Des millions d’arbres à planter, le maratronc wallon

N°25 / Printemps 2024
Journaliste Chloé Glad

Trois milliards d’arbres en plus : c’est la promesse de l’Union européenne d’ici 2030. Pour le climat. Pour la biodiversité. Pour survivre. Son planteur principal, le champion de l’arbre ? La Belgique. Et surtout la Wallonie, via Yes We Plant, programme semé en début de législature. Les printemps passent, la résilience pousse, se réjouit-on, ce qui n’est pas faux. Ce n’est pas non plus tout à fait vrai.

Les médias sont arrivés d’abord. Puis cinq voitures, d’où sortaient par grappes des politiques. « What the hell », se rappelle avoir pensé Karlien Verhaeghe, tandis que des inconnus se serraient poliment la main dans son jardin, à Hoeilaart. Il était près de dix heures. Ce beau monde a ensuite traversé la route, à pied, caméras et tout le tintouin dans la boue, pour arriver jusqu’à une modeste forêt, replantée quelques années plus tôt. « Pour le cancer, non ? » demande Karlien à Grzegorz Gajowniczek, son compagnon. Un petit chêne y attendait Frans Timmermans, alors vice-président de la Commission européenne et pilote du Pacte vert. La ministre flamande de l’Environnement, Zuhal Demir (N-VA), aura un cerisier.
Demi-tour, splosh splosh, route, jardin, et là, ça devient sérieux. « On sentait que les arbres étaient un sujet brûlant », se souvient Grzegorz. Il aide Zuhal Demir avec son cerisier, on met un bouleau par ici, un hêtre là-bas, smile, clic, selfie. Vers treize heures, tout le monde était parti. Il reste trois cents arbres de l’event à planter. Le couple en rigole encore : « On voulait juste quelques arbres gratuits pour le jardin. » C’était en décembre 2021.

D’ici 2030, le Green Deal prévoit de planter non pas des centaines, mais des milliards d’arbres. Une armée végétale, face au monde qui vient, au monde qui brûle. Le carbone ? L’arbre l’absorbe. La crise de la biodiversité ? L’arbre l’endigue. The 3 Billion Trees Pledge, « la Promesse des trois milliards d’arbres », c’est son nom, veut l’Europe en bottes, élus et patrons, petits et grands, main à la pelle, semez une graine, plantez un espoir. Un compteur en ligne chiffre l’effort collectif, pas vraiment en temps réel. Et en haut, tout en haut du classement, il y a la Belgique.

Grzegorz Gajowniczek

Un, deux, trois, quatre, cinq millions d’arbres. La majorité est en Wallonie, estampillée Yes We Plant. Mais si, rappelez-vous : en 2019, le gouvernement wallon déclarait vouloir planter des arbres, et surtout des haies, la nouvelle causant à la fois incrédulité et enthousiasme, nul ne sachant vrai-ment si la mesure était verte ou verdie. Cinq ans plus tard, il y a plus d’arbres plantés en Wallonie que dans la France entière, nous dit le pledge européen. Plus qu’en Tchéquie, aussi. Et plus qu’en Espagne.
Où sont-ils, ces cinq millions d’arbres ? Quelques milliers sont à Ostende, entre le crématorium et l’A10. À Anhée, la haie à côté de l’école, ça en est aussi. Il y a ceux du parc Tour & Taxis, des jeunes, qui s’allongent vers le ciel et les grues. Vous pouvez en voir en bord de route, en bord de champ, chez Safran à Herstal et Technobel à Ciney, et bientôt, on en trouvera même avec des alpagas.

Pour le moment, on trépigne dans les hautes herbes, au fond d’un terrain privé. Qu’est-ce qu’on sue. Il est 9 h 20, c’est juillet, c’est l’été à Falisolle. Les propriétaires veulent planter de grandes lignes de haies d’ici le printemps : ils font de l’élevage, des alpagas donc, la forêt est juste à côté, il faut marquer la limite entre les deux. Des plantes mellifères, de préférence ; ils ont aussi des abeilles. Le coin est à l’ombre, tout semble sec : ça s’annonce compliqué.

Lucas Gossiaux, bioingénieur, sort un test pH, y verse un peu de terre, obtient une bolognaise rouge vif. « Sol fortement acide. » Il s’en doutait, vu ce qui pousse. Il attrape un dossier, tourne des feuilles jusqu’à la page avec une grille dessus. Chaque espèce d’arbres (on dit « chaque essence » dans le milieu) a ses préférences, et ses limites : plus ou moins de soleil, d’humidité, d’acidité. Après examen du terrain, la grille aide à identifier les espèces les plus adaptées (les essences, rah). « Un peu comme une recette de cuisine », résume Lucas Gossiaux.
En demi-lune autour de lui, cinq collègues secouent la tête. Tous sont mandatés par la Région wallonne, des spécialistes des plantations pour aider les amateurs enthousiastes que nous sommes à être, avant tout, des planteurs efficaces. Un thuya ici ? Préférez l’aubépine, Madame. Des érables sycomores ? Toxiques pour vos chevaux, Monsieur. Le nom de ces conseillers ? Les conseil’haies. La semaine suivante, l’un d’eux quadrillera Marche-en-Famenne à vélo. « J’ai pas le permis », il s’excuse, se reprend aussitôt : c’est aussi pour voir si on peut vivre sans. Une autre, espiègle : « Donc maintenant, on doit déterminer si le terrain est “sec” ou “plutôt sec”, c’est ça ? »

Au début, les conseil’haies traitaient deux, trois requêtes par jour. Mais depuis cet été, les demandes « pleuvent pleuvent pleuvent », dit Valérie Charles, conseillère auprès des citoyens. Même si certains veulent surtout planter pour ne plus voir leur voisin, elle trouve qu’en général, les gens « le font pour la biodiversité ». On l’appelle avec un projet précis en tête, ou pas du tout. Alors, elle déroule le mode d’emploi pour une plantation nature-friendly : pas d’essences exotiques, ne pas tailler entre avril et juillet, un minimum de trois essences différentes pour les haies… Un monsieur s’en est ému au bout du fil : « Trois ? Mais c’est moche. »
Quelques appels ont aussi démarré sur des pleurs (une haie coupée par erreur) et des reproches (les pesticides du voisin sur une autre). Le guichet citoyen se transforme parfois en bureau des plaintes, mais qu’importe, la mayonnaise prend, l’info tourne dans les quartiers : la Wallonie donne des sous pour planter.
Le programme Yes We Plant s’amorce en 2019, en début de législature. Les plantations étaient déjà encouragées avant, certes, mais avec un succès relatif. « Les législatures précédentes, on avait planté 110 km de haies en trois ans », avance William Ortmans, attaché qualifié au SPW et l’un des coordinateurs de Yes We Plant. Cette fois, la ministre wallonne de l’Environnement, Céline Tellier (Ecolo), compte bien passer à la vitesse supérieure. Objectif : « 4 000 km de haies et/ou un million d’arbres » d’ici 2024 (objectif aujourd’hui « large-ment atteint », se réjouit le cabinet). Les plants sont soit distribués gratuitement, soit subventionnés. Les montants passent de trois à cinq euros pour un mètre de haie, de quatre à six par arbre. Enveloppe prévue : dix millions.
Il y a eu quelques couacs en route, c’est sûr : les pépiniéristes, par exemple, ont fait les gros yeux devant les annonces du gouvernement. « Ils ont prévu les programmes, mais pas les graines », se souvient l’un d’eux. Les arbres étaient out of stock. Depuis, des contrats ont été signés, les pépinières livrent chaque automne des centaines de milliers de plants. William Ortmans : « C’est vraiment un changement de paradigme. » Le but ? « La biodiversité, évidemment. »

L’Europe finit par avoir vent des ambitieuses plantations wallonnes. La représentation de la Commission européenne en Belgique prend contact avec la Région : ils trouvent ça formidable, ça leur dirait de participer à leur campagne à eux ? Three Billion Trees et Yes We Plant officialisent leur union le 8 décembre 2022, à Marche-les-Dames. Une cérémonie sobre, une attestation en papier cartonné (« 2 653 884 arbres »), et quelques sueurs pour William Ortmans en amont.
C’est qu’il a fallu un peu triturer les données. L’UE et la Région ne comptent pas les arbres de la même façon. Le SPW a par exemple dû convertir ses kilomètres de haies en arbres, l’unité du pledge. Soustraire toutes les promesses, aussi : le compteur européen veut des arbres en terre, le wallon accepte ceux qui ne le sont pas encore. En juin 2023, les « promesses fermes » représentaient 23 % du million d’arbres au compteur. Et 55 % des haies.

« Nous pouvons déjà annoncer que le programme Yes We Plant est un succès », déclarait la ministre Tellier à la même période.
« Moi, ça m’énerve profondément. » Grégory Mahy n’est pas là pour se faire des amis. Il fait de la recherche en écologie, il forme des ingénieurs à Gembloux Agro-Bio Tech, et il est survolté. Pour lui, le pledge, tout ça, « c’est de la blague ». Planter des arbres, ce n’est pas mauvais, ce n’est pas ce qu’il dit, hein, « on a besoin d’arbres ». Les haies en milieu agricole par exemple, c’est « essentiel ». Yes We Plant s’y attèle, d’ailleurs : la moitié des plants gratuits sont partis chez les agriculteurs la saison passée. Non, ce qui irrite Grégory Mahy, c’est l’indicateur. L’objectif comptable. Dix arbres par-ci, trois cents par-là, pour atteindre un chiffre « qui ne représente rien », « même pas une demi-forêt ». Et qui « cache tout le reste ».
« On a dit 4 000 km. Quatre mille. Donc on va peut-être en avoir deux mille dans les jardins. Où c’est bien aussi. Mais ces haies vont soutenir, en milieu urbain, une faune assez banale, généraliste… On n’a pas ciblé. On n’a pas mis les moyens pour avoir des ensembles bocagers structurants, qui font vraiment la différence, regrette Grégory Mahy. Le gros enjeu, à l’heure actuelle, c’est de construire des écosystèmes résilients, résistants à tous les changements climatiques. C’est ça, la priorité. Et on ne met pas les priorités. » Avec le risque que des plants terminent « là où c’est facile », comme sur « des friches industrielles, ou des zones de pelouses, qui sont déjà des milieux de très grand intérêt biologique ».
« Le problème, ce n’est pas de mettre un million d’arbres, tranche le scientifique. Le problème, c’est de gérer nos écosystèmes correctement. » Il soupire presque : « Le pire, dans ces histoires de plantations, c’est qu’elles mènent à l’idée que l’arbre est la solution ultime. Que planter des arbres partout, c’est toujours bon. C’est faux. »

Notes de bas de page

Cette enquête a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme.

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