Atlas : Au pays des dimanches noirs

N°24 / Automne 2023
Journaliste François Brabant
Infographiste Claire Allard
Infographiste Raphaëlle Kern

De 1936 à nos jours, l’histoire politique belge a été, par vagues, secouée par les succès plus ou moins grands de l’extrême droite. Celle-ci a pris, au fil des décennies, des apparences très différentes. Entre villes et campagnes, Flandre et Wallonie, centre et périphérie, son ancrage territorial a beaucoup fluctué. Pour mieux cerner la part sombre de notre pays, « Wilfried » a croisé les données électorales avec l’analyse historique et géographique.
Résultat : un mini-atlas original, un outil de compréhension supplémentaire à l’aube d’une année 2024 qui sera un combat électoral total, avec une extrême droite plus que jamais en embuscade.

La présence de l’extrême-droite en Belgique n’est pas une affaire récente. Elle n’est pas, non plus, une réalité strictement flamande. C’est pour la replacer dans son contexte historique et géographique que nous avons choisi de concevoir, sur quatorze pages, un atlas de l’extrême droite belge, de 1936 à nos jours. Une façon de souligner, selon la formule de l’historien britannique Martin Conway, « le caractère territorial de la vie politique en Belgique ».

L’inconscient collectif belge aime à se représenter comme un pays de cocagne, une terre de tolérance et de compromis, où les différends se règlent à la bonne franquette, à rebours de la passion française pour la castagne, des esprits échauffés à l’italienne, des froides idéologies allemandes et du repli insulaire britannique. La réalité est plus ambiguë : chez nous, la xénophobie et l’exaltation brutale d’une identité fermée ont régulièrement servi de carburant aux victoires électorales. Ces succès s’appuyaient hier sur une propagande bien ficelée, aujourd’hui sur un digital marketing des plus rodés. Subsiste, par-delà les âges, l’agressivité de discours célébrant de façon à peine déguisée la loi du plus fort.

L’analyse des données électorales dessine un pays par moments fracturé. Elle livre aussi des verdicts surprenants. C’est tout l’intérêt de se pencher sans idées préconçues sur les cartes, de les laisser parler en quelque sorte. On découvre alors que l’extrême droite, en 1939, à la veille de la guerre, tenait ses bastions absolus de petites localités ardennaises, dans la bucolique vallée de l’Aisne. Ou que la ville de Louvain, associée dans les mémoires francophones au Walen buiten de 1968, est aujourd’hui la ville flamande la plus réfractaire à l’extrême droite.

Mais comment définir l’extrême droite ? Question épineuse. Rendue plus complexe encore par un brouillage de la démarcation entre droite et extrême droite.

Dans les années 1990, quand le principal leader de la droite néerlandophone s’appelait Guy Verhofstadt, et que le nationalisme flamand était mené par Bert Anciaux et Hugo Schiltz, le contraste était flagrant avec le Vlaams Blok. D’autant que ce dernier s’incarnait dans la figure de Filip Dewinter, repoussoir idéal, naviguant toujours plus loin dans les eaux de l’outrance et de l’abjection.

À présent, la frontière entre droite classique et extrême droite est devenue plus floue, plus poreuse et plus ténue. De troublantes accointances apparaissent ici et là entre le discours d’un Theo Francken, tenant de la ligne dure au sein de la N-VA, et celui de Tom Van Grieken, le jeune président du Vlaams Belang, qui a opéré un lissage de sa communication politique, pour la rendre la plus passe-partout possible.

« Définir l’extrême droite, et même le fascisme, a toujours été difficile », rappelle l’historien flamand Olivier Boehme, dont une partie du travail est axé sur l’étude des idéologies. Son dernier livre, Scepsis (non traduit en français), analyse comment le pessimisme est devenu la colonne vertébrale de nombreux discours politiques. « Quand on parle des actuels partis d’extrême droite, bien qu’il existe des similitudes avec les mouvements d’avant la Seconde Guerre mondiale, il faut selon moi surtout envisager ce qui les caractérise aujourd’hui. Et selon moi, le noyau dur, c’est le populisme : la croyance selon laquelle “le peuple” n’est pas représenté par “les politiciens”. Le “peuple” est tacitement compris comme un bloc, une majorité silencieuse, qui aujourd’hui n’obtient pas son dû dans la démocratie. En combinaison avec le nationalisme, on obtient alors un eigen volk1 qui serait nettement distinct des “autres” — les éléments extérieurs, les étrangers — et de plus en plus menacé par eux. » Le Vlaams Belang est systématiquement donné premier parti dans les sondages en Flandre.

À quelques mois d’une année 2024 qui sera un combat électoral total, le parti de Tom Van Grieken apparaît comme un acteur déterminant du jeu politique belge. Mais ni la Flandre ni la Belgique ne sont des îles. Les récents succès du Vlaams Belang s’inscrivent dans le contexte européen d’une extrême droite en expansion. Marine Le Pen a obtenu 41,5 % au second tour de la présidentielle française en 2022. En Espagne, un pays où l’extrême droite restait jusqu’il y a peu marginale, le parti Vox participe désormais au pouvoir dans plusieurs régions, en coalition avec la droite classique du Parti populaire. Et en Italie, la présidente de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, dirige le gouvernement depuis octobre 2022.

Cette participation de l’extrême droite au pouvoir — empêchée en Belgique par le cordon sanitaire, un dispositif unique en Europe — brouille un peu plus les repères, et renforce encore son caractère normal aux yeux de nombreux citoyens. Cependant, avertit Olivier Boehme, « si les extrêmes droites composent avec le jeu démocratique, elles ne l’ont pas intériorisé dans la mesure où elles estiment qu’elles constituent la seule émanation légitime de la nation, ou du peuple ».

Notes de bas de page

1. Référence au slogan historique du Vlaams Blok, eigen volk eerst, « notre peuple d’abord ».

Sources carto :

Open street map

Sources :

Xavier Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Crisp, 2011.
Bruno De Wever, Greep naar de macht, Lannoo, 1994.
Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea, L’extrême droite en France et en Belgique, Complexe, 1998.
Données électorales du SPF Intérieur et des Régions flamande, bruxelloise et wallonne.

 

 

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