Ce pays où l’on n’arrive jamais. Dans les Ardennes avec André Dhôtel

N°20 / Automne 2022
Journaliste Nicolas Lahaut
Cartographie Clémentine Lenelle

On sautera dans un train. On sortira le pouce. On transbahutera, dans notre paquetage, le livre  qui a fait le succès d’André Dhôtel, écrivain-rêveur ardennais du siècle dernier. On se laissera guider par l’auteur, par ses personnages. Par les aléas, surtout. On cherchera à comprendre un grand pays indicible. On n’aura qu’une religion : les gens. Qu’en gardera-t-on ? Une célébration du voyage. Une ode à l’Ardenne. Un tatouage moche, aussi. Et la confirmation que l’aventure se trouve décidément à deux pas de chez soi, partout où l’on veut bien l’éprouver.

Il me fallait un prétexte pour déguerpir. Ficher le camp. J’avais fatigué chaque centimètre carré de la moquette de mon bureau namurois — celui qui communique directement avec ma chambre —, j’avais enchaîné les interviews par Zoom, égrainé des heures penché au-dessus d’un téléphone en haut-parleur, j’avais écouté, retranscrit, organisé, mis en mots le réel depuis un territoire grand comme un confetti. J’avais exploré statiquement. La pandémie pissotait des reporters ankylosés par la sédentarité. Je voulais me frotter au monde, m’y encastrer, ne plus m’en détacher pendant des jours. Taper des brins de causette avec le tout-venant. Me laver les fesses dans les eaux vives.

Il y avait ce livre. Le pays où l’on n’arrive jamais, prix Femina en 1954. On m’en avait souvent parlé. Une quête rêveuse des lieux de l’enfance, vapotés par une mémoire diffuse, qui se dérobent sans cesse, qui sentent bon le bois, la terre et l’eau. Qui sentent bon l’Ardenne. L’auteur, André Dhôtel, élégant chapeau en feutre, cigarette roulée au coin du bec, yeux tombants, a grandi à Attigny au début du siècle dernier, dans le sud des Ardennes, ce département français qui s’emboîte façon puzzle dans la province de Namur. L’homme a fait de sa région natale l’une de ses principales sources d’inspiration.

Dans Le pays où l’on n’arrive jamais, André Dhôtel raconte les péripéties d’un gamin maladroit, Gaspard Fontarelle, blondinet de quinze ans, spécialiste des petites catastrophes, coincé depuis l’enfance à l’hôtel du Grand Cerf, à Lominval, un patelin ardennais sorti de son imagination. En passe de s’offrir une aventureuse escapade qui le verra remonter la carte par la Meuse, pénétrer en Belgique pour rejoindre le port d’Anvers.

J’avais mon fil rouge. J’allais m’inspirer d’un bout du parcours de Gaspard Fontarelle. J’allais partir sur les traces d’André Dhôtel et comparer l’imaginaire déployé dans son récit du début des années 1950 aux Ardennes d’aujourd’hui. Tenter de comprendre ce territoire si proche, si lointain, en mutation séculaire, un peu mystérieux. Je ne préparerais rien. Je ne lirais rien. J’embarquerais juste le bouquin dans mon sac à dos, coincé entre un réchaud et cinq caleçons roulés à la militaire. Je viserais d’abord Attigny. Là-bas, on pourrait certainement m’en dire plus sur l’enfant du pays. Je sortirais le pouce pour me livrer aux aléas. Un seul credo : les gens. Et on verrait où ça me mènerait.

Il y a dans le même pays, plusieurs mondes véritablement. Si l’on explore les Ardennes, ce n’est pas une forêt que l’on découvre, mais mille forêts.

Longue vie aux périples qui s’amorcent en train. La croupe vissée à une banquette inconfortable, on se branche au voyage naissant. Je colle ma tête à une vitre embuée, observe se succéder des paysages que je connais sur le bout des doigts. Ceux que je maîtrise moins adroitement. Ceux dont je possède une vague idée. Il y a les trois immeubles à habitations bétonnés du quai de l’Écluse, en début de périphérie namuroise, qui formaient le décor élégiaque de mes premiers rancards avec Pauline. Lilas, Mimosa, Jasmin : noms pleins de vie pour paysage gris. Il y a les arêtes de la Sambre, encore inondées de la sueur que j’excrétais, au printemps dernier, en vue de mon premier marathon. Il y a l’abbaye de Floreffe, chef-lieu des stages multisports estivaux redoutés par la jeunesse de toute une province. Auvelais, terres des frères Rochus, où mon band de crevards adolescents avait cassé ses premières cordes. Tamines et ses anciens charbonnages. L’entrée au Pays noir murmurée par Farciennes.

La ligne 132-134 qui relie la gare de Charleroi-Sud à Couvin est un voyage à elle toute seule. Unique raccord ferroviaire dans un territoire de la taille du grand-duché de Luxembourg, la seule en Wallonie où les trains carburent encore au diesel, elle a très régulièrement été sujette aux rumeurs de suppression : trop chère, trop peu fréquentée, en piteux état. Indispensable pour bien des gens. En février dernier, Thomas Dermine, secrétaire d’État à la Relance économique, a annoncé que 4,4 millions d’euros seraient injectés dans sa rénovation.

Sur le coup de 18 h 15, j’entre dans une double voiture pleine à craquer, royaume des regards happés par ces téléphones de malheur. De gare en gare, suivant la logique démographique qui caractérise la progression vers le sud wallon, la petite société de navetteurs se dépeuple. Le convoi transperce la tôle ondulée condruzienne, s’enfonce dans les plaines humides de la Fagne, et, alors que se profile le massif ardennais, s’emplit d’une ambiance propre aux cafés où tout le monde se connaît. Il y a la femme au treillis militaire et à la coupe au bol. Elle explique au mec à la queue de cheval qu’elle a perdu son homme il y a un an. Un cancer foudroyant. Le mec lui demande si elle se sent seule. Ça va : elle a la famille, les amis. Elle me fait un clin d’œil. « Même si je bosse en centre protégé, je suis une battante, moi. » Toutes portes ouvertes, le conducteur du train taille la bavette avec le contrôleur bedonnant. Le mec à la queue de cheval promène sa chope jusqu’à l’avant de l’habitacle pour se mêler à la discussion. À hauteur d’Yves-Gomezée, la femme avec le treillis militaire et la coupe au bol réveille l’ado avec son grand sac. « T’allais émerger à Couvin gamin. » L’ado file vers le quai. À son passage, le contrôleur bedonnant s’excuse pour la troisième fois du supplément de dix balles qu’il lui a infligé, sort réservé à ceux qui banquent leur billet dans le train. « C’est quand même bien bête d’en faire payer treize pour un trajet à trois euros. J’étais contre cette mesure. Mais la règle, c’est la règle.
— Pas de problème, chef, vraiment.
— N’empêche que c’est bien bête…»

En gare de Couvin, le contrôleur bedonnant se grille une clope derrière le heurtoir où meurt le chemin de fer. Ça ne va pas plus loin. Plus loin, c’est la France. Et la France, on n’y accède pas en train, par ici. Ni par Dinant. Ni par Florenville. Ni par Virton. En fait, sur quelque deux cent cinquante kilomètres de frontière qui séparent la pointe  sud de la Belgique du village d’Erquelinnes, près de Binche, qui marque la première exception, on n’observe pas la moindre percée ferroviaire franco-belge.

Estimation du trafic, un mardi de la fin juin, à 19 h 45, rue de la Gare : trois carrosses à la demi-heure. Je déplie le pouce. Quatre-vingts kilomètres me séparent encore d’Attigny et de la maison d’enfance d’André Dhôtel. Moins d’une heure en voiture. Une éternité potentielle, en stop, au vu des embranchements en enfilade qui jalonnent le trajet.

Les premiers essais sont heureux. Vinciane, professeure en hôtellerie, amoureuse de Compostelle, logiquement charmée par mon paquetage, me lâche au tabac-shop de Brûly, à cent mètres de la frontière. On y fait le plein de clopes avant d’entrer en France où ça casque autrement pour cette petite assuétude. Je me demanderai, plus tard, si l’endroit coïncide avec « ce virage perdu et sa boutique d’ancienne allure » où les amis belges d’André Dhôtel, qui venaient le visiter au Mont-de-Jeux, remplissaient des seaux de « Prince Albert », le tabac à rouler dont l’auteur raffolait.

Je grimpe dans la Berlingo de Véronique, originaire de Rocroi, qui claque un rapide aller-retour en Belgique pour son cornet de frites deux fois saisies dans la graisse de bœuf — six minutes à 140° C, trois minutes à 190° C, secret jalousement gardé par tout un royaume et que ses voisins ne semblent pas en mesure de percer. Émérance et ses deux pines-co, dix-huit piges chacune, aquarium dans la Peugeot 206, cent cinquante sur la voie rapide, prennent le relais pour assurer la jonction Rocroi-Charleville-Mézières en cinq taffes de pétard. Elles m’assurent que dans le Grand Est français, on voue un culte monumental à la culture rap bruxelloise, Damso et Le Motel au pinacle. Puis vient la morne plaine.

Les bretelles d’autoroute qui débouchent sur à peu près rien et où personne ne s’aventure : le mouroir classique qui guette toute une confrérie d’auto-stoppeurs. Un ciel de juin s’empourpre au-dessus de l’aire de Belval, en périphérie fantôme du sud de Charleville-Mézières. Il est 22 heures et je jette l’éponge. Je racle, d’un index courbé, le centimètre de sauce bolo en plein dégel dans un Tupperware, et m’engage sur une départementale à destination de nulle part. Nulle part, c’est Warcq. Et Warcq, un millier d’habitants qui pioncent depuis belle lurette, c’est, en quelque sorte, le début des Ardennes rurales.
Il y a le massif forestier, au nord, région naturelle que se partagent la Belgique — l’Ardenne belge —, la France et le Luxembourg ; la vallée de la Meuse et ses abords postindustriels qui longent le sud du massif depuis Sedan puis le pénètre, à hauteur de Charleville-Mézières, pour s’aventurer en province de Namur ; les crêtes préardennaises, plus bas, où les bovins mâchonnent les prairies, et qui s’aplanissent toujours un peu plus à l’approche des plaines de Champagne, cet immense désert fertile tout acquis à l’agriculture industrielle. Une variété de pays dans un pays. Ces territoires ont été assemblés administrativement par la Constituante de 1789, en dépit de toute logique géologique ou culturelle apparente. Je me demande, deux siècles et demi plus tard, si l’ensemble de ceux qu’on appelle les Ardennais, français comme belges, partagent autre chose qu’un nom commun à un massif et un département.

Si la Meuse qui entre et sort à Charleville forme un nœud coulant, Warcq est assurément le pendu. Bravant ce qui ressemble à un couvre-feu local — 22 h 30 et pas la moindre fenêtre éclairée —, le prof bougon et le fermier retraité pulvérisent une substance incolore sur des arbres fruitiers dans la nuit naissante. Le prof bougon lève un sourcil quand je lui demande pour établir bivouac sur son lopin, l’air de dire, qu’est-ce qu’il me veut, le bouseux. Le fermier retraité m’explique crécher à Bouvellemont, à quinze kilomètres d’Attigny. Il peut m’avancer jusque-là, si je me sens d’attendre : le prof bougon l’invite d’abord à casser la croûte après leur atelier main verte.

Je finis de dégeler ma bolo au réchaud sur un bout de trottoir léthargique. « Le silence est si grand à l’extrémité de cette rue où nous habitons que le bourdonnement d’une seule abeille semble se propager plus loin que le ciel, et bercer le bourg entier et tous les villages cachés dans les collines », écrit André Dhôtel. Minuit trente. J’ai perdu presque tout espoir de revoir le fermier retraité. Je me glisse dans mon couchage, sur une butte herbeuse qui jouxte le petit verger. Cette nuit, ce sera un tête à tête avec Orion. Deux faisceaux de lumière balayent la rue déserte. La vitre d’une camionnette blanche s’enfonce dans sa portière. « Tu t’en vas dormir une paire d’heures dans le froid, ou tu viens à la ferme? »
Voilà comment j’ai rencontré mon ami Daniel.

L’espace a un tel volume que, même les jours de vent, la rumeur des saules de la rivière parvient à peine au hameau et n’est traversée que de fugitifs éclats.

Je cavale plein pot. Boucle, en crachant un poumon, le kilomètre qui sépare les toilettes du camping d’Attigny, où je viens d’abandonner mon paquetage, de la place Charlemagne, peuplée de commerces. Une poignée de gaillards en salopette s’occupent à monter la foire annuelle. Je manque de faire tomber une dame avec un paquet de viande sous le bras. « Le trottoir d’Attigny, où je jouais devant la maison, c’était simplement le trottoir du monde », écrit André Dhôtel, dans son livre Terres de mémoire. À hauteur de la bicoque où l’auteur déambulait en culotte courte, j’envisage avec sérieux de remettre mon déjeuner. Devant la poste, une vingtaine de mètres plus loin, sauvé de justesse par un second souffle, j’alpague un homme grisonnant, légèrement dégarni sur les côtés, affublé d’une chemise à manches courtes — c’est ainsi que me l’a décrit sa femme —, sur le point de se débarrasser d’une grande enveloppe. « Vous êtes Roland Frankart ? » Négatif. J’en repère un autre près du kiosque à musique. Nouvelle déconfiture. Puis une autre. Puis une autre encore. Pardieu : la moitié d’Attigny grisonne, se dégarnit légèrement sur les côtés et porte une fichue chemise à manches courtes.

Quelques minutes plus tôt, j’ai appelé le fixe de Roland Frankart, enseignant à la retraite, secrétaire de l’ASBL La Route inconnue, une association d’amis d’André Dhôtel qui publie une petite revue trois fois l’an. L’été, comme Dhôtel en son temps, le couple Frankart vient en villégiature au Mont-de-Jeux. Le hameau de vingt-cinq âmes est assoupi sur une butte qui surplombe l’Aisne, à une demi-heure de marche d’Attigny. Je l’ai joint préalablement par mail. L’homme doit me confier un imprimé de 2007 intitulé André Dhôtel et la Belgique. Je comptais cueillir la chose au Mont-de-Jeux jusqu’à ce que sa femme, à l’autre bout du fil, m’indique que l’homme venait de partir pour la poste, mon précieux paquet de feuilles sous le bras, avec le projet de l’expédier en Belgique.

Mon téléphone fait des vocalises. On s’est ratés de peu. Je me jure de travailler mon explosivité et Roland Frankart me convie, en guise de consolation, à passer dans l’après-midi au Mont-de-Jeux. Je tue le temps à coups de jattes dans la boulangerie voisine de la bibliothèque André Dhôtel. Sylvie, la patronne au caractère bien trempé, un amour, surtout, me met un pâté en croûte à l’œil. Elle est arrivée à Attigny il y a vingt ans, en provenance directe de Givet. Il lui en a fallu dix pour se faire accepter par les locaux. « À Givet, tout le monde est avenant, jovial. On est déjà un peu belge. On voit défiler du monde. Ici, c’est plus spécial. Ça vit un peu en huis clos. La mentalité villageoise, les ragots, tout ça. Une femme qui l’ouvre, ça en a dérangé plus d’un. »

Attigny et ses alentours racontent pourtant, à eux seuls, la réalité socio-économique de tout un département : une démographie en chute libre, la jeunesse qui va voir ailleurs si elle y est, l’industrie dépecée par la mondialisation, l’exploitation intensive des sols qui uniformise les paysages. Ici, près d’un tiers des habitants n’a pas son diplôme du secondaire — contre 17 %, pour la moyenne nationale. Je m’étonne de voir autant de commerces dans un village d’à peine un millier d’habitants. Sylvie m’explique qu’Attigny comptait en son temps une briqueterie, une laiterie, une sucrerie, qui stimulaient l’économie locale — pour le reste essentiellement agricole. Toutes les trois ont fermé durant la seconde moitié du siècle dernier, laissant bien des travailleurs sur le carreau. Les commerces font de la résistance.
Elle m’amène chez le vieux Dédé, 94 ans. Il faut débusquer, sur ses lèvres, les mots que ses cordes vocales ne font plus vibrer. Sa femme tenait un bazar sur la place du village. André Dhôtel y chargeait régulièrement ses filets à légumes. Il me décrit un gars affable, plutôt discret. Dédé a bossé toute sa vie à la sucrerie, finissant sa carrière comme chef de chauffe. Une bonne partie des hommes du coin s’y tassaient l’échine. Le sens de la besogne : c’est ça, pour lui, le propre de l’Ardennais. Des hauteurs du massif aux plaines de la campagne crayeuse. Dédé a pris sa retraite en 1986. L’usine a fermé une dizaine d’années plus tard. Ce n’est plus pareil depuis. Les gens se connaissent moins. Les gens se causent moins.

Je crapahute le long du canal des Ardennes, cette parallèle austère de l’Aisne et de ses méandres pleins de vie, et qui assure, plus loin, la jonction entre cette dernière et la vallée de la Meuse. Un faucon crécerelle claque un surplace au-dessus de l’ancienne voie de chemin de fer qui franchit le double cours d’eau à hauteur du Mont-de-Jeux. Elle plonge se farcir un mulot.

« Vous profitez de la même vue qu’André Dhôtel lorsqu’il a écrit Le pays où l’on n’arrive jamais en 1955 », sourit Roland Blankart. Il ajoute : « À quelques nuances près, et elles en disent long. » Depuis la vaste terrasse où nous sommes installés, l’herbe plonge rejoindre les abords de l’Aisne tout en zigzags, investis par les saules. De tous les côtés, l’immense campagne. À deux maisons, le baraquement ouvrier austère qu’André Dhôtel avait fait venir de Rethel, et qu’il rejoignait tous les étés depuis Paris. « À son époque, le paysage était essentiellement fait de pâturages, de bocages, d’arbres. Aujourd’hui, il est voué au colza et au maïs. C’est le triomphe de l’agro-industrie, le fruit du remembrement intensif des années 1960 et 1970. En son temps, le Mont-de-Jeux comptait cinq fermes. Il n’en reste qu’une qui a absorbé les quatre autres. Ces changements agaçaient prodigieusement Dhôtel. »

Roland Blankart m’explique que l’œuvre de l’auteur, rédigée entre les années quarante et quatre-vingt, raconte des Ardennes un peu fantasmées, inspirées de celles de son enfance, des années vingt peuplées de quincailliers, de bourreliers, sans télévision, épurées de tout sursaut de modernité. Les villes, assez sommairement décrites dans Le pays où l’on n’arrive jamais — que j’ai englouti la nuit précédente —, n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’elles sont aujourd’hui, ni même ce qu’elles étaient dans les années cinquante. « Prenez Fumay. Ce qui vous frappera, si vous vous y rendez, c’est cette misère un peu sinistre liée à la désindustrialisation. Chez Dhôtel, c’est une sorte de bourgade qui ne présente pas la tristesse d’aujourd’hui. »

Je lui demande s’il sait à quel village pourrait correspondre Lominval, le bourg où commence le voyage de Gaspard Fontarelle. L’enseignant retraité rigole : « À force de se l’entendre demander, Dhôtel a fini par dire : si vous voulez vraiment le situez, disons alors que c’est Sécheval. »

Son visage avait une beauté singulière, non pas des traits parfaits, mais une gentillesse timide et insouciante, comme une clarté.

Daniel me cueille à la foire d’Attigny. On s’est rencontrés il y a moins de quarante-huit heures, quand il m’a invité à dormir à la ferme, et j’ai l’impression de retrouver un vieux compère. On s’était levés avec le soleil, comme il le fait chaque matin, et, avec Bernadette, après la miche de pain et le cafton, on avait biné la terre du grand potager. Sur la route vers Attigny, où Daniel m’avait déposé avant de filer au bureau de SOS Détresse Amitié à Charleville-Mézières — il y assure des permanences plusieurs fois par semaine, ça occupe ses journées de retraite —, il avait pointé l’horizon. « Quand on voit la Champagne, c’est qu’il va pleuvoir le lendemain. » L’adage local tient ses promesses : on nous vide le bain des dieux sur le scalp.

On remonte à Bouvellemont, cœur des crêtes préardennaises, par les chemins de traverse du Dhôteland et Daniel me commente chaque variation du paysage. Là, les vestiges de l’ancienne sucrerie. Là, la ferme abandonnée de ses parents, au lieu-dit la Saintinerie. Là, le bosquet où Charlemagne venait chasser. Partout ces petites buttes, tantôt chauves, tantôt boisées.

« De nouveau le calme des prairies pénétrait jusqu’au fond de la cuisine et l’on entendait bruire la forêt sous les profondeurs du ciel. » À la ferme, Bernadette a fristouillé une tambouille réconfortante ; du gratin dauphinois, de la bidoche fondante, des radis du jardin, de la tarte à la cerise dont on crache les noyaux à chaque coup de dents. Un tube interminable, qui fait la jonction entre une bonbonne d’oxygène et ses narines, la suit partout dans la maison. « Le poumon du fermier, m’a-t-elle expliqué le premier soir. Tu respires de la poussière de foin moisie pendant des années, et ça finit par te bousiller complètement la santé. » Je me chamaille avec elle pour faire la vaisselle. Copieux éclats de rire.

Avec Daniel, on retourne se noyer sous la drache du Dhôteland. On roule de bled paumé en bled paumé. Il m’explique qu’il n’y a quasiment plus que des vieux, par ici. Que faute de transports en commun, mieux vaut rester capable de conduire le plus tard possible. Après, c’est la merde. Il y a, en France, une bande territoriale de quelque 1 500 kilomètres qui traverse le pays, du nord-est au sud-ouest, de la Meuse aux Landes en passant par le Massif central, et qui se singularise par sa très faible densité démographique. On l’appelle couramment la « diagonale du vide » et, bien que la formule cache des réalités contrastées, elle est faite de nombreux territoires en déprise, délaissés par les pouvoirs publics. Le Dhôteland est en plein dedans.

L’histoire de Daniel est cruellement universelle. Celle où votre condition vous emprisonne. L’homme aurait voulu devenir médecin, voir du pays, faire des milliers de rencontres. Mais voilà. Daniel est né fils de fermier à Guincourt et le devoir d’un fils de fermier à Guincourt consiste précisément à devenir à fermier à son tour. « On a travaillé pendant quarante ans dans la vache à lait sans jamais prendre un jour de vacances. Le plus loin au nord où j’ai jamais été, c’est la Belgique. Si c’était à refaire, je ficherais le camp à dix-huit ans. Je vivrais pleinement », me confie-t-il tandis qu’on escalade la butte d’Omont où repose, dans la confidence d’un bosquet touffu, un quelconque seigneur médiéval.
Daniel me dépose à hauteur de Chémery-Chéhéry sur la départementale 977 qui remonte vers Sedan. Ce n’est toujours pas le point de départ du périple de Gaspard Fontarelle, mais je décide de me laisser porter : Sedan it will be. On s’étreint sous la flotte. Malgré le spleen qui lui colle aux basques, l’homme forme un écosystème hostile à la rancœur. Je sors un pouce humide, repense à ce passage du Pays où l’on n’arrive jamais, lu lors de ma nuit sans sommeil à la ferme de Bouvellemont : « Gaspard comprit l’éclat étrange des yeux d’Hélène, car lui-même, ainsi qu’elle le lui dit, eut cet éclat dans son regard. C’est sans doute le signe de l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et que la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir. »

Les larmes inapprivoisées de l’enfance durent toute la vie.

Dans le hall de la petite gare en pierre de taille, le gars avec le sweat Umbro secoue sa casquette trempée. Il se tourne vers la fille au chewing-gum. « Pourquoi tu cherches un job à Charleville ?
— Je vais travailler pour me faire des tatouages. La meuf, elle m’a dit : 400 €. J’ai rien trouvé pour gagner de la thune à Sedan.
— T’as fait les bars ?
— Même ceux de Charleville. Y’a rien dans les bars. Je vais essayer le McDo. »
Je suis mouillé jusqu’aux os et des bourrasques tranchantes quadrillent les rues de Sedan. J’y vois une justification suffisante pour renouer avec mes réflexes bourgeois. Téléphone en main, avachi contre un distributeur de billets de train, je me réserve minute un duplex avec baignoire dans les entrailles de la vieille ville.
La Meuse est ici bien plus étroite qu’à Liège ou à Namur. N’y passent, d’ailleurs, que des embarcations de plaisance. Les péniches en provenance de Belgique ne vont pas plus loin que Givet, laissent le fleuve renouer avec son instinct primaire, se peupler en berges naturelles.

Entre Givet et Mouzon, la vallée concentre les deux tiers de la population des Ardennes françaises. La majeure partie réside autour de Sedan et Charleville-Mézières. Cet arc démographique qui longe la frontière — on reste, en permanence, à une dizaine de kilomètres de la Belgique — s’est développé massivement avec l’industrie métallurgique des XIXe et XXe siècles. Un festival de fonderies, de forges, de boulonneries, d’estampages s’étalait le long de la Meuse et de ses affluents. Sedan est l’exception. Ici, comme à Verviers ou en Flandre, le textile prenait toute la place. Il s’est développé en grande pompe au XVIIe siècle avec la manufacture royale du Dijonval. Tout s’est écroulé au siècle dernier. La manufacture de Point, dernier des fantassins, a été liquidée en 2007. Restent quelques usines automobiles.
À hauteur du pont de la Meuse, la vieille femme à la poussette de marché s’amuse de mon paquetage humide. « Avant l’arrivée des supermarchés, j’avais une épicerie à Haraucourt. J’ai tenu vingt-huit ans sans chauffage. Le froid, ça me connaît. Si je pars un jour en vacances, c’est au pôle Nord. » Elle m’explique que, bien des années avant les accords de Schengen, son paternel était douanier dans les bois de la Chapelle, au bord de la N89 qui file vers Bouillon.
Ma paillasse du soir se trouve à deux rues du château-haut, trente-cinq mille mètres carrés de vestiges médiévaux, ancienne demeure des princes de Sedan. Je barbote une heure dans mon bain puis pars à la conquête d’un casse-dalle. Sur la place d’Armes, Andrée distribue de la mie de pain à Pépette et ses pioupious, un pigeon flanqué d’un escadron de moineaux. Elle ne touchera ses cent septante euros de retraite que le lendemain, son mari boit la sienne, alors la voisine lui a décalé un euro pour le pain. On sympathise, on pille ensemble le Carrefour Market et on file se cuire des pâtes au premier étage d’un immeuble fatigué, au pied des contreforts du château. Sedan a cela de particulier que le centre-ville, pittoresque, est essentiellement constitué d’un patrimoine immobilier ancien et difficile à entretenir. Résultat : quarante pour cent de logements sont vacants et, la plupart du temps, insalubres.

Andrée est née à Sedan à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’a pas connu son père, descendu par les Allemands en 1944, à Rossignol, dans la Gaume belge. Sa mère est morte d’un cancer quelques années plus tard alors, elle vivait avec Mémère-aveugle dans un petit pied-à-terre à Francheval, au pied du massif. À quatorze ans, Andrée travaillait tous les jours au tissage, à Balan. À seize ans, elle pliait, à l’huile de rotule, les quatorze kilomètres de chemins qui mènent aux forges de Messempré, à Carignan. « J’ai soudé le chauffage de Beaubourg — le Centre Pompidou — à Paris. Un truc haut comme ça. Tu sais ce que je faisais, mon grand ? Je mettais une pièce dans ma tirelire à chaque paie, et j’ai acheté ma chambre à coucher comme ça, à Carignan. »

Adolescente, Andrée avait fait de la contrebande de dragées et de tabac de la Semois sa petite spécialité. « Tous les week-ends, pour me fournir, j’allais à pied jusqu’à Bouillon par les bois pour éviter les douaniers. Je croisais des sangliers, des biches, des serpents. » Au pays, elle revendait à la sauvette les dragées pour les baptêmes, le tabac pour les petits vieux.

Elle partageait la couche de Mémère-aveugle. Un jour, au réveil, elle avait frôlé un bras froid. Puis elle avait dormi seule jusqu’à son mariage, en 1985, et son retour à Sedan. Les trente années suivantes n’ont pas été folichonnes. « J’ai parfois fait la bonne du curé, chez le notaire, pour avoir deux sous .Quand tu ne sais rien dans la vie, quand t’as pas fait d’études : zéro plus zéro égale zéro. Tu fais deux heures de ménage par-ci par-là. Ça te permet d’acheter tes bas de soie, ton porte-jarretelles. Je ne le mets plus, mais il est encore dans mon armoire, regarde. »
Andrée est croyante. La journée, elle s’assied sur les marches de l’église, et elle est bien. « Je parle avec les gens. Je suis un lion en dehors de sa cage. J’ai été tellement malheureuse. » On s’est enfilé nos pâtes. On est allé s’asseoir sur les marches de l’église. Des lions en dehors de leur cage. On a bu un coup. On était bien.

Le vagabond semblait trouver que tout était naturel, et qu’il suffit d’être curieux pour que le monde se révèle à vous.

J’avais comme projet pieux de rejoindre au matin Sécheval, le Lominval « dans la vraie vie » de Gaspard Fontarelle, point de départ du Pays où l’on n’arrive jamais — définitivement plus le mien. Le village est esseulé quelque part entre la Meuse et le lac des Vieilles Forges, un vaste plan d’eau qu’on vide occasionnellement pour produire de l’électricité, et dont les plages font la joie des Couvinois qui préfèrent sauter la frontière qu’investir les abords surpeuplés du lac de l’Eau d’Heure.

Je m’étais levé de bonne heure et rien ne s’était passé comme prévu. « Il fallait toujours que Gaspard se trouvât là dans l’instant même où tout allait de travers », écrit Dhôtel. Il y a d’abord eu le pépin sur la voie et ce train, le mien, immobilisé pendant trois quarts d’heure entre Sedan et Charleville. Puis le retour en stop vers Sedan : la place d’un portefeuille est dans la poche de son honnête propriétaire, pas sur un quai de gare. Pour une obscure raison, les horaires des trains sont, ici, affaire d’aléa, et il me faut patienter jusqu’à 15 h pour embarquer à nouveau.
Le trajet vers Bogny-sur-Meuse, non loin de Sécheval, a beau suivre de bout en bout le fil de l’eau mosane — on en prend plein les mirettes —, il faut automatiquement changer de ligne à Charleville-Mézières. Allez savoir pourquoi, j’ai toujours cru que la ville devait son nom à Charlemagne. Tablons que Charles Ier de Gonzague, prince d’Arche du XVIIe, ne se froisse pas pour si peu.

La proximité avec des territoires étrangers a, tout un temps, facilité le développement de Charleville-Mézières. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’arrivée du chemin de fer et, en 1863, l’inauguration de la ligne 154 Namur-Dinant-Givet — le tronçon transfrontalier a été bazardé dans les années 1980 —, de nombreux métallos en provenance des provinces de Namur, du Luxembourg, du Hainaut ont commencé à faire la navette pour venir y taper le fer. Les années dorées sont aujourd’hui loin derrière. L’industrie continue d’enregistrer de lourdes pertes et le flux s’est inversé : quatre milles Ardennais français, essentiellement des ouvriers, boulottent quotidiennement en Belgique.
Souvenirs d’une heure de transit à Charleville-Mézières : le désespoir des élèves de l’école de marionnettes, manifestement gérée par des guignols, un tas d’hommes — que des hommes — tenant les murs du centre de récupération de points de permis de conduire et la meilleure frite jamais mangée en France, en face de l’« hôtel de ville », dans une « baraque » qui propose de l’« américain ».
Il y a, à Bogny-sur-Meuse, où j’ai sauté du train, une grande statue des quatre fils Aymon, flanqués du cheval-fée Bayard, qui domine la vallée depuis la crête. Lorsqu’elle m’a pris en stop pour m’amener à Sedan, j’avais demandé à Dominique, dont le frère a écrit plusieurs ouvrages sur les légendes ardennaises, ce qui pouvait bien lier les Ardennais de la Champagne crayeuse à ceux du vieux massif. Elle avait souri : les légendes. « On se retrouve tous dans l’image mythique de l’Ardennais. » Une représentation élaborée, depuis des temps anciens, au cœur des feuillages épais de la grande forêt, affinée dans la chanson des quatre fils Aymon, puis confirmée, comme l’écrit le nouvelliste Franz Bartelt, « tout au long d’une histoire où le bruit des combats, des chasses et des forges accompagne les évidences d’une légende sans cesse réécrite ».

Dans Le pays où l’on n’arrive jamais, Dhôtel présente Lominval/Sécheval comme un village qui prétend au titre de bourg. « Il y règne en toutes saisons un profond silence, et l’on ignore plus qu’ailleurs le monde varié qui se déploie jusqu’à la mer du Nord. » Je laisse Sécheval à son silence. Il est trop tard dans la journée. Je décide qu’il importe peu que mon parcours recoupe celui de Gaspard Fontarelle. Je l’ai compris la nuit où j’ai lu le bouquin : les lieux foulés par Gaspard, même nommés et bien réels, empruntent à un imaginaire qui se débarrasse résolument de toute rigueur factuelle. Son voyage est rythmé par les accidents cocasses, les rencontres étonnantes, les paysages luxuriants, les randonnées interminables. Ainsi sera le mien. Après tout, les Ardennes se racontent partout. Sa véritable originalité, son âme, se capte dans les gens qu’on croise, leur quotidien, leur travail, leurs habitudes, leurs emmerdes. La façon que le ciel a d’éclairer leurs journées. Jeannot, qui a des démêlés avec un Orval dans un bistro où j’ai pris mes informations, m’y encourage : « Tu vas marcher deux heures et tu n’y trouveras rien. Va plutôt à Monthermé, si tu veux voir des gens. C’est plus vivant, Monthermé. »

Mourad de Bogny, la vingtaine, m’y emmène illico. Je lui apprends, bien qu’il y passe tous les jours, que la Semois, qui prend sa source à Arlon et transperce lascivement l’Ardenne belge, se jette dans la Meuse à Monthermé. Il me confie s’en caler sévère. Son aspiration : quitter ce mouroir, descendre à Paris, et ne plus jamais revenir.

Monthermé compte trois campings, des restos, un collège, une splendide abbaye, une forge, une métallerie, une ébénisterie et un taux de chômage deux fois plus élevé que la moyenne française. On est, ici, en plein dans l’entrejambe du « pantalon namurois », cette portion des Ardennes françaises qui s’enclave dans la Belgique, se dresse comme un majeur jusqu’à Givet. J’y plante ma tente, ce vendredi en début de soirée, avec une ambition : trouver sa jeunesse.

J’abandonne à 21 h et échoue en terrasse de L’Opéra Café, quatre tables en plastique orange, douze chaises acquises au même dress code. Une dizaine de locaux, tournés les uns vers les autres, éclusent tranquillement des chopes. Le tenancier m’explique avoir tenu un autre établissement, plusieurs années, non loin de l’abbaye d’Orval et je prends un Orval. Pour attirer l’attention de la petite assemblée, je rate sciemment une gorgée et déverse un bon quart de ma boisson sur mon t-shirt. Poilade générale. « Cul terreux », m’envoie le Russe. « Chien de talus », enchérit l’ouvrier communal. Je leur paye un verre.

Le petit couple de vieux avec le yorkshire-terrier m’explique qu’on appelle le Russe le Russe, car lorsqu’il était gosse, il avait nagé par −5° C dans la Semois. Le Russe bosse à la fonderie. Je lui dis que c’est beau, par chez lui, et il me répond : « C’est beau quand il faut beau. » Il ajoute que, tout en n’ayant jamais quitté Monthermé, sa jeunesse s’est faite en Belgique. « À Louette-Saint-Pierre, il y avait un bal tous les samedis. Gedinne, Rienne… En fait il y avait des bals tout le temps. Il y en avait aussi en France, mais on s’amusait plus en Belgique. Les Belges sont plus sympas.
— Je connais beaucoup de Belges qui détestent les Français qui “adorent les Belges”.
— Je m’en fiche : les Belges sont plus sympas. »
Le reste de l’assemblée se joint au débat. Tout est mieux en Belgique. « Les routes belges sont nulles, mais les routes françaises sont archinulles », lance le type avec la casquette rouge. « Les dimanches, on va tous à Bohan, près de Vresse-sur-Semois », explique, dans l’acquiescement général, la dame avec le yorkshire-terrier. « Il y a l’eau, les restos, les bars. On ne peut plus se garer tellement il y a des voitures françaises dans toutes les rues. » Comme tous les vendredis, une partie de la cavalerie finira la soirée ferrée à une machine à sous du casino de Dinant. « On va parfois jouer à Namur, précise l’ouvrier communal. C’est bien propre. Et c’est carré. » Il montre son jaune de travail : « Tu ne rentres pas comme ça. » Le patron du café affirme : « Je te jure, on gagne à chaque fois. Le problème c’est qu’on les rejoue. »

Alice de Laifour — un village coincé dans une boucle de la Meuse, un peu plus loin, sur la route vers Revin —, la trentaine, aide à domicile, leur suggère, quitte à le gaspiller bêtement, de lui donner un peu de cet argent. « Je suis tout le temps en déplacement, et avec le minuscule défraiement qu’on me donne pour l’essence, les 2,20 € à la pompe, je les sens. Je dois gagner 13 € net pour quatre heures passées en dehors de chez moi. Je te laisse calculer le tarif horaire. »

Une camio blanche coupe le contact de l’autre côté du macadam. Le punk irlandais et la frugivore, tous les deux la vingtaine, s’en extraient. « V’la ma mélenchoniste préférée », lance le punk irlandais à la dame au yorkshire-terrier. Le jeune couple s’attable avec Alice. S’ensuit un débat enfiévré sur la légitimité ou non, sur le plan de l’égalité de genre, qu’un homme a à sortir sa clinche pour pisser en rue.

Chris, le punk irlandais, m’explique avoir fui la banlieue londonienne, où il avait pris du galon dans le trafic d’ecstasy, après quelques démêlés houleux avec des gangs concurrents. Il a rencontré Winona, la frugivore, dans une école d’art à Angers. Le couple cherchait une maison pas chère à louer — elles peuplent la diagonale du vide —  et a jeté son dévolu sur une bâtisse à Laifour. Depuis leur arrivée, ils n’ont pratiquement pas rencontré de personnes de leur génération. « Soit ils se barrent, soit ils sont terrés chez eux devant la télé. Ils ne connaissent rien de leur milieu. »
Winona bosse pour un éleveur de chevaux en Gaume belge. Trip hallucinant : elle m’explique se nourrir exclusivement de fruits. Ça l’obsède. Elle en mange quatre à cinq kilos par jour, noyaux inclus. Elle a savamment pensé son circuit et, tous les jours, après le boulot, elle maraude dans la région à la recherche de vitamines. « Les merisiers belges, c’est une tuerie. J’en ai croisé un tout à l’heure. Je suis monté sur le toit de la camionnette et j’ai passé une heure à me goinfrer. »

On jette ma tente à moitié repliée à l’arrière de la camionnette. On fonce à quatre vers Laifour en se passant une bouteille de mauvais rouge. Sur la façade de la bicoque, dans le village désert, on peut lire en lettres capitales : Les dames de Meuse. Une légende locale faite de guerre sainte, de Godefroy de Bouillon et d’épouses adultères transformées en rochers. À l’étage qu’on investit, la sono crache du Jacques Brel et, dévoilant un torse nu couvert de tatouages artisanaux, Chris jette sa chemise en chantant :
Demandez-vous belle jeunesse
 Le temps de l’ombre d’un souvenir
 Le temps du souffle d’un soupir
 Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Winona affirme que Brel aimait bien plus l’idée de l’amour que celle de la femme. Elle me souffle :  « Je crois que s’il m’avait connue, il aurait aimé la femme.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il me transperce. »
Chris déballe une aiguille, la plonge dans de l’encre de Chine. Il s’attaque, comme en transe, au fignolage de sa fresque ventrale.

Gaspard aperçut alors un énorme ravin qui se creusait presque sous les pieds du cheval et dévalait dans l’immensité jusqu’aux rives d’un grand fleuve. “La Meuse”, murmura Gaspard.

Pétard. J’ai des chevaux qui galopent sous mon scalp. Et la très désagréable impression d’avoir commis une connerie. Je me glisse péniblement en dehors de ma tente. Flash. L’aiguille de Chris qui rebondit vigoureusement sur ma cheville. Du Léo Ferré à fond de balle. L’homme qui roule une galoche à son chien. Qui crache sur mon anatomie pour enlever l’excès d’encre. Winona qui lève sa jupe et me dévoile un musée des horreurs : « Tu ne pouvais pas mieux tomber pour ton dépucelage. Mes plus beaux tatouages, c’est Chris qui les a faits. » Chris qui jure : « Putain, il est splendide. Je le veux aussi. »

La vue plonge, depuis la ligne de crête, sur la Meuse scintillante qui enserre Laifour. Je jette un regard furtif au bas de ma jambe : y trône une sorte de grand Y bizarre qui se serait fait rouler dessus, de marteau et d’enclume indélébiles dessinés par un manchot. L’homme ou l’animal.

Je me promets de faire une prise de sang à mon retour et reprends la route. Dans une petite auberge à la sortie de Laifour, Chloé me fait couler un café. Avant d’ouvrir son établissement, elle a fait l’école hôtelière de Namur. Elle aurait pu étudier à celle de Bazeille, juste à côté de Sedan, plus proche de chez elle, mais le rail français en a décidé autrement. « Je viens d’Hargnies, près de Fumay. Mes parents me déposaient à Gedinne, à quinze minutes en voiture, et, en une heure de train, j’étais à Namur. Pour aller jusqu’à Bazeille, avec les changements, ça m’aurait pris trois heures. » Elle me confirme les dires du Russe et de ses camarades : tout est plus facile en Belgique, tout est plus détendu. « Mon frère joue au foot à Rienne, près de Gedinne. Il se passe tout le temps plein de choses : des soirées, des évènements sportifs, des grands feux, des concours de belote. Tu ferais ça chez nous, il n’y aurait personne. Je ne sais pas pourquoi. Le seul évènement qui cartonne, c’est la fête du cheval d’Hargnies. D’ailleurs, c’est demain. »
Cela fait plusieurs fois qu’on m’en parle. Daniel et Bernadette sont de fervents habitués de la fête du cheval. Le Russe et sa clique aussi. L’évènement semble fédérer jusqu’aux confins des Ardennes. Je choisis de finir mon reportage là-bas et de rejoindre Hargnies par la forêt.

Dans Le pays où l’on n’arrive jamais, Gaspard est emporté, malgré lui, par un cheval pie qui le trimballe de Lominval à Fumay dans une course à travers les bois du massif. Dhôtel décrit des futaies de hêtres en dehors de tous sentiers, des forêts d’épicéas couverts d’aiguilles, des sous-bois marécageux où les herbes pâles et les campanules s’élèvent au milieu des ombres, des clairières emplies de fleurs rouges et de myosotis. Il écrit : « Gaspard apprit donc qu’il n’y avait pas une forêt, mais mille forêts dont pas une ne ressemblait à celle de Lominval. »

J’attaque les mille forêts frontalement, hors sentier, et escalade une portion raide qui m’amène, en quelques hectomètres, sur les hauteurs de la Meuse. Au début de mon ascension, je croise une petite source ferrugineuse rougeâtre qui ruisselle sur la roche. Elle est perdue au milieu de nulle part, aucunement indiquée. J’apprendrai plus tard qu’elle fut un temps renommée dans la région, comparée à celle de Spa, que des malades venaient s’y soigner et qu’on envisagea d’en faire une station thermale. Si j’avais su, j’en aurais profité pour faire quelques miraculeuses ablutions : ce tatouage moche me contrarie plus que je ne l’aurais pensé, et je me vois déjà ramener au pays la chtouille ou l’hépatite. J’alterne forêts touffues, à mon étonnement bien plus peuplés de feuillus que de sapins, et futaies vertigineuses, je descends des sillons creusés par des ruisseaux asséchés, remonte dans la broussaille, longe une tourbière peuplée de drôles de chevaux gris, peu après le hameau des Hauts-Buttés, cette grande défriche au milieu des hêtres et des chênes. Tandis que je marche sous le cagnard, ma contrariété matinale s’évapore. Je replonge dans la forêt qui, progressivement, s’emplit de conifères. Je grimpe à travers des vastes ouvertures en coupe-feu et atterris sur le plateau de la Croix-Scaille, haut lieu du maquis des Ardennes, pendant la Seconde Guerre mondiale, point culminant du versant français du massif. Un message de Proximus m’indique que je rentre au pays. Alors que je longe la frontière franco-belge vers l’ouest, la vue s’ouvre soudainement sur un étonnant paysage fagnard, petite réserve naturelle d’une dizaine d’ares tout au plus. Un panneau de la Région wallonne indique : Fange de l’Abîme.

L’endroit est pareil à tous les chemins que j’ai foulés pendant la journée : complètement vide, dénué de toute présence humaine. Ce samedi ensoleillé de juillet, je n’ai pas croisé le moindre promeneur sur les vingt-cinq kilomètres parcourus. Aucun animal en liberté, non plus, si l’on excepte les oiseaux et les insectes.

J’arrive à Willerzie, village moyen de la commune de Gedinne, sur le coup de 21 h. Il y a de l’animation dans la « salle Peket » qui jouxte l’église, sur une petite place verdoyante. Ça sent le charbon de bois et la saucisse de campagne. C’est sûr, dans une heure, je ferai la chenille sur fond de Grand Jojo. Retrouvailles en grande pompe avec la Belgique. J’explique mon reportage à une femme qui s’en grille une sur la place, et lui demande s’il est possible de me payer une assiette au buffet. Elle m’explique que c’est un souper de baptême et file chercher le trouduc viriliste. Le mec débarque, la trentaine, pouces dans les poches, me toise de haut en bas et me lance « T’as de la chance que tu n’es pas Français, sinon je t’aurais envoyé chier. » Dans son dos, sa femme grimace un sourire ennuyé, l’air de dire : désolé, c’est un sanguin. La chenille s’éloigne. Le trouduc viriliste me dit : « Je te fais une assiette pour vingt euros, mais tu la manges dehors. » Je crois qu’il blague : il ne blague pas.

Je rebrousse chemin, sacrément vénère, et pénètre dans les bois qui mènent à la Fange de l’Abîme. À l’allée, j’ai repéré un spot avenant en bord de ruisseau. Un rayon pourpre rase la cime des pins. J’opère une souple volte-face dans la fraction de seconde qui suit un gros craquement. Combien de mètres, cinq, dix, entre nous ? Combien de temps, pour un fragment d’éternité ? Quoi donc de la fatigue, de la déception suscitée par le genre humain, de ces bois ramifiés qui célèbrent la fin du jour, de la planète qui crame, de ces deux billes toutes noires qui semblent dire « t’inquiète, mon gars, je te pardonne », m’embue soudainement le regard ? Tandis que je chiale comme un gosse sur le petit sentier, le cerf tourne la tête et s’éloigne dans la futaie.

Le lundi, alors qu’il pénétrait dans une coupe, il vit soudain dressé devant lui, entre deux piles de bois, un cheval pie qui le regardait avec curiosité. La robe du cheval était luisante, la crinière et la queue très abondantes et nullement soignées. Gaspard demeura cloué sur place. Le cheval secoua la tête et détala.

Aujourd’hui, c’est la fête au canasson. Je me lave dans le ruisseau et me demande si je ne commets pas une nouvelle ânerie en trempant mon tatouage flambant neuf dans l’eau quasi stagnante. Je quitte le bois en prenant soin d’éviter Willerzie : le village belge et moi sommes désormais en froid.

Quand je monte dans sa voiture, Vanessa de Chimay, ACAB — All cops are bastards — tatoué sur les doigts, m’avertit : si son homme appelle, mieux vaut que je me taise, il est du genre jaloux. Elle vient d’aller le voir en cabane à Saint-Hubert. Le gaillard est tombé pour braquage et trafic de stupéfiants. Pour lui rendre visite, Vanessa doit traverser l’enclave française et passer par Hargnies. Elle m’explique le concept carcéral de VHS : les visites hors surveillance. Une fois par mois, dans une petite pièce austère, les prisonniers disposent de soixante minutes montre en main pour batifoler. Elle me montre un tas de textiles à l’arrière de la voiture : « Il y a un lit et tu dois venir avec tes propres draps. »

Wouah. On ne m’avait pas menti : ça se bouscule dans le parc qui accueille les festivités du jour. Plusieurs milliers de personnes, à vue de nez. On claque des chopes sur des tables de brasseurs, on fait la file pour se payer de la cochonnaille, on s’entasse contre les barrières Nadar pour assister au grand spectacle équestre de Rodolphe Hiernaux de Pont-à-Celles. Je me prends une bière. L’ado qui me la sert refuse mon ticket, me fait un clin d’œil :« Dites rien, surtout ». Je sympathise avec Alban d’Hargnies, la trentaine, qui travaille chez Thomas & Piron. « On est plusieurs à bosser en Belgique dans le bâtiment, par ici. » Alban est un inconditionnel du cheval ardennais, la race rustique de chevaux de trait élevée dans toutes les Ardennes françaises et belges. Il m’explique que la bête est présente dans la région depuis la préhistoire, que César en avait équipé son armée après la conquête des Gaules, qu’en fuite devant les cosaques, Napoléon l’avait réquisitionné pour rapatrier ce qu’il restait de ses hommes. On l’utilise, aujourd’hui, pour la traction du matériel agricole, pour le débardage du bois, pour la fenaison, pour le loisir. « Tu veux savoir ce qui lie tous les Ardennais ? Le cheval. Ce n’est pas pour rien que la légende ardennaise la plus connue, Bayard, a comme protagoniste un cheval »

On passe chez lui et Alban me donne un vieux vélo qu’il s’apprêtait à envoyer à la casse. Mon cheval pie à moi. Je rejoins Vieux-Molhain et la Meuse par la départementale. D’ici, sans presque plus jamais quitter le fleuve, la Trans’Ardennes puis le Ravel me ramèneront à la maison.

Après Waulsort, Gaspard vit des châteaux sur des collines coupées de bois. Jardins et balustres se mêlaient à la nature sauvage. Plus loin, d’immenses rochers plongeaient dans la Meuse. Citadelles, églises et usines se succédaient. C’est à Namur que Gaspard vit le premier beffroi.

Tandis que je pédale, que défilent Chooz, Givet, Hastière, Waulsort, que, déjà, se profile Dinant, je repense à cette grande énigme qu’est pour moi l’Ardenne. Quelle réalité partagée entre Dédé d’Attigny, Bernadette de Bouvellemont, Renée de Sedan, le Russe de Monthermé, Chris de Laifour, le trouduc de Willerzie, Sylvie de Givet ? Quel lien pour unir cette petite société ? Peut-être les légendes. Peut-être le personnage mythique de l’Ardennais. Peut-être l’amour de la besogne. Ou le sentiment collectif d’abandon ? Le silence des grands espaces vides? La fête du cheval d’Hargnies ?

À la bibliothèque d’Attigny, j’étais tombé sur un manuscrit d’André Dhôtel dans lequel l’auteur s’interroge sur le lien entre le sud et le nord des Ardennes. Il écrit : « On peut rêver que des sortes d’Indiens feraient aisément du haut de nos côtes champenoises certains signaux de fumée, aussitôt retransmis des buttes de Stonne ou du Mont-Dieu jusqu’au Sedanais, puis vers les crêtes de la grande forêt. Le canal des Ardennes ne trace son chemin au bas des collines de craie que pour monter vers la Meuse par les escaliers de nombreuses écluses. En fait, dès que la vue s’ouvre à Mazagran ou à Vaux-Champagne, ce sont des étendues coupées de bois immenses et de promontoires, qui annoncent, comme un murmure, le relief confondant des vallées du Nord. » Il faudrait alors reconnaître que la terre ardennaise trouve son élan naturel dans une sorte de progression vers une diversité déroutante. André Dhôtel conclut : « Depuis des âges, ce sont des lieux où l’on s’échappe, où les angles se dérobent pour l’enchantement des illustrateurs ou des visionnaires, qui aiment saisir de toujours nouvelles profondeurs ainsi que certaine douceur lointaine au travers de la sauvagerie d’un pays qui se veut d’abord indicible. »

L’horizon du grand pays recule sans cesse au fond de l’espace et du temps. C’est le pays où l’on s’éloigne toujours ensemble, et l’on ne parvient en un lieu désert que pour en trouver d’autres plus beaux.

Je revenais d’un souper par les bords de Meuse, en contrebas du casino de Namur. J’ai un peu halluciné. Il était assis là, sur le quai des Chasseurs ardennais qui mène au confluent. Alangui par la nuit, dos collé à la pierre, le regard perdu quelque part vers le petit port de plaisance, de l’autre côté du fleuve. Il semblait passablement éteint, comme un écho lointain émoussé par le vent. « Le Russe, ça va ? » Il a tourné les yeux vers moi. De toute évidence, il avait bien tété. Il a bredouillé : « La roulette est plus intelligente que toi, ici, fais gaffe. »

J’ai opiné du chef. On s’est souri. Il me suivait jusqu’à chez moi, le pays où l’on n’arrive jamais. Où l’on s’éloigne ensemble. Il fallait que j’appelle Daniel pour lui raconter ça.

 

 

Notes de bas de page

Toutes les citations sont extraites du livre d’André Dhôtel, Le pays où l’on n’arrive jamais, éditions Pierre Horay, Paris, 1955

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