Caroline Taquin (MR), une tornade bleue en terre rouge

N°22 / Printemps 2023
Journaliste François Brabant

Après des décennies d’hégémonie socialiste, la libérale Caroline Taquin  est devenue bourgmestre  de Courcelles en 2012. Un tournant pour cette commune de la périphérie nord de Charleroi, façonnée par un long passé minier. Depuis, l’ancienne institutrice, réélue en 2018, aligne les succès électoraux et apparaît largement favorite pour l’échéance de 2024. Le PS ne semble pas près de reconquérir son ancien bastion.

Rouge était Courcelles. De mémoire d’habitant, on n’avait jamais vu que des bourgmestres socialistes. Les puits de mine forés au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, la poussée du Mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, l’explosion démographique qui avait accompagné l’essor industriel de Charleroi et de sa périphérie, tout cela avait concouru à asseoir une gauche hégémonique pour des décennies.

Puis arriva Caroline Taquin. Une institutrice. Parole directe, contact facile, arguments effilés, énergie folle. Une nature. Une trempe. Et l’ancienne scène politique s’effondra.
Caroline Taquin administre Courcelles depuis 2012 — onze ans qu’elle peut garer sa berline sur la place de parking marquée « bourgmestre », au pied de l’hôtel de ville, édifice centenaire surmonté d’un beffroi, orné de vitraux, vestige d’un temps où le charbon et l’acier donnaient à la contrée des airs de ruée vers l’or. Elle est chez elle dans le bâtiment communal.

Tutoiement de rigueur avec toute personne croisée. « Ça va ? » Des bisous. « Bonjour Caroline, ça va bien. » On monte les escaliers. D’autres bisous, d’autres « bonjour Caroline », avec des ouvriers communaux en veste orange, des citoyennes de 18 ans, des citoyens de 70 ans. Par la fenêtre, s’étale un panorama au relief gentiment vallonné, d’où se détachent les églises de Souvret et du Petit-Courcelles, chacune perchée sur une hauteur. Froid polaire au-dehors, parc communal désert, ravivé seulement par l’éclat des perce-neige, groupés en cohortes délicates.

Dans la salle du collège, ça parle carnaval. Johan Pétré, l’échevin de l’enseignement, fera le Gille pour la première fois, dans quelques dimanches à Souvret. Jamais trop tard pour débuter. L’échevin du développement économique revêtira lui aussi l’orange habit des Gilles. On nous propose un café. « Il est de Gouy, c’est un artisan local qui le torréfie lui-même. » Gouy-lez-Piéton est avec Trazegnies, Souvret et Courcelles l’une des quatre sections de la commune, 31 000 habitants au total.
Caroline Taquin a grandi juste à côté, à Frasnes-lez-Gosselies, aux confins du Hainaut et du Brabant wallon. Une mère représentante pour Gilette (« elle disposait les lames de rasoir dans les supermarchés »), qui a repris des études d’éducatrice sur le tard, après avoir connu le chômage. Un père ouvrier chez Twin Disc, une usine de moteurs navals. Elle, elle voulait être institutrice depuis toujours. Une vocation. Elle a enchaîné les intérims à Châtelineau et à Marchienne, dans une école à discrimination positive. « J’ai perdu ma charge d’emploi parce qu’une école islamique a reçu l’autorisation d’ouvrir à deux pas. On a perdu un certain nombre d’élèves. J’ai été mutée à Trazegnies. »

Elle parle depuis le bureau maïoral, l’écharpe noir-jaune-rouge soigneusement accrochée au porte-manteau. Tout a commencé il y a presque vingt ans — par « tout », elle entend la vie poli-tique, qui est presque tout pour elle. Ses deux enfants sont nés en 2004, sa fille le 3 janvier, son fils le 31 décembre. C’étaient encore de tout petits marmots quand leur mère s’est mobilisée avec quelques voisins de la rue du Corbeau contre un projet de poulailler industriel. Le collectif a fait d’elle sa secrétaire — elle était enseignante, ça coulait de source. Les mécontents se sont invités au conseil communal. Un déclic, un éveil. Caroline Taquin reste ce soir-là jusqu’au bout de la séance. « J’ai ressenti un manque d’entrain, une nonchalance. Ça m’a percutée en tant que maman. J’ai pensé : mes enfants vont grandir ici, dans un endroit où je ne sens pas une motivation à rendre le monde meilleur. »

Le ressort intérieur est amorcé. C’est l’époque où le MR peine à présenter une liste complète aux élections communales, face à un PS écrasant. Le chef libéral local, Jean-Claude Meurée, sonde le groupe de la rue du Corbeau, en quête de recrues. « Le goût de l’effort, le travail, la liberté, que chacun prenne son avenir en main, tout ça nous tentait bien. Mais j’ai demandé à mon voisin : doit-on rejoindre un parti ? Ne crée-rait-on pas carrément une liste citoyenne ? »
La néophyte assiste à sa première réunion du MR au café du Parc, à Souvret. « J’étais stressée, j’avais les mains moites. » En 2006, elle est candidate aux élections communales, à une discrète huitième place. Son choix suscite l’étonnement du père. Lui qui vit à Gosselies, une section de la ville de Charleroi, est un inconditionnel de Léon Casaert, échevin socialiste plutôt vieille école, et fils d’un autre Léon Casaert, alias « le roi Léon », plus grand champion de balle pelote que la Wallonie ait connu. « Quand je lui ai dit que je me lançais en politique, mon père m’a demandé : comment vais-je faire pour voter pour Léon Casaert ? Je lui ai répondu : à Charleroi tu voteras pour Casaert, et aux autres élections pour ta fille. » La jeune institutrice fait campagne bille en tête, ponctionne ses économies pour imprimer des affiches, ratisse le marché de Courcelles seule avec son petit paquet de cartes. Sur fond de détresse sociale et de racisme ordinaire. Le scrutin est marqué par la montée de l’extrême droite. Avec 10,7 % des voix, le Front national envoie trois élus au conseil communal. Le PS, en recul, reste le premier parti. Axel Sœur est élu bourg-mestre sur le fil, avec dix-sept voix d’avance sur son colistier Christian Hansenne. Le soir des élections, l’ambiance est électrique à la maison du peuple, où Sœur écope même d’un crachat… Sa réputation de « rénovateur » lui vaut l’hostilité générale de l’ancienne génération, dans ces années où le monde socialiste de Charleroi et alentour est secoué par les scandales.

Caroline Taquin opère une entrée remarquée sur la scène locale. Avec 544 voix, elle obtient le deuxième score de la liste MR. « Ces voix-là, j’en ai pris soin. Ce sont les premières personnes qui m’ont fait confiance. Depuis lors, je n’ai jamais quitté la campagne. C’est tous les jours de la semaine, tous les week-ends. Tout le temps ! C’est une vocation et c’est un engagement. Et quand on perd la flamme, faut arrêter. »

Le conseil communal va vite découvrir le phénomène. Si elle soutient en façade une majorité PS-MR à nette coloration socialiste (un seul échevin libéral), Caroline Taquin joint régulièrement ses questions incisives à celles de l’opposition. Johan Pétré, alors chef de groupe CDH, directeur d’une école fondamentale à Lodelinsart, se rappelle la convergence née à ce moment. « On a essayé ensemble de contrer une hégémonie rouge qui était lamentable. Il n’y a pas de mots… Je ne jette même pas la pierre aux anciens. Je pense qu’ils étaient là pour le bien des citoyens, mais c’était à la papa, des arrangements sur des coins de table. Un manque considérable de rigueur. Beaucoup d’incompétence. »
Le contexte n’aide pas. Les finances communales sont exsangues. La crise de 2007-2008 aggrave la donne. Un climat d’incivilité noircit le tableau : le coût du ramassage et de la mise en décharge des dépôts clandestins frôle le million d’euros par an. Peu après sa prise de fonction, le bourgmestre résume en quelques mots crus son sacerdoce : « Le réseau routier est foutu. Les écoles sont dans un état lamentable. La toiture du hall omnisports devrait être remplacée. » Pour ne rien arranger, Axel Sœur est en liberté surveillée dans son propre parti, où les anciens n’avalent pas sa prise de pouvoir. Deux audits révèlent que de sérieuses irrégularités ont été commises dans la gestion communale lors de la mandature passée. Contre la volonté du bourgmestre, les échevins Christian Hansenne, Roland Lemoine et Michel Krantz — déjà membres du collège précédent — s’accrochent pourtant à leur poste. Lorsqu’il est question de les forcer à la démission, les ouvriers communaux décrètent un arrêt de travail de vingt minutes pour soutenir « leurs » échevins.

Volontiers mordante, Caroline Taquin sait aussi observer, écouter. Ce sont les années d’apprentissage. Les échanges sont tendus avec Robert Tangre. Cet ancien instituteur, qui perpétuera jusqu’en 2018 la présence communiste au conseil communal, milite comme on porte la flamme que d’autres ont transmise : Courcelles fut longtemps une place forte du Parti communiste, deuxième force locale dans les années 1970 encore, challenger d’un PS intouchable. Mais c’est surtout Ernest Glinne qui se détache du paysage local. Une figure ! Né dans une famille ouvrière, ancien bourgmestre de Courcelles, il a échoué d’un cheveu en 1981 dans sa tentative de prendre la présidence du PS, battu par Guy Spitaels. Après son revers, il se concentra sur son mandat de député européen, exercé de 1968 à 1994 sans interruption. Avant de se détourner d’un PS à ses yeux corrompu par le pouvoir, pour se rapprocher d’Ecolo.

À l’écart désormais de Bruxelles et de Strasbourg, Glinne a rabattu son énergie politique sur le conseil communal de Courcelles, où ses interventions sont toujours charpentées, d’une stature intellectuelle étrangère aux mesquineries de clocher. « Il est dans la stratosphère », ricanent ses anciens camarades socialistes. Qu’elles dénoncent l’Europe néolibérale ou l’indignité berlusconienne, ses tirades étirent les débats. Les séances s’achèvent parfois dans la nuit, sur le coup de deux heures. Caroline Taquin se laisse intriguer par le loustic. « J’étais une des seules à l’écouter jusqu’à son dernier mot, parce que ça m’intéressait. J’ai appris de tout le monde, j’ai gardé en moi tout ce qui me permet d’enrichir la fonction de bourgmestre. » Glinne a beau camper sur des positions antagonistes à celles de la jeune libérale, il reconnaît le talent naissant. « Tu seras un jour bourgmestre de Courcelles », lui certifie-t-il. « Il est le premier à me l’avoir dit. Je n’y pensais même pas, je voulais juste être échevine de l’enseignement, peut-être, un jour… »

Place des Trieux, les murs du café Napoléon auraient des choses à dire. Ils gardent la mémoire de ces années 2000 révolues, quand le lieu était le point de chute obligé après tout conseil communal. Le dernier point à l’ordre du jour évacué, la séance levée, les élus de tout bord s’y retrouvaient. Chacun sa table : les socialistes dans un coin, les libéraux dans un autre, la poignée d’écolos au milieu… Les tensions de la soirée étaient encore à vif. Fallait que ça se tasse. Trois tournées plus tard, l’alcool faisait son office, les groupes se mélangeaient. Ernest Glinne racontait comment, assis dans un avion à côté de Jean-Marie Le Pen, il avait exigé un autre fauteuil. Parfois, son téléphone sonnait, on l’appelait de New York, il passait naturellement à l’anglais, dans le brouhaha courcellois.

Elle a attiré toute une frange de la population réfractaire aux dérives de l’ancienne équipe. Elle a créé un nouvel élan, en jouant beaucoup sur les réseaux sociaux. Les anciens ne s’en servaient pas du tout. C’était plutôt celui qui payait le plus de verres au cabaret.

Les temps ont changé, mais la place des Trieux est restée le centre névralgique de Courcelles. Commerces variés : coiffeur, pharmacie, fleuriste, poissonnerie, fromager, librairie, bouche-rie, agence de voyage… Trois boulangeries recensées dans un mouchoir de poche. Une salle de sport Basic Fit où l’on vient en bus depuis Roux et Monceau. Pour qui veut s’attabler, la palette est large : grec, chinois, italien, thaïlandais, espagnol, marocain, japonais, pizzeria, fast-food halal… Ajoutons-y la boucherie chevaline, avec sa devanture surmontée d’une tête de cheval hennissant, et sa ribambelle de statuettes équines derrière la vitrine. « La place des Trieux était en train de mourir, mais depuis quelque temps, ça va mieux », observe Pino Amico, à peine sorti de sa VW Golf un peu amortie. Matricule 69 sur la carrosserie, portière ornée du logo rouge et jaune du Royal Gosselies Sports, où il officie comme directeur technique.

Pino Amico a délaissé une carrière de défenseur central pour assouvir une vocation, entraîner les jeunes. On le suit dans un des cafés de la place. Il commande une Tongerlo au fût. Tracksuit bordeaux, bagues en métal aux deux pouces, les cheveux ramenés en arrière : il a le look hybride de ceux qui vont où le vent les mène. Il a grandi dans une famille de gauche, ouvrière, mais où l’on ne votait pas PS. « Mon nonno est venu des Pouilles, il a travaillé au charbonnage du Six-Perrier. Mon grand-père maternel est originaire d’ici, de Courcelles. Lui aussi était mineur, mais les socialistes, il pouvait pas en entendre parler, il disait que c’étaient des tricheurs, des barons rouges. » En 2006, 2012 et 2018, Pino Amico s’est présenté aux élections sur la liste Ecolo. Il a vu, pour ainsi dire, l’éclosion de Caroline Taquin. « Déjà à l’époque, Caroline me plaisait, par les altercations qu’elle pouvait avoir avec la vieille garde. On sentait bien qu’elle allait aller plus loin. » La vieille garde ? Elle a longtemps négligé le danger, mal lui en a pris. « Dans cette période-là, les socialistes pensaient que tout leur était dû. Ils pouvaient faire toutes les couillonnades, ils étaient toujours là, d’élection en élection. »

Peu à peu, Caroline Taquin va devenir le pôle d’attraction d’un mécontentement hétérogène. « Elle a attiré toute une frange de la population réfractaire aux dérives de l’ancienne équipe, retrace Johan Pétré (CDH). Elle a créé un nouvel élan, en jouant beaucoup sur les réseaux sociaux. Elle est arrivée au bon moment avec ça. Les anciens ne s’en servaient pas du tout. C’était plutôt celui qui payait le plus de verres au cabaret. »
Dans une offensive aux accents xénophobes, la jeune conseillère bat le rappel contre l’intention de la majorité PS-MR de créer à Courcelles une aire d’accueil pour les gens du voyage. « On va répondre à tous les besoins des gens du voyage, avant même de répondre aux besoins des citoyens de Courcelles, dénonce-t-elle en 2010. Et puis, il y a l’insécurité, il faut le dire quand même. Lors d’un passage de gens du voyage, on a plus de problèmes, c’est une réalité. » Sur sa page Facebook, l’institutrice fustige un projet « aberrant » alors que sa commune a « d’autres priorités à gérer ». « Comment les Roms font-ils pour se payer de grosses cylindrées ? » lui demande, en commentaire, un habitant. Sa réponse : « Le bourgmestre te répondrait qu’ils aiguisent des couteaux et réparent des chaises… demandons à la police ce qu’elle en pense j’ai mon avis sur la question ! ! ! »
Le renversement se produit aux élections de 2012. « J’étais témoin au dépouillement et on ne voyait que Taquin, Taquin, Taquin… » se remémore Pino Amico, encore impressionné. Avec 2 747 bulletins cochés à son nom, l’institutrice surclasse le bourgmestre sortant Axel Sœur (2 090 voix). Le groupe libéral passe de cinq à onze élus. Qu’importe si le PS reste en tête avec treize sièges, il est mis hors jeu par une coalition de rupture, MR-CDH-Ecolo.
L’épisode a tout du changement de régime, après des décennies de pouvoir socialiste. Les mois passant, l’effet de surprise s’estompe, l’autorité de la bourgmestre s’affermit, son style s’assouplit, sa notoriété s’étend. Désormais, elle compte, et pas qu’à Courcelles. Aux élections fédérales de 2014, elle réalise le quatrième score parmi les vingt-huit candidats de la liste MR en Hainaut. Son résultat personnel (11 474 voix) la place devant plusieurs personnalités établies, notamment Éric Massin (9 534 voix), l’un des piliers du PS carolo, éphémère bourgmestre de Charleroi en 2012.
Massin, tiens. Il est député, président de la fédération socialiste de Charleroi, quand il prend la parole le Premier Mai 2018 dans la salle surchauffée de l’Université du Travail. Les élections communales sont dans cinq mois. À gros traits, l’homme politique brosse les enjeux des batailles à venir dans l’arrondissement. À Courcelles, notamment, où Laurence Meire emmènera la liste PS… « Elle n’aura pas la tâche facile face à la plus rosse — là je suis trop gentil —, la plus salope — là je suis trop méchant —, des bourgmestres du coin. » Les mots ont dépassé sa pensée, jurera-t-il. Propos de tribune somme toute habituels, de ceux qu’on lance pour galvaniser les troupes. Enfin, qu’on lançait. L’époque a viré de bord. Le mouvement #metoo, initié en octobre 2017, produit ses effets sur la société entière. Les curseurs du tolérable ont bougé. Éric Massin est acculé à la démission. Et ce n’est pas tout : Caroline Taquin porte plainte. D’abord classée sans suite, l’affaire aboutit en appel au tribunal correctionnel, qui condamne le socialiste à une amende de 800 euros pour injures.
La bourgmestre réagit par communiqué : « Il est rare, sinon inexistant, qu’un jugement condamne un homme ou une femme politique pour avoir insulté un(e) collègue. On considère en effet que les hommes et les femmes politiques doivent avoir la peau dure. J’ai la peau dure, mais j’ai toujours considéré que l’insulte n’était pas un argument (…) et qu’elle était le premier pas vers la violence dans la société. »
Retour place des Trieux, un jeudi en fin d’après-midi. Fine pluie maussade qui colle aux fenêtres. Assistance plutôt fournie à la maison du peuple. À première vue, on dirait un café comme un autre. Seule une rose au poing, simple et belle dans son vitrail, donne encore au lieu une résonance politique, comme un reliquat de l’antique ferveur, souvenir d’un siècle où André Cools et Guy Spitaels venaient ici en triomphe. Doudoune gold, veston noir, chemise et écharpe aux motifs léopard, Laurence Meire salue un par un tous les clients, mais ne s’attarde pas. Elle pousse la porte du fond, s’assied dans l’arrière-salle aux carrelages mouchetés, où le radiateur électrique chauffe péniblement. Elle était députée fédérale, habitait la commune voisine de Chapelle-lez-Herlaimont, quand Paul Magnette l’a appelée à la rescousse en 2013. Chiffonné par cette poche de résistance sur la carte politique du pays noir, le big boss du PS ne pouvait laisser en l’état le terrain miné courcellois. « Depuis le basculement dans l’opposition, le groupe était traversé par des rancœurs : c’est à cause de toi ! non, de toi ! L’idée de Magnette, c’était un plan de relance — on l’appelait comme ça — avec une personnalité extérieure qui n’avait pas connu toutes les frustrations de 2012, pour tourner la page des discordes, remettre un peu de cohésion, de fraternité. » Laurence Meire se voit confier la présidence de l’Union socialiste communale en 2014, avant de déménager à Courcelles en 2017. La campagne de 2018 s’annonce rude. « Entre PS et MR, c’était frontal. » Les propos d’Éric Massin ne rendent pas service. « Tout de suite, on m’a demandé de me positionner. Je n’ai pas cautionné évidemment. »
À l’automne 2018, la Liste de la bourgmestre enlève 50,6 % des voix, dix-huit sièges sur vingt-six. Succès total. Caroline Taquin reconduit néanmoins son alliance avec Ecolo et le CDH, « par loyauté » vis-à-vis des anciens alliés avec qui, six ans plus tôt, elle a mis à bas la suprématie socialiste. Une manière aussi d’annihiler toute opposition potentielle.
Réduite à peau de chagrin, la section CDH se disloque. Johan Pétré reste échevin, mais sans étiquette. Entré en politique par atavisme chrétien, il ne se reconnaît plus dans une formation devenue Les Engagés… Quant au PS, il a essuyé la défection de deux conseillères élues en 2018. Celles-ci siègent désormais en tant qu’indépendantes. Leurs départs s’ajoutent à ceux de Sandra Hansenne, fille d’un ancien échevin PS, et de Valérie Vleeschouwers, compagne de l’ex-bourgmestre Axel Sœur : l’une comme l’autre étaient candidates sur la liste de Caroline Taquin en 2018. Des ralliements inattendus qui en disent long sur le magnétisme de la bourg-mestre. Hedwige Tehon, échevine Ecolo, ne cache pas une pointe d’admiration : « C’est un caractère, au sens noble du terme. Elle sait écouter, elle sait fédérer, et elle sait aussi dire non. Je ne suis pas sûre que beaucoup de bourgmestres combinent ces qualités-là. »
Pino Amico, trois mandats de conseiller communal au compteur, a quant à lui tourné le dos à la locale Ecolo, à la suite de dissensions internes, tout en continuant à soutenir la majorité de Caroline Taquin. « Parfois, j’entends des gens dire : Caroline, c’est un homme, elle agit comme un homme. Mais non ! Elle fait de la politique. Et elle sait y faire », remarque-t-il. Tout de même, quelque chose d’indéfinissable a changé. En 2015, la bourgmestre a créé le Printemps de l’égalité, devenu Equality Festival, une série d’événements pour promouvoir l’égalité de genre. Dans une Wallonie où à peine 18 % des bourgmestres sont des femmes, Courcelles est une exception. Outre Caroline Taquin, le collège est en parité parfaite (trois échevins, trois échevines), tandis que les deux groupes d’opposition (PS et Défi) sont emmenés par des femmes. Et la tonalité féminine de la vie publique est encore accentuée par la cheffe de la zone de police, la directrice du CPAS, la directrice générale et la directrice financière de l’administration communale.

Dix-sept puits miniers étaient jadis en activité à Courcelles, Souvret, Gouy et Trazegnies. Restent les cônes élimés des terrils. Qui prête encore attention à la statue à la gloire du mineur, érigée sur un coin de la place des Trieux, œuvre d’un artiste italien dont on a oublié le nom ? Les anciens patrons de charbonnages sont partis sous d’autres cieux, enrichis grâce au sous-sol d’ici, au labeur des hommes et des femmes d’ici, et parfois leur mort.
Au cimetière de Trazegnies, une rangée de tombes attire le regard. Toutes identiques. Seules sont inscrites les années de naissance. Le tailleur de pierre n’a pas eu à mentionner la date des décès, la même pour tous : 11 mai 1950. Un jeudi de malheur. Le cadran indique 9 h 22 au siège no 6 du charbonnage de Bascoup, à Trazegnies, quand une explosion de gaz se produit à 570 mètres de profondeur. Les secours sont impuissants : on ne remonte que des cadavres à la surface. Les corps calcinés sont entreposés dans la remise à vélos. Des quarante hommes qui se trouvaient dans la taille au moment du coup de grisou, il n’y eut qu’un seul survivant : Yvon Sturbois, 15 ans. Pris de coliques, celui-ci s’était écarté de ses compagnons ; pour se soulager, il avait grimpé dans un wagonnet stationné deux cents mètres plus loin, ne laissant dépasser que ses cheveux. Une fraction de seconde, il avait vu une boule de feu ravager la galerie, droit vers lui. Les paupières brûlées, le visage boursouflé, il avait rampé à travers le chaos en se laissant guider par les rails.
Au surlendemain de la catastrophe, une foule considérable avait envahi la place Larsimont. De l’église au cimetière, les corbillards escortés de mineurs en tenue de travail avaient cheminé entre deux interminables cordons d’enfants, de part et d’autre de la route, fillettes et garçonnets qui tous tenaient un bouquet de fleurs entre les mains. Courcelles prolétaire, cosmopolite. On dénombra parmi les victimes vingt-deux Belges, sept Ukrainiens, quatre Polonais, trois Italiens, deux Russes, un Allemand et un Français. Le miraculé Yvon Sturbois eut la vie prolongée jusqu’en 2007. Au cimetière de Trazegnies, il apposa une plaque émaillée, « À tous mes camarades regrettés », au pied du monument qui rappelle la tragédie.
Dix petites minutes en voiture sur une route rectiligne bordée d’habitations éparses. On laisse à main gauche le coron des Indes, le terril du Chenoy, le terril de l’Estacade, pour s’arrêter devant une maison mitoyenne en briques blanches, toujours habitée. Rue des Martyrs, 26. Ici eut lieu le drame connu des historiens sous le nom de « tuerie de Courcelles ». Le 17 août 1944, des résistants abattent à la mitraillette le bourg-mestre collaborationniste du Grand-Charleroi (une entité créée par l’occupant allemand), avec son épouse et son fils. La famille rejoignait en voiture son domicile à Trazegnies. Les miliciens rexistes déclenchent des représailles furieuses. Ils établissent une liste de notables à arrêter, près de cent personnes à Charleroi, Marcinelle, Jumet, Ransart, Fontaine-l’Évêque, Gosselies, Trazegnies, Bouffioulx… La chasse à l’homme dure toute la nuit. Vingt otages sont finalement embarqués dans une camionnette. Il y a parmi eux le chanoine Pierre Harmignie, doyen de Charleroi, les épouses de deux commissaires de police, un architecte, trois médecins, le secrétaire général des mutualités socialistes… Tous sont emmenés dans la cave d’une maison courcelloise, à la lisière du bois de Rognac. Appelés un à un à l’aube, les otages sont abat-tus sur le seuil de l’habitation. Le 17 août 2022, les élus de Courcelles et des communes voisines se sont rassemblés sur le lieu de leur assassinat, comme ils le font chaque été depuis plus d’un demi-siècle. « Il y a ici une histoire lourde, énonce Caroline Taquin Quand on en aura fini avec les chantiers de rénovation, j’aimerais créer un musée de l’histoire de Courcelles. Pour qu’on puisse transmettre la mémoire. »

Les tambours des batteries crépitent au petit matin. Procession de Gilles dans une nuée de confettis. Et à mesure que le jour s’éclaircit, la liesse gonfle encore, le carnaval impose son désordre aux rues de Souvret, sous un ciel changeant. Caroline Taquin telle qu’elle excelle : présente, liante. L’écharpe tricolore à l’épaule, naturellement, pour rappeler qui elle est : la première.

L’élection de 2024 n’y devrait rien changer. Magistère imprenable, sauf surprise colos-sale. Laurence Meire, à la tête de l’opposition PS, se veut réaliste quant à l’échéance à venir : « L’objectif, c’est de ramener des jeunes, construire l’avenir. Peut-être que 2024, ce sera encore juste, mais il faut préparer les années d’après. » L’écologiste Hedwige Tehon rêve à voix haute de continuité : « Les travaux de voirie avancent partout. On a rénové l’église, plusieurs places. On est en train de refleurir les rues, ce qui diminue le sentiment d’insécurité et la propension aux incivilités. Il y a plus de trottoirs qu’avant. On développe des voies cyclables. Et on a augmenté la dotation du CPAS. Qu’est-ce que vous voulez que je critique ? » Le changement prend toutefois du temps, dans une commune toujours précarisée. « Moi, j’étais une citoyenne assez pugnace. Puis on passe de l’autre côté, on se rend compte des timings, des procédures. Une mandature ne suffit pas. Il en faut deux, voire trois. » Exemple emblématique : la nouvelle piscine ne devrait ouvrir qu’en 2024, huit ans après la fermeture de l’ancien bassin à la suite de problèmes d’étanchéité.
« Caroline Taquin a ce truc inné : les gens sont attirés par elle, souligne Johan Pétré. Et puis, elle ne vit que pour ça, faut être honnête. Elle court à gauche et à droite. Elle a sacrifié beaucoup de choses pour la politique. » Sa trajectoire rappelle celle de Jacqueline Galant, bourgmestre libérale de Jurbise, dans un arrondissement de Mons-Borinage lui aussi dominé par le PS. « On se croise avec plaisir, mais on n’a jamais discuté de nos parcours, confie Caroline Taquin. En fait, on n’a jamais le temps de se poser pour parler de nous. Je pense qu’on le fera quand on sera retraitées, si on survit jusque-là. »
Près de vingt ans ont passé depuis sa première soirée électorale. Dans les couloirs de l’hôtel de ville, Ernest Glinne, candidat sur la liste Ecolo, trépignait comme elle dans l’attente des résultats… Les chiffres parvenaient au compte-gouttes, guère encourageants pour l’ancien ministre. Elle avait surpris des larmes sur les joues du vieil homme. « J’avais réalisé alors toute la beauté de l’action politique, mais aussi sa fragilité, l’implication totale, les sacrifices qu’elle requiert. Cet homme avait eu une carrière exceptionnelle, et je le voyais pleurer car il ignorait s’il serait élu simple conseiller communal. Depuis cet épisode, je garde en tête qu’on est en permanence sur un siège éjectable. » Ernest Glinne ne l’a pas vue devenir bourgmestre. Le vétéran de toutes les luttes, pour la Wallonie, contre le colonialisme, est mort le 10 août 2009, à 78 ans. Un peu de lui flotte toujours devant la maison de maître qu’il habitait, square Salvador Allende, face au buste du président chilien assassiné qu’il avait fait édifier.
Si un jour la carrière politique de Caroline Taquin devait s’interrompre, elle sait déjà où serait son refuge. « Quand je rencontre des enfants de la commune, la magie de l’institutrice opère toujours. C’est bizarre, ça ne part pas. Il y en a toujours un qui est content de me voir, qui me fait un bisou, ça me procure un bien fou. J’ai 46 ans. De quoi demain sera-t-il fait ? Je crois que tôt ou tard, je retrouverai la classe. »

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