L’hégémonie selon Bart De Wever

N°24 / Automne 2023
Journaliste François Brabant
Photographe Karoly Effenberger

Avec son livre « Woke », le président de la N-VA entend dénoncer un péril grave : des revendications victimaires qui sapent selon lui les fondements de la civilisation occidentale. Il cible en particulier les activistes écolos, féministes ou décoloniaux. Cette offensive s’inscrit dans une stratégie théorisée de longue date par Bart De Wever : profiler la N-VA comme un parti conservateur et répandre en Flandre un « nationalisme banal » comme il en existe en Bavière, son modèle. Avant le rendez-vous électoral de 2024, le bourgmestre d’Anvers a longuement rencontré « Wilfried » pour livrer sa vision de « la bataille des idées », une formule associée au philosophe communiste italien Antonio Gramsci, aujourd’hui récupéré par la droite.

Antonio Gramsci est le philosophe préféré de Paul Magnette. C’est aussi un théoricien incontournable pour déchiffrer Bart De Wever. Non en raison de ses orientations politiques : toute l’œuvre de Gramsci a été écrite dans une perspective marxiste révolutionnaire. Mais pour son analyse des rapports de pouvoir et des luttes idéologiques. Les écrits de Gramsci au début du XXe siècle, comme ceux de Machiavel au XVIe siècle, ont ébranlé pour toujours la manière de penser la politique. Rançon du succès : les deux philosophes italiens ont souvent été simplifiés, déformés, instrumentalisés. Réduits à quelque formule trop vite ramassée. « La fin justifie les moyens », dans le cas du Florentin. « Les victoires culturelles précèdent toujours les victoires politiques », pour le communiste sarde.

Bart De Wever a lu Gramsci et Machiavel. Jusqu’à quel degré de détail ? On l’ignore. Lorsqu’on le rencontre, ce mercredi de septembre, le président de la N-VA et bourgmestre d’Anvers cite l’un et l’autre à plusieurs reprises. Pour souligner qu’il entend, lui aussi, être à la fois un intellectuel et un homme d’action ? Niccolò di Bernardo dei Machiavelli (1469–1527) concilia la rédaction d’une œuvre majeure à des missions politiques pour la cour de Florence : il observa les conjurations et les guerres ; il connut le cachot et la torture. Antonio Gramsci (1891–1937), né en Sardaigne, fut journaliste engagé et militant à l’aile gauche du parti socialiste italien. Il soutint la révolution russe de 1917, et rejoignit les rangs communistes lors de la scission entre socialistes et communistes. Le dictateur Mussolini le fit arrêter. Gramsci, qui souffrait depuis l’enfance d’une tuberculose osseuse, y laissa sa santé, et bientôt la vie. Mais dans les geôles fascistes, il affina pendant huit ans son grand-œuvre, les Cahiers de prison.

Bart De Wever se revendique de cette lignée d’hommes qui entendent à la fois théoriser les évènements et en dicter le cours. On sent chez lui de la délectation à décortiquer le chaos de l’actualité, à se mettre parfois en retrait du monde pour mieux l’analyser. Cela ne l’empêche jamais de livrer bataille, avec la dose de cynisme, de mauvaise foi et même de rage qu’appellent les luttes de pouvoir. Tout intellectuel qu’il soit, il fait de la politique, et il la fait à fond, sans fausse honte ni états d’âme superflus.
Bureau du bourgmestre, hôtel de ville d’Anvers. Sur la vénérable cheminée du XVIe siècle, cette inscription en lettres dorées : « Dieu est mon ayde », en français d’époque. Reliquat d’un temps où la langue du peuple flamand n’avait pas droit de cité dans la vie publique.

Jeune président de la N-VA, encore joufflu, Bart De Wever réservait chaque semaine son samedi soir à l’écriture d’une chronique pour le journal progressiste De Morgen. Déjà cette passion pour la bataille des idées, jusque dans les lieux a priori peu acquis à sa cause. Fruit peut-être d’une double influence : sa mère tenait un magasin de journaux, d’où le goût de la presse ; son père, cheminot et militant nationaliste, s’épuisait en distributions de tracts et collages d’affiches.

Dans ses chroniques pour De Morgen, bravache, De Wever se proclamait « conservateur ». Une position personnelle. Ni les fondateurs de la N-VA, Geert Bourgeois et Frieda Brepoels, ni les cadres du parti ne goûtaient ce terme. Avec son style imagé, Bart De Wever raconte comment il a bataillé pour l’imposer. « Au début que j’employais ce terme, conserva-teur, wouh… On me disait : mais tout le monde va penser qu’on est réactionnaires, qu’on est contre le progrès, qu’on est contre les femmes et contre les étrangers ! » Entêté, ou cohérent, Bart De Wever a persisté dans son lexique de prédilection. « Je ne suis pas marxiste, je ne suis pas de gauche mais j’ai lu les livres de marxistes, et Gramsci en particulier m’a appris que si on accepte le vocabulaire de l’adversaire, on a déjà perdu. »

Gramsci. Nous y voilà. Il n’est pas aisé d’en résumer la pensée, sophistiquée, foisonnante. Au cœur de la théorie gramscienne figure la distinction entre « société civile » et « société politique ». La société politique, c’est l’État et tout son appareil : tribunaux, police, armée, fonctionnaires, parlement. La société civile est le domaine où se manifestent les idéologies, dans un sens très large : la philosophie, la religion, l’université, la presse, l’école, les théâtres, les maisons d’édition… Si la société civile bruisse de multiples conceptions du monde, il s’en dégage souvent un « consensus » : ce sont les opinions couramment admises. Le plus souvent, celles-ci correspondent aux intérêts de la classe dominante. Par sa mainmise sur les idéologies, le pouvoir assoit son « hégémonie ». Pour que la classe ouvrière s’émancipe, elle ne doit dès lors pas seulement agir sur le terrain économique, en renversant les rapports de production, elle doit aussi investir le terrain des idées, engager la bataille sur le « front culturel ». En cherchant à imposer un nouveau consensus dans la société civile, plus favorable aux dominés, et à modifier en ce sens le « sens commun », c’est-à-dire l’ensemble des évidences que l’on ne questionne pas.

Front culturel, sens commun, bloc historique, hégémonie, société civile… Les concepts d’Antonio Gramsci ont nourri des générations de militants et d’intellectuels, issus de toutes les variantes de la gauche, mais aussi de droite et d’extrême droite. Là où Gramsci ciblait la domination culturelle de la bourgeoisie capitaliste, les conservateurs dénoncent aujourd’hui l’infiltration d’une idéologie « soixante-huitarde » ou « multiculturelle » dans les médias, chez les artistes, à l’université. Écart maximal avec les idées originelles du théoricien communiste, même conviction que l’avenir du monde se joue en grande partie sur le « front culturel ».

Bart De Wever reconnaît sans ambages qu’il s’inscrit dans ce schéma-là. « Je crois que c’est l’idéologie qui détermine l’histoire, pas la situation socio-économique. L’histoire, c’est un processus top-down. L’idéologie de l’élite dicte ce qui va se passer. » Les élections de 2024 approchent. Elles seront un combat total : renouvellement des élus dans les communes, les provinces, les régions, au fédéral et à l’Europe. Plus que jamais, Bart De Wever entend imposer à la Belgique entière son cadre de pensée idéologique. Bref, se rendre hégémonique.

Notes de bas de page

  1. Heimat, nom féminin allemand, aux sens multiples. Il signifie à la fois le lieu de la naissance, la maison
    d’enfance, la patrie, le patrimoine…
  2. Président de la CSU de 1961 à 1988, ministre-président de la Bavière de 1978 à 1988.
  3. Titre français : La mélodie du bonheur. Film musical étatsunien de Robert Wise, sorti en 1965. L’action se passe en Autriche, peu avant la Seconde Guerre mondiale.
  4. La Flandre Woestijnvis. Référence à une très grosse société de production de programmes télévisés, notamment de talk-shows réputés pour leur ton ironique, comme Man bijt hond, De laatste show ou De slimste mens ter wereld, diffusés sur la VRT.
  5. Président de la Volksunie de 1992 à 1998. Plusieurs fois ministre flamand de la Culture dans les années 1990 et 2000. Représentant de la tendance progressiste du nationalisme flamand, il a terminé sa carrière au sein du SP.A, devenu Vooruit.
  6. Raymond van het Groenewoud, né en 1955 de parents néerlandais, est un chanteur et poète ayant grandi à Bruxelles. Le morceau Vlaanderen boven est une satire du nationalisme flamand qui évoque pêle-mêle la tour de l’Yser, le sable de la mer du Nord, le roi Baudouin, l’accent west-vlaams, le waterzooi, l’argent noir, le mont Kemmel, les vacances à Benidorm…

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