« Il faut renouer le contact avec la Flandre »

L'interview bonus de Zakia Khattabi

Une Belgique en perpétuelle crise existentielle, constamment au bord du collapse ? « On ne peut pas continuer comme ça », lance Zakia Khattabi. L’ex-présidente d’Ecolo appelle à définir au plus vite un contre-projet pour réenchanter la politique et faire barrage aux nationalistes flamands, « les seuls qui ont un vrai projet institutionnel ». Au passage, elle réplique à Theo Francken : «La valeur ajoutée de l’immigration marocaine, elle se trouve dans les mains de mon père, qui a été ouvrier, qui a construit Bruxelles». 

.

Avec la dési­gna­tion de Zakia Khattabi comme ministre fédé­rale du Climat et de l’Environnement, c’est l’une des per­son­na­li­tés poli­tiques les plus éton­nantes des quinze der­nières années qui entre au gou­ver­ne­ment. Elle est deve­nue par­le­men­taire pour la pre­mière fois en 2009. Elle a été pré­si­dente d’Ecolo de 2015 à 2019. La voi­là à pré­sent à ministre. Elle semble néan­moins tou­jours aus­si exté­rieure à ce monde et à ses sché­mas. Au sein même de son par­ti, elle a tou­jours com­po­sé avec l’appareil sans jamais vrai­ment cher­cher à en prendre le contrôle. Elle reste hors sérail, hors cadre. Altière, indo­cile, insou­mise, sin­cère, émo­tive. Reine de l’évasion. Stratège quand il faut. Intransigeante, voire dog­ma­tique (ce sont les autres qui le disent et elle ne dément guère), tout en étant bien plus cré­dible que d’autres dans un rôle de conci­lia­trice éloi­gnée des que­relles. Persévérante, mais en proie à des doutes par­fois lan­ci­nants. Fille du Bruxelles popu­laire. Pas mal à l’aise dans les quar­tiers chics. Féministe. Écologiste. Antiraciste. Désormais ministre.

Ce n’était pas son plan. Pas sa pre­mière envie. Elle se voyait bien en « grand com­mis de l’État ». Un siège vacant à la Cour consti­tu­tion­nelle a failli concré­ti­ser son rêve. Un tir de bar­rage de la droite natio­na­liste fla­mande l’a pri­vée du titre de juge. Zakia Khattabi est peut-être la seule femme poli­tique, dans la Belgique des années 2000, dont le nom est un tel sym­bole que le salir consti­tue en soi un objec­tif stra­té­gique pour ses adver­saires. Ce fut la cam­pagne « Stop Khattabi », déclen­chée à l’hiver der­nier par la N‑VA, à grand ren­fort de visuels criards et de posts spon­so­ri­sés sur les réseaux sociaux. L’offensive a atteint son but en empê­chant Zakia Khattabi d’aller à la Cour consti­tu­tion­nelle, mais elle lui a aus­si ouvert par rico­chet les portes du gou­ver­ne­ment. « On n’abdique pas l’honneur d’être une cible », disait Cyrano. 

Elle est née en 1976, a gran­di à Schaerbeek. Son enfance fut celle d’une élève modèle, dis­crète, appli­quée, sage. La famille était comme un cocon. Un père ouvrier du bâti­ment, une mère au foyer, cinq enfants. L’été avait le goût des vacances au Maroc. Des nuées de cou­sins cou­raient en tout sens. La plage offrait un ter­rain de jeu infi­ni. On chan­tait tard dans la nuit. Et chaque mois de sep­tembre, sans cil­ler, Zakia repre­nait le che­min du Sacré-Cœur de Lindthout, l’une des écoles chics de la capi­tale. « Je n’ai jamais été en conflit ou en déca­lage, parce que l’éducation des filles issues de la bour­geoi­sie catho­lique, c’est un peu la même que celle des familles musul­manes tra­di­tion­nelles. Tu ne lèves pas les yeux, tu ne te révoltes pas », confiait-elle à La Libre Belgique en 2015.

Après les années col­lège, elle a enta­mé un gra­duat en assis­tante sociale, puis une licence en tra­vail social à l’ULB. À l’inverse de Jean-Marc Nollet, Stéphane Hazée, Emily Hoyos et tant d’autres futurs lea­ders éco­lo­gistes, elle n’a jamais occu­pé la moindre fonc­tion dans la Fédération des étu­diants fran­co­phones (FEF). La fibre mili­tante est venue bien plus tard, même si Zakia Khattabi a voté Ecolo dès ses 18 ans. « Le droit de vote des étran­gers, la régu­la­ri­sa­tion des sans-papiers, la digni­té des per­sonnes… Tout ça, pour moi, c’était les éco­lo­gistes », disait-elle encore en 2015. 

 

Ce jeu­di humide de sep­tembre 2020, quand nous la ren­con­trons, la conver­sa­tion s’étire long­temps, pen­dant plus de deux heures. Elle a le temps. Elle prend le temps. Le gou­ver­ne­ment n’est pas encore for­mé. D’ultimes trac­ta­tions crispent les par­te­naires de la future coa­li­tion Vivaldi. Zakia Khattabi suit la séquence de loin. Elle ignore encore que, bien­tôt, son temps se com­pri­me­ra, dic­té par un agen­da de ministre. 

Le cas­ting gou­ver­ne­men­tal dévoi­lé, l’entretien prend un relief nou­veau. Trois, quatre jours passent. On reçoit un mes­sage. « Je n’ai pas encore de chef cab car je veux un Flamand. On est au fédé­ral, je suis fran­co­phone, je trouve nor­mal que mon chef cab soit fla­mand. Personne ne com­prend. D’habitude, pour cette fonc­tion-là, on cherche un proche. » Zakia Khattabi à son image. Hors sérail, hors cadre. 

Lors de votre can­di­da­ture à la Cour consti­tu­tion­nelle, vous avez dit aspi­rer à une car­rière de « grand com­mis de l’État ». Comment naît une telle vocation ?

Certains rêvent de faire de la poli­tique. Moi, je rêvais d’être dans l’administration. En un sens, c’est aus­si de la poli­tique. Pas par­ti­sane, mais au ser­vice de la col­lec­ti­vi­té, de l’intérêt géné­ral. Avant d’arriver au par­le­ment, j’étais pro­gram mana­ger dans la poli­tique scien­ti­fique à l’administration fédé­rale. Je me suis spé­cia­li­sée dans l’évaluation des poli­tiques publiques. Jusque très tard, j’ai été immer­gée dans ce monde-là et pas du tout dans la poli­tique. D’ailleurs, en 2009, quand je me suis pré­sen­tée pour la pre­mière fois aux élec­tions, c’était sur cet enjeu de l’évaluation des poli­tiques publiques, qui n’est pas du tout dans notre culture en Belgique. En poli­tique, per­sonne n’ose dire à voix haute qu’il rêve de deve­nir ministre ou pré­sident de par­ti. Je trouve ça dom­mage. Il n’y a pas de honte, autant l’assumer. Moi, je rêvais de deve­nir un grand com­mis de l’Etat. La vie en a déci­dé autre­ment. Le res­pect que je voue aux ins­ti­tu­tions, c’est une pas­sion, un amour de la chose publique, c’est aus­si le res­pect de ce qu’elles per­mettent. Sans ins­ti­tu­tions démo­cra­ties, un par­cours comme le mien n’aurait pas été pos­sible. J’ai encore une vision roman­tique des ins­ti­tu­tions, qui m’apparaissent comme étant plei­ne­ment au ser­vice de l’intérêt col­lec­tif, là où le monde poli­tique est violent, par­fois vulgaire.

Cette décla­ra­tion d’amour est peu com­mune en Belgique, un pays peu enclin célé­brer la gran­deur de l’État, qui reste lar­ge­ment une particratie. 

Sans doute qu’une des plus grandes dif­fi­cul­tés que j’ai eu comme pré­si­dente d’Ecolo, c’était lié à ça. Je devais me pré­oc­cu­per avant tout de l’intérêt de mon par­ti. Comme si on était sur un mar­ché concur­ren­tiel et qu’on défen­dait avant tout sa part de mar­ché… Je n’ai jamais défen­du des pro­po­si­tions qui me sem­blaient aller à l’encontre de l’intérêt géné­ral, mais le fait d’être can­ton­née à la défense d’un groupe par­ti­cu­lier, c’était dif­fi­cile à dire. C’est une des rai­sons pour les­quelles je n’ai pas eu envie de conti­nuer. De ce point de vue-là, je m’inscris plus dans la tra­di­tion fran­çaise. Je me vois comme d’abord au ser­vice de l’État. C’est la rai­son pour laquelle je n’ai pas de modèle en poli­tique. La per­sonne qui m’a le plus ins­pi­rée, c’est Xavier Mabille, l’ancien direc­teur du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-poli­tiques). Humainement c’était quelqu’un de fan­tas­tique, un ana­lyste excep­tion­nel qui ins­cri­vait son exper­tise dans une pro­fonde huma­ni­té. Et dans tous les débats sur l’avenir ins­ti­tu­tion­nel de la Belgique, ce regard manque. Ce n’est pas un débat dés­in­car­né. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la Belgique existe pour elle-même et que le pays est une fin en soi. C’est le fruit d’une his­toire, par­fois d’accidents de l’histoire, par­fois de hasards.

« La Belgique n’a aucune valeur en soi. » Cette même décla­ra­tion de l’ancien Premier ministre Yves Leterme (CD&V) avait cau­sé beau­coup de remous en 2007.

Oui, mais je n’imagine pas que Leterme et moi, on mette les mêmes choses der­rière ces mots. Quand je dis ça, je veux dire que la Belgique, c’est un habit qu’on met autour d’une com­mu­nau­té. Cette com­mu­nau­té évo­lue, donc il est nor­mal que l’habillage évo­lue lui aus­si. En cela, j’ai moins de dif­fi­cul­tés à appré­hen­der la ques­tion ins­ti­tu­tion­nelle que d’autres. Belgique de demain sera ce qu’on a envie d’en faire, c’est tout, et ça peut se faire dans une évo­lu­tion qui ne soit pas cris­pée. Je pense que mon res­sen­ti est en par­tie géné­ra­tion­nel, mais il est aus­si lié au fait que mon his­toire belge ne com­mence pas en 1830, elle com­mence avec l’arrivée de mes parents en Belgique. De ce point de vue, je regarde dif­fé­rem­ment cette his­toire. Je ne suis pas atta­chée aux acquis du pas­sé comme à des tro­phées, des totems, même si j’ai un pro­fond res­pect pour ceux qui ont fait la Belgique d’hier. 

Le fac­teur géné­ra­tion­nel entre aus­si en compte, disiez-vous.

Je n’ai pas connu les conflits com­mu­nau­taires des années 1970 et 1980. Dans ma toute pre­mière inter­view autour de l’enjeu ins­ti­tu­tion­nel à Bruxelles, j’avais dit : repar­tons d’une page blanche. Parce que l’organisation bicom­mu­nau­taire ne cor­res­pond à aucune réa­li­té bruxel­loise concrète aujourd’hui. Deux voi­sins dépendent par­fois de deux poli­tiques dif­fé­rentes de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, parce que l’un est fla­mand et l’autre fran­co­phone, alors qu’on par­tage un même bas­sin éco­no­mique. Et puis, sou­te­nir qu’il y a deux com­mu­nau­tés à Bruxelles, ça fait rire tout le monde. Il y en a deux cents. J’appréhende l’évolution ins­ti­tu­tion­nelle de Bruxelles à l’aune de cette réa­li­té-là et pas du tout sous l’angle d’un rap­port de force entre fran­co­phones et néer­lan­do­phones. Quand j’avais expo­sé dire ça en inter­view, j’avais subi les foudres d’Olivier Maingain et de Charles Picqué, qui avait dit : « C’est n’importe quoi. D’ailleurs, elle serait même inca­pable de com­man­der une pintje en fla­mand. » Par après, quand j’ai ren­con­tré Picqué, je lui ai offert toute une gamme de bières arti­sa­nales bruxel­loises. Je crois qu’il a vrai­ment pro­non­cé ces mots-là mais qu’il ne pen­sait pas que ce serait réécrit. N’empêche, quel mépris… 

Que vous repro­chait Charles Picqué (PS), ministre-pré­sident emblé­ma­tique de la Région bruxel­loise de 1989 à 1999 puis de 2004 à 2013 ? 

Lorsque je l’ai ren­con­tré, il m’a tenu ce dis­cours : « Tu ne te rends pas compte, dans ton sché­ma, on donne aux Flamands les clés de Bruxelles. Quelle naï­ve­té ! » Je lui ai répon­du que, dans ma pro­po­si­tion, il n’y avait plus de Flamands, ni d’ailleurs de fran­co­phones. Plus per­sonne n’était en mesure de blo­quer quoi que ce soit. Je lui aus­si fait pas­ser ce mes­sage : « Quand vous avez créé la Région bruxel­loise à la fin des années 1980, c’était de la den­telle. Trente ans après, c’est une usine à gaz. En res­tant aus­si fer­mé à l’évolution bruxel­loise, c’est vous qui orga­ni­sez le conflit. Vous avez eu votre rêve à mon âge, alors main­te­nant, lais­sez-moi le mien. »

 

Repenser les ins­ti­tu­tions bruxel­loises, c’est un rêve ?

Oui. Si les citoyens sont si dégoû­tés quand on évoque l’avenir de la Belgique, c’est parce qu’on en fait une ques­tion tech­nique. On ne les pro­jette pas dans une réa­li­té posi­tive, dans un ave­nir enviable. Les seuls qui ont un vrai pro­jet ins­ti­tu­tion­nel, ce sont les natio­na­listes fla­mands, et eux-mêmes partent d’un sen­ti­ment néga­tif. Leur pro­jet, c’est un pro­jet de sécu­ri­té, fon­dé non sur l’enthousiasme mais sur la peur. On vient tous de quelque part et, d’une cer­taine manière, je com­prends Bart De Wever. Son pro­jet émane de toute la frus­tra­tion accu­mu­lée pen­dant des décen­nies vis-à-vis de la bour­geoi­sie fran­co­phone de Flandre. Quand on dit ça, on voit bien que l’institutionnel, ce n’est pas qu’une ques­tion tech­nique. Il y a une dimen­sion pro­fon­dé­ment humaine et émo­tion­nelle. Moi, ça me touche de savoir que l’engagement poli­tique se nour­rit sou­vent d’une bles­sure pro­fonde, même chez Bart De Wever. Je trouve ça bou­le­ver­sant, vrai­ment. Je n’ai jamais pen­sé en ces termes-là de Francken. Mais De Wever, c’est dif­fé­rent… Pour lui comme pour moi, ce n’est pas une vision dés­in­car­née. Ma vision de la Belgique et de Bruxelles, elle est aus­si liée à mon vécu. Mon papa était ouvrier et je suis deve­nue pré­si­dente de par­ti, et ça s’est pas­sé en une géné­ra­tion. C’est la Belgique qui l’a per­mis. Cela déter­mine mon rap­port au pays, mais aus­si à la poli­tique d’asile. Comment ne pour­rais-je pas vou­loir pour d’autres ce dont moi j’ai pu bénéficier ? 

Que manque-t-il en Belgique pour recréer de l’enthousiasme autour d’un pro­jet commun ?

Je ne pré­juge pas du pro­jet on aurait dû mettre en place dans les années 1960 et 1970, mais force est de consta­ter qu’aujourd’hui il n’y a plus qu’un seul vrai pro­jet pour ce pays, c’est celui des natio­na­listes. Donc c’est à nous de pro­po­ser un contre-pro­jet convain­cant. Il y a quelques mois, presque tous les obser­va­teurs et les acteurs poli­tiques sem­blaient acquis à l’idée d’aller vers le confé­dé­ra­lisme. Mais l’étape rai­son­nable avant de pas­ser au confé­dé­ra­lisme, ne serait-ce pas d’aller au bout de la logique fédé­rale ? Arrêtons de dire que la Belgique est un État fédé­ral alors qu’on ne pré­sente même pas les carac­té­ris­tiques d’un État fédé­ral abou­ti. On a une super­po­si­tion des com­mu­nau­tés et régions là où le décou­page est beau­coup plus clair en Allemagne et en Suisse. Certains envi­sagent une nou­velle réforme de l’État. Ne serait-ce pas plus judi­cieux d’évaluer d’abord ce qui a été fait ? On a mélan­gé plein de modèles dif­fé­rents, et c’est deve­nu illi­sible et ingé­rable. Pour qu’un État fédé­ral fonc­tionne, il faut éta­blir une hié­rar­chie des normes claire. On a vu avec le coro­na­vi­rus à quel c’est pro­blé­ma­tique que tous les niveaux de pou­voir sont égaux et que per­sonne ne prend ses responsabilités. 

Dans votre esprit, les normes du gou­ver­ne­ment fédé­ral devraient être supé­rieures à celles des régions et communautés ?

Il faut en tout cas une hié­rar­chie. Et moi, je plai­de­rais pour que le fédé­ral vienne au-des­sus. Tout comme je conti­nue à défendre ardem­ment la cir­cons­crip­tion fédé­rale unique : per­mettre à des citoyens fran­co­phones de voter pour des néer­lan­do­phones, et inver­se­ment, et faire en sorte qu’un cer­tain nombre de dépu­tés à la Chambre soient élus sur une base natio­nale, après avoir fait cam­pagne d’Ostende à Arlon. Un des gros han­di­caps de notre modèle fédé­ral – qui n’est pas un vrai modèle fédé­ral –, c’est que les par­tis ne s’adressent qu’à leur com­mu­nau­té et donc ne prennent en compte que l’intérêt d’une par­tie de la Belgique. 

Si demain une cir­cons­crip­tion fédé­rale était créée, vous vous y présenteriez ?

Oui, pour­quoi pas, ça vau­drait la peine d’y aller. Quand Jessika Soors et Samuel Cogolati se sont lan­cé dans une cam­pagne de porte-à-porte après la vic­toire du Belang aux com­mu­nales1, au début, j’ai trou­vé ça d’une naï­ve­té confon­dante. Depuis, j’ai chan­gé d’avis. Je me dis qu’il n’y a que comme ça qu’on gagne­ra le com­bat contre l’extrême droite, même si ça pren­dra du temps. Aller au contact des gens, frap­per à la porte, dis­cu­ter, retour­ner les sté­réo­types. C’est comme ça qu’on sème de nou­velles idées. 

Vous appe­lez de vos vœux l’expression d’un contre-pro­jet pour faire bar­rage aux natio­na­listes fla­mands. N’est-ce pas pré­ci­pi­ter un scé­na­rio de l’affrontement ?

Que cha­cun donne son pro­jet clair pour la Belgique et le défende. La confron­ta­tion des pro­jets en poli­tique, c’est l’essence même de la poli­tique. La poli­tique, ce n’est pas les consen­sus. À la fin, si, c’est le consen­sus… Au début, il est nor­mal que des désac­cords s’expriment. C’est la ver­tu de la confron­ta­tion : elle per­met une ému­la­tion telle qu’on vient avec cinq pro­po­si­tions et, fina­le­ment, une sixième émerge qui convient à tout le monde. Mais avant d’en arri­ver là, il faut assu­mer le conflit démo­cra­tique. La confron­ta­tion, ça ne veut pas dire la guerre, ça veut dire avoir une vision et la défendre, alors que quand on tech­ni­cise les débats, on réduit le champ des pos­sibles, et en plus on ment aux gens. Lors de mon pre­mier man­dat comme dépu­tée bruxel­loise, de 2009 à 2014, ça a été ma plus grosse décep­tion de voir com­ment on avait tech­ni­ci­sé, exper­ti­sé le débat public. C’est un peu moins le cas au fédé­ral que dans les Régions, et c’est la rai­son pour laquelle j’ai été plus heu­reuse au fédé­ral. Parfois, on me dit que je suis une dog­ma­tique, mais si je ne peux pas être dog­ma­tique en poli­tique, dites-moi où je peux l’être. Un pro­jet clai­re­ment assu­mé, c’est ça qui réen­chante le débat public et qui fait rêver. Je me rap­pelle, comme cheffe de groupe au Sénat, j’avais fait la réplique au dis­cours state of union d’Elio Di Rupo quand il était Premier ministre. Je lui avais dit : « Vous n’êtes pas devant une assem­blée d’actionnaires. Vous venez d’aligner les para­mètres éco­no­miques. Moi, je n’ai pas fait la Solvay Business School. C’est votre rêve pour la Belgique que j’aurais aimé entendre. » On s’est lais­sé prendre par ces dis­cours tech­niques qui vident la poli­tique de toute sa saveur. Moi, je fais de la poli­tique. Les tech­ni­ciens, ils viennent après pour mettre de la chair sur le sque­lette que moi je propose. 

Quel regard per­son­nel por­tez-vous sur le natio­na­lisme flamand ?

On est tous le fruit d’une his­toire. A ce titre-là, je trouve que tous les pro­jets méritent d’être res­pec­tés. Moi, je n’ai pas de pro­blème en soi avec un pro­jet indé­pen­dan­tiste fla­mand, j’ai un pro­blème quand ce pro­jet passe par la vio­lence, par la délé­gi­ti­ma­tion des autres, par le racisme. Lors de mon pre­mier man­dat au Sénat, je sié­geais en com­mis­sion de la Justice avec Karl Vanlouwe, un élu N‑VA bruxel­lois. Je suis tom­bée des nues en décembre 2019 quand j’ai appris que c’est lui qui avait orches­tré la cam­pagne « Stop Khattabi », car je gar­dais un très bon sou­ve­nir de lui. Pour moi, la tra­jec­toire de Karl Vanlouwe incarne par­fai­te­ment l’évolution de la N‑VA, que j’ai vue de mes yeux entre mon arri­vée au Parlement en 2009 et maintenant. 

En 2009, la N‑VA était un par­ti de droite conser­va­trice, mais pas encore le par­ti iden­ti­taire et anti-immi­gra­tion qu’on connaît aujourd’hui ?

Oui, c’est pré­ci­sé­ment ça. Et quelqu’un comme Karl Vanlouwe incarne ce chan­ge­ment. J’ai vu cette évo­lu­tion aus­si chez Rik Torfs (CD&V). Il sié­geait lui aus­si avec moi en com­mis­sion de la Justice. Je trou­vais qu’il ame­nait des réflexions inté­res­santes, même quand je ne les par­ta­geais pas. Quand je vois sur Twitter ses inter­ven­tions pleines de res­sen­ti­ment, je ne le recon­nais plus. Qu’est-ce qui leur est arri­vé à tous ces gens ? C’est dingue. Quand Bart De Wever a pris Anvers en 2012, il était tout fier, il a dit : on a tué le Belang. J’avais répli­qué : c’est faux, vous l’avez absor­bé. Avant, au moins, on pou­vait iden­ti­fier l’extrême droite. Maintenant, elle est camou­flée. Quand j’ai vu tous ces trans­fuges du Vlaams Belang arri­ver à la N‑VA, j’ai pen­sé : dan­ger, ça pue. Bart De Wever leur don­nait un ver­nis de res­pec­ta­bi­li­té. J’ai tout de suite pres­sen­ti qu’on n’arriverait plus à les iden­ti­fier au milieu de la masse N‑VA. Quand je vois com­ment la N‑VA a évo­lué ces der­nières années, je me dis que ces trans­fuges du Belang ont mani­fes­te­ment fait du bon bou­lot en interne. Sans doute a‑t-il fal­lu aus­si quelques diri­geants N‑VA ouverts à leurs thèses pour que le mix prenne. Quand on voit que Jan Jambon a par­ti­ci­pé à la fin des années 1980 à la créa­tion d’une sec­tion du Vlaams Blok à Brasschaat… Quand on voit que Theo Francken assiste à l’anniversaire de Bob Maes, un ancien du VNV… J’ai beau­coup, beau­coup de défauts, mais quand je repense aux pro­pos que je tenais dès 2012, je me dis que j’ai par­fois de bonnes ana­lyses et du nez. 

Continuez-vous, aujourd’hui, à opé­rer cette dis­tinc­tion entre Bart De Wever d’une part, Theo Francken et Jan Jambon d’autre part ?

J’aurais cru que Bart De Wever, sur le plan per­son­nel, serait plus fort face à la droite extrême, et qu’il ne cède­rait pas à ces sirènes-là. Même si je n’ai jamais par­ta­gé ses options, j’avais quand même de l’admiration pour l’homme poli­tique qu’il était. Je sais qu’un pré­sident ne décide pas seul de la ligne poli­tique d’un par­ti, que celle-ci dépend aus­si des luttes d’appareil, des rap­ports de force internes. Mais si une figure comme Bart De Wever n’a pas réus­si à tenir ses troupes, qu’est-ce qui nous attend ? Ça fait peur. Au départ, moi, je n’ai pas de pro­blème avec la N‑VA, j’ai un pro­blème avec Theo Francken. Mais les idées de Francken ont conta­mi­né tout le monde. J’ai tou­jours consi­dé­ré que Bart De Wever était un démo­crate, je n’ai jamais pen­sé ça de Francken. Je rap­pelle que c’est Francken qui a dit qu’il ne voyait pas la plus-value de l’immigration maro­caine. La plus-value de l’immigration maro­caine, elle est écrite dans les mains de mon père. Il a été ouvrier et il a construit Bruxelles. La voi­là, la plus-value. Je la vois écrite dans son corps. Il est fati­gué, haras­sé. Et des per­sonnes comme mon père, il y en a des dizaines de mil­liers. Ce qui m’étonne, c’est que Bart De Wever lui-même prend ce même che­min de la bru­ta­li­té ver­bale quand il dit « on va les bri­ser », à pro­pos des par­tis de la coa­li­tion Vivaldi.

On vous sent déçue, presque déso­rien­tée, par ces décla­ra­tions de Bart De Wever.

Je n’aurais jamais ima­gi­né entendre des mots pareils dans sa bouche. Alors je m’interroge. Est-ce qu’il nous a dupé pen­dant quinze ans ? Est-ce qu’on n’a pas tous par­ti­ci­pé à ce que la N‑VA devienne un monstre ? Y com­pris nous les fran­co­phones, en fer­mant les yeux sur cer­taines reven­di­ca­tions, en mini­mi­sant cer­taines réa­li­tés. J’ai été très, très sur­prise de la vio­lence que je pou­vais sus­ci­ter chez cer­taines per­sonnes lorsqu’il a été ques­tion que je devienne juge à la Cour consti­tu­tion­nelle. C’était incroyable. Je n’imaginais que je pou­vais repré­sen­ter un tel repous­soir pour cer­tains, au point qu’un grand par­ti se fende de mettre du fric dans une cam­pagne. Ils auraient pu ne pas voter pour moi sans orga­ni­ser toute cette cam­pagne. Je me suis même inter­ro­gée : quelle est ma res­pon­sa­bi­li­té personnelle ? 

Où vous ont menée vos questionnements ?

Une des leçons que je tire de cette his­toire, c’est qu’il faut renouer le contact avec la Flandre. On ne peut pas conti­nuer comme ça. Dernièrement, j’ai ren­con­tré Jan Segers, le rédac­teur en chef de Het Laatste Nieuws. Il avait sor­ti un édi­to au vitriol me concer­nant. Il est venu à la mai­son, on a pris un café, on a dis­cu­té. Il a hal­lu­ci­né en voyant le déca­lage entre ce que je suis et l’image qui cir­cule à mon sujet en Flandre… Là, je me suis dit que c’était en par­tie de notre faute, parce qu’on n’investit pas ce champ-là. Moi, je ne me suis jamais pré­oc­cu­pée d’entrer en contact avec les médias fla­mands. En sep­tembre, j’ai don­né une inter­view au Standaard. J’ai reçu les deux jour­na­listes au néer­lan­dais. Même si mon néer­lan­dais n’est pas par­fait, ils étaient sciés. Le pre­mier argu­ment de la N‑VA contre ma nomi­na­tion à la Cour consti­tu­tion­nelle, c’était mon soi-disant unilinguisme. 

Si la Belgique est plus que jamais en crise exis­ten­tielle, c’est aus­si le fait d’une véri­té arith­mé­tique. La N‑VA et le Vlaams Belang ont obte­nu 43,3 % des voix aux élec­tions régio­nales de mai 2019, soit 58 sièges sur 124 au Parlement fla­mand. Pour la pre­mière fois dans l’histoire du pays, le bloc indé­pen­dan­tiste est presque majo­ri­taire en Flandre. Encore une légère pro­gres­sion en 2024 et le sort de la Belgique ne tien­dra plus qu’à un fil. 

À eux deux, la N‑VA et le Vlaams Belang ont presque une majo­ri­té d’électeurs, c’est un fait. Mais si on sonde la popu­la­tion fla­mande sur la ques­tion de l’indépendance, ils n’ont pas de majo­ri­té et ils le savent très bien. D’ailleurs, quand on leur sug­gère d’organiser un réfé­ren­dum pour deman­der aux Flamands ce qu’ils en pensent, ces deux par­tis n’en veulent pas car ils savent qu’ils ne sont pas majoritaires.

Organiser ce réfé­ren­dum sur l’indépendance de la Belgique, ce pour­rait être une idée pertinente ? 

Moi, je pense qu’il fau­drait le faire, abso­lu­ment. A un moment, les sépa­ra­tistes vont réus­sir à s’imposer à nous si on n’objective pas leur poids réel. Allons‑y, ok ! Cela aurait le mérite de cla­ri­fier la donne. L’été der­nier, ça ne m’a pas cho­qué que le PS négo­cie de façon assez pous­sée avec la N‑VA. Je connais les contraintes de la vie poli­tique. On ne fait tou­jours ce qu’on veut. Ce que j’ai par contre trou­vé cho­quant, c’est que l’accord aurait pu inclure des chan­ge­ments ins­ti­tu­tion­nels qui n’ont pas du tout fait l’objet de la cam­pagne élec­to­rale. La N‑VA était donc en passe d’imposer un agen­da ins­ti­tu­tion­nel sur lequel per­sonne n’a pu se pro­non­cer – notam­ment la régio­na­li­sa­tion de la jus­tice. De nou­veau, on a fait comme si c’était une ques­tion pure­ment tech­nique alors que c’est émi­nem­ment politique.

Le risque avec un réfé­ren­dum, outre son issue tou­jours incer­taine, c’est qu’il risque de mono­po­li­ser tout l’agenda poli­tique pen­dant des mois. 

C’est déjà le cas ! Les conflits com­mu­nau­taires et les réformes de l’État rythment toute la vie poli­tique belge depuis vingt ans au moins.

Un réfé­ren­dum pour­rait mar­quer un nou­veau départ en fixant dans les esprits que l’idée sépa­ra­tiste est mino­ri­taire en Flandre ? 

Oui. Il faut mettre la N‑VA face à une réa­li­té objec­tive, l’obliger à sor­tir de l’ambigüité sur cette ques­tion-là. Même au Belang, quand on inter­viewe des jeunes élec­teurs, on voit que ce n’est pas tou­jours le pro­jet sépa­ra­tiste ou raciste qui sus­cite l’adhésion, mais le fait que ce par­ti défend la pen­sion à 1500 euros. Tous les Flamands ne sont pas des fachos, ça, vous n’allez pas le lais­ser croire. Il faut que, nous, les fran­co­phones démo­crates, on le dise aus­si, car à force de le lais­ser croire, ça nous met en dan­ger collectivement. 

Groen et Ecolo forment un groupe com­mun à la Chambre. Une col­la­bo­ra­tion pas tou­jours simple. Sur le socio-éco­no­mique, par exemple, Groen défend sou­vent des posi­tions plus libé­rales qu’Ecolo.

Ce n’est pas simple tous les jours, vrai­ment pas simple. Mais désor­mais, je prends mieux la mesure de la réa­li­té à laquelle sont confron­tés les élus Groen. Ces der­niers mois, quand les négo­cia­tions pour la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment s’enlisaient, une col­lègue néer­lan­do­phone m’a dit que si on allait aux élec­tions, elle n’était pas du tout cer­taine de se repré­sen­ter. Elle vient d’un petit vil­lage, dans une région où la N‑VA est très forte, et elle m’a dit : « Pour moi, c’est dur tous les jours. » Du côté fran­co­phone, cultu­rel­le­ment, les éco­lo­gistes ont beau­coup gagné. Plus que ce que le score élec­to­ral ne nous donne. Mais en Flandre, ce n’est pas le cas. Alors n’allons pas faire la leçon depuis notre confort fran­co­phone. Et puis, renon­cer à tra­vailler avec Groen sous pré­texte que c’est dif­fi­cile, ce serait vrai­ment accré­di­ter les thèses des séparatistes. 

Si vous pou­viez repen­ser la Belgique au départ d’une page blanche, que feriez-vous ?

L’avantage d’une page blanche, c’est qu’on ne doit pas sup­por­ter tout le poids de l’histoire. J’envisagerais le pays comme une enti­té unique, avec peut-être un décou­page admi­nis­tra­tif, mais pas iden­ti­taire, pas com­mu­nau­taire. Je tien­drais compte de réa­li­tés géo­gra­phiques, j’aurais en tête un sou­ci d’efficacité des poli­tiques publiques. Mais décou­per le pays en fonc­tion d’une reven­di­ca­tion iden­ti­taire, ça, je ne le ferais plus. Bien sûr, c’est facile de dire ça, car on efface le pas­sé. Je com­prends que les per­sonnes qui ont le plus souf­fert des erreurs du pas­sé ou qui en gardent une bles­sure nar­cis­sique, comme Bart De Wever, ne puissent rai­son­ner en ces termes-là. 

Est-il vrai que vous avez un jour décla­ré ne pas pou­voir res­ter dans la même pièce que Bart De Wever ?

On me rap­proche assez d’être franche. Si je l’avais dit, je l’aurais assu­mé. Cette his­toire ne cor­res­pond à rien. Au contraire… J’aurais été volon­tiers boire un café avec Bart De Wever, pour pou­voir mieux négo­cier, mieux com­prendre, savoir ce qu’il y a der­rière son pro­jet natio­na­liste. Il y a cinq ans j’aurais pu. Aujourd’hui, c’est trop tard. La radi­ca­li­sa­tion de la N‑VA est trop forte. Avec l’affaire de la Cour consti­tu­tion­nelle, j’ai vu com­ment des men­songes pou­vaient cir­cu­ler à mon sujet. Je me suis dit que si cer­taines per­sonnes les relayaient de bonne foi, je devais par­fois faire de même sans m’en rendre compte. Alors j’ai déci­dé de chan­ger. Quand on me parle d’une per­sonne et qu’on me dit qu’elle est insup­por­table, je n’écoute plus. On a dit ça de moi, on a pro­pa­gé sur mon compte des choses com­plè­te­ment fausses, qui ont empê­ché cer­taines per­sonnes de venir jusqu’à moi, donc moi je ne tiens plus compte de ce que Paul pour­rait me dire de Jacques. C’est ter­mi­né ! Un jour, la dépu­tée CD&V Sabine de Béthune m’a deman­dé : tiens, com­ment ça se fait que Brigitte Grouwels est aus­si remon­tée contre toi ? Je n’en avais aucune idée, je ne la connais que de très loin. En fait, il se trouve que j’ai don­né une inter­view quand Brigitte Grouwels était ministre bruxel­loise, où j’avais dit était le che­val de Troie de la Flandre à Bruxelles. Dix ans après, visi­ble­ment, elle ne l’a tou­jours pas digé­ré. J’ai fait plus de mal que je ne l’imaginais. Parfois, pour un bon mot, on peut bles­ser. C’est une leçon que je tire et je serai plus pru­dente à l’avenir. 

Selon le phi­lo­sophe Philippe Van Parijs, les iden­ti­tés col­lec­tives com­portent une dimen­sion sen­ti­men­tale. « Je crois dans la fier­té d’être belge, et par­fois aus­si dans la honte d’être belge », expo­sait-il lors d’un entre­tien en 2009. Qu’est-ce qui vous rend fière d’être belge ?

Mon par­cours, je dirais. Il est le fruit des choix et des sacri­fices de mes parents, mais c’est aus­si la Belgique qui leur a per­mis de venir, de trou­ver ici une digni­té. J’ai la convic­tion que s’ils venaient aujourd’hui, dans la Belgique de Bart De Wever, je ne pour­rais pas avoir le même par­cours. Mon père a tra­ver­sé la Méditerranée parce qu’il vou­lait me don­ner un ave­nir que je n’aurais pas eu là-bas. Mes parents ont tout fait pour favo­ri­ser cet accom­plis­se­ment, mais ça n’a été pos­sible que parce qu’il y a eu un espace qui le leur a per­mis, et cet espace, c’est la Belgique. Ça ne m’empêche pas d’être cri­tique vis-à-vis de cer­taines réa­li­tés belges, mais je trouve que je n’ai le droit de cri­ti­quer que parce que je recon­nais aus­si ce que je dois à ce pays. Sinon, c’est trop facile. Aujourd’hui, mon com­bat, c’est de faire en sorte que d’autres puissent avoir la chance que j’ai eue. Je ne peux pas m’asseoir sur ma réus­site et m’en satis­faire. Ce qui m’énerve, c’est quand on pense que je suis anti­ra­ciste parce que je m’appelle Zakia. On réduit mon enga­ge­ment à une affaire per­son­nelle. C’est aus­si ne pas recon­naître qu’on peut être vic­time de racisme tout en étant soi-même raciste. Il faut voir par exemple au Maghreb le racisme anti­noir. Personne n’est immu­ni­sé contre le racisme. 

En 2017, dans le maga­zine « Imagine », l’écrivain et chan­teur tou­lou­sain Magyd Cherfi disait ceci : « En tant qu’enfants d’immigrés, on est à la fois des esclaves, parce que nos parents ont vécu dans l’humiliation, et des res­ca­pés. On est à la fois vic­times et béné­fi­ciaires de la République. Mais quand j’entends cer­tains dire que la France est un pays raciste, je ne par­tage pas, car c’est l’école fran­çaise qui m’a tout don­né. » Après avoir été la cible de la cam­pagne « Stop Khattabi », pen­sez-vous que la Belgique est un État raciste ?

Non. Je ne l’ai jamais dit, je ne l’ai jamais pen­sé. Je sais que pour cer­tains mili­tants proches de moi, c’est dif­fi­cile à entendre. Je ne nie pas la réa­li­té de la dis­cri­mi­na­tion. Tout mon enga­ge­ment réside dans la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions. Mais avec le par­cours que j’ai, ce ne serait pas cré­dible d’affirmer que la Belgique est un État raciste. J’ai long­temps été pré­ser­vée du racisme. La pre­mière fois que j’y ai été confron­tée, para­doxa­le­ment, c’était quand j’ai tra­vaillé au Centre pour l’égalité des chances. J’ai appris un jour que cer­tains pen­saient que j’étais la fille d’un ban­quier casa­blan­cais. Dès que tu alignes trois mots en fran­çais, on n’imagine pas que tu puisses être fille d’ouvrier, c’est fou… J’ai gran­di dans l’ignorance de mon iden­ti­té de classe et de mon iden­ti­té cultu­relle car mes parents vou­laient à tout prix pro­té­ger leurs enfants. C’est en poli­tique que ça m’est tom­bé des­sus. Soudain, tout ce que je disais était ren­voyé à mon iden­ti­té. Personne n’a rele­vé que sur l’euthanasie des mineurs, sur la ques­tion de l’avortement, j’étais la plus libé­rale. Lors de mon pre­mier man­dat, le séna­teur MR Alain Courtois m’appelait tou­jours « madame droits de l’homme ». Je ne l’ai jamais mal pris. Oui, je veux qu’on me recon­naisse l’étiquette de démo­crate, de droits de l’hommiste plu­tôt que communautariste. 

 

(1) Jessika Soors, 32 ans, de Vilvorde, est dépu­tée Groen. Samuel Cogolati, 31 ans, de Huy, est dépu­té Ecolo. Ensemble, ils ont mené une cam­pagne de porte-à-porte dans plu­sieurs com­munes et quar­tiers sen­sibles du pays : Ninove, Denderleeuw, Molenbeek, Marcinelle, Tilleur…