En moins de deux générations, une poignée de familles d’anciens patatiers flamands ont transformé la Wallonie picarde en nouvel eldorado de la frite. Une expansion ternie par les abus : avant d’envoyer leurs tonnes de croquettes jusqu’en Arabie saoudite, les industriels du secteur épuisent les sols, polluent les rivières et poussent à ce point la cadence de travail que les accidents se multiplient, souvent graves, parfois mortels. La ruée vers l’or jaune, un étrange western 100 % belge.
Il y a le bruit et l’odeur. Le vacarme infernal et les relents de graisse brûlante. Ces immenses machines qui forment de longs couloirs et serpentent partout. Un labyrinthe de métal hurlant, visqueux et chaud, qui dégueule des dizaines de milliers de pommes de terre, de tous les côtés. Des tunnels, des tapis roulants, et encore des tunnels, pour laver, éplucher, trier, découper la matière première, cuire et congeler les produits finis. Un ballet incessant, de jour comme de nuit. Sur son site de Mouscron, Mydibel traite au quotidien 2 400 tonnes de patates, les emballe en frites en une heure à peine et les envoie dans une centaine de pays. Jonas Mylle, le fils de l’un des patrons, guide entre les lignes de production et exhibe fièrement ses outils, symboles de la réussite familiale. Jusqu’à ce que la mécanique se grippe. D’un coup, toute la chaîne se fige. Un tapis ne roule plus, les pommes de terre s’amoncellent, débordent et terminent quelques mètres plus bas. Au sol, des flaques d’amidon. Autour, trois employés s’agitent. Jonas observe les dégâts, puis établit le diagnostic. Dans un soupir, il pointe le fautif : « Un intérimaire… » L’homme aurait, sans le vouloir, appuyé sur un bouton d’arrêt d’urgence. Un collègue se précipite. En sueur dans son tee-shirt siglé du logo de l’entreprise, il fait l’essuie-glace avec son bras pour déblayer le tapis et réduire les pertes. Jonas Mylle demande de quitter les lieux, mais tient à rassurer. Les patates tombées serviront à produire de l’électricité. Ici, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Quelques jours après la scène, un autre intérimaire a subi plusieurs fractures au bras et à la main. Il avait tenté de nettoyer un tapis roulant chez Mydibel, il rejoindra la longue liste des victimes d’accidents dans la branche de la transformation de pommes de terre. Installations démesurées, performances hors normes et travailleurs sous pression, Marie-Line Colin connaît la chanson. Derrière son bureau de Tournai, la secrétaire régionale de la FGTB-Horval en Wallonie picarde (territoire qui regroupe les communes occidentales du Hainaut, frontalières avec la Flandre) pose ses lunettes rondes sur le bout de son nez et épluche les bilans dressés par les boîtes de son giron : Mydibel, Clarebout Potatoes, Lutosa et Ecofrost. Quatre firmes dont le chiffre d’affaires cumulé se compte en milliards d’euros, quatre groupes aux origines flamandes qui concentrent, avec Agristo et Remo-Frites, 90 % du marché belge. Un oligopole à qui la Belgique doit son titre de championne du monde de l’exportation de produits surgelés à base de patates. Sous l’œil acéré du Che Guevara, la caution lutte ouvrière affichée sur un poster rouge vif, la permanente syndicale déplie le panorama : « Ces entreprises ont créé des lignes gigantesques. Pour rentabiliser l’outil, elles imposent une cadence importante aux travailleurs. Par le fait de ce stress continu, on finit par glisser et par avoir des gestes qui peuvent provoquer des accidents… Finalement, ce sont des entreprises qui ont grandi très, très vite et qui ont, quelque part, perdu le contrôle. »
Selon le récit officiel, ces sociétés sont toutes restées fidèles à l’esprit des familles fondatrices. Le respect des traditions, l’image conviviale de la friterie du quartier, la gestion économe et sans tralala, le boerenverstand… Autant d’atouts charme servis aux oreilles curieuses. Le monde de la frite surgelée est en tous les cas un grand village, niché dans la terre féconde du Texas flamand, un triangle d’or compris entre Roulers, Courtrai et Waregem. Les plaines agricoles s’y étalaient naguère à perte de vue ; désormais, ce sont les PME florissantes qui s’agglutinent autour de nœuds routiers toujours plus encombrés. Dans cet univers hermétique, même pour les Flamands qui ne sont pas du cru, s’est constitué un état d’esprit unique, alliage d’idéologie ultralibérale et d’abnégation rustique. Un petit milieu où les mariages sont de raison, les pactes scellés entre clans, le flambeau transmis à la génération suivante, et où l’on regarde en général la Wallonie comme une terra incognita à portée de bottes, idéale pour y faire fructifier son business.
Descendants de fermiers, anciens producteurs ou négociants, autrefois appelés « patatiers », les barons de la frite regardent maintenant les plus grandes fortunes du royaume droit dans les yeux. Dans le coin, on murmure le nom des plus prospères d’entre eux : Clarebout père et fils, originaires de Nieuwkerke, à présent implantés à Comines-Warneton. On se remémore l’alliance des Vervaeke et des Hoflack, géniteurs d’Ecofrost, partis depuis Staden vers Péruwelz. On a bien connu les frères Van den Broeke, Guy et Luc, des pionniers qui ont créé le géant Lutosa, partis de Zulte, installés à Leuze-en-Hainaut, avant de vendre le joyau à McCain, mais capables, sur le chemin du succès, d’avaler le saké à grandes lampées et de chanter dans un bar karaoké de Tokyo pour mieux divertir le client japonais. On revoit derrière le slogan « Happy Potato Family », emblème de la firme Mydibel, le visage épais du patriarche Roger Mylle, colombophile averti, qui a converti la maison parentale de Bellegem en bed & breakfast, où les chambres portent le nom de variétés de patates. Le temps d’une pause dans sa visite guidée, Jonas Mylle alimente la légende du grand-père fondateur, décédé en août. « Il a créé Mydibel après que Lutosa lui a refusé des pommes de terre », rembobine l’héritier, tandis que des camions déchargent leur marchandise, bientôt triée sur le volet. Roger, vexé par l’affront, décide donc de se lancer à son tour dans la course, en 1988.
Ces belles histoires, Romain Cools les a apprises par cœur. Il en conte même quelques-unes, au besoin. Normal, depuis plus de trois décennies, il gravite dans les sphères décisionnelles de Belgapom, la fédération du négoce et de la transformation des pommes de terre. Conseiller, secrétaire général et dernière-ment, CEO ad interim, le temps de trouver un remplaçant. L’organisation compte plus de trois milliards d’euros de chiffre d’affaires, mais se base sur la modestie de ses quartiers généraux, au troisième et ultime étage d’un bâti-ment partagé de Berlare, quelque part entre Termonde et Lokeren. Un lobby puissant, certes, mais un lobby proche de ses semblables. « Les discussions que nous avons au sein de la filière s’inscrivent dans un cadre familial. Le propriétaire d’une entreprise peut avoir un cousin négociant et un autre cousin producteur de pommes de terre », martèle Romain Cools, grand sourire sur carrure de rugbyman, qui utilise le « nous » dès qu’il évoque son industrie, en bon capitaine. « Prenons un exemple : le fondateur de l’une des grandes entreprises de transformation va le dimanche à l’église, pour la messe hebdomadaire. Et quand il sort, il va boire une bière avec des producteurs dans le café d’en face. Ça, c’est la réalité, aujourd’hui.. »
À partir du milieu des années nonante, les investisseurs flamands ont placé en nombre leurs billes dans le Hainaut. La province offre un large panel d’avantages, sur fond de plan Marshall : l’espace suffisant pour des industries, de la main-d’œuvre disponible des deux côtés de la frontière franco-belge, et une position stratégique, à proximité des grands axes. Surtout, la région se situe en plein dans la « Potato Belt », cette ceinture qui retient l’essentiel de la production européenne de patates. Tour à tour, Lutosa, Mydibel, Clarebout et Ecofrost prennent pied à la source. Les modes de consommation bougent, les fast-foods se multiplient et la demande explose. La Wallonie picarde devient le nouvel eldorado de la frite surgelée, la Belgique trop étroite pour les ambitions du secteur. Les usines envoient dès lors 95 % de leurs produits à l’étranger, à destination des hôtels, des restaurants ou des supermarchés, souvent sous forme de marques-distributeurs. En moins de deux décennies, les exportations ont quadruplé, passant de 700 000 tonnes en 2000 à 2,8 millions en 2018. Les clients les plus réguliers sont parfois surprenants : États-Unis, Brésil, Arabie saoudite, mais aussi Pérou, pourtant pays originel de la pomme de terre.
Comines est un monde en soi, un monde à part. Une ville coupée entre deux pays — les quartiers au nord de la Lys sont en Belgique, ceux au sud de la rivière se trouvent en France. La loi belge a doté la commune d’un statut spécial, conçu pour cette enclave bâtarde, largement francophone mais adossée à la Flandre, et où l’on parle encore le dialecte west-vlaams dans certains villages de l’entité, comme Houtem, Ploegsteert et Ten-Brielen. Tel est le destin de Comines-Warneton. Loin de tout, sauf de la Première Guerre, dont la région fut l’un des théâtres les plus sombres. Le point de ralliement, aussi, des aventures de Ferdinand Bardamu, l’alter ego de Céline, engagé en 1914 dans un Voyage au bout de la nuit au sens littéral, lui qui devait alors rejoindre, « avant le jour » et sur ordre de son général, l’endroit pas si imaginaire de Noirceur-sur-la-Lys, que les historiens du coin situent à Comines-France. Une « ville de tisserands » atteinte au prix d’une errance nourrie du seul espoir de se « faire paumer » par les Allemands, pour une ode à la lâcheté et, surtout, souligner que « demain, c’était loin ». Au bord de la rivière, demain ressemble à aujourd’hui. L’ancien monde affronte le nouveau, ou l’inverse, selon les latitudes. Le tranquille village français de Deûlémont, ses champs et ses promeneurs à vélo, fait face à Clarebout, leader des marchés belges et européens, un mastodonte d’usine étalé aux abords de Warneton, son congélateur géant et ses grues occupées à bétonner les berges.
Deûlémontoise pure souche, Élisabeth Dumoulin a vu l’évolution de ce qui était déjà une grosse boîte familiale, il y a une poignée d’années. Une croissance folle observée depuis sa véranda : « Avant, ici, c’était un havre de paix. Ce que vous voyez là, il y avait la même chose de l’autre côté, en Belgique : des arbres, un champ de maïs… Les gens venaient, ils disaient : “On a l’impression d’être en vacances”. » Ensuite, ça a plutôt été l’enfer. Il y a eu le bruit, l’odeur, puis les retombées d’huile, de la graisse sur les vitres des maisons, les pare-brise des voitures. Il y a désormais les travaux, ceux d’un deuxième congélateur, d’un centre de logistique et d’une plateforme portuaire. Un quai de décharge-ment financé en grande partie par l’Europe et la Région wallonne, soit l’opportunité pour Clarebout d’acheminer par les eaux, et à moindres frais, toujours plus de pommes de terre.
Il y a eu Jésus-Christ, Jules César, et maintenant, il y a Jan Clarebout.
Le trafic, Élisabeth l’avait dans sa rue, elle va l’avoir au bout de son jardin. « Aujourd’hui, ça me fait très mal au cœur de voir tous ces travaux », dit cette présidente d’une association de défense de l’environnement, montée en 2014 pour lutter contre l’extension de l’usine. « Je suis en colère et je me dis que c’est incroyable, que face à une fortune comme celle-là, on est tout petits, on ne peut arriver à rien. » La fortune, c’est celle de Jan Clarebout, le grand patron. En 2019, la puissance financière de l’ancien patatier était estimée à plus de 600 millions d’euros. Le Flandrien a également mis le grappin sur d’autres terrains fertiles pour ses usines, d’abord à Frameries, vers Mons, et aux alentours de Dunkerque, en France. En août 2020, il a obtenu l’aval des autorités pour construire son deuxième congélateur et stocker davantage de frites sur le site de Warneton. Un permis délivré par la Région wallonne, au terme de négociations serrées. La nouvelle ministre wallonne de l’Environnement, l’écologiste Céline Tellier, l’a d’ailleurs accompagné de « mesures d’atténuation », précise son entourage, telles que l’aménagement d’un bassin d’orage et d’une zone humide. Sur la rive française, on craint justement pour l’écosystème. Le préfet du Nord a remis le 3 septembre 2019 un énième avis défavorable quant à la construction du deuxième frigo, indissociable de celle de la plateforme portuaire. Le représentant de la République regrettait alors « que les effets cumulés de ces deux projets potentiellement importants en termes d’inondation sur le territoire français n’aient pas été traités ». Élisabeth Dumoulin résume : « Pour Clarebout, la France n’existe pas. »
La commune de Comines-Warneton a fini par tenter le barrage. En septembre, elle a déposé un recours au Conseil d’État contre le deuxième congélateur. Insuffisant néanmoins pour stopper les travaux. Mise devant le fait accompli, Alice Leeuwerck, la bourgmestre, hausse les sourcils, rit jaune, puis s’avoue impuissante. La maïeure reçoit à la table du conseil communal. Les meubles en bois, les fauteuils pourpres et les blasons dorés de la ville, tout semble fixé au siècle précédent, mais le sobriquet demeure. Warneton serait devenue la « capitale de la frite ». « Ce qui est paradoxal, c’est que la Région wallonne a aussi lancé un appel à projets visant les circuits courts. On est complètement à l’opposé de ce modèle de la frite qu’il faut absolument combattre », démarre la trentenaire, pourtant libérale, à l’agenda chargé pour un premier mandat. « Il faut qu’on revienne vers des modèles à taille humaine, beaucoup plus petits et pas à une échelle où finalement, tout arrive au bénéfice d’une seule famille. Ici, on n’est même pas dans un cadre d’actionnaires qui viennent de tous les horizons. C’est uniquement Clarebout, tout pour Clarebout. » Dans les couloirs de l’administration communale, on essaie aussi les effets de style, autour d’une abréviation : JC. D’après l’adage, « il y a eu Jésus-Christ, Jules César, et maintenant, il y a Jan Clarebout ».
À Warneton, ce n’est pas tellement le cadre idyllique qui a séduit le magnat des croquettes. Plutôt l’emplacement stratégique, en bord de Lys. La production industrielle de frites surgelées nécessite un apport en eau considérable. Des millions de mètres cubes pompés puis rejetés par l’entreprise dans la rivière, après un passage obligé par sa station d’épuration. Entre 2017 et 2019, la police wallonne de l’environnement a cependant constaté trois rejets problématiques : deux dits « non conformes » vis-à-vis des normes fixées au permis de l’usine, sanctionnés à chaque fois d’une amende, et un autre, en règle, mais qui a tout de même causé la mort de plusieurs pois-sons. Différentes sources affluent : les déversements louches se seraient multipliés dans la Lys, ces dernières années. La production n’a cessé de croître et la station d’épuration n’arriverait pas toujours à suivre. Plafonnée depuis 2012 par son permis à la fabrication journalière de 1 140 tonnes de frites, de flocons ou de spécialités, les employés de l’usine prépareraient au quotidien jusqu’à quatre fois plus. Dans le jargon, cela s’appelle de la « surproduction ». Illégal, mais difficile à prouver. Clarebout préfère simplement nier. Malgré de longs échanges en direct, par mail ou par téléphone, la firme ne concèdera rien, aucune interview. Ce ne serait pas dans « les habitudes » du grand patron. Le groupe se fend juste d’une réponse écrite, rappelant les « contrôles stricts » subis et la bonne « collaboration avec les services de la Région wallonne ».
Il n’y a pas que dans le lit de la Lys que les pois-sons suffoquent. La mort a aussi frappé dans les eaux du canal de Péruwelz, où officie la petite dernière des championnes de la frite, Ecofrost. En septembre 2013, le tribunal correctionnel de Tournai avait reconnu la société coupable de pollution. Sollicitée, celle-ci renvoie directement vers son avocat. « Du fait d’une erreur humaine, de l’huile s’est écoulée dans le canal, en passant par les vannes », désamorce Philippe Castiaux, l’avocat d’Ecofrost. En somme, « rien d’autre qu’une véritable bêtise », « un accident, qui n’est pas lié à un problème structurel de l’entreprise », mais qui a quand même débouché sur la fermeture d’Ecofrost pendant plus de deux mois et demi, un canal pollué sur plus ou moins cinq kilomètres et environ cinq cents kilos de pois-sons asphyxiés. Tout près, dans un bassin de la ville de Mouscron, des rejets anormalement chargés de Mydibel ont de nouveau entraîné la mort d’un certain nombre de poissons, au cours de l’été 2019. Une infraction constatée par la Région wallonne, qui a infligé une amende. Par mail, Mydibel se contente de rejeter la faute sur un été 2019 « particulièrement chaud », où « toutes les stations d’épuration ont eu des difficultés à aérer leurs eaux ».
La Région wallonne observe, constate, punit parfois, consent souvent, et, si besoin, offre sa bénédiction. La SRIW, l’un de ses bras financiers, est notamment devenue en septembre 2019 actionnaire à hauteur de 19,25 % du groupe Mydibel. Un investissement public avoisinant les 12 millions d’euros, consenti pour soutenir l’entreprise dans son développement. Entre 2008 et 2019, l’autorité régionale a également accordé à Clarebout près de 26 millions d’euros de primes. Un joli pactole, avec sa cerise sur le gâteau, offerte pour l’expansion de la société flamande à Frameries, début 2017 : l’exonération pendant cinq ans du précompte immobilier. Certaines de ces primes sont libellées « protection de l’environnement » ou conditionnées à des obligations de création et de maintien d’emploi. Si Willy Borsus (MR), le ministre wallon compétent, n’a pas souhaité discuter de la pertinence de ces dépenses publiques, le sacro-saint argument de l’emploi ne peut plus faire office d’évangile. Au sein de Mydibel et Clarebout, le travail reste majoritairement exercé par des Français, et dans des conditions particulières. Alice Leeuwerck : « Tant mieux pour les Français qui peuvent travailler, mais finalement, l’emploi est surtout précaire, avec des statuts d’intérimaires qui sont socialement très peu favorables pour les travailleurs. Donc, le seul argument de l’emploi, je ne peux plus l’entendre », appuie la bourgmestre cominoise, qui se découvrirait presque une âme de syndicaliste. « J’ai l’impression qu’on fait un bond en arrière, tant au niveau des droits sociaux que de la sécurité des travailleurs… C’est un peu Germinal. »
Dans la rue, les maisons donnent l’impression de sortir d’une photocopieuse. Deux étages, des briques ocres et une petite porte encastrée. Ce matin d’hiver, à Roubaix, Louisa Maiz ouvre la sienne. Avec son fils, Ali, elle parcourt les photos de famille. Son mari, Rachid, apparaît souriant. Ali parle d’un père aimant, à l’écoute, parti bosser de l’autre côté de la frontière pour lui payer des études. Cariste, Rachid Maiz venait de signer son CDI chez Clarebout. Il est décédé des suites d’un accident dans l’usine de Warneton. Il avait 42 ans. « J’ai l’impression que Clarebout s’en fout totalement. Pour eux, ce n’est qu’un ouvrier, il suffit d’en prendre un autre », lâche Louisa Maiz, avant de céder. « Je ne sais même pas si j’arriverai à faire le deuil un jour… » Le 24 octobre 2017, les employés de Clarebout sont sur les dents. Un organisme privé procède à un audit, alors il faut que la production tourne, coûte que coûte. Quand une boîte de frites tombe sous un monte-charge, Rachid Maiz part l’enlever. Là, les versions divergent. Clarebout affirme qu’il y est allé, seul ; plusieurs témoignages récoltés assurent que son responsable lui en a donné l’ordre. Quoi qu’il en soit, la sécurité n’est pas enclenchée et le contre-poids du monte-charge écrase Rachid Maiz, qui succombe à l’hôpital.
Trois ans après les faits, le dossier vient d’être classé sans suite, faute d’éléments accablant Clarebout. Louisa Maiz accuse le coup. Le chagrin, la colère, la fatigue des procédures judiciaires, tout se mélange. « Je ne comprends pas. Il ne peut rien arriver de pire. On a le sentiment qu’on ne peut rien faire, on se sent impuissant… » Ce sentiment, aussi celui d’impunité, Charles-Éric Clesse dit les « comprendre parfaitement ». À la tête de l’auditorat du travail du Hainaut, il pousse les portes d’une salle d’audience au tribunal de l’entreprise de Charleroi, après avoir laissé son bureau sous la garde de son chien, Caligula. L’auditorat, c’est une sorte de parquet chargé des enquêtes en cas d’accident de travail et qui décide d’engager ou non des poursuites pénales. Au cours des cinq dernières années, l’instance a compilé trente dossiers concernant des firmes de frites, le plus grand nombre de sa division de Tournai. Parmi les blessures courantes, des brûlures au deuxième degré et des membres, des bras, des mains, des doigts coincés ou écrasés. « On a parfois l’impression qu’il est difficile de faire comprendre à ces sociétés les risques courus par leurs travailleurs », regrette l’auditeur en chef, la veste de costume assortie au foulard caramel qu’il porte autour du cou. « Quand je vois que dans un secteur, j’ai autant de dossiers pénaux ouverts en matière d’accidents du travail, j’estime qu’il y a un problème de mentalité d’entreprise et que manifestement, on cherche plus la rentabilité que la protection du travailleur. »
L’état d’esprit, une brochure du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) le décrit davantage. Dans Les Wallons picards ont la patate ! ?, un délégué syndical de la CSC, employé par Clarebout, exprime un sentiment général : « On a l’impression que la mentalité du patron est restée la même que lorsqu’il gérait son exploitation agricole : tant que la production tourne, il gagne de l’argent, lorsqu’elle est à l’arrêt, il en perd… » Le livret, publié en 2015, semble toujours d’actualité. Marie-Line Colin, de la FGTB, ne peut que converger. D’après elle, dans le secteur, les travailleurs vont et viennent, sans avoir le temps de suivre les formations nécessaires à leur sécurité. Résultat : les drames se succèdent. Entre 2015 et 2019, l’agence fédérale des risques professionnels (Fedris) a recensé exactement 2 841 accidents dans la transformation de pommes de terre, équivalant à 10,8 % des incidents de toute l’industrie alimentaire. « Il faut se mettre à la place des travailleurs, insiste Marie-Line Colin, droite sur sa chaise. J’ai mon loyer et ma bagnole à payer. On me fait croire que, dans un an, on va peut-être m’offrir un CDD ou un CDI. Qu’est-ce que je fais ? J’accepte toutes les consignes qu’on me donne. Si on me dit de rouler sur un chariot élévateur, même si je n’ai pas le permis, je vais le faire. Si on me dit de débourrer la machine, je vais vite lever la sécurité, parce que j’ai un ordre et qu’au bout du compte, je veux décrocher mon contrat. »
Pour faire tourner les lignes, les familles dirigeantes mettent aussi du cœur à l’ouvrage. Frappée comme tant d’autres par la pandémie, Mydibel manquait de personnel lors d’un week-end, en octobre 2020. L’un des fils Mylle a ainsi enfilé le bleu de travail pour participer à l’effort collectif. Rien de plus normal, lorsque l’objet de la réussite familiale se lègue comme un bijou à polir, mais parfois, il arrive que les séances de travaux pratiques tournent mal. Jeannot Hoflack, l’un des responsables du site d’Ecofrost à Péruwelz et par ailleurs membre de la famille fondatrice de l’entreprise, a voulu relancer lui-même une machine. Il s’est retrouvé pris au piège, bloqué par un tapis roulant, « bien en peine », selon les mots de l’avocat de la firme, qui aurait connu seulement « cinq accidents en dix-huit ans », dont celui-ci reste « le dernier en date ». Cinq accidents, donc, mais trois enquêtes de l’auditorat depuis 2015. « Ecofrost est une société familiale qui connaît la plupart de ses fermiers par leur nom », plaide Philippe Castiaux, avocat d’une boîte « particulièrement proactive », dit-il, en matière de sécurité.
À Mouscron aussi, la famille, c’est sacré. Carlo et Bruno Mylle, les successeurs du patriarche Roger, ont dû se résigner à accueillir un nouveau membre dans leur cercle. Un CEO externe, nommé en 2018, histoire de fluidifier les échanges, de détendre la concertation sociale, devenue compliquée avec les deux frères, que certaines langues déliées surnomment « les cowboys ». Sur les trente dossiers d’accidents compilés par l’auditorat dans le Far-West wallon, huit concernent justement Mydibel. Là encore, Clarebout reste l’entreprise qui attire le plus l’attention : dix-neuf dossiers relatent des incidents dans sa seule usine de Warneton.
Charles-Éric Clesse a visité la maison. En juin 2018, l’auditeur du travail y mène un contrôle surprise, accompagné, entre autres, des pompiers et de la police, une délégation à la hauteur de la gravité de la situation. Quelques mois auparavant, Clarebout avait refusé l’accès aux brigadiers du feu, puis aux forces de l’ordre, suite à un nouvel accident. « Quand la police souhaite arriver sur place et qu’on lui interdit d’entrer, c’est que, vraiment, on n’a pas envie que le judiciaire vienne mettre son nez dans les affaires de l’entreprise », juge-t-il, toujours assis sur le banc d’une salle d’audience carolo, la posture impassible, les yeux qui disent le contraire. Sur place, il constate plusieurs manquements : pas de bande de circulation entre piétons et camions, des défaillances au niveau des systèmes de protection ou des barrières de sécurité, mais aussi un parking construit et une septième ligne de production bâtie à la limite de la légalité. « Je n’engage absolument pas mon office, mais personnellement, j’avais l’impression de vivre du Zola, d’être dans une usine du XIXe siècle », grince l’auditeur, qui menace alors de fermer le site. L’entreprise a deux mois pour se mettre aux normes, le fait et échappe aux sanctions. Depuis, Charles-Éric Clesse n’est plus « descendu » à Warneton, les rapports qui lui sont remontés étant positifs. En ce qui concerne les accidents de travail, les enquêtes menées à leur terme par son instance, sur l’ensemble des sociétés de transformation, ont toutes conduit à des classements sans suite. Charles-Éric Clesse déroule. Le manque de moyens, d’éléments, bref, le lot de la justice. Finalement, il concède : « en cas de doute », il faut faire « des choix ».
Alisson Engrand avait fait celui de quitter Merville, dans le département du Nord, pour pointer à Nieuwkerke, en Flandre. L’opportunité d’un meilleur salaire à tâches égales, la perspective de démarrer un nouveau cycle, à 29 printemps, avec son compagnon et leurs deux enfants. Placée sur un poste de triage, seule et en équilibre sur quatre palettes, elle entame son deuxième week-end chez Clarebout le 9 avril 2016, son troisième shift en intérim. La manche de la veste fournie par son employeur, trop grande, se prend dans le pignon non protégé d’un tapis roulant et tire sur son écharpe, gardée à cause du froid qui règne dans l’usine. Coincée, sans bouton d’arrêt d’urgence à portée de main, Alisson Engrand décède, étranglée. Une mort dont les circonstances sont examinées, deux ans plus tard, par le tribunal correctionnel d’Ypres. Clarebout élabore alors plusieurs théories fumeuses. Sa défense argue qu’Alisson Engrand aurait quitté son poste, joué avec son téléphone pour prendre des selfies, et évoque même ses ongles vernis. Le 8 mars 2018, le verdict est pourtant sans fioritures : Clarebout est déclaré coupable de huit infractions, Alisson Engrand d’aucune. Dans ses conclusions, le tribunal ajoute que « les infractions sont très graves et le comportement de l’accusé témoigne d’un manque de sens des responsabilités ». La société, condamnée à payer une amende de 25 200 euros et à indemniser la famille de la victime, est toujours en appel de la décision. « Ma femme a été remplacée deux ou trois jours plus tard. Moi, je pourrais recevoir tout l’argent du monde, mais ça ne la remplacera jamais », tranche au bout du fil Sébastien Guille, le compagnon d’Alisson Engrand, qui aurait plutôt souhaité voir le grand patron écoper d’une peine, chose rarissime dans de pareils jugements. « Pour lui, ma femme n’était qu’un numéro. Il continue sa vie, tranquille, alors qu’il a détruit la mienne. »
Aujourd’hui, Clarebout Potatoes feint donc la transparence, pour mieux balayer le débat, lisser une image tachée de sa croissance boulimique, celle d’un empire tentaculaire, charpenté au détriment du voisinage, de l’environnement, et au prix de nombreux accidents, de plusieurs brûlures graves, de deux décès en un an et demi. Un triste constat qui condense les dérives de tout un secteur. Dans cet univers impitoyable, une certitude persiste : les industriels de la frite maîtrisent l’art de minimiser les conséquences de leurs pratiques. Si, dans leur communiqué, Mydibel et Clarebout jurent avoir placé la sécurité au sommet de leurs priorités, les deux firmes laissent penser qu’en leurs murs, les accidents seraient surtout à imputer à leurs travailleurs et travailleuses. À Mouscron, ils seraient le plus fréquemment le fait de « chutes », de « glissades », de « mouvements non coordonnés » ou le résultat d’une mauvaise utilisation des équipements. À Comines-Warneton, il s’agirait, « la plupart du temps », « d’erreurs humaines » ou de « défaillances matérielles », sachant que « dans le secteur industriel, les accidents de travail sont malheureusement une réalité ».
Face à la question des conditions de travail dans son secteur fétiche, Romain Cools, le pilier de Belgapom, s’étonne et avoue ne pas la comprendre, « pour être très honnête ». Puis, il se souvient du refrain et énumère les exemples farfelus. Les chutes d’une chaise à domicile, visiblement responsables de la majorité des incidents domestiques, ou les accidents de voiture, le conducteur trop distrait, occupé à changer la fréquence de sa radio, « pour écouter le journal ». « Je veux simplement dire que chaque individu peut aussi faire des erreurs », justifie Romain Cools.
Le ton devient plus grave, le regard plus sombre, les gestes plus amples. « Évidemment, il faut faire tout notre possible pour éviter ces accidents et je peux vous confirmer, avec la main sur mon cœur, que toutes les règles sont appliquées et contrôlées. » Et de partager une dernière réflexion. « Je constate qu’il y a ces discussions dans la province du Hainaut, mais pas cinq kilomètres plus haut, en Flandre. C’est la même législation, mais il y a peut-être une attitude plus syndicaliste dans certaines régions », réfléchit-il, à voix haute, avant de raccompagner vers la sortie ou, du moins, jusqu’à l’escalier, un peu abrupt. Du haut des marches, Romain Cools prodigue un précieux conseil, en bon père de famille : « Attention à l’accident ! » Décidément, dans la frite surgelée, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Même le sens de l’humour.