La longue vie d’Edith Stellner, rescapée d’Auschwitz

N°19 / Été 2022
Photographe Caroline Lessire

Elle est l’une des dernières rescapées d’Auschwitz encore vivantes en Belgique. Edith Stellner, 98 ans, née en Hongrie, ouvre pour « Wilfried » l’album d’une existence qui s’étale sur deux siècles, traverse bien des frontières, bascule de l’insouciance à la nuit, se heurte à l’humanité dans ses réalités les plus extrêmes. Une vie qui reprend, une vie qui continue.

Qu’ont vu ces yeux qui sont comme des billes de lumière, entre le gris et le bleu ? Qu’ont-ils vu que personne ne voudrait voir ? Qu’ont-ils vu que nous nous empressons d’oublier ? Et qu’ont-ils percé de l’espèce humaine ?
Ce sont des yeux anciens, qui ont traversé bien des pays et bien des nuits. Autour d’eux prend forme un visage, celui d’Edith Stellner, née le 20 juin 1924. On la rencontre pour la première fois un matin du mois de mars, à la maison de repos israélite Heureux Séjour, dans le quartier bruxellois de Ma Campagne. On s’assied dans le réfectoire, autour d’une table ronde. L’ouïe a baissé, mais la vue reste bonne. Chaque jour, Edith Stellner se plonge dans le journal et les nouvelles du monde. Les lunettes ne servent que pour la lecture – le reste du temps, elles pendent à la cordelette passée autour du cou, avec ses reflets brillants, panaché de jade, cobalt et indigo.

On est accueilli par un sourire malicieux un rien énigmatique, un regard qui scrute, où l’on devine une personnalité, un caractère. Edith Stellner est une femme de trempe. Sa vie est un très long itinéraire par-delà les secousses de deux siècles, et beaucoup de frontières : Hongrie, Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie, Israël, Belgique… Ce fleuve vénérable a frôlé des limites, humain-inhumain, dicible-indicible. Son cours a franchi des rideaux de fer, des lignes de démarcation.

 

Edith Stellner est une femme de trempe. Sa vie est un très long itinéraire par-delà les secousses de deux siècles, et beaucoup de frontières : Hongrie, Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie, Israël, Belgique… Ce fleuve vénérable a frôlé des limites, humain-inhumain, dicible-indicible. Son cours a franchi des rideaux de fer, des lignes de démarcation.

À la source, il y a Pecs. Zoltan Stellner, le père d’Edith, gère un atelier de réparation de pneus, le seul dans cette ville moyenne au sud-ouest de la Hongrie. Il souffre d’un lourd handicap physique, marche en boitant fort, porte une prothèse en cuir, s’aide d’une canne. Avec son épouse, Janka Blum, ils ont donné naissance à trois enfants : Edith l’aînée, sa sœur Eva, et Janos, le frère cadet. On parle hongrois à la maison. Sauf exception, les juifs de Hongrie ne parlent pas yiddish. Zoltan et Janka pratiquent aussi l’allemand, comme presque tout le monde à Pecs. « Ma ville natale était entourée de villages souabes, aux habitants germanophones », restitue Edith Stellner. À gros traits, elle brosse le tableau d’une enfance somme toute ordinaire, l’école primaire juive fréquentée jusqu’à 10 ans, l’apprentissage des prières en hébreu, puis l’école communale jusqu’à 14 ans, le piano venu d’Angleterre, les partitions des grands compositeurs, et les quatre ans de pensionnat dans un institut juif pour jeunes filles à Budapest. Uniforme bleu marine de rigueur. Apprentissage élémentaire : savoir se tenir, manger selon les règles, servir et desservir, leçons d’allemand et de français, cours d’écriture gothique.

Pecs compte alors environ 4.000 juifs. Si on pratique très peu la religion dans la famille Stellner, on célèbre tout de même le shabbat. L’atelier paternel garde portes closes lors des grandes fêtes juives. Edith adhère à un mouvement de jeunesse sioniste. « On vendait des timbres à l’effigie de Herzl au profit de la Palestine. On parlait beaucoup de politique, surtout de l’Angleterre qui s’opposait à la fondation d’un État juif en Israël. »
Edith grandit dans une Europe où l’antisémitisme progresse partout. Elle a quatorze ans quand l’Autriche, pays voisin de la Hongrie, est annexée par l’Allemagne nazie. Dans un monde à la renverse, l’album de famille ne renvoie que des éclats d’insouciance. « En 1942, ma grand-mère maternelle a invité tous ses enfants et petits-enfants pour une grande fête de famille. On ne savait pas que c’était la dernière fois où nous serions tous réunis. » On regarde l’une après l’autre les photos noirs et blanc de ces années-là. Une image datée de 1940 : Edith dans l’éclat de ses seize ans pose de trois quarts, les yeux plissés, éblouis par le soleil, le sourire entier. Une autre de 1943 : Janos et Eva en maillot de bain, l’air jouette dans un décor campagnard, avec un transat en arrière-plan. Il y a encore ce cliché non daté où l’on voit les deux sœurs en robe d’été, et le frère à peine adolescent, tous trois assis dans les herbes hautes, sur une colline à l’aplomb de Pecs.

Le régime hongrois de l’amiral Miklos Horthy, allié de l’Allemagne, promulgue plusieurs lois antisémites. Mais il refuse de déporter la population juive, malgré les appels répétés de Berlin. Tout comme il refuse, à plusieurs reprises, d’imposer le port de l’étoile jaune. La persécution des juifs, néanmoins, se fait de plus en plus oppressante. Les étudiants juifs sont renvoyés de l’université. Les restrictions d’accès à l’emploi ne cessent de se durcir. Zoltan Stellner tente comme il peut de donner du travail à ses coreligionnaires que l’arsenal des discriminations a mis au chômage. « À la fin, il y avait treize employés juifs dans l’atelier », se souvient Edith. Près de 100 000 juifs sont aussi enrôlés dans le Service du travail, conçu pour mettre au pas les minorités et les opposants au régime. Beaucoup d’entre eux sont envoyés sur le front de l’Est, affectés à des tâches harassantes de soutien à l’armée allemande. « En 1943, les six frères de ma mère ont été envoyés au travail obligatoire. On ne savait pas dans quel pays ils étaient. On imaginait qu’ils allaient écrire, revenir, mais on n’a plus eu aucune nouvelle, jamais une lettre. »

La relative autonomie du régime hongrois vis-à-vis d’Hitler prend fin au printemps 1944. Le 19 mars, l’armée allemande envahit le pays. « C’était un dimanche. Il faisait très beau. Mes parents passaient ce week-end dans un hôtel sur les hauteurs de la ville, juste eux deux. » Dès le 20, une nouvelle salve de persécutions frappent la population juive. « Tous nos appareils électriques ont été confisqués. On a dû remettre la radio Siemens, le tourne-disque, les appareils photo, nos trois bicyclettes, même le fer à repasser. » Le 21 au matin, deux militaires allemands attendent Zlotan Stellner à son arrivée à l’atelier. « Dorénavant, vous ne travaillerez plus pour les Hongrois, seulement pour la Wehrmacht », lui signifient-ils. Le plus gradé des deux indique que le jeune soldat à ses côtés surveillera l’atelier. Il devra être logé, nourri, matin et soir.

 

Dans l’appartement familial, le soldat occupe la chambre de Janos. Les parents, terrorisés, obligent Edith et Eva à rester cachées dans leur chambre et à ne jamais en sortir quand l’Allemand est là. Une échelle est posée contre la fenêtre, pour qu’elles puissent fuir en cas d’urgence. Les soirées passent. Seppi, le jeune soldat, joue aux échecs avec Janos dans la salle à manger. Une alerte au bombardement retentit. Tous les habitants de l’immeuble se réfugient dans l’abri antiaérien. Seppi découvre l’existence d’Edith et Eva. « Madame Stellner, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez deux filles. Pourquoi les cachez-vous ? » « Nous avions peur », répond Janka. Au fil des semaines, la présence de Seppi au sein de la famille devient routinière. « Il était très attaché à nous. Il nous appelait frau Eva, frau Edith. Il a dit à ma mère : madame Stellner, vous vous occupez de moi comme d’un fils. »
Pendant ce temps, Adolf Eichmann est en Hongrie pour superviser la déportation des juifs jusque dans ses derniers détails logistiques. Le 4 mai, les 4000 juifs de Pecs sont déplacés dans les immeubles décatis du quartier de la gare, commué en ghetto, et entouré de barbelés. Les anciens locataires sont relogés dans les maisons laissées vides par leurs habitants juifs. Les cinq membres de la famille Stellner doivent se serrer dans une seule chambre. « Il y avait en bas un jardin avec une statue de la vierge Marie. Avant nous, le logement était occupé par une vieille dame très catholique, elle m’a ordonné de mettre chaque jour des fleurs fraîches dans le vase au pied de la statue. Il était interdit aux non-juifs d’entrer dans le ghetto, mais cette femme s’approchait tous les jours pour vérifier qu’on avait bien mis des fleurs. »

Le 6 juin, les Alliés débarquent en Normandie. Terrible chronologie : c’est au moment où apparaît l’inéluctabilité de la défaite nazie que le sort des juifs hongrois bascule. Edith fête son vingtième anniversaire dans le ghetto. Zoltan est le seul homme autorisé à quitter le secteur chaque matin : son atelier de réparation est utile aux Allemands. Le soir, il rapporte, dissimulées dans sa prothèse, quelques victuailles que lui ont données Seppi ou le concierge.
Le 3 juillet, les gardiens somment les habitants du ghetto de faire leur baluchon. On les parque dans l’écurie d’une caserne – un box par famille, avec de la paille usagée. Les mêmes scènes se reproduisent aux quatre coins de la Hongrie.
À Pecs, la réclusion à la caserne dure une semaine. Les captifs ne reçoivent qu’un repas par jour. Ils sont affamés déjà quand on leur ordonne d’aller à pied jusqu’à la gare, où on les entasse dans des wagons. Edith s’agrippe à ses parents, à Eva, 18 ans, à Janos, 16 ans. « Ma mère avait acheté un seau en aluminium. Les autres dans le wagon ne l’avaient pas fait car ils ne se doutaient pas qu’il n’y aurait pas de toilettes dans le train. »

 

Ils sont affamés déjà quand on leur ordonne d’aller à pied jusqu’à la gare, où on les entasse dans des wagons. Edith s’agrippe à ses parents, à Eva, 18 ans, à Janos, 16 ans. « Ma mère avait acheté un seau en aluminium. Les autres dans le wagon ne l’avaient pas fait car ils ne se doutaient pas qu’il n’y aurait pas de toilettes dans le train.

 

Le convoi roule vers le Nord avec une lenteur affreuse. Les nuits sont glaciales. Il règne en journée une chaleur écrasante. « Les femmes se débarrassaient de leur combinaison devant les hommes. On n’avait plus de pudeur. Mon père restait tassé dans un coin, assis à côté de ma mère sur leur baluchon. Avec ma sœur et mon frère, on avait une place pour trois. Deux restaient debout, on se relayait. » Les gendarmes hongrois assurent la garde du convoi. Au passage de la frontière nord, ils sont relevés par des soldats allemands. Sur le trajet, Edith entrevoit un panneau : Katowice. Le train repart, d’une abominable lenteur. « Il y avait une femme avec une fille de 13 ans et des jumeaux de 10 ans. Elle a commencé à crier : “Ma fille ne respire plus !” Des hommes se sont levés, ils l’ont mise devant la lucarne, mais la fille était déjà morte. Chacun a mis un mouchoir en tissu sur le corps de la petite. »
Au bout de trois jours, quatre nuits, le train arrive à Auschwitz. Les Allemands n’ouvrent les wagons qu’à la tombée du soir. « Mon père est resté dans le wagon, car on ne pouvait plus le bouger. C’était terminé. Je sais ce qu’on a fait avec lui, mais je ne veux pas raconter.»

Janos est séparé de sa mère et de ses sœurs. Des projecteurs sont braqués sur les jambes des déportés. Les geôliers ne regardent pas les visages, seulement la démarche des enfants, des femmes et des hommes. La sélection envoie la plupart directement à la chambre à gaz, seulement une minorité pénètre dans le camp.
Janka, Eva, Judith, parmi des centaines d’autres femmes, toutes juives hongroises, sont poussées vers un guichet. « On a été forcées de se mettre tout à fait nues. On a dû donner nos vêtements, on pouvait seulement garder les chaussures dans la main. On nous a tondues partout. Ma sœur et moi avons pleuré. Ma mère a dit : “Ça repousse !” Les soldats nous regardaient. Vous n’imaginez pas ces centaines de femmes nues. C’était terrible. Après, on nous a jeté un vêtement et on nous a mises dehors, dans la nuit. On avait froid à la tête, froid aux pieds. »
Janka serre ses filles contre elle. « Restez des petits soldats gris pendant tout le temps qu’on sera ici, leur dit-elle. Qu’on ne vous remarque pas ! N’acceptez jamais un travail qui vous met au-dessus des autres. Faites ça, et je vous promets de vous ramener à la maison. »

 

Janka serre ses filles contre elle. « Restez des petits soldats gris pendant tout le temps qu’on sera ici, leur dit-elle. Qu’on ne vous remarque pas ! N’acceptez jamais un travail qui vous met au-dessus des autres. Faites ça, et je vous promets de vous ramener à la maison.

 

Edith, Eva et Janka sont enfermées dans des baraquements inachevés, sans toit. Elles dorment sur la terre. Quand il pleut, c’est un égout à ciel ouvert. La déportation des juifs hongrois est à ce point massive qu’elle prend de court la logistique du Reich. « En cinquante jours, 147 convois ont déporté 440 000 Juifs hongrois : 394 000 d’entre eux ont été aussitôt assassinés », écrit l’historien Georges Bensoussan. Ce dernier indique qu’Auschwitz-Birkenau devient en 1944 « l’épicentre de la destruction des Juifs d’Europe », « la forme dernière d’un processus d’assassinat qui procéda longtemps par tâtonnements ».
Tous les après-midis, un camion pénètre dans le camp et verse de l’eau dans un bassin en ciment. Les femmes s’y agglutinent par milliers. Beaucoup n’arrivent jamais à l’eau fraîche. « Il n’y avait pas de toilettes, juste une planche avec des trous, et un seau en dessous. Quand le seau était plein, on pouvait aller à la latrine, et après, tremper sa main dans l’eau de javel. C’était le seul moyen de se laver un peu », avait témoigné Edith Stellner en 2012, dans un entretien filmé. Avec un air de défi, elle avait ensuite fixé la caméra : « Vous en voulez encore ? »
Edith, Eva et Janka restent six semaines à Auschwitz. À la mi-août, avec des centaines d’autres femmes, elles sont remises dans des wagons. Transfert long de plus de cinquante heures. Débarquement au camp de Ravensbrück, au nord de Berlin. Dans les baraques, la largeur des cases est calibrée : septante centimètres. Deux ou trois femmes s’y serrent – le taux d’occupation fluctue au gré des arrivées et des départs. « Il y avait deux toilettes par baraque, et de l’eau qu’on pouvait prendre avec un grand verre à bière. Après les six semaines à Auschwitz, ça m’a semblé incroyable. »

Un soir, des sanglots se font entendre dans l’obscurité. « Comment t’appelles-tu ? » demande Janka. « Judith », répond la voix. « Elle était peut-être à dix mètres de nous. Ma mère a répondu : “Si tu veux, je serai ta maman, jusqu’à ce que tu retrouves la tienne.” Alors la jeune fille s’est rapprochée à tâtons dans le noir, guidée par la voix de ma mère. Elles se sont embrassées. » Judith a 15 ans, elle est petite-fille de rabbin. Elle sera désormais la troisième fille de Janka.
Septembre 1944 : transfert vers Buchenwald, puis Neustadt-bei-Coburg, où les baraques jouxtent une usine Siemens. Les détenues sont affectées à la production de câbles téléphoniques. La tâche semble d’une complexité inouïe. « Le temps qu’on apprenne, on sera déjà toutes libres », dit Edith à ses codétenues. Douze heures de travail quotidiennes, dimanche excepté. Une semaine de jour, une semaine de nuit, en alternance.
Les cadences l’épuisent. Des éclaboussures de goudron lui laissent des brûlures à la jambe. Comment a-t-elle enduré tout ça ? « J’avais ma mère. Avec une mère, tout est plus facile. »
Dans la baraque, Janka est prise de pitié pour une jeune femme seule qui, depuis sa case au troisième étage, regarde toujours vers le bas. « Veux-tu être ma fille ? » lui demande Janka, ainsi qu’elle avait demandé à Judith. « Oui. » Elle a 17 ans, elle est slovaque, parle un peu hongrois. Elle aussi s’appelle Eva. Elles seront quatre sœurs, désormais.
Une autre femme attire l’attention. « Elle était toujours plus grosse, tandis que nous étions toujours plus maigres. On n’avait compris qu’elle attendait un bébé. En décembre 1944, elle a déménagé dans une petite chambre près de la doctoresse du camp. Le 24 au soir, elle a accouché. Une autre femme a accouché début février. L’une avait un fils, l’autre une fille. Quand le plus jeune des deux bébés avait trois semaines, on les a mis dans une luge, et les deux femmes sont parties avec une gardienne. On n’en a plus entendu parler. »
Dans l’antichambre de la toilette, une fenêtre étroite laisse entrevoir un camp de prisonniers français, séparé par une palissade de trois mètres de haut. « Un jour, l’un d’eux a inscrit à la craie : “Qui parle français ?” J’ai écrit : “Moi, Edith”. Eux, le dimanche, pouvaient sortir au village. “Qu’est-ce qu’il vous manque ?” a-t-il demandé. J’ai écrit les mots “peigne” et “brosse à dents”. Plus tard, j’ai trouvé un petit paquet marqué de mon prénom. »
Le prisonnier s’appelle Marcel, il est marié, originaire de Rouen. Malgré le danger, Edith et lui parviennent à s’échanger de courtes lettres. « Il nous parlait de l’avancée des Alliés. Mais je ne connaissais pas bien la géographie de l’ouest de l’Europe… Et lui-même ne savait pas grand-chose. »

On retrouve Edith Stellner deux semaines après notre première rencontre. Une broche lilas retient les deux pans de son chandail bleu ciel. On s’assied à la même table ronde du réfectoire, près de la fenêtre qui donne sur le beau jardin. Un employé du home accroche au mur de grandes lettres plastifiées multicolores : « Pessah 5782 ». C’est bientôt la Pâque juive. Aux valves, le menu de fête s’affiche déjà : assiette de seder, gefilt fish, bouillon et kneidele, côtes d’agneau au thym, fagot de haricots verts, chicons braisés, pommes röstis, salade de fruits.
Edith Stellner reprend son histoire à l’hiver 1944-1945. Aucune emphase, pas de trémolos tragiques, ni de grandes leçons sur la condition humaine. Juste ce tempérament fort qui affleure, une détermination d’airain, une fermeté perceptible, et un zeste de méfiance.

C’est le 27 janvier 1945 que l’avant-garde soviétique entre dans Auschwitz, presque par hasard. En mars, les premiers blindés de l’US Army passent le Rhin à Remagen. L’effondrement du nazisme se précise, et pourtant, l’administration concentrationnaire continue de fonctionner avec un systématisme effarant. Elle ordonne des transports par train, elle projette d’immenses cohortes de déportés dans des marches infernales, au fur et à mesure que la Wehrmacht recule sous la pression ennemie. Le 6 avril, le petit camp de Neustadt-bei-Coburg est évacué. Ses 400 détenues, toutes juives, reçoivent l’ordre de marcher par rang de cinq, encadrées par trois SS et quelques gardiennes. La colonne progresse lentement en direction du Sud, vers la Bavière.

Le 11 avril, l’armée américaine libère Buchenwald. Les Britanniques entrent dans Bergen-Belsen le 15 avril – Anne Frank y est morte le mois précédent. Le 22, l’Armée rouge libère Sachsenhausen, et le 29, les Américains pénètrent à Dachau.
Il est des secteurs où les armées alliées progressent à la vitesse de l’éclair, d’autres où le front stagne. Des officiers allemands jusqu’au-boutistes poussent leurs unités à un dernier déchaînement de violence. D’autres anticipent la capitulation et cherchent à mettre leurs hommes à l’abri. Le sort des déportés juifs, presque partout, suscite l’embarras et la cruauté. Environ 700 000 femmes, hommes et enfants sont précipités dans des errances sans fin, et souvent sans but réel, en Allemagne et en Pologne. Entre 250 000 à 300 000 d’entre eux périssent dans les marches de la mort.

La colonne des 400 femmes parties de Neustadt-bei-Coburg avance dans un Reich qui se disloque. Elles n’ont pour ravitaillement que ce qu’elles parviennent à déterrer dans les champs, des betteraves et des pommes de terre crues. Ses gardiens savent-ils où ils vont ? « Un jour, il pleuvait énormément, nous étions restées à l’arrière toutes les cinq, se souvient Edith Stellner. Ma mère a trouvé dans les bois un trou d’obus. Elle s’est couchée dedans et a dit : “Les enfants, continuez à marcher, moi, je ne peux plus”. Judith, qui venait d’une famille très religieuse, a répondu que Dieu lui disait que nous devions continuer à marcher, que bientôt nous aurions à manger. Quelques minutes après, on a entendu un coup de sifflet, deux soldats sont arrivés. Ils ont relevé ma mère. Ils nous ont dit qu’à dix minutes de marche, il y avait une grange où on pourrait boire de la soupe. »
La colonne ne compte plus que 300 femmes environ – beaucoup ont trouvé au fil des jours le moyen de s’évader. Les SS décrètent une pause de quelques heures, avec autorisation de s’éloigner pour chercher de la nourriture dans les villages avoisinants. Un vieux couple bavarois, dont le fils unique est mort sur le front russe, ouvre sa porte à Edith et Eva. « Restez chez nous ! » disent-ils. « On savait que les Américains n’étaient pas loin, témoignera plus tard Edith Stellner. Mais on leur a dit qu’on était cinq. Ils n’avaient pas de quoi nous nourrir. Alors on est retourné auprès des autres. »

Le 5 mai, deux gardiennes signifient aux détenues que tout est fini : « Nous vous quittons. Allez où vous voulez, vous êtes libres. »
Un paysan aide Janka, Edith, Eva et leurs deux sœurs adoptives, Judith et Eva, à atteindre la frontière tchèque, de nuit, à travers les montagnes. « Pour nous, c’était terrible… Avec les Allemands, nous avions dû marcher trente kilomètres chaque jour. Nous étions à bout de force… » Après la frontière, les cinq femmes sont recueillies dans une ferme où se trouvent déjà des déportés russes, hébergés dans la grange. Elles y restent une semaine, dorment dans la cuisine, avec une couverture pour cinq.
« Un samedi après-midi, on était en train de laver les fenêtres quand on a vu arriver des soldats, leurs fusils dirigés vers nous. On a eu si peur… Ils ont dit qu’ils étaient Américains, ils ont demandé s’il y avait des Allemands cachés dans la maison, on a répondu que non, que nous étions juives. Ils m’ont demandé de les accompagner au village, croyant que je pourrais servir de traductrice, mais je ne parlais ni anglais, ni tchèque, ni slovaque. J’ai compris quand même que je devais expliquer aux habitants que c’était maintenant la liberté, qu’il ne fallait plus avoir peur. »

Un autre chemin commence, celui du long retour vers le pays natal. « Encore aujourd’hui, je pense que c’est inimaginable que nous soyons restées toutes les cinq, sans perdre une membre de notre groupe. »

À Domazlice, les cinq femmes sont logées dans la chambre d’un directeur d’école avec six autres jeunes filles hongroises. Des déportés russes ont été installés dans d’autres pièces de l’établissement. « Parmi les 400 femmes juives qui avaient marché depuis Neustadt-bei-Coburg, certaines s’étaient détachées de nous et avaient passé la nuit dans une prairie. À Domazlice, on a appris qu’elles avaient été violées par des soldats russes libérés des camps. » Edith et les siennes se barricadent dans la chambre en plaçant des meubles derrière la porte, ne vont à la toilette que par groupe de trois. « Nous avions tellement peur, une peur inimaginable. »
S’ensuit une odyssée de trente jours, à pied encore, et par voies ferrées. Des milliers de réfugiés de toutes les nationalités se bousculent dans les halls de gare. Pilsen. Prague. Brünn. Bratislava, où Eva, la sœur adoptive slovaque, fait ses adieux et repart vers sa ville d’origine, avec l’espoir d’y retrouver des proches qui ont survécu. Puis c’est Budapest, la traversée du Danube sur un ponton. « Sans arrêt, on rencontrait des gens qui nous demandaient : ”Vous n’avez pas vu untel, unetelle à Auschwitz ?” Tout le monde cherchait tout le monde. »
Dans une cour où doivent s’inscrire les personnes libérées des camps, elles engagent la conversation avec un jeune homme marié à une femme de Pesc. « Il avait connu Janos. Et alors il a commencé à raconter en détail comment mon frère a terminé sa vie… En détail… C’était à Bergen-Belsen en février 1945, dans la neige… »

 

Au fil du temps, j’aperçois que ma vie se divise en deux, avant mes vingt ans, au milieu de ma famille, parents, sœur et frère, grand-mère, oncles, tantes, cousins et cousines. En une année ce cercle s’est rétréci au minimum : mère, sœur et moi.

Edith, Eva, Janka et Judith arrivent à Pesc à bord d’un camion, un samedi minuit. Le véhicule les dépose au pied de leur immeuble. Elles sonnent. Derrière la porte, la concierge n’ouvre pas : « Stellner ? Non. Toute la famille a été éliminée. » Janka insiste. « Alors la concierge nous a reconnues et nous a embrassées. Elle et son mari sont sortis de leur chambre et ont laissé leur lit encore chaud pour que nous dormions toutes les quatre. Judith, ma sœur adoptive, est restée avec nous, car elle n’avait nulle part où aller. Le matin, à sept heures, on est monté à l’étage de notre appartement. Un jeune homme en caleçon a ouvert, il nous a dit de revenir à quatre heures de l’après-midi, le temps qu’il débarrasse ses affaires. »
Début 1946, convaincue que leur existence en Hongrie n’est plus possible, Edith, Eva et Janka contactent le mouvement sioniste auquel elles appartenaient avant-guerre. Elles ne veulent plus être enfermées dans leur statut d’éternelle minorité. Elles partent pour l’Allemagne, d’où elles espèrent pouvoir gagner la Palestine.
Tentative infructueuse. Edith reste en Allemagne. Elle y rencontre Henyek, un Juif polonais rescapé des camps. Ils se marient en 1947. Au mois de mars 1949, le couple part pour Israël, mais n’y reste guère. Edith et Henyek migrent en Belgique. Un fils et une fille naissent de leur amour.

Janka et Eva sont retournées en Hongrie, désormais communiste. Un rideau de fer les sépare d’Edith. Elles ne se voient pas pendant douze ans. Les demandes de visa sont refusées. Ce n’est qu’à l’été 1958 qu’Edith peut s’y rendre accompagnée de ses deux enfants.
En Hongrie, Eva a retrouvé les deux femmes qui avaient accouché au camp de Neustadt-bei-Coburg à l’hiver 1944-1945. Elle apprend que le premier bébé n’a survécu que quelques semaines, et que le second est mort en août 1945.De l’autre Eva, la sœur adoptive slovaque, elles n’ont plus jamais rien su.

Edith Stellner écrit au bourgmestre de la ville d’Ulm, en Bavière, pour lui dire qu’elle est à la recherche d’un soldat qui fut stationné à Pecs en 1944. Sans succès. « Malheureusement, je ne connaissais pas son nom de famille, juste Seppi, le diminutif de Josef. »
Treize ans après la fin de la guerre, elle se décide aussi à envoyer une lettre à Marcel, le prisonnier français de Rouen. Celui-ci répond, avoue sa surprise. Il avait entendu dire que le groupe des 400 femmes juives avait été emmené dans les bois, où toutes avaient été exécutées. « Je voudrais vous revoir », écrit-il dans un courrier suivant. En 1960, il vient en Belgique pour une visite d’une semaine.

Janka et Eva sont aujourd’hui enterrées au cimetière juif de Pecs. De nombreuses tombes sont marquées d’une date à peine postérieure à mai 1945. Pour beaucoup de survivants, la libération n’aura été qu’éphémère, le retour à la vie impossible.

Comment vivre après tout ? Et comment parler ? Chacun aura placé le curseur à sa façon entre le silence absolu et la parole totale. « Beaucoup de parents n’ont pas raconté à leurs enfants ce qui s’est passé. Moi, j’ai raconté. Mon mari a passé quatre ans en camp de concentration. Nous avons beaucoup parlé de tout ça. Nous sommes restés en vie. »
Mais si l’on parle, encore faut-il que d’autres entendent. Au journal Le Monde, l’écrivaine juive d’origine hongroise Edith Bruck a raconté ses conversations avec son ami Primo Levi. « Il me disait : “Tu te rends compte, ils nient déjà. Avec nous encore en vie.” Il m’assurait qu’après notre mort les mystificateurs, les nouveaux haïsseurs, les négationnistes, se multiplieraient. Comme il avait raison ! »

Avec les années, les témoins se raréfient. Combien sont-elles encore, en Belgique, les personnes qui ont connu Auschwitz ?
Edith Stellner s’excuserait presque : « C’est un peu enfantin, ce que je vous ai raconté, mais moi, je ne suis pas allée beaucoup à l’école. »

Dans son déambulateur, elle conserve plusieurs fardes, des liasses de papiers, des notes manuscrites, d’autres dactylographiés. Au fil des ans, elle a consigné ses souvenirs, trouvant dans l’écriture le moyen d’exprimer certaines choses qu’elle n’a jamais su raconter oralement. Sur une feuille datée d’octobre 2009, on lit cet extrait: « Si je faisais deux listes de mes chers proches, l’une, des disparus, devrait être terriblement longue, l’autre, la liste des survivants, serait terriblement courte. Au fil du temps, j’aperçois que ma vie se divise en deux, avant mes vingt ans, au milieu de ma famille, parents, sœur et frère, grand-mère, oncles, tantes, cousins et cousines. En une année ce cercle s’est rétréci au minimum : mère, sœur et moi. »
Dans une autre note, rédigée en novembre 2000, Edith Stellner constate ce paradoxe insoutenable : « Le débarquement des Alliés s’est déroulé en juin 1944. À ce moment, nous, juifs hongrois, montions dans les wagons à destination d’Auschwitz. » Ce 20 juin 2022, elle a fêté ses 98 ans.

 

Notes de bas de page

Une partie des citations entre guillemets sont extraites d’un entretien vidéo réalisé en mai 2012. Source : Georges Bensoussan, Atlas de la Shoah, Autrement, 2014.

Edith Stellner est décédée le 19 février 2023 dans sa nonante-neuvième année.

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