Sa série anticipe si bien la réalité que les conseillers de Macron déplacent désormais leurs pions en fonction de « Baron noir ». Éric Benzekri évoque plutôt un jeu dont certaines cartes sont déjà sur la table, face visible. À quoi ressemblent elles, les cartes distribuées en fin de pandémie ? À rien de très joli. Mais il est encore temps de réagir, signale le créateur de la série, ancien militant du PS, fils d’un ouvrier ayant réchappé à la rafle du Vel d’Hiv. « Baron noir » met en scène Kad Merad, maire socialiste de Dunkerque. La Panne est à quelques arrêts de bus. Ce décor pourrait être celui de Flémalle, La Louvière, voire Ostende. C’est une histoire française, mais c’est aussi le tableau de bord de la politique européenne d’aujourd’hui.
[:fr]En trois saisons, la série Baron noir a donné à voir un panorama explosif de la vie politique française. Sa trame offre un condensé explosif de tout ce qui bouillonne quand on s’engage pour changer le monde ou prendre le pouvoir, les deux ne s’excluant pas : les coups du sort, les coups de bluff, les coups de tête, les coups durs, les coups bas, les coups de sang… Voir le tout ramassé en sept heures de film par saison crée un effet choc. Et stimule la pensée. Avec une force supérieure à bien des ouvrages théoriques, Baron noir aide ainsi à comprendre l’état des sociétés européennes.
La série s’avère d’autant plus vertigineuse qu’elle a montré d’étonnantes capacités d’anticipation. La saison 2, écrite bien avant qu’Emmanuel Macron ne se déclare candidat à l’élection présidentielle, imagine l’arrivée au pouvoir d’Amélie Dorendeu, une technocrate passée par la Commission européenne qui marche sur l’Elysée en dynamitant le clivage gauche-droite. La saison 3, scénarisée avant le surgissement des gilets jaunes, met en scène une fronde populaire plus ou moins téléguidée par un youtubeur complotiste, Christophe Mercier. Prémonitoire ? En mai dernier, le journal Le Monde a écrit que les conseillers de Macron affinent désormais leur tactique en fonction de Baron noir, tentant de déjouer l’émergence d’un outsider à la Mercier, un leader populiste hors parti qui viendrait semer le trouble en s’appuyant sur la rupture entre le peuple et les élites.
Derrière Baron noir, il y a Eric Benzekri, auteur parisien né en 1973, habitant du quartier des Batignolles dans le 17e arrondissement. La politique, il connaît : ancien militant du PS, il a été proche de Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray, Delphine Batho, Malek Boutih et d’autres figures socialistes, avant de s’éloigner de ce monde-là.
Benzekri a beaucoup lu Balzac, Flaubert, Zola, et ça se sent. Si l’effet de réel est saisissant, Baron noir est d’abord une fiction extraordinaire. Son intensité tient beaucoup au personnage de Philippe Rickwaert (joué par Kad Merad), député-maire socialiste de Dunkerque à la silhouette butée. C’est un baron à l’ancienne, à l’aise dans les kermesses, tonitruant dans les meetings, incontournable dans les congrès. Fils d’un docker et d’une femme de ménage, il incarne une gauche affairiste, sans scrupule, mais encore pétrie de l’idéal égalitaire.
« Enfant, je suis resté pas mal de temps à l’hôpital. À l’hôpital, vous êtes dans un collectif, vous vous mélangez à d’autres. Très tôt, vous vous rendez compte qu’il y a une société qui est là pour vous, qui vous soutient. Après, il faut lui rendre. L’enjeu, c’est de savoir rendre quand on vous donne. »
Par certains aspects, Rickwaert a des airs d’André Cools… C’est Dunkerque, mais ça pourrait être Flémalle, ou Seraing, Marchienne-au-Pont, La Louvière, voire Genk ou Ostende. C’est néanmoins Dunkerque, ville industrielle où la mer compose un arrière-plan permanent, ce qui donne un horizon, une ouverture. « Je cherchais la nostalgie, indique Éric Benzekri. Je voulais convoquer la mémoire ouvrière et la dépeindre comme crépusculaire, et je voulais avoir quelqu’un, en l’occurrence Philippe Rickwaert, qui s’accroche de toutes ses forces à ce passé qui l’a construit. »
Rickwaert porte le nom de ces milliers de prolétaires flamands qui ont migré vers le nord de la France au XIXe siècle. Dunkerque est une ville-frontière, que l’on peut gagner en bus depuis La Panne. Des éléments qui rendent l’histoire plus familière encore pour le public belge.
— La série « Baron noir » a compris Macron avant Macron, les gilets jaunes avant les gilets jaunes. D’où vous vient cette prescience ?
Disons que la politique est comme un jeu de cartes. En fonction des cartes déjà visibles sur la table, il est possible d’imaginer les combinaisons possibles. Au fond, je fais le même travail que les hommes et femmes politiques, c’est-à-dire que j’essaye de saisir ce qui se passe dans la société. À partir de là, j’élabore pour chacune des familles politiques à la fois des réponses théoriques et des mouvements tactiques s’y afférant. Parfois je tombe juste, parfois pas. On me parle beaucoup du candidat antisystème, Christophe Mercier, qui apparaît dans la saison 3, mais je n’ai rien inventé. Beppe Grillo existe et il a gagné avant les autres. D’une certaine façon, Donald Trump aussi. Avant eux, il y a eu Bernard Tapie, Coluche… Donc la situation actuelle n’est pas neuve. Ce qui est inédit, c’est que la population est prête à basculer. C’est ce que nous disent les gilets jaunes.
— À quand remonte le moment-charnière ?
Quand on a commencé la série Baron noir, en 2015, la vie politique était atone mais elle portait déjà en elle tous les ferments de son dérèglement, de sa décomposition… Au fond, tout était là. On était dans l’ère de la défiance. Cinq ans plus tard, c’est devenu un ressentiment énorme. N’importe quel homme politique qui se présente avec une étiquette quelle qu’elle soit, il est jeté à coups de pompes. La situation que nous vivons, c’est l’effondrement du consentement à l’autorité.
— L’autorité est devenue suspecte par définition, peu importe ce qu’elle propose ou décide.
C’est exactement ça. Gouverner devient très difficile. Dans la série, Michel Vidal, le leader de la gauche radicale, dit : « Aujourd’hui tu files le flingue à un type, il tire sur le chef. » Voilà, c’est comme ça. Maintenant, une révolte, soit c’est politisé, soit c’est une jacquerie. À un moment donné, il faut…
— Un débouché ?
Oui, un débouché, parce que sinon ça va finir par abolir la politique. Il n’y a pas d’autre solution que de demander son avis à chaque citoyen, chaque citoyenne : cela s’appelle le suffrage universel. On ne peut pas considérer qu’il y a une masse qui s’appelle le peuple. Qui parle au nom du peuple ? Comment ? Dans quelles conditions ? Désigné par qui ? D’ailleurs, dès qu’il y a quelqu’un qui essaye d’être un représentant de ces mouvements nouvelle génération, il se fait dégager aussi sec. Du coup, il n’y a pas d’élaboration collective. Il y a des petits groupes, mais à qui parler ? C’est une situation très ambiguë. Il va falloir prendre en compte les aspirations populaires, mais on ne peut les prendre en compte comme on donne un nonos à un chienchien. Cela signifie que la question des institutions reste centrale.
— « Baron noir » donne de la politique une vision qu’on pourrait qualifier de conservatrice. Ce qu’on voit surtout, ce sont les institutions, le jeu parlementaire. Philippe Rickwaert est un homme de gauche, mais d’une gauche qui croit encore dans la nécessité de conquérir et d’exercer le pouvoir. La gauche des partis et des syndicats, pas celle de l’associatif et des initiatives locales. N’êtes-vous pas frappé de voir à quel point, dans beaucoup de milieux progressistes, cette politique-là, disons traditionnelle, est désormais perçue comme le comble du ringard ?
J’entends sans cesse qu’il est possible de gouverner efficacement en partant du local, mais je voudrais bien qu’on me dise où et quand. Pour l’instant, je n’ai pas la réponse. Je sais comment sont venus les congés payés. Je sais comment on a arraché la journée de huit heures, et avant de dix heures. Je sais comment on arrive à la sécurité sociale et à la réduction du temps de travail. Je ne sais pas comment on a obtenu de telles choses au niveau local. Je ne vois pas.
— Voulez-vous dire que les avancées sociales ont toujours été conquises via les institutions et les partis ?
Bien sûr.
— Ce serait une erreur historique, pour les dominés, de considérer que ça ne vaut pas la peine d’investir les institutions ?
Ce serait même une faute politique insensée. La nature a horreur du vide. Si on laisse la place, quelqu’un la prendra et on ne sait pas pour combien de temps. On ne sait même pas si elle sera disponible à nouveau un jour.
— Dans la série, les dangers pour la démocratie sont incarnés par deux personnages : Christophe Mercier, le youtubeur complotiste, et Lionel Chalon, le président du Rassemblement national. Ce qui crée un effet dérangeant chez le spectateur, c’est que vous manifestez dans la mise en scène plus d’empathie pour Chalon que pour Mercier. Chalon respecte les institutions, il veut croire dans une expression pacifiée des conflits. Au contraire, Mercier estime que tous les coups sont permis. Il est sans foi ni loi.
Ce que vous dites est vrai. Je crois que ça reflète la situation actuelle : en Italie, en France, en Belgique, en Autriche, aux Pays-Bas, l’extrême droite sent bien qu’elle peut arriver au pouvoir par les urnes. Pour ça, elle doit garder son noyau populiste tout en allant chercher les voix de la droite classique. C’est un subtil équilibre. L’arrivée dans le jeu d’un leader populiste percute entièrement cette stratégie. Dans la série, Chalon est coincé, totalement coincé. C’est la même chose pour l’extrême gauche. La saison 3 est l’histoire d’un débordement, et ce débordement est possible parce que chacun des deux candidats – Lionel Chalon à l’extrême droite et Michel Vidal à l’extrême gauche – fait dans un premier temps la courte échelle à ce youtubeur venu de nulle part, en croyant l’instrumentaliser et le récupérer.
— L’extrême gauche et l’extrême droite pensent qu’attiser la colère populaire va leur profiter, mais elles aussi courent le risque d’être balayées ?
Bien sûr. Et dans la série, c’est le parti centriste social-libéral d’Amélie Dorendeu qui donne à Mercier les cinq cents signatures pour se présenter à la présidentielle, en spéculant sur le fait qu’un tel candidat va affaiblir les deux extrêmes, donc tout le monde joue avec. C’est comme ça que les drames arrivent. Hitler n’a jamais été majoritaire en Allemagne.
— C’est ce que faisait observer le socialiste flamand Louis Tobback à l’été 2019, dans un entretien à « Wilfried » : « Il y a des gens imprudents qui prétendent qu’Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement. Ce n’est pas vrai du tout. Lors des dernières élections libres, en 1933, il avait même perdu du terrain. »
Oui, je suis en plein accord avec lui. C’est d’une bêtise sans nom de prétendre qu’Hitler a conquis le pouvoir par les urnes. À force de raisonner comme ça, on oublie les faits historiques. Le fait historique, c’est d’abord le président Hindenburg qui nomme Hitler chancelier en 1933. C’est ensuite le patronat allemand, prêt à tout pour éviter l’arrivée de la gauche au pouvoir. Et c’est enfin le Parti communiste allemand qui refuse l’union de la gauche avec les sociaux-démocrates. Sinon, il y a une majorité dans le pays pour contrer Hitler. C’est pourquoi dans la saison 3 de Baron noir, la bataille se joue entre, d’un côté, l’unité des écologistes et des gauches, et de l’autre côté, ce candidat antisystème. Sans cette unité, vous n’avez pas d’alternative. Je trouve que l’époque est très inquiétante mais qu’on dispose de tous les signaux d’alarme pour réagir.
— La série danoise « Borgen » a imaginé une femme Première ministre, ce qui a fini par advenir dans la réalité quelques années plus tard. Vous mettez en scène dans « Baron noir » une femme présidente de la République, Amélie Dorendeu. Dans quelle mesure l’arrivée croissante des femmes au pouvoir change-t-elle la donne ?
Le choix d’avoir Amélie Dorendeu comme présidente, c’est traité comme si ce n’était pas une femme. Il n’y a pas de référence au fait qu’elle est une femme présidente. Il n’y a que des références au fait qu’elle est présidente. Maintenant, est-ce que ça change la donne ? Je crois que oui. Si les femmes avaient été au pouvoir au même titre que les hommes, on aurait déjà beaucoup de choses pour rendre les menstruations moins difficiles pour elles. Par contre, dès que nous, on a mal quelque part, on a un médicament dans les dix minutes. Parce qu’on a été au pouvoir. Moi, j’ai voulu avoir une femme forte comme présidente. Je crois qu’elle est meilleure que les autres parce qu’elle a quelque chose en plus, non pas elle intuitu personae, mais elle en tant que femme. C’est-à-dire qu’elle a la responsabilité d’une exemplarité encore plus grande que les hommes, parce que si elle rate, à travers elle les femmes ratent. Et je pense que lorsqu’on est investi de quelque chose de plus grand que soi-même, alors on peut faire de très belles choses.
« Il y a quelque chose de majestueux et de superbe dans le doute en politique, parce que ça rejoint le doute philosophique. À partir du moment où on est dans la philosophie, on est dans la vraie politique. »
— Il y a beaucoup de brutalité dans « Baron noir ». Est-ce une donnée inhérente à la politique ? Un ancien ministre libéral belge, Jacques Simonet, disait : « La politique, c’est violent. Si on ne supporte pas, on peut faire de la plasticine. »
Je crois pourtant qu’on peut faire de la politique sans brutalité. Et de toute façon, au bout de la violence, il y a l’extrême droite. Vous ne pouvez pas dire : la violence, c’est bon dans certains cas, mais pas dans d’autres. Soit c’est bon, soit ce n’est pas bon. Et moi, je suis pour expurger la violence des rapports sociaux. Je ne dis pas qu’il faut renoncer aux conflits… Mais enfin, on peut s’opposer et ferrailler sans traiter les gens de pédés ou de grosses putes. On ne peut convaincre à coups de gifles. Pareil pour les insultes. Ça marche une fois, deux fois, pas trois. À un moment, les gens s’en vont. D’ailleurs, moi, je suis parti. Et Cyril Balzan est parti.
— Cyril Balzan, l’assistant parlementaire de Philippe Rickwaert, se distingue par son idéalisme et sa rectitude morale. Les mœurs politiques finissent par le dégoûter, mais son dégoût, il ne le hurle pas.
Non, il s’en va… Le voilà, le message : continuez à faire de la politique comme ça, vous allez perdre les meilleurs. Beaucoup de gens ont envie de s’impliquer mais lorsqu’ils font un tour dans ces cénacles, ils se disent : ce n’est pas pour moi.
— Le personnage de Michel Vidal, leader de la gauche radicale, est un homme traversé par le doute. Il doute de lui-même, de la stratégie de son parti. Il est en proie à un conflit intérieur permanent. N’est-ce pas très fictionnel ? Dans la réalité, on ne survit pas en politique quand on doute autant que Vidal. À l’occasion d’un débat récent, le député écologiste bruxellois John Pitseys le reconnaissait : « Souvent, en politique, il faut opter – je ne dis pas subir mais opter – pour une forme de stupidité, refuser de faire fonctionner son imagination pour trouver assez de solidité en soi que pour ne pas être vulnérable à ce qui vient d’ailleurs, que ce soit les idées, les objections, les arguments, les faits. »
Je pense que c’est très vrai. Il y a une part de déni et de protection qui est quasi automatique. Mais je trouve qu’il y a quelque chose de majestueux et de superbe dans le doute en politique, parce que ça rejoint le doute philosophique. À partir du moment où on est dans la philosophie, on est dans la vraie politique. J’avais envie d’un personnage qui fasse des erreurs, mais qu’on n’ait pas envie de jeter à la poubelle. Se faire trahir par les jeunes qu’on a formés, c’est terriblement beau. Au fond, quand on élève ses enfants, c’est pour qu’ils nous quittent. Rien que de vous en parler, ça m’émeut. C’est l’histoire de la transmission, que ce soit dans une cellule familiale ou dans un parti politique. J’aime les gens qui sont capables de relire leur discours et de le rayer en se disant : j’ai été trop loin. J’aime la réflexion permanente. Je ne pense pas qu’on puisse travailler avec un petit livre rouge, avec des préceptes figés. La politique, c’est le mouvement. L’histoire de l’humanité, c’est l’évolution. Le mot Darwin revient beaucoup dans la série. C’est une lutte de survie, la politique. Mais c’est aussi une lutte pour inventer des conditions nouvelles et meilleures de vie, et pour ça on doit être capable de se remettre en cause.
— Si on observe la politique belge des trente dernières années, les deux leaders politiques qui ont été les plus en proie au doute, ce sont le socialiste wallon Elio Di Rupo et le nationaliste flamand Bart De Wever. Ils ont en commun d’avoir parfois de grandes hésitations sur quel chemin prendre, quelle stratégie adopter. Il se trouve que ce sont aussi les deux personnalités qui ont eu l’influence la plus décisive sur la vie politique belge au XXIe siècle.
Je crois profondément que ce doute intérieur, c’est la marque des grands. Je pense que c’est la différence entre les hommes d’État et les hommes de pouvoir. Les hommes d’État se posent ces questions-là. Peu importe qu’ils se soient de gauche ou de droite. Ce n’est pas une question d’orientation des convictions, c’est une affaire de nature personnelle.
— Le personnage de Véronique Bosso, adjointe au maire de Dunkerque dans la saison 1, est joué par une actrice belge, Astrid Whettnall…
Je l’adore !
— C’est un personnage discret. Pourtant, si on retire Véronique Bosso, l’histoire se déroule tout autrement.
Oui, la discrétion est le témoin de moralité. Véronique fait ce qu’elle pense, et elle est fidèle : deux valeurs cardinales. Sa discrétion, c’est ce qui la caractérise et c’est ce qui la rend indispensable. Si vous n’avez pas dans votre équipe une personne qui sera une tombe et qui en même temps vous dira quand elle n’est pas d’accord, vous ne pourrez pas avancer. Si vous n’avez que des bénits-oui-oui autour de vous, vous êtes en roue libre, et si vous avez des gens qui passent leur temps à vous dire que vous faites n’importe quoi, vous ne pouvez pas avancer non plus. Dans la série, Véronique devient quand même cheffe de cabinet de la présidente de la République. Puis elle dirige la région Hauts-de-France. Donc son pari – qui n’en est pas un, c’est juste sa façon d’être –, je le crois payant.
— Mais dans la réalité, peut-on réussir en politique en étant une personne discrète ?
Oui, beaucoup de personnes ont eu de grands destins en choisissant cette voie. C’est le cas de Georges Pompidou, de Pierre Mauroy, de Jean Glavany. Si vous vous distinguez par la faconde, la superbe, l’esbrouffe permanente, le talent à l’état brut, vous devenez tout de suite une cible et parfois, on vous arrête dès le début. L’abnégation, la tempérance, la compétence, par contre, ça dure…
« Il y a une scène dans Baron Noir où une protagoniste dit que pour gagner une élection présidentielle, il faut sentir le parfum de son époque. Et bien, la nôtre, elle pue. Il y a trop de mauvais signes pour que le tragique ne m’obsède pas. »
— Vous êtes d’origine juive, avec une ascendance au Maroc et en Algérie. Quand on voit comment la question du multiculturalisme est abordée dans « Baron noir », on sent que la façon dont les débats identitaires se posent aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait votre tasse de thé.
Je pense que l’omniprésence des débats identitaires est un des grands fléaux de notre temps. Il faut chercher l’unité en tant que peuple, et pas la division, pas la catégorisation. Je pense que l’émancipation des individus doit rester la boussole et l’objectif majeur de la gauche. Et je pense qu’on s’émancipe lorsqu’on a la possibilité de sortir de l’entre-soi, c’est-à-dire de sortir de là où on est né. J’ai passé mon enfance à Sartrouville, dans les Yvelines. Je ne sais pas ce que je serais devenu si les quartiers où j’ai grandi avaient le même visage que ceux d’aujourd’hui. Dans les immeubles HLM, il y avait des Maghrébins, des Portugais, des Espagnols, des gens des classes populaires arrivés de Bretagne ou d’Ardèche. Ce n’est pas pareil d’être à côté uniquement de gens qui nous ressemblent. Surtout quand les seuls gens différents qu’on voit sont les flics. Je pense que les colonies de vacances sont importantes, je crois à l’importance de la mixité dans les immeubles, à l’école, à travers les sports collectifs. Tout ce qui mêle les uns aux autres est de nature à éviter les guerres et, surtout, à permettre la possibilité de destins singuliers.
— C’est ce que vous avez vous-même éprouvé ?
J’ai eu une maladie de naissance, un truc au cœur, un rétrécissement de l’aorte. Enfant, je suis resté pas mal de temps à l’hôpital. À l’hôpital, vous êtes dans un collectif, vous vous mélangez à d’autres, vous n’êtes plus avec vos parents toute la journée. Très tôt, vous vous rendez compte qu’il y a une société qui est là pour vous, qui vous soutient. Après, il faut lui rendre. L’enjeu, c’est de savoir rendre quand on vous donne. Je suis juif. Je ne suis pas du tout pratiquant, mais je me sens juif. Ça ne me viendrait pas à l’idée de vivre entre juifs. Ce serait un appauvrissement considérable des possibilités qu’offre la vie. Je pense que les identitaires font fausse route et qu’au final, ils servent l’extrême droite. La lecture identitaire est celle de l’extrême droite. Tous ceux qui s’en servent en venant d’un autre bord serviront en fin de compte l’extrême droite, parce que c’est sa grille de lecture. C’est une affaire qui n’est pas neuve. Il faut se souvenir des émeutes de Newark aux États-Unis en 1967, des émeutes à Belleville en France en 1968. C’est parce que le projet émancipateur de la gauche s’effondre que les autres discours reprennent du poil de la bête.
— À propos de votre famille, vous disiez en 2016 dans « Libération » : « La France nous a tout donné, il fallait rendre. » D’où votre désir de vous investir en politique. On mesure à vous lire combien l’état d’esprit collectif a pu se transformer en une ou deux générations. La persistance des inégalités, des discriminations, a favorisé chez les jeunes militants issus de l’immigration une attitude beaucoup plus vindicative vis-à-vis des sociétés européennes.
Je parle évidemment depuis mon parcours, mon histoire propre. Mon père, dans son enfance, a réchappé à la rafle du Vel d’Hiv. Sa famille était originaire d’Algérie, mais son père était venu en France en 1938. Après la guerre, mon père a longtemps été ouvrier. Il a fini par créer son entreprise en 1981 grâce à un dispositif de la gauche au pouvoir qui permettait à un salarié licencié de disposer d’une somme d’argent pour lancer sa propre activité. Du côté de ma mère, ses parents étaient venus du Maroc en 1956. Ils n’avaient pas du tout d’argent. Chaque mois, un fonctionnaire passait en chair et en os leur apporter en liquide les allocations familiales. Moi, j’ai fait Sciences-Po. Aurais-je pu faire des études si le pays n’avait pas aidé mes parents ? Je sais ce que je dois au pays. Et je le dis alors qu’il y a eu le Vel d’Hiv. Kennedy disait : ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui. On ne peut pas réclamer pour simple horizon d’avoir tous les droits pour soi-même. Ça ne fait pas une politique, ça. Il y a un collectif ! Je veux bien payer des impôts, parce que je sais que ça va servir à quelque chose. Je ne veux pas qu’on laisse les gens crever sur le bord de la route. Quand on a bénéficié de ces systèmes, il faut les défendre.
— Vos origines juives aiguisent-elles en vous le sens du tragique ? L’époque est très inquiétante, avez-vous dit. Cette inquiétude est-elle amplifiée par un itinéraire familial, une conscience que les choses peuvent s’emballer et mal tourner ?
Inévitablement. C’est un sentiment nourri aussi des lectures. Parce que c’est l’histoire du monde. Les trente, quarante dernières années n’étaient pas si dures, toutes proportions gardées. Le retour du tragique va aller de pair avec le retour de l’histoire avec un grand H. Le tragique est toujours possible, et il est d’autant plus possible qu’il n’est pas arrivé une seule fois, mais à de très nombreuses reprises dans l’histoire de l’humanité. Ce tragique-là, on ne peut pas le traiter avec désinvolture. C’est quand on est désinvolte qu’on se fait prendre à revers ou qu’on construit une ligne Maginot. C’est la faconde, ça : on est la France, on est l’Europe, ça ne nous arrivera pas ! Ah bon ? Il n’y a pas d’exception dans le tragique. Je me souviens qu’au début de la pandémie en Chine, des gens étaient confinés de force chez eux par le gouvernement, et ils clouaient les portes. J’ai vu cette image à la télé et j’ai eu un réflexe, celui de regarder ma porte d’entrée. Je ne me suis pas dit du tout : ça ne va pas arriver. Il y a une scène dans Baron Noir où Naïma Meziani, la conseillère en communication de Rickwaert, dit que pour gagner une élection présidentielle, il faut sentir le parfum de son époque. Et bien, la nôtre, elle pue. Il y a trop de mauvais signes pour que le tragique ne m’obsède pas. Ce n’était pas le cas à la fin des années 1990. Ici, c’est trop de mauvais signes, trop rapprochés dans le temps… Trop d’événements majeurs inquiétants… Et c’est comme ça depuis 2001, depuis le 11 septembre.
— Face au risque d’emballement délétère, « on arrête tout et on réfléchit », pour reprendre l’un des slogans phares de l’après-1968 ?
Oui, je pense qu’un très beau visuel pour une campagne électorale serait le signe des deux barres : pause. Parce qu’on en est là. Tout va trop vite, et on ne peut pas réfléchir en étant à 180 km/h. L’écologie est évidemment la grande question de cette période de la vie humaine. Je l’ai volontairement tenue à l’écart de Baron noir. Je ne voulais pas la traiter comme une catégorie politique. Je pense que c’est trop brûlant, trop important pour l’envisager à travers une sous-intrigue. Je ne me voyais pas fricoter avec ce sujet-là. J’avais besoin de prendre le temps. L’éco-anxiété commence à toucher beaucoup de gens. Vivre avec cette angoisse est très dur. La question de la disparition des civilisations se repose. Comment en sortir ? Dans quelles conditions ? Tout ça mérite, non pas une réflexion, mais un branle-bas de combat. [:]