expliquaient qu’on était à la pointe du numérique, alors qu’on était à la ramasse. Qu’on peinait à accompagner les jeunes profs alors que ça se passait super bien. C’était lunaire. »

Il fallait le voir, cet escadron d’enseignants, plusieurs dizaines, faire bloc devant le bras belliqueux de la pelle mécanique hydraulique. Ils vaquaient tranquillement à leurs conseils de classe respectifs lorsqu’un énorme camion, flanqué d’une tractopelle, avait fait irruption dans le parc qui borde l’école et avait commencé à pulvériser le sol de la cour. Un parc où les élèves ont l’habitude de jouer.

Le président du P.O. avait déjà mis sur la table cette histoire de parking réservé aux administrateurs et aux directions — un P.O. dirige souvent plusieurs écoles et plusieurs directions —, mais tout le monde dans l’école s’y était opposé, la directrice incluse. La ville se piétonnisait, on inculquait aux élèves les valeurs de la mobilité douce, hors de question de défigurer ce trou de verdure.

« On était une quarantaine de profs. On a fait le pied de grue tout le week-end pour empêcher les machines de continuer leur besogne », se souvient Carine *, l’une des enseignantes résistantes.

Dans la foulée, l’équipe apprend que les travaux, financés avec des fonds publics, ont été entamés sans le moindre permis. « C’était une faute grave au croisement de deux déviances classiques chez certains P.O. : la recherche du pouvoir, des privilèges, et l’incompétence notoire. Pensez-vous que le président a sauté ? Certainement pas. Quand vous faites entrer dans l’administration tous vos amis, que vous concentrez tous les pouvoirs, l’amateurisme, les fautes graves, vous pouvez les cumuler. »

Je repense à ces mots d’Anne-Françoise Jans, l’ancienne directrice : « Il y a des gens qui cherchent le pouvoir et qui sont pénibles. D’autres qui s’ennuient et qui viennent s’occuper. Ça existe dans les P.O… C’est même une réalité assez massive, on ne va pas le cacher. Il y en a aussi énormément qui sont d’une dévotion extraordinaire, qui travaillent à temps plein gratuitement. Plusieurs personnes au P.O. de Saint-André m’ont soutenue et ont géré de nombreux dossiers. Sans leur investissement, je n’aurais pas trouvé de temps pour mener le projet pédagogique de l’école. »

Aujourd’hui, ça ne tracasse plus du tout Pierre Laurens. Il a poursuivi sa carrière ailleurs, il a découvert d’autres horizons, il est même devenu directeur de l’école Saint-Antoine, à Forest. Ici, le P.O. se montre d’un soutien exemplaire. Il n’empêche : à l’époque, ça l’avait sacrément écorché.

C’était il y a une bonne quinzaine d’années, il avait 25 ou 26 ans. Il concrétisait un rêve adolescent : enseigner dans l’école fondamentale de son village, une petite commune proche de La Louvière où il avait fait toutes ses primaires.
Pierre Laurens décrit la mainmise qu’avaient alors quelques notables politisés de la commune sur le P.O. de l’école. Il n’est pas le premier à s’y référer. Des personnes encartées, du PS, du MR, des Engagés, plus récemment d’Ecolo, qui tissent une toile ramifiée dans tous les conseils d’administration des environs. À l’école, à la maison de jeunes, au club de foot, à la maison de retraite, à l’hôpital.
L’épisode est assez banal, il m’en revient de nombreux similaires : Pierre Laurens était impliqué dans la vie du village, il n’était pas spécialement copain avec la bourgmestre, qui s’avérait être la femme du président du P.O. ; on ne l’avait pas prolongé. « À l’époque, j’avais vécu ça comme une terrible injustice. Je sais que je ne suis pas le seul concerné. Et pas que dans ce P.O. là, d’ailleurs. »

Perrine*, c’est le genre d’enseignante qui met toute son âme dans son travail. Qui repeint sa classe l’été, sur fonds propres, qui ramène les gosses en voiture si les parents sont empêchés. Qui s’est démenée comme une dingue quand sa classe de maternelle, la dernière de sa toute petite école, en milieu rural carolo, s’est vue menacée de fermeture, faute d’enfants. Sauf que la classe a fermé.
Perrine fait partie des meubles, elle est nommée, ce qui oblige sa direction à la recaser dans une autre école gérée par le P.O. Là où ça coince, c’est que la place qui lui revient de droit est occupée par une personne étroitement liée à la direction. Autant dire que Perrine indispose. Alors, toute l’année révolue, sachant le destin funeste de la petite école, on a voulu la faire craquer.
On l’a intimidée, on a saccagé le matériel dans ses armoires — il faut une clé pour rentrer dans le local —, le P.O. l’a convoquée en vue d’un blâme pour des motifs abscons, blâme qui n’est jamais tombé vu les motifs abscons, on lui a continuellement modifié ses horaires, on a multiplié les procédés odieux. On lui a fait vivre un enfer. Deux options s’offrent à elle : l’enfer, encore, ou le chômage. « Le syndicat m’a dit : “Sortez de là, ils vont avoir votre santé. Ce P.O. est trop puissant, on ne pourra rien faire.” Mais si je m’en vais, je perds ma nomination, je perds tous mes droits. Je ne sais plus où chercher de l’aide. »

Vanessa*, prof à l’arrêt depuis plusieurs années, dont la médecine du travail a attesté le traumatisme consécutif à des faits de harcèlement à répétition par son P.O. et sa direction.
Arielle*, économe, engagée malgré elle sous un faux statut — financé par des subsides publics — par un ancien directeur enclin à la magouille et à la fraude sociale. Quand la nouvelle direction s’en est rendu compte, qu’elle a cherché à régulariser la situation d’Arielle, le P.O. a accablé la pauvre économe, sous les yeux médusés et impuissants de ladite direction. On lui a reproché d’être responsable de sa situation, offert un nouveau contrat flanqué d’un salaire outrageusement dégraissé. Arielle est partie.
Jacques*, il a les reins solides, mais ce n’est pas le cas de tous ses collègues. Dans l’école spécialisée du délégué syndical, le P.O. est constitué exclusivement de parents d’élèves — « ça pose problème, car il y a un manque de distance et d’objectivité de nos employeurs quant aux enjeux éducatifs ». Des gens qui ont le bras long, aux méthodes de management asphyxiantes. « Dans leur vision, tu es supposé tout donner pour la cause. Tu dois vendre des bibelots, venir à toutes les manifestations extrascolaires. Si tu te contentes de faire normalement ton travail, on te reproche d’abandonner l’école et les enfants. » Une usine à burn-out. « J’ai vu des collègues exploser en plein vol sous les dérives de pression psychologique, une jeune directrice, beaucoup plus dans l’humain, céder après à peine deux ans. »

La contrepartie de la liberté, au XXIe siècle, le reliquat de deux guerres scolaires et d’un pacte du même nom, ce sont les moyens limités des écoles catholiques. D’où la nécessité impérieuse pour les P.O de s’adjoindre à des personnes compétentes, des pédagogues, des juristes, des architectes, des gestionnaires, bref, n’importe qui susceptible de faire une partie du travail gratuitement.

Jade* qui, sur à peine deux ans, a vu trente de ses collègues — un quart des enseignants de l’école — se mettre à l’arrêt ou démissionner à cause d’une direction jugée tyrannique.
Plus j’avance dans mes recherches, plus je doute que les P.O. mangent les enfants. Aucun de mes interlocuteurs, même les mieux infiltrés, n’a jamais ouï pareilles vilenies. Par contre, il existe des P.O. qui dévorent des vocations. Ils les recrachent en lambeaux.

Le risque, lorsqu’on expose les dysfonctionnements d’un système, est d’en laisser l’idée d’un modèle vicié de toutes parts. Ce serait une erreur. L’enseignement catholique regorge de P.O. efficaces, constitués de personnes impliquées et bienveillantes. Ouvertes aux changements, attentives aux enjeux de société.

J’ai discuté avec des enseignants, des directions, des membres de P.O. ravis du bon équilibre et de l’étroite collaboration entre les différents acteurs de leur institution. À Fernelmont, par exemple. Dans la petite école Saint-Martin, deux cents élèves, tout le monde se connaît, se retrousse les manches pour faire vivre le projet, où le P.O., soucieux d’entretenir un rapport privilégié avec les enseignants, organise chaque année son souper spaghetti. Mais aussi dans de gigantesques institutions bruxelloises, namuroises, liégeoises peuplées de milliers d’élèves, dont les statuts imposent des P.O. diversifiés et régulièrement renouvelés, listent les cas de conflits d’intérêts prohibés, font du conseil de participation, où se concertent l’équipe éducative, le personnel ouvrier, les élèves, la direction et le P.O., un organe central dans la prise de décisions.

On trouve chez les membres de ces P.O. des motivations diverses : l’attrait pour un nouveau projet personnel, l’envie de rendre à l’école ce qu’elle a donné, celle de mettre ses compétences professionnelles au service de la collectivité, de rejoindre des amis avec lesquels porter un projet (comme le confiera Alda Greoli, ancienne ministre de la Culture et présidente du P.O. de l’école Saint-Édouard, à Spa, « dans un P.O. on boit aussi son verre »), de donner un nouvel élan à l’institution scolaire, plus horizontal, plus collaboratif, moins managérial, plus humain.
Je me souviens de cette suggestion d’Éric De Brouwer, directeur commercial, président du P.O. de son école d’enfance, le collège Saint-Louis, à Liège : « En fait, on devrait s’appeler le service organisateur plutôt que le pouvoir organisateur. Ça éviterait des confusions chez certains. »

La contrepartie de la liberté, au XXIe siècle, le reliquat de deux guerres scolaires et d’un pacte du même nom, ce sont les moyens limités des écoles catholiques. Aujourd’hui, on estime que le budget accordé par l’État aux écoles de l’en-seignement libre correspond à 70 % du budget des écoles de l’enseignement officiel.

C’est inconfortable, car ça limite la possibilité d’engager du personnel adéquat pour gérer tout un tas de contraintes que doivent pallier bénévolement les membres des P.O. La situation est d’autant plus précaire dans les écoles primaires et maternelles où, pour des raisons obscures, l’on estime qu’une secrétaire à mi-temps suffit à faire un job assumé par une équipe bien plus fournie dans le secondaire.

D’où la nécessité impérieuse pour les P.O. de s’adjoindre des personnes compétentes, des pédagogues, des juristes, des architectes, des gestionnaires, bref, n’importe quel profil susceptible de faire une partie du travail gratuitement.
Je parle de ceci, car on y est souvent revenu, lors de mes entretiens, et qu’il y a ici une explication logique, à côté des mécanismes de cooptation entre pairs, au manque de diversité au sein des P.O. : ces profils recherchés coïncident la plupart du temps avec la classe moyenne supérieure. Même dans les écoles les plus précaires, les membres des P.O. proviennent principalement de cette classe moyenne supérieure.

Autre observation logique : une personne retraitée dispose de plus de temps à consacrer à ce type de bénévolat qu’une personne à la vie professionnelle dense avec des enfants en bas âge. J’en avais parlé avec Stéphanie Wattier, juriste et jeune mère, qui m’avait expliqué avoir pu rejoindre le P.O. du collège du Christ-Roi, à Ottignies, parce que l’école se trouvait juste en face de chez elle. « Objectivement, si ce n’était pas à côté et que mon compagnon ne pouvait pas s’occuper de notre fils, j’aurais été incapable d’être à l’heure aux réunions. »
Ça l’avait d’ailleurs frappée, Sofia*, présidente d’un petit P.O. en province de Liège, quand elle était venue suivre une formation dispensée par le Segec : « Il devait y avoir quarante ou cinquante personnes. Que des hommes. La plupart avaient plus de septante ans. » Comme pour compléter son propos, Vincent*, architecte retraité, lui aussi président de P.O., m’avait confié : « On reste principalement des hommes, car les femmes de notre génération ont plutôt tendance à s’occuper des petits-enfants. »

Marie-Ange Beaufays est accompagnatrice des pouvoirs organisateurs du diocèse de Namur-Luxembourg, l’un des quatre comités diocésains du Secrétariat général de l’enseignement catholique. Le Segec, c’est l’organe de représentation et de coordination des P.O. de l’enseignement catholique. Il intervient, notamment, comme conseiller, voire comme médiateur, quand la situation se dégrade. L’ennui : les services du Segec sont facultatifs, et tout le loisir est laissé à chaque P.O. d’envoyer bouler toute intervention de ce dernier dans son établissement.
Marie-Ange Beaufays, elle a tout vu. Des présidents de P.O. qui concentrent tous les pouvoirs, des écoles où ça s’écharpe, des conflits d’intérêts patents, des finances catastrophiques, des administrateurs endormis, voire très endormis — « des gens morts dans les statuts des PO, il y en a plein ».

Une partie du job de Marie-Ange Beaufays auprès des P.O. consiste à expliquer l’importance du renouvellement, de prendre garde à « l’entre-soi sclérosant », comme elle dit, d’aller fouiller dans l’associatif local, chez les anciens parents, les riverains… Surtout : elle les sensibilise aux pratiques de bonne gouvernance, à la chasse aux conflits d’intérêts. « C’est là qu’on a souvent des soucis. On essaye de construire avec ces P.O. des balises, de leur apprendre à faire la distinction entre leur rôle de P.O. et tout autre rôle qui pourrait interférer dans l’école. La plupart du temps, ils sont réceptifs. » Ce qui me chipote, et où nos avis divergent légèrement, avec Marie-Ange, ce sont les cas où les P.O. s’écartent des recommandations du Segec. Surtout que celui-ci ne peut intervenir qu’à la demande des P.O. ou des directions. Nombreux sont les cas d’enseignants qui ont fait appel au Segec et se sont entendu répondre qu’aucune médiation n’était possible sans l’accord du P.O.
Marie-Ange dit qu’il faut tenter de convaincre ces P.O. de nouer la discussion. Éviter d’imposer de nouvelles règles, d’édicter des décrets, que ça compliquerait grandement les choses, qu’une école n’est pas l’autre, que c’est déjà très difficile de trouver des bénévoles, que des situations de conflits d’intérêts théoriques peuvent se résoudre sans évincer la personne concernée. « J’ai un cas où un membre du P.O. est le mari de la directrice d’une des écoles, et où ça posait problème aux autres directions. L’ennui, c’est que ce monsieur est hyper compétent, et que sans lui, ces écoles courent à la catastrophe. On a travaillé ensemble pour baliser son action et ça se passe très bien désormais. S’il y avait eu une règle stricte, il aurait dû partir. »

D’autres pensent qu’un petit tour de vis du législateur serait bienvenu. Pour réguler, par exemple, les conflits d’intérêts. Pour exiger la publicité des profils et du projet des membres du P.O. Pour imposer le rôle de médiateur du Segec. Philippe Defeyt me disait à ce propos : « Le problème central, c’est que ces institutions ne sont pas des ASBL comme les autres, elles sont largement financées par la collectivité. Pourtant, elles sont moins régulées que le CA d’une entre-prise marchande, qui se voit par exemple imposer des règles en termes d’indépendance. »
On l’a déjà fait en imposant le contrôle annuel d’un réviseur d’entreprise dans les écoles. La nouvelle loi sur les ASBL prévoit, quant à elle, qu’en cas d’intérêt patrimonial, un administrateur ne peut plus assister aux débats et aux votes. Un décret balise désormais le processus de recrutement des directions. « Ça aide grandement à éviter le copinage, même si ça existe encore », explique Marie-Ange. On se souvient de Viviane* qui nous avait raconté qu’un important mécène d’une école avait menacé d’arrêter de donner de l’argent à l’institution si le P.O. ne prenait pas les décisions qui lui convenaient. De Martine*, dans l’école de laquelle le président du P.O., un élu local, avait cédé au chantage d’une candidate à la direction qui possédait des dossiers compromettants sur son compte. On se dit que dans ces cas-là, les règles ont du bon.

Au moment de quitter Marie-Ange, on prend notre courage à deux mains. On lui demande, les yeux dans les yeux, si elle a entendu parler de P.O. qui mangeraient les enfants. « Je vous assure que non. — Vous pensez que je dois définitive-ment abandonner cette piste ? — Je le crains, oui. »

J’étais arrivé à l’heure du goûter, soucieux de rééditer mon OPA sur le pain perdu parfumé au Grand Marnier de Léa. La désillusion avait été terrible : sur la table, comme un pied de nez à toutes mes projections heureuses, une salade de fruits faite de malheureux bouts de pomme, de rondelles de banane, de quartiers d’orange. Même pas quelques copeaux de chocolat ou une petite flambée de poire-cognac pour adoucir mon ébranlement. J’en serais presque devenu bougon à nouveau si ma venue ne se voulait pas porteuse de bonnes nouvelles.
J’avais reposé mon genou au sol, ma main sur l’épaule de l’enfant. Je lui avais dit : « J’ai fait mon travail, Léa. Tu peux dormir sur tes deux oreilles : les P.O. ne mangent pas les enfants. » Elle avait souri. Puis son visage avait retrouvé une soudaine gravité. Elle avait dit : « À l’école, un copain m’a dit qu’à la cantine, on met des enfants dans les lasagnes. » J’étais parti à la hâte muni de mon stylo et de mon calepin. J’avais encore du pain sur la planche.

Notes de bas de page

Tous les noms suivis d’un astérisque sont d’emprunt.

Wilfried N°24 - Au pays des dimanches noirs


Éditions précédentes
N°28
La Wallonie qui se lève tôt
N°27
Au cœur du nationalisme
N°26
La fièvre
Newsletter

Le magazine qui raconte la Belgique par emails